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Les Contes de Jacques Tournebroche/Frère Joconde

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Les Contes de Jacques TournebrocheParis, Calmann-Lévy (p. 43-68).

FRÈRE JOCONDE


Les Parisiens n’aimaient pas les Anglais et ils les enduraient à grand’peine. Quand, après les funérailles du feu roi Charles VI, le duc de Bedford fit porter devant lui l’épée du roi de France, le peuple murmura. Mais il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. D’ailleurs, si l’on n’était pas Anglais dans la grande ville, on y était volontiers Bourguignon. Quoi de plus naturel à des bourgeois, et particulièrement à des changeurs et à des marchands, que d’admirer le duc Philippe, prince de bonne mine et le plus riche seigneur de la chrétienté. Pour ce qui était du petit roi de Bourges, de triste figure et pauvre, véhémentement soupçonné de félonie à Montereau, il n’avait rien pour plaire. On le méprisait, et ses partisans inspiraient l’épouvante et l’horreur. Depuis dix ans, ils faisaient des courses autour de la ville, rançonnant et pillant. Sans doute les Anglais et les Bourguignons n’en usaient pas différemment : lorsque, au mois d’août 1423, le duc Philippe était venu à Paris, ses hommes d’armes avaient tout ravagé aux alentours ; et c’étaient des amis et des alliés. Mais ils ne firent que passer ; les Armagnacs au contraire battaient sans cesse les campagnes. Ils volaient tout ce qu’ils trouvaient, incendiaient les granges et les églises, tuaient femmes et enfants, forçaient pucelles et religieuses, pendaient les hommes par les pouces. En 1420, ils se jetèrent comme diables déchaînés sur le village de Champigny et brûlèrent à la fois avoine, blé, brebis, vaches, bœufs, enfants et femmes. Ils agirent de même et pis encore à Croissy. Un très grand clerc de l’Université disait d’eux qu’ils faisaient tout le mal qu’on peut faire ou penser et que par eux plus de chrétiens avaient été martyrisés que par Maximien et Dioclétien.

À la nouvelle que ces damnés Armagnacs entraient à Compiègne et gagnaient les châtellenies d’alentour, les habitants de Paris eurent grand’peur. Ils croyaient que les gens du Dauphin avaient juré, s’ils entraient à Paris, de tuer tout ce qu’ils y trouveraient. On disait publiquement que messire Charles de Valois avait abandonné à ses gens la ville et ses habitants, grands et petits, de tous états, hommes et femmes, et qu’il se promettait de faire passer la charrue sur l’emplacement de la cité. Les habitants, pour la plupart, le croyaient. Aussi mirent-ils la croix de Saint-André sur leurs habits, comme signe qu’ils étaient du parti des Bourguignons. Leur haine et leurs craintes redoublèrent quand ils apprirent que le frère Richard et la Pucelle Jeanne conduisaient l’armée de Charles de Valois. Ils ne connaissaient Jeanne que sur le bruit des victoires qu’elle avait remportées, disait-on, à Orléans. Mais ils pensaient qu’elle avait vaincu les Anglais avec l’aide du diable, par des charmes et des enchantements. Les maîtres de l’université disaient : « Une créature en forme de femme est avec les Armagnacs. Ce que c’est, Dieu le sait ! » Quant au frère Richard, ils le connaissaient bien, car il était venu à Paris et naguère ils avaient entendu pieusement ses sermons. Il avait obtenu d’eux qu’ils renonçassent aux jeux de hasard, pour lesquels ils oubliaient le boire, le manger et le service divin. Maintenant, à la nouvelle que le frère Richard chevauchait avec les Armagnacs et leur gagnait, par sa langue bien pendue, de bonnes villes comme Troyes, en Champagne, ils appelaient sur lui la malédiction de Dieu et de ses saints. Ils arrachaient de leur chapeau les médailles de plomb, au saint nom de Jésus, que le bon frère leur avait données et, en haine de lui, ils reprenaient les dés, les boules, les dames et tous les jeux auxquels ils avaient renoncé sur ses exhortations.

La ville était forte, car, au temps où le roi Jean était prisonnier des Anglais, les habitants de Paris, voyant les ennemis au cœur du royaume, avaient craint que leur ville ne fût assiégée et s’étaient hâtés de la mettre en état de défense. Ils l’avaient entourée de fossés et de contre-fossés. Les fossés, sur la rive gauche, avaient été creusés au pied des murs de l’ancienne enceinte. Sur la rive droite, les faubourgs, très gros et bien bâtis, touchaient presque la cité. Les fossés qu’on creusa en renfermèrent une partie, et le dauphin Charles, fils du roi Jean, fit ensuite construire une muraille le long de ces fossés. Cependant on n’était pas sans inquiétudes, puisque le chapitre de la cathédrale pourvut à mettre les reliques et le trésor à l’abri des ennemis.

Or, le dimanche 21 août, un cordelier, nommé frère Joconde, vint dans la ville. Il avait fait le pèlerinage de Jérusalem et l’on disait qu’il avait eu, comme frère Vincent Ferrier et comme frère Bernardin de Sienne, d’abondantes révélations sur la fin prochaine du monde. Il annonça qu’il ferait un premier sermon aux Parisiens le mardi suivant, jour de Saint-Barthélemy, dans le cloître des Innocents. La veille de ce jour, plus de six mille personnes passèrent la nuit dans le cloître. Au pied de l’estrade où il devait parler, les femmes se tenaient assises sur leurs talons. Parmi elles se trouvait Guillaumette Dyonis, qui était aveugle de naissance.

Elle était fille d’un artisan, tué par les Armagnacs dans les bois de Boulogne-la-Grande. Sa mère avait été enlevée par un homme d’armes bourguignon, et l’on ne savait ce qu’elle était devenue. Guillaumette était en âge de quinze à seize ans. Elle vivait aux Innocents de la laine qu’elle filait. On n’aurait pas pu trouver dans la ville meilleure fileuse qu’elle. Elle allait et venait par la cité sans le secours de personne et connaissait toutes choses aussi bien que ceux qui voient. Comme elle menait une bonne et sainte vie et qu’elle jeûnait fréquemment, elle était favorisée de visions. Elle avait eu notamment des révélations de l’apôtre saint Jean sur les troubles du royaume de France. Tandis qu’elle récitait ses heures au pied de l’estrade, sous la grande danse macabre, une femme nommée Simone la Bardine, qui était assise à terre près d’elle, lui demanda si le bon père n’allait pas bientôt venir.

Guillaumette Dyonis ne voyait point la robe verte à queue ni le hennin cornu de Simone la Bardine ; toutefois, elle s’aperçut que cette femme ne menait pas une vie honnête. Elle éprouvait une aversion naturelle pour les femmes amoureuses et pour celles que les gens d’armes nommaient leurs « amiètes » ou leurs mies, mais elle connaissait par révélation qu’il faut avoir grande pitié d’elles et les traiter miséricordieusement. C’est pourquoi elle répondit avec douceur à Simone la Bardine :

— Le bon père viendra bientôt, s’il plaît à Dieu. Et nous n’aurons pas à regretter de l’avoir attendu, car il est savant en oraisons et ses sermons tournent le peuple à la dévotion plus encore que ceux de frère Richard, qui parla ce printemps en ce cloître-ci. Il en sait plus qu’homme du monde sur les temps qui viendront et apporteront d’étranges merveilles. Je crois que nous tirerons grand bien de sa parole.

— Dieu le veuille, soupira Simone la Bardine. Mais n’êtes-vous pas bien fâchée d’être aveugle ?

— Non. J’attends de voir Dieu.

Simone la Bardine se fit de sa huque un coussin et dit :

— Tout n’est qu’heur et malheur. J’habite au bout de la rue Saint-Antoine. C’est le plus bel endroit de la ville, et le plus joyeux ; car les meilleures hôtelleries sont sur la place Baudet et aux environs. Avant les guerres, on y trouvait pain chaud et harengs frais et vin d’Auxerre à plein tonneau. Avec les Anglais, la famine est entrée dans la ville. Il n’y a plus ni pain dans la huche ni fagots dans la cheminée. Tour à tour les Armagnacs et les Bourguignons ont bu tout le vin, et il ne reste au cellier qu’une mauvaise piquette de pommes et de prunelles. Les chevaliers armés pour les tournois, les pèlerins couverts de coquilles, le bourdon à la main, les marchands, avec leurs mules et leurs coffres pleins de couteaux ou de petits livres d’Église, ne viennent plus chercher un gîte et faire de bons repas dans la rue Saint-Antoine. Mais les loups sortent des bois et dans les faubourgs, le soir, dévorent les petits enfants.

— Mettez votre confiance en Dieu, lui répondit Guillaumette Dyonis.

— « Amen ! » reprit Simone la Bardine. Mais je ne vous ai pas conté le pis. Le jeudi d’avant la Saint-Jean, à trois heures après minuit, deux Anglais vinrent heurter à ma porte. Ne sachant s’ils ne venaient pas me dérober, ou briser par divertissement mes coffres et mes huches, ou faire quelque autre méchanceté, je leur criai de ma fenêtre de passer leur chemin, que je ne les connaissais point et que je ne leur ouvrirais point. Alors ils frappèrent plus fort, disant qu’ils allaient défoncer la porte et me venir couper le nez et les oreilles. Pour faire cesser leur vacarme, je leur versai une potée d’eau sur la tête ; le pot m’échappa des mains et se brisa sur la nuque de l’un d’eux si malheureusement que l’homme en fut assommé. Son compagnon appela les sergents. Je fus conduite au Châtelet et mise dans une prison très dure, d’où je ne sortis qu’en payant une grosse somme d’argent. Je trouvai ma maison pillée de la cave au grenier. Depuis lors, mes affaires empirent tous les jours. Je ne possède plus au monde que les nippes que j’ai sur moi. Et de désespoir, je suis venue entendre le bon père qu’on dit plein de consolations.

— Dieu, qui vous aime, dit Guillaumette Dyonis, vous a conduite en tout cela.

Un grand silence se fit dans la foule. Frère Joconde avait paru sur l’estrade. Ses yeux jetaient des éclairs. Quand il ouvrit la bouche, sa voix éclata comme le tonnerre :

— Je reviens de Jérusalem, dit-il ; et pour preuve, voici dans cette besace des roses de Jéricho, une branche de l’olivier sous lequel Notre Seigneur sua la sueur de sang, et une poignée de la terre du Calvaire.

Il fit un long récit de son pèlerinage. Et il ajouta :

— En Syrie, j’ai rencontré des Juifs qui cheminaient par troupes ; je leur demandai où ils allaient, et ils me répondirent : « Nous nous rendons en foule à Babylone, parce qu’en vérité le Messie est né parmi les hommes, et il nous rendra notre héritage, et nous rétablira dans la terre de promission. » Ainsi parlaient ces Juifs de Syrie. Or, l’Écriture nous enseigne que celui qu’ils appellent le Messie est en effet l’Antéchrist, de qui il est dit qu’il naîtra à Babylone, capitale du royaume de Perse, qu’il sera nourri à Bethsaïde, et s’établira en sa jeunesse dans Coronaïm. C’est pourquoi Notre-Seigneur a dit : Vhé ! Vhé ! tibi Bethsaïda… Vhé ! Coronaïm.

» L’an qui vient, ajouta frère Joconde, apportera les plus grandes merveilles qu’on ait jamais vues.

» Les temps sont proches. Il est né, l’homme de péché, le fils de perdition, le méchant, la bête sortie de l’abîme, l’abomination de la désolation. Il sort de la tribu de Dan, dont il est écrit : Que Dan devienne semblable à la couleuvre du chemin et au serpent du sentier.

» Frères, vous verrez bientôt revenir sur la terre les prophètes Élie et Énoch, Moïse, Jérémie et saint Jean l’Évangéliste. Et voici que se lève le jour de colère, qui réduira le siècle en poudre, selon le témoignage de David et de la Sibylle. C’est pourquoi il faut vous repentir, faire pénitence, renoncer aux faux biens.

À la parole du bon frère, de gros soupirs sortaient des poitrines émues. Et plusieurs hommes et femmes furent près de défaillir quand le prêcheur s’écria :

— Je lis dans vos âmes que vous gardez chez vous des mandragores, qui vous feront aller en enfer.

Beaucoup de Parisiens, en effet, payaient fort cher, à ces vieilles femmes qui veulent trop savoir, des mandragores, et les conservaient précieusement dans un coffre. Ces racines magiques ont l’aspect d’un petit homme très laid, d’une difformité bizarre et diabolique. On les habillait magnifiquement, de fin lin et de soie, et ces poupées procuraient des richesses, sources de tous les maux de ce monde.

Et frère Joconde tonna contre les atours des dames.

— Quittez, leur dit-il, vos cornes et vos queues ! N’avez-vous pas honte de vous attifer ainsi en diablesses ? Allumez de grands feux dans les rues, et brûlez dedans vos damnables atours de tête, bourreaux, truffaux, pièces de cuir et de baleine, dont vous dressez le devant de vos chaperons.

Enfin il les supplia avec tant de zèle et de charité de ne point perdre leurs âmes, mais de se mettre en la grâce de Dieu, que tous ceux qui l’écoutaient pleuraient à chaudes larmes. Et Simone la Bardine pleurait plus abondamment qu’aucun autre.

Quand, descendu de son estrade, frère Joconde traversa le cloître et le charnier, le peuple s’agenouillait sur son passage. Les femmes lui donnaient leurs petits enfants à bénir ou lui faisaient toucher des médailles et des chapelets. Quelques-unes arrachaient des fils de sa robe, croyant guérir en les mettant comme des reliques aux endroits où elles avaient mal. Guillaumette Dyonis suivait le bon père aussi facilement que si elle le voyait de ses yeux charnels. Simone la Bardine se traînait derrière elle, en sanglotant. Elle avait retiré sa coiffure cornue et noué un mouchoir autour de sa tête.

Ils marchèrent ainsi tous trois par les rues où des hommes et des femmes, au retour du sermon, allumaient des feux devant leurs maisons pour y jeter des atours de tête et des racines de mandragore. Mais parvenu au bord de la rivière, frère Joconde s’assit sous un orme, et Guillaumette Dyonis s’approcha de lui et dit :

— Mon père, j’ai appris par révélation que vous êtes venu en ce royaume pour y rétablir la concorde et la paix. J’ai eu moi-même beaucoup de révélations touchant la paix du royaume.

Simone la Bardine parla à son tour, et dit :

— Frère Joconde, j’habitais un hôtel rue Saint-Antoine, près de la place Baudet, qui est le plus beau quartier de Paris et le plus riche. J’avais une chambre nattée, des huques de drap d’or et des robes garnies de menu vair plein trois grands coffres ; j’avais un lit de plumes, un dressoir chargé de vaisselle d’étain et un petit livre où l’on voyait en images l’histoire de Notre-Seigneur. Mais depuis les guerres et les pillages qui désolent le royaume, j’ai tout perdu. Les galants ne viennent plus se divertir sur la place Baudet. Mais les loups y viennent manger les petits enfants. Les Bourguignons et les Anglais sont aussi méchants que les Armagnacs. Voulez-vous que j’aille avec vous ?

Le moine regarda quelque temps ces deux filles en silence. Et jugeant que c’était Jésus-Christ lui-même qui les lui avait amenées, il les reçut comme ses pénitentes, et depuis lors elles le suivirent partout où il allait. Tous les jours il prêchait le peuple, tantôt aux Innocents, tantôt à la porte Saint-Honoré ou aux Halles. Mais il ne sortait pas de l’enceinte, à cause des Armagnacs, qui battaient toute la campagne autour de la ville. Il induisait par sa parole les âmes à la piété. Et au quatrième sermon qu’il fit dans Paris, il reçut comme pénitentes Jeannette Chastenier, femme d’un marchant drapier du pont au Change, et une autre femme nommée Opportune Jadoin, qui soignait les malades à l’Hôtel-Dieu, et n’était plus bien jeune. Il admit pareillement dans sa compagnie un jardinier de la Ville-l’Évêque, âgé de seize ans environ, nommé Robin, qui portait aux pieds et aux mains les stigmates de la crucifixion, et était secoué d’un grand tremblement de tous ses membres. Ce jeune garçon voyait la Sainte Vierge corporellement, l’entendait parler et sentait les parfums de son corps glorieux. Elle l’avait chargé d’un message pour le régent d’Angleterre et pour le duc de Bourgogne.

Cependant l’armée de messire Charles de Valois entra dans la ville de Saint-Denis. Et personne, dès lors, n’osa plus sortir pour vendanger, ni aller rien cueillir aux potagers qui couvraient la plaine au nord de la ville. Tout enchérit aussitôt. Les habitants de Paris souffraient cruellement. Et ils étaient fort irrités parce qu’ils se croyaient trahis. On disait, en effet, que certaines gens, et particulièrement des religieux, soudoyés par messire Charles de Valois, guettaient le moment de jeter le trouble et de faire entrer l’ennemi, dans une heure d’épouvante et de confusion. Hantés par cette idée, qui, peut-être, n’était pas toute fausse, les bourgeois chargés de la garde des remparts faisaient un mauvais parti aux hommes de méchante mine qu’ils trouvaient près des portes et qu’ils soupçonnaient, sur les plus faibles indices, de faire des signes aux Armagnacs.

Le jeudi 8 septembre, les habitants de Paris se réveillèrent sans nulle crainte d’être attaqués avant le lendemain. En ce jour du 8 septembre, on célébrait la Nativité de la Sainte Vierge, et il était d’usage, dans les deux partis qui déchiraient le royaume, de garder les fêtes de Notre-Seigneur et de sa bienheureuse mère.

En ce saint jour, les Parisiens, au sortir de la messe, apprirent que, nonobstant la solennité de la fête, les Armagnacs étaient venus devant la porte Saint-Honoré et qu’ils avaient mis le feu au boulevard qui en défendait l’approche. Et l’on annonçait que les gens de messire Charles de Valois se tenaient, pour l’heure, avec le frère Richard et la Pucelle Jeanne, sur le marché aux Pourceaux. L’après-dîner, par toute la ville, des deux côtés des ponts, on entendait crier : « Sauve qui peut ! les ennemis sont entrés, tout est perdu ! » Ces clameurs pénétraient jusque dans les églises où les gens de bien chantaient vêpres. Ils s’enfuirent épouvantés et coururent s’enfermer dans leurs maisons. Or, ceux qui allaient ainsi criant étaient des émissaires de messire Charles de Valois. En effet, dans ce même moment la compagnie du maréchal de Rais donnait l’assaut contre le mur, proche la porte Saint-Honoré. Les Armagnacs avaient apporté dans des charrettes de grandes bourrées et des claies pour combler les fossés et plus de six cents échelles pour l’escalade. La Pucelle Jeanne, qui n’était point telle que croyaient les Bourguignons, et qui, tout au contraire, menait une vie pieuse et observait la chasteté, mit pied à terre et descendit la première dans un fossé qui se pouvait aisément franchir, car il était à sec. Mais on se trouvait ensuite exposé aux flèches et aux viretons qui pleuvaient dru des murs. Et l’on avait devant soi un second fossé large et plein d’eau. C’est pourquoi la Pucelle Jeanne et les gens d’armes étaient bien empêchés. Jeanne sondait le grand fossé avec sa lance et criait qu’on y jetât des bourrées.

Dans la ville on entendait gronder les canons et tout le long des rues les bourgeois, courant, à demi harnachés, à leur poste des remparts, renversaient les petits enfants qui allaient à la moutarde. On tendait les chaînes et l’on élevait des barricades. Et le tumulte et le trouble étaient partout.

Mais ni le frère Joconde ni ses pénitentes ne s’en apercevaient, parce qu’ils n’avaient souci que des choses éternelles et qu’ils considéraient comme un jeu la vaine agitation des hommes. Ils allaient par les rues chantant le « Veni creator Spriritus » et criant : « Priez. Les temps sont proches. »

Ils suivirent ainsi, en bel ordre, la rue Saint-Antoine, qui était très fréquentée d’hommes, de femmes et d’enfants. Parvenu à la place Baudet, frère Joconde perça la foule des habitants et monta sur une grosse pierre qui se trouvait à la porte de l’hôtel de la Truie, et dont messire Florimont Lecocq, le maître de l’hôtel, s’aidait pour enfourcher sa mule. Messire Florimont Lecocq était sergent au Châtelet et du parti des Anglais.

Et du haut de la pierre de la Truie, frère Joconde prêcha le peuple.

— Semez, dit-il, semez, bonnes gens ; semez foison de fèves, car Celui qui doit venir viendra bientôt.

Par les fèves qu’il fallait semer, le bon frère entendait les œuvres charitables qu’il convenait d’accomplir avant que Notre-Seigneur vînt, sur les nuées, juger les vivants et les morts. Or, il importait de semer les œuvres sans tarder, car bientôt serait la moisson. Guillaumette Dyonis, Simone la Bardine, Jeanne Chastenier, Opportune Jadoin et Robin le jardinier rangés autour du religieux, crièrent : « Amen ! »

Mais les bourgeois, qui se pressaient derrière en grande foule, tendirent l’oreille et froncèrent le sourcil, pensant que ce religieux annonçait l’entrée de Charles de Valois dans sa bonne ville, sur laquelle il voulait faire passer la charrue (du moins le croyaient-ils).

Cependant le bon frère poursuivait son sermon évangélique :

— Habitants de Paris, vous êtes pires que les païens de Rome.

Le bruit des veuglaires qui tiraient de la porte Saint-Denis se mêlait à la voix de frère Joconde et secouait le cœur des habitants. On cria dans la foule : « À mort les traîtres ! »

En ce moment même, messire Florimont Lecocq s’armait dans son hôtel. Il descendit au bruit sans avoir bouclé ses jambières. Voyant le moine sur sa borne, il demanda :

— Que dit ce bon père ?

Plusieurs voix répondirent :

— Il dit que Messire Charles de Valois va entrer dans la ville.

— Il est contre les habitants de Paris.

— Il veut nous décevoir et nous trahir, comme le frère Richard, qui en ce moment chevauche avec nos ennemis.

Et frère Joconde répondit :

— Il n’y a ni Armagnacs, ni Bourguignons, ni Français, ni Anglais, mais seulement les fils de la lumière et les fils des ténèbres. Vous êtes des paillards et vos femmes des ribaudes.

— Voire, apostat ! Sorcier ! Traître ! s’écria messire Florimont Lecocq.

Et tirant son épée, il l’enfonça dans la poitrine du bon frère.

Pâle, d’une voix faible, l’homme de Dieu dit encore :

— Priez, jeûnez, faites pénitence, et vous serez pardonnés, frères…

Sa voix s’étouffa dans un flot de sang, et il tomba sur le pavé. Deux chevaliers, sir John Stewart et sir Georges Morris, se jetèrent sur le corps et le percèrent de plus de cent coups de poignard en hurlant :

— Longue vie au roi Henri ! Longue vie à monseigneur le duc de Bedford ! Sus ! sus ! au dauphin ! Sus à la folle Pucelle des Armagnacs ! Aux portes ! Aux portes !

Et ils couraient aux murailles, entraînant avec eux messire Florimont et la foule des Parisiens.

Cependant, les saintes filles et le jardinier entouraient le corps sanglant. Simone la Bardine, prosternée à terre, baisait les pieds du bon frère et en essuyait le sang avec ses cheveux dénoués.

Mais Guillaumette Dyonis, debout et les bras levés au ciel, dit d’une voix claire comme le son des cloches :

— Mes sœurs, Jeanne, Opportune et Simone, et toi, mon frère Robin le jardinier, allons, car les temps sont proches. L’âme de ce bon père me tient par la main et elle me conduira. C’est pourquoi il faut que vous me suiviez. Et nous dirons à ceux qui se font une guerre cruelle : « Embrassez-vous. Et si vous voulez vous servir de vos armes, prenez la croix et allez tous ensemble combattre les Sarrasins. Venez ! mes sœurs et mon frère. »

Jeanne Chastenier ramassa à terre le bois d’une flèche, le rompit et en fit une croix qu’elle posa sur la poitrine du bon frère Joconde. Puis ces saintes filles, et avec elles le jardinier, suivirent Guillaumette Dyonis, qui les conduisit par les rues, les places et les venelles comme si ses yeux avaient vu la lumière du jour. Elles atteignirent le pied du rempart et, par l’escalier d’une tour qui n’était pas gardée, montèrent sur le mur. On n’avait pas eu le temps de le garnir de ses parements de bois. Aussi marchaient-elles à découvert. Elles allèrent vers la porte Saint-Honoré, enveloppée pour lors de poussière et de fumée. C’est là que les gens du maréchal de Rais donnaient l’assaut. Leurs traits volaient dru sur les remparts. Ils jetaient des bourrées dans l’eau du grand fossé. Et la Pucelle Jeanne, debout sur le dos d’âne qui séparait le grand fossé du petit, disait : « Rendez-vous au roi de France. » Les Anglais épouvantés avaient quitté le haut du mur, y laissant leurs morts et leurs blessés. Guillaumette Dyonis marchait la première, la tête haute, le bras gauche allongé devant elle. Et de sa main droite elle se signait pieusement. Simone la Bardine la suivait de près. Puis venaient Jeanne Chastenier, et Opportune Jadoin. Robin le jardinier cheminait le dernier, le corps tout secoué par un mal intérieur, et montrant les stigmates de ses mains. Ils chantaient des cantiques. Et Guillaumette, se tournant tour à tour du côté de la ville et du côté des champs, dit : « Frères, embrassez-vous les uns les autres. Vivez en paix. Du fer de vos lances forgez des socs de charrue. »

À peine avait-elle ainsi parlé que, du chemin de ronde, où défilait une compagnie de bourgeois et du dos d’âne où se pressaient les soudoyers armagnacs, volèrent vers elle les injures et les flèches.

— Ribaude !

— Traîtresse ! Sorcière !

Cependant elle exhortait les deux partis à établir le règne de Jésus-Christ sur la terre et à vivre dans l’innocence et l’amour, jusqu’à ce que, frappée d’un vireton à la gorge, elle chancela et tomba en arrière.

À l’envi, Armagnacs et Bourguignons éclatèrent de rire. Ayant ramené sa robe sur ses pieds, elle ne fit plus aucun mouvement et rendit l’âme en soupirant le nom de Jésus. Ses yeux restés ouverts avaient des lueurs d’opale.

Peu d’instants après la mort de Guillaumette Dyonis, les habitants de Paris revinrent en grand nombre sur le mur et défendirent leur ville très âprement. Jeanne la Pucelle fut blessée d’un trait d’arbalète à la jambe, et les hommes d’armes de messire Charles de Valois se retirèrent à la chapelle Saint-Denis. Ce que devinrent Jeanne Chastenier et Opportune Jadoin, on ne le sait pas. Jamais plus on n’eut de leurs nouvelles. Simone la Bardine et Robin le jardinier furent pris le jour même par les bourgeois de garde sur les murs et remis à l’official, qui instruisit leur procès. L’Église reconnut Simone hérétique et la mit, pour salutaire pénitence, au pain de douleur et à l’eau d’angoisse. Robin, convaincu de sorcellerie, persévéra dans son erreur et fut brûlé vif sur la place du Parvis.