François Villon (Gaston Paris)/L’œuvre

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Hachette (p. 83-162).

CHAPITRE II

L’ŒUVRE


L’artiste le plus original est, pour la forme qu’il donne à son œuvre, nécessairement déterminé par l’art de son temps. Il en est ainsi particulièrement du poète, qui, — sans parler de la langue, qui lui est transmise, — n’invente pas sa versification, qui la reçoit toute faite d’une tradition dont en général il ne connaît ni ne discute l’origine et la raison d’être, et qui emprunte forcément à ses souvenirs de lecture ou d’audition, outre ce moule extérieur, les premiers éléments de son style. Aux époques d’érudition, l’art de siècles depuis longtemps passés et de civilisations lointaines peut aussi exercer sur l’artiste une action plus ou moins dominante. Ce sont ces influences traditionnelles dont nous avons d’abord à rechercher la part dans l’œuvre de notre poète. Les contemporains de Villon connaissaient la poésie latine classique ; mais ils étaient complètement incapables d’en rien tirer pour la forme de leur propre poésie. Ils y trouvaient des matériaux de récits intéressants ou des éléments d’instruction morale, mais ils n’en percevaient pas la beauté ; ils l’utilisaient pour leurs fins particulières sans se douter qu’ils la défiguraient, comme les barons féodaux transformaient les temples ou les mausolées antiques en forteresses à leur usage. La grande révolution qui devait introduire de nouveau dans le monde le sens de la beauté classique avait, cependant, depuis un siècle et demi, inauguré sa première phase en Italie avec Dante, Pétrarque et Boccace ; mais l’esprit de la Renaissance n’avait pas encore pénétré en France ou n’y avait pas été compris. Il est donc inutile de chercher ce que Villon, comme poète, doit à l’antiquité. Il est au contraire d’un grand intérêt, pour l’appréciation de son œuvre et l’assignation de la place qui lui revient dans l’histoire de notre poésie, de savoir où en était cette poésie quand il vint y prendre part à son tour, ce qu’il en a connu, ce qu’il en a utilisé, et par où il y a marqué une empreinte propre et durable. Vers 1450, époque où François de Montcorbier dut recevoir ces premières impressions qui sont le point de départ de toute activité artistique, la poésie française était dans un état singulièrement languissant. La poésie du premier moyen âge avait achevé de s’épuiser, sous toutes ses formes, vers le milieu du xIVe siècle. C’était d’abord l’épopée nationale qui, après avoir passé par plusieurs renouvellements successifs, avait perdu toute vitalité. Les rudes et puissantes chansons de geste du xVIe siècle n’avaient pu se conserver dans la mémoire des hommes qu’en se prêtant à des remaniements qui les avaient dénaturées, affaiblies, délayées et, sous prétexte de les remettre à la mode du jour et de les orner, dépouillées de la grandeur et de la simplicité qui faisaient leur force. Puis on en avait composé de nouvelles qu’animait un tout autre esprit, qui n’avaient plus d’autre objet que l’amusement, et qui, se copiant les unes les autres, étaient devenues de plus en plus banales ou avaient cherché leur succès dans de puérils raffinements de forme. Renouvelées ou nouvelles, les chansons de geste avaient peu à peu complètement passé de mode dans les cercles aristocratiques pour lesquels elles avaient été composées, et les descendants dégénérés des jongleurs, — des aveugles pour la plupart, — les chantaient, non plus dans les cours royales et seigneuriales, mais sur les places publiques, pour le plaisir des bourgeois et du populaire. Depuis le milieu du xIVesiècle, on n’en composait même plus, et, l’effroyable misère de la guerre de Cent ans aidant, les chansons de geste, que l’on copiait encore çà et là, surtout dans les pays picards et wallons, avaient tout à fait cessé de se propager oralement. Un regain de succès attendait quelques-unes de ces anciennes productions du génie national grâce à l’idée qu’on eut, à dater de 1430 environ, de les mettre en prose pour être non plus chantées, mais lues : on diminuait ainsi leur prolixité devenue excessive et on les débarrassait des innombrables hémistiches de pur remplissage amenés par le besoin d’aligner leurs interminables tirades d’alexandrins monorimes. Villon put à peine connaître l’un ou l’autre de ces romans en prose, exécutés pour de riches amateurs et copiés dans de rares manuscrits : Il y a plus de chances pour qu'il ait lu, dans des copies plus ou moins récentes, quelques-uns des longs poèmes de la dernière période épique : nous voyons par ses allusions qu'il connaissait la légende de Berte aux grands pieds et la vieille geste d'Oger le Danois avec la suite merveilleuse qu'on lui avait faite. C'est peu, comme on le voit : il n'avait sans doute lu, dans sa forme primitive, aucun des poèmes où l'âme de la France avait jadis trouvé une si originale expression ; il n'avait pas fréquenté la vieille forteresse de l'épopée féodale, déjà tombée en ruines et en poussière.

Connaissait-il mieux le palais incohérent et merveilleux, aux tourelles fantastiques, aux promenoirs inextricables, aux sculptures étranges, qui avait commencé au xII e siècle à s'élever, sous une inspiration celtique bientôt oubliée, autour de la Table Ronde du roi de Bretagne, et où erraient, en aventures incessantes d'armes et d'amours, Lancelot et Guenièvre, Tristan et Iseut, Perceval, Galaad, Palamède et tant d'autres ? De ces poèmes-là aussi la production, si féconde à la suite de Chrétien de Troyes, s'était vite ensablée ; les derniers romans arthuriens en vers, faibles et longues imitations, avaient été composés vers la fin du xIIIesiècle et ne se lisaient plus au xVe; le Méliador de Jean Froissart était un véritable anachronisme et n'était guère accessible sans doute en dehors des manuscrits de luxe où le poète l'avait offert à ses protecteurs. Mais les romans en prose de ce cycle, faits d'abord à l'imitation des romans en vers, puis de plus en plus indépendants et, à leur manière, originaux, avaient eu une diffusion beaucoup plus grande. Villon n'en cite aucun dans ses poésies, mais il est invraisemblable qu'il n'en ait pas connu quelques-uns, et nous avons vu que c’est sans doute en les imitant, ou plutôt en les parodiant, qu'il avait écrit son roman du Pet au Diable, où nous trouverions sans doute, si nous l'avions, une sorte de travestissement du style héroïque, de la galanterie idéale et des prouesses surhumaines des « contes de Bretagne ».

La veine, qui semble inépuisable une fois qu'elle a jailli, des « romans d'aventure », où le poète conte pour le plaisir de conter, et trouve en même temps l'occasion de peindre à sa fantaisie des mœurs, des sentiments et des caractères, n'était pas, au xVe siècle, moins tarie que les autres courants épiques. C'est à peine si l’on peut citer, avant 1450, quelque misérable roman écrit dans une prose terne et molle, et même les mises en prose de poèmes plus anciens ne commencent qu'après cette date. Le siècle finissant devait compenser cette lamentable pénurie et donner à notre littérature romanesque des œuvres d'une réelle valeur, comme Jean de Saintré et Jean de Paris ; mais ils ne parurent, le second sûrement, le premier très probablement, qu'après la mort de notre poète. Chose étrange, et presque sans exemple dans l'histoire littéraire, toute poésie narrative, de quelque genre qu’elle soit, — sauf un petit nombre de poèmes proprement historiques, — est inconnue à l'époque dont nous parlons. Pas plus que les chansons de geste, que les romans de la Table Ronde ou que les romans d’aventure, les fableaux n’y sont cultivés. Quant à ceux quavaient produits le xIIe, le xIIIeet encore, bien que déjà moins abondamment, le xIVesiècle, on ne les copie plus, on ne les comprend plus. Il n’est pas à croire toutefois que l’on eût cessé, entre « bons compagnons », de se raconter de ces histoires facétieuses qui sont impérissables dans la mémoire des hommes ; mais on ne les mettait plus en vers (les deux ou trois essais de Martin Le Franc sont mal venus et soumis à une forme peu appropriée), et on n’avait pas encore appris des Italiens à les mettre en prose, comme allait le faire si gaillardement Antoine de la Sale. Pour trouver au xVe siècle une narration en vers, il faut descendre jusqu’à ces Repues franches, dont Villon, quelque vingt ans après sa mort, est en partie le héros légendaire. L’écolier parisien n’avait donc à peu près rien lu qui put le diriger du côté de la poésie épique, soit sous la plus haute, soit sous la plus humble de ses formes.

Son époque n’était pas beaucoup plus ouverte à la poésie lyrique pure, celle qui exprime des sentiments personnels et momentanés ; elle ne la connaissait guère que mêlée à deux cléments qui lui sont étrangers, l’allégorie et la moralité. Ce genre mixte avait produit, dans l’époque immédiatement précédente, des œuvres sinon de premier ordre, au moins dignes d’attention, et qui avaient exercé une influence considérable. La poésie de Villon lui-même s’y rattache par des liens certains, et c’est là qu’il faut chercher la source de la forme propre, et même en partie de la matière et de l’esprit de son œuvre. Il est donc nécessaire de nous arrêter à l’histoire de cette poésie lyrico-allégorico-didactique, et d’indiquer ceux de ses représentants dont les œuvres ont pu exercer quelque action sur le génie du poète parisien et sur la façon dont ce génie s’est exprimé. La poésie lyrique du premier moyen âge, comme sa poésie épique, était morte bien avant le temps de Villon, plus tôt même que celle-ci, dès la fin du xIIIe siècle. Une poésie lyrique nouvelle avait été créée par Guillaume de Machaut, continuée par Eustache Morel, Christine de Pisan, et de nombreux poètes amateurs, dont le dernier et le meilleur est le duc Charles d’Orléans. Ce qui caractérise cette poésie, c’est, pour la forme, qu’elle abandonne complètement la loi de l’art antérieur, — imité de celui des troubadours, — d’après laquelle chaque chanson doit avoir ses strophes construites d’une façon propre à elle seule. Au contraire, elle n’admet presque que des formes fixes, la ballade et le rondeau (le chant royal, le virelai, ne sont que des variantes de l’une ou de l’autre). La ballade est la forme de beaucoup la plus employée : elle prend tous les styles, traite tous les sujets. Elle se compose de trois strophes comptant chacune huit ou dix vers de huit ou de dix syllabes, ayant toutes les mêmes rimes et le même refrain, et suivies d’un « envoi » commençant par le vocatif « Prince », survivance toute mécanique du temps où les ballades étaient en effet adressées au « prince » du Pui (sorte d’académie poétique qui couronnait les meilleures ballades). Ces obligations, surtout celle du refrain, privent la ballade de liberté, de variété et de grandeur ; elles lui donnent en revanche un certain attrait qui naît de la difficulté même, un piquant dû à la répétition des rimes, un charme particulier quand le refrain est adroitement et comme nécessairement amené. Villon a excellé dans cette forme, qui convenait à son génie et qu'il a pour toujours marquée de son empreinte. Elle lui était pour ainsi dire tellement imposée par l'usage de son temps qu'il n'y avait guère moyen que, pour composer de petites pièces, il songeât à en choisir ou à en inventer une autre. Quant au rondeau, il en a fait peu d'usage, et nous pouvons le négliger ; cette forme brève et sautillante a d'ailleurs dans la poésie des xIVe et xVe siècles une importance très secondaire.

La ballade, nous l'avons dit, prend tous les styles et traite tous les sujets : elle est volontiers moralisante, satirique ou simplement facétieuse ; elle se prête même parfois (comme chez Deschamps) à enfermer de courts apologues. Mais la matière principale en est l'amour. L'amour, dans l'école de Machaut, n'est plus l'amour « courtois » de la poésie lyrique des xIIe et xIIIe siècles ; mais il n'est pas moins conventionnel : il est éminemment « galant ». Le poète se plaint, sans se lasser, des rigueurs de sa dame et l'assure de sa sincérité et de sa discrétion ; il dépeint ses sentiments à l’aide d'allégories aussi ingénieuses que possible ; il met perpétuellement en scène tout ce petit peuple de personnifications sentimentales que le Roman de la Rose avait lancé dans le monde et dont on ne pouvait plus se passer ; il fait dialoguer son cœur et ses yeux. Amour et Raison ; il argumente, il développe, il subtilise. Telles sont presque toutes les ballades d'amour de Machaut, de Deschamps, de Froissart et d’autres ; telles sont beaucoup de celles de Christine de Pisan, mais, dans l'œuvre de cette femme au cœur vraiment sensible et à l'esprit délicat, plus d'une, heureusement, échappe à cette convention et nous représente avec sincérité des sentiments vrais et touchants. La maîtrise dans cet art, où nul ne l'avait égalé, où nul ne devait l'égaler, fut atteinte par le duc Charles d'Orléans : il l'atteignit précisément parce qu'il ne prit pas vraiment au sérieux le sujet de sa poésie, qu’il ne traita l'amour que comme un jeu d'esprit et de société ; à beaucoup de grâce, à une délicatesse qui d'ordinaire ne va pas jusqu'à la mignardise, il joignit un don tout personnel d'invention dans le détail, une fertilité de métaphores et d'allégories presque incomparable, qui rappelle d'un côté Pétrarque, moins l'art toujours conscient, de l'autre Henri Heine, moins la profondeur et l'amertume. Villon, quand il fut admis, à vingt-cinq ou vingt-six ans, au château de Blois, lut sans doute les manuscrits qui contenaient les poésies déjà nombreuses de son illustre patron : il dut en être émerveillé, mais le génie qu'il trouvait là était trop différent du sien pour pouvoir notablement l’influencer, et en général toute cette poésie amoureuse n'a laissé dans son œuvre qu'une empreinte assez faible ; elle en a laissé une cependant, ainsi que la poésie d'un genre tout voisin qui, à son époque, était encore plus à la mode, et dont le maître incontesté était Alain Chartier.

Cette poésie consiste essentiellement dans le mélange de l'élément lyrique avec un élément qu'on peut appeler didactique ou moralisant, — enseignement, bien entendu, et morale d'amour. Elle remonte à Machaut, qui inaugura le genre du « débat » ou « jugement » d'amour, sorte de développement tout nouveau des anciens « jeux partis ». Ce ne sont plus ici des ballades : ce sont des poèmes d'une certaine étendue, composés en rimes plates ou dans un rythme analogue, où une question d'amour est débattue entre deux tenants, qui finissent par s'en remettre au jugement d'un tiers. C'est de la poésie de société au premier chef, et les plaideurs comme le juge sont d'ordinaire des personnages du plus haut rang. A côté des « jugements » il faut placer les poèmes allégoriques, — dont le xIIIe siècle finissant avait donné les premiers modèles, — où sont insérées des ballades dites par les différents personnages ; les poèmes soi-disant autobiographiques, comme le Voir dit de Machaut, où sont également insérés des ballades et des rondeaux ; les poèmes à moitié allégoriques, à moitié narratifs, comme plusieurs de Froissart et de Christine, souvent munis, eux aussi, de pièces lyriques intercalées. Ce genre de composition est, bien que dans des conditions différentes, celui du Testament de Villon. Mais la forme essentielle de ses deux poèmes n'est due ni à Machaut, ni à aucun des membres de son école immédiate : elle est empruntée à Alain Chartier, beaucoup plus voisin de notre poète, et que nous savons par ses déclarations mêmes qu'il a connu et imité.

Alain Chartier a dominé, comme poète et comme prosateur, toute la première moitié du xVe siècle. Nous n'avons ici à nous occuper que du poète. Le prosateur est supérieur, et l'auteur du Quadriloge invectif[1] a mérité d'être appelé, au VIe siècle, « le père de l'éloquence française ». Le poète n'est pas toutefois à dédaigner, ne fût-ce que pour l'extraordinaire succès qu'il obtint. Sa poésie offre un singulier mélange de badinage et de sérieux, de sentimentalité parfois subtile et de grâce toujours un peu maniérée. Dans le Livre des quatre dames, composé après Azincourt, il a trouvé moyen d’introduire des pensées élevées, inspirées par un patriotisme sincère, dans ce cadre factice du débat amoureux emprunté, comme le fond même de l'œuvre, à Guillaume de Mâchant. Dans le Réveille-matin, dans le Débat des deux fortunés d'amour, et surtout dans la Belle dame sans merci, il a créé la forme qui devait être celle de presque toutes les poésies du siècle : il a pris le huitain de vers octosyllabiques, très employé dans la ballade, composé sur trois rimes dont l'une revient quatre fois (a b a b b c b c), mais dépouillé de refrain et ne rimant pas avec le précédent et le suivant[2], et il s'en est servi pour construire des poèmes de médiocre étendue, consacrés à des thèmes de cette galanterie factice, à moitié tendre, à moitié ironique, que l'on trouvait déjà dans le Livre des Cent ballades, mais qui ne s’était pas encore exprimée avec autant d’aisance et de légèreté. Cette production futile, qu’on s’étonne de voir éclore à la cour de France, — alors réfugiée à Issoudun, — en 1424, c’est-à-dire au moment où le royaume était plongé dans la plus affreuse détresse matérielle et morale qu’il ait connue, eut dès son apparition et dans ce milieu même, ce qui surprend encore davantage, un succès incomparable. On y fît des réponses qui amenèrent des répliques ; on l’imita de toutes façons ; nous en retrouvons partout, et jusqu’au xVIe siècle, l’influence et l’inspiration. Villon lui-même, nous le verrons, n’a pas tout à fait échappé à cette influence ; mais elle n’a porté que sur la partie la plus caduque et la plus extérieure de son œuvre[3].

Un autre poète qui aurait pu agir sur lui est Martin Le Franc. Il avait composé en 1441 son Champion des dames, œuvre singulière et par endroits vraiment géniale, écrite dans la forme des poèmes d’Alain Chartier, où l’auteur, sous prétexte de repousser les attaques de Jean de Meun contre les femmes, enferme dans le cadre factice et gênant d’un débat toutes les digressions qui lui passent par la tête, imitant ainsi celui même qu’il combat. Il ressemble d’ailleurs en beaucoup de points à Jean de Meun. Comme lui il écrit au sortir de l’école, la tête toute débordante d’érudition et d’idées ; comme lui il fait d’un sujet galant le prétexte d’une sorte d’encyclopédie. Il n’a pas la vigueur et la verve bourgeoise de Clopinel ; mais il a plus d’élévation, plus de charme, plus de finesse, et il écrit avec plus de soin du détail, bien qu’il n’échappe pas à la platitude, ni aux décourageantes chevilles que tout le moyen âge a trop facilement tolérées. Avec ses défauts et ses grandes qualités, il aurait certainement frappé l’écolier parisien si celui-ci avait pu le lire ; mais il n’est pas probable qu’il en ait eu le moyen : l’œuvre immense de Martin Le Franc, copiée dans des manuscrits de luxe, ne se trouvait que dans des bibliothèques de grands seigneurs où Villon n’eut que bien passagèrement accès.

On vient de voir combien la poésie amoureuse, plus ou moins lyrique, était mêlée de près à la poésie didactique. C’était dû en grande partie à l’influence du Roman de la Rose influence qui n’avait cessé de s’exercer depuis la première apparition de l’œuvre des deux poètes Orléanais du xIIIe siècle : là, en effet, grâce surtout à Jean de Meun, une donnée proprement lyrique et amoureuse s’était de plus en plus développée dans le sens didactique. Et il avait été convenu dès lors que toute poésie devait enseigner. Une masse considérable de poèmes moraux, généralement de petite dimension, formait la lecture habituelle des gens du monde comme des lettrés. Il serait fastidieux de les énumérer. Bornons-nous à dire que deux thèmes principaux revenaient sans cesse dans cette littérature : des considérations sur la puissance et les vicissitudes de la fortune et des réflexions sur l’inéluctabilité de la mort. Ce second ordre d’idées touchait de près à la méditation proprement religieuse, et avait notamment inspiré ces strophes de la Danse Macabré que Villon dut lire si souvent au-dessous de la grande peinture du charnier des Innocents. Le moyen âge avait fait de la Mort une sorte de divinité aveugle et cruelle, dont on ne se lassait pas de dépeindre les rigueurs, et contre laquelle il était de règle qu’on élevât des récriminations indignées, soit lors du décès d’un grand personnage, soit lors du trépas, obligatoire dans les vers de tout poète un peu stylé, d’une maîtresse chérie. Non moins établi et non moins aveugle était le pouvoir de la Fortune, dont on faisait aussi une sorte de divinité, — sans arriver à bien concilier son pouvoir avec celui de Dieu, — et sur laquelle on dissertait à l’infini. Une troisième divinité, aveugle et toute-puissante aussi, était l’Amour, et ce fut un trait de génie, — le seul, hélas ! de son œuvre, — de Pierre Michaut que de réunir ces trois puissances, et de montrer, dans sa Danse aux aveugles (vers 1450), tous les humains dansant sous l’archet de l’un de ces trois chorèges : le poète, spectateur, dans une vision, de ce triple et terrible bal, en sort épouvanté ; mais Entendement le réconforte en lui montrant qu’on peut se soustraire à l’amour, se garer de la fortune et se préparer à la mort. Ce sont là des idées que nous retrouvons chez Villon ; elles étaient dans l’air et formaient comme le fond obligatoire de toute poésie.

En dehors de ces thèmes consacrés, la poésie morale débordait de tous côtés. Elle est le sujet d’un grand nombre des ballades de Deschamps, qui se trouvent pêle-mêle à côté de ballades pieuses, amoureuses, satiriques, politiques, officielles, bouffonnes, obscènes ou toutes personnelles. L'œuvre de ce producteur infatigable et si étrangement inégal n'a pas dû rester tout à fait inconnue à Villon, car beaucoup des petites pièces du bailli de Vertus continuèrent, longtemps après sa mort, à circuler dans le monde bourgeois et scolaire, auquel elles devaient agréer, ou par leur esprit satirique ou par leur gauloiserie. On pourrait certainement trouver bien des parallèles entre les ballades d'Eustache et celles de Villon ; mais plusieurs, tous peut-être, proviennent simplement du milieu ambiant.

Villon savait par cœur, à coup sûr, la fameuse pièce où Philippe de Vitry avait célébré, sous le nom de Franc Gontier et de sa femme Hélène, les joies pures de la vie rustique, bien préférables aux faux plaisirs des cours, et la suite qu’y avait donnée Pierre d'Ailli ; mais il ne les répétait que pour les contredire et opposer à cet idéal, qui lui semblait chétif, celui de la vie aisée et voluptueuse qu'il rêvait.

A côté de la littérature proprement dite il y avait alors un genre pour ainsi dire en dehors d'elle, qui devait être familier à tous les écoliers parisiens et particulièrement à Villon : c'était le théâtre. Notre poète vivait précisément à l'époque où ce genre, moitié religieux, moitié populaire, était en train de prendre son plus grand développement. Les confrères de la Passion s'étaient établis à l’hôtel de la Trinité, en dehors de la Porte Saint-Denis, et donnaient des représentations qui, une fois la paix et l'ordre rétablis, étaient devenues de plus en plus fréquentes et magnifiques. Ils avaient éprouvé le besoin de renouveler leur répertoire un peu suranné, et Arnoul Greban avait composé pour eux, vers 1450, son grand mystère de la Passion, qui eut vite un immense succès et se répandit par toute la France. Nul doute que Villon ne l’ait vu représenter plus d’une fois, et n’ait également entendu, si même il n’y prenait pas une part active, les miracles des diverses confréries, les moralités et farces des écoliers et basochiens, les soties du « prince des sots », dont il parle à plusieurs endroits. Parmi les industries que mènent, pour gagner l’argent voué d’avance à passer « aux tavernes et aux filles », les « enfants perdus » auxquels il adresse une de ses ballades, il n’oublie pas celle de faire

... es villes et es citez
Farces, jeux et moralitez,

et certes on peut croire que l’auteur du roman du Pet au Diable, des Lais, du Testament et des ballades ne s’y était pas épargné. On a souvent été tenté de lui attribuer l’un ou l’autre des deux chefs-d’œuvre de notre ancien théâtre comique, la farce de Patelin et le monologue du Franc Archer de Bagnolet, composés l’un et l’autre peu d’années après le dernier exil de Villon ; mais le style de Patelin ne ressemble pas au sien ; on retrouverait mieux son allure dans le Franc Archer, où reparaissent même quelques-unes de ses plaisanteries, mais cela prouve seulement que l’auteur inconnu avait lu ses poèmes ou simplement appartenait au même milieu que lui. Rabelais, on l’a vu, attribue à Villon une Passion en poitevin : ce serait son dernier ouvrage, perdu pour nous comme son premier Si, embrassant d’un coup d’œil ce que nous venons d’exposer en quelques pages, nous nous demandons ce que Villon a connu de la poésie française antérieure et ce qu’il a pu y trouver d’inspiration, nous verrons que cela se réduit en somme à peu de chose. Rien ne prouve qu’il ait lu les œuvres de Machaut, de Deschamps, de Froissart, de Christine de Pisan, de Martin Le Franc. Il ne faut pas oublier que la littérature et surtout la poésie, composée pour et souvent par la haute aristocratie, n’était guère, en ce temps-là, accessible aux petites gens. Elle était consignée en de somptueux manuscrits offerts à des rois, à des princes, à de grands seigneurs, et qui ne sortaient pas de leurs « librairies »[4]. Les bibliothèques des collèges ou des couvents, où les clercs pouvaient avoir accès, n’accueillaient qu’exceptionnellement des livres de ce genre. Il nous est infiniment plus facile qu’il ne l’était à un écolier du temps de Charles VII de connaître la littérature vulgaire du temps. Elle était d’ailleurs assez pauvre, et les désastres et misères de la première moitié du siècle ne lui avaient permis qu’une floraison chétive. La poésie du haut moyen âge avait sombré presque tout entière, par suite tant du changement des mœurs et du milieu social que du changement de la langue. Villon avait pu jeter les yeux sur quelques vieux romans, mais certainement il avait eu peine à les comprendre. Quand il voulut écrire une ballade « en vieil langage françois », il se contenta, comme l’ont fait certains pasticheurs plus modernes, d’ajouter des s à tous les noms au singulier, qu’ils fussent au sujet ou au régime, et pareillement de remplacer partout le par ly. Il n’avait donc certainement aucune familiarité avec cette grande littérature des xIIe et xIIIe siècles qui dormait déjà dans les manuscrits d’où la exhumée la curiosité de l’âge moderne. Un seul livre de ce temps, mais qui en marquait la fin, était resté bien vivant, grâce aux renouvellements de forme que lui avait valus son immense vogue : c’était le Roman de la Rose. Villon en était pénétré, et il connaissait aussi le Testament de Jean de Meun, qu’il embrouille, au début de son propre Testament, avec l’œuvre plus célèbre du même poète. Comme tous les auteurs du xIVe et xVe siècle, il a largement subi l’influence érudite, frondeuse, cynique et galante en même temps du fameux livre. Il a attaqué, à la suite de Jean de Meun, les moines mendiants et les femmes, il a raisonné sur l’influence des astres et le libre arbitre, sur la Fortune, sur l’inégalité des conditions, sur l’amour et sur bien d’autres choses, plus légèrement à coup sûr, comme il convenait à l’étendue et à la forme même de ses poèmes, mais de telle façon qu’on reconnaîtrait la marque du maître quand même son lointain disciple ne le nommerait pas. C’est à cette source que remonte en bonne partie le courant moral, si on peut l’appeler ainsi, qui forme un des affluents de son œuvre.

Des modernes il a connu Alain Chartier, qu’il nomme également et auquel il doit la forme extérieure de ses deux œuvres principales. Il lui doit aussi ce qu’il y a parfois de conventionnel et de factice dans la façon dont il parle de l’amour, et quelque chose de la grâce et de l’aisance qu’il sait donner à son style dans les parties sentimentales[5]

Mystères, moralités, farces et soties durent être pour lui une large mine soit de pensées sérieuses, soit de plaisanteries. Ses épanchements de piété rappellent les effusions lyriques de certains mystères, et on retrouve à chaque instant dans ses strophes facétieuses l’allure saccadée et la verve argent comptant des meilleures farces[6]. Où pouvait-il, d’ailleurs, mieux apprendre ce perpétuel mélange de sérieux et de bouffonnerie, de larmes sincères et de bruyants éclats de rire, qui caractérise son œuvre, que dans ces spectacles singuliers des mystères, où non seulement les scènes les plus solennelles ou les plus touchantes alternent avec les plus triviales, mais où dans une même scène les discours du Seigneur lui-même, des apôtres ou des martyrs sont coupés par les bouffonneries des diables ou des bourreaux ? Avec la peinture et le poème du charnier des Innocents, je ne pense pas que rien ait plus profondément agi sur l’âme impressionnable, fantasque et mobile de l’auteur du Testament.

En somme, le milieu littéraire dans lequel se forma le talent du poète naissant était pauvre et confus. Dans le monde bourgeois et universitaire auquel il appartenait, on avait peu de livres français en dehors du Roman de la Rose, — lecture universelle qui scandalisait les uns et enchantait les autres et qui développait le goût de l’allégorie subtile avec celui de la critique irrévérencieuse, — et des œuvres d’Alain Chartier, qui enseignaient un art distingué, mais factice, et imposaient leur forme à limitation. Les ballades de Deschamps, les poèmes plus récents de Nesson, de Pierre Michaut, de quelques autres, circulaient de main en main et de bouche en bouche. Beaucoup d’écoliers, certainement, s’essayaient à des ballades amoureuses, descriptives, satiriques, qui naissaient et mouraient sans laisser de traces. Villon fit d’abord comme eux, sans avoir d’autres modèles ni de plus hautes visées.

Ses débuts furent, comme il arrive souvent, peu originaux. On peut assigner à cette première période la ballade qu’il composa au nom de Robert d’Estouteville pour être offerte par lui à sa femme Ambroise de Loré. On ne peut rien voir de plus prétentieux et de plus lourd : le style noble ne devait jamais réussir à notre poète. La ballade de Bon Conseil est plus faible encore : on la classerait parmi les moins bonnes d’Eustache Deschamps si l’Envoi ne portait pas en acrostiche le nom de Villon. Elle a cependant un certain intérêt, parce qu’il semble qu’elle reflète les premières impressions de l’écolier, encore honnête, quand il se trouva en contact avec la triste compagnie dont il devait plus tard être un des membres les plus actifs : il s’élève pédantesquement contre les « hommes faillis, dépourvus de raison », qui s’adonnent à « offenser » et à s’approprier le bien d’autrui ; il les exhorte à renoncer à leur mauvaise vie, à ne pas affliger leurs parents, à prendre un « ordre » ou un « état ». Il donnera plus tard des conseils du même genre aux « enfants perdus », mais avec quelle verve et quelle expérience en plus ! L’homme ici hésite entre les deux routes où peut s’engager sa vie : le poète ne connaît nullement encore celle où doit marcher son art.

Nous attribuerons à la même période toute une série de ballades qui appartiennent à un genre puéril fort à la mode au xVe siècle, et qu’avaient cultivé Deschamps et Chartier : le genre des ballades qu’on peut appeler « énumératives ». Ce sont des enfilades de sentences ou de quolibets, couronnées ou contredites par le refrain. Telle est la ballade des « contrevérités », avec son refrain : Ni bien conseillé qu’amoureux; celle dont tous les vers commencent par « Tant » pour aboutir au refrain : Tant crie l’on Noël qu’il vient; celle où le caquet des femmes de tout pays est déclaré inférieur à celui des Parisiennes (Il n’est bon bec que de Paris); celle où le poète oppose sa prétendue science de toutes choses à son ignorance de la seule chose essentielle (Je cognois tout, fors que moi mesmes). C’est une mode du même genre qu’il suit dans les deux ballades, d’un moule identique et déjà souvent employé, où il accumule les malédictions les plus extraordinaires soit contre les « langues envieuses », soit contre celui « qui mal voudrait au royaume de France ». Quelques-unes de ces pièces sont peut-être plus récentes, et il en est qui ne manquent pas de mérite, et où l’on reconnaît la marque personnelle du poète ; mais en somme si son nom ne les recommandait pas elles passeraient assez inaperçues — sauf celle des Parisiennes — au milieu des innombrables pièces du même genre que contiennent les recueils du temps.

Il faut noter que Villon a désigné deux de ces ballades comme lui appartenant par un acrostiche, inséré dans l’envoi. Il a eu recours, plus tard encore, à ce moyen de s’assurer la propriété de ses œuvres : il a ainsi noté quatre ballades bien différentes, celle qu’il envoie à « s’amie », la ballade adressée à la Vierge au nom de sa mère, l’infâme ballade de « la grosse Margot », et une ballade en jargon, non moins honteuse dans un autre genre. D’autres fois il a seulement eu soin de se nommer dans ses vers, soit François Villon (ballade au duc de Bourbon, Lais, Testament), soit Villon (ballade envoyée de la prison à ses amis), soit même simplement François (quatrain sur sa pendaison, Dit de la naissance Marie). Ces précautions étaient alors nécessaires quand on voulait recueillir la renommée de son œuvre ; toutefois beaucoup des contemporains de Villon ne les ont pas prises : l’importance qu’il y attache prouve que de bonne heure il avait conscience de son mérite et tenait à en avoir le « bruit ». Aussi dès 1456, grâce à ses ballades, que nous n’avons peut-être pas toutes, grâce aussi au mirifique roman du Pet au diable, il était célèbre dans le monde des écoliers et pouvait s’intituler « le bien renommé Villon ».

Les ballades de Villon autres que celles qui viennent d’être mentionnées forment une partie relativement considérable de son bagage poétique, et ce n’en est pas la moins précieuse : c’est celle qui a peut-être le plus contribué à le rendre célèbre et qui, en tout cas, a le plus charmé les poètes modernes et qu’ils ont le plus imitée. Il n’est pas facile d’assigner à beaucoup de ces pièces une date qui ait quelque certitude. Villon en a réuni un certain nombre dans son Testament, et nous savons ainsi cruelles ont été composées avant la fin de 1461, mais on n’a là qu’un terminus ad quem que l’on voudrait préciser. Quelques-unes ont dû être faites en même temps que le Testament et pour y être insérées ; mais d’autres certainement étaient plus anciennes. Celles de Blois, celles de la prison de Meun, celles du procès final, sont datées assez rigoureusement. Je vais les passer toutes en revue dans l’ordre qui est assuré pour quelques-unes et qui me paraît probable pour les autres.

Je crois que plusieurs des plus belles ballades de Villon ont été composées avant son départ de Paris, par conséquent avant la fin de 1456. Telle est la ballade qu’il fît pour sa mère, évidemment quand il vivait encore près d’elle, et qui suffirait à montrer en lui le grand poète, malgré quelques expressions impropres ou hyperboliques. Tout le monde connaît la strophe charmante où il a exprimé — avec autant de candeur que Heine dans le Pèlerinage à Kevlaar — la piété naïve des humbles. Ce débauché cynique a su faire parler le cœur même de sa mère en lui mettant ses vers dans la bouche, et avec quelle joie, quelle ferveur, la pauvre femme a dû les réciter aux pieds de l’image de Notre-Dame ! Mais le même homme qui venait agenouillé à côté d’elle, de lui souffler cette prière à l’oreille la quittait bientôt pour aller réciter à ses compagnons et à leurs amies le poème — qui paraît avoir existé à l’état indépendant avant d’être annexé au Testament— des Regrets de la belle heaumière. Ce poème, qui comprend dix strophes suivies d’une ballade, est visiblement inspiré du Roman de la Rose, et la « leçon » que donne, dans la ballade, « la belle et bonne de jadis » à ses « écolières » rappelle de près les cyniques enseignements de la Vieille de Jean de Meun. Mais à ce thème ancien et toujours vrai[7] Villon a ajouté un élément tout nouveau, mêlé, comme tant de parties de son œuvre, de sensualité et de mélancolie : la glorification de la beauté féminine et le sentiment de tristesse et de répulsion qu’en inspire l’inéluctable décadence amenée par la vieillesse. Avec un réalisme auquel rien n’échappe, il a tracé une double image de la femme, dans sa splendeur juvénile et dans sa misère sénile, qui s’est gravée dans toutes les mémoires.

C’est une autre forme de la même adoration pour la femme qu’il a incarnée dans la plus célèbre de ses ballades, celle des Dames du temps Jadis, que l’on peut sans doute attribuer à la même époque. Jamais sa poésie n’a été mieux inspirée. Le cadre cependant n’est pas de lui. Dès le xIIe siècle, et à satiété depuis lors, nous trouvons ces énumérations de personnages célèbres emportés par la Mort, destinées à nous remettre sous les yeux la fragilité de la vie, et cette forme même de l’interrogation que présentait déjà la chanson médiévale, encore aujourd’hui chantée par les étudiants allemands : Ubi sunt qui ante nos in mundo fuere ? Mais l’écolier parisien a su faire de ce lieu commun une des perles les plus rares de la poésie de tous les temps, d’abord en évoquant dans son rêve que des figures de femmes, puis en les choisissant avec un art ou plutôt un instinct merveilleux, les unes à peine reconnaissables et passant vaguement devant les yeux, comme Biétris, Allis, cette mystérieuse « Haremburgis qui tint le Maine », ou cette reine « blanche comme lis » dont le nom même nous reste inconnu ; d’autres éveillant les lointains souvenirs de la mythologie ou de l’antiquité : Echo, Flora « la belle Romaine », Thaïs[8]; les autres enfin prises aux souvenirs populaires : Berte aux grands pieds, « la très sage Héloïs », la reine qui fit jeter Buridan en Seine; enfin, tout en dernier, après le défilé de ces ombres gracieuses, une figure toute moderne et poignante, « la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen ». Les rimes caressantes en is et en aine bercent doucement la rêverie, et pour l’enchanter le poète a trouvé le refrain exquis, évoquant une image à la fois passagère, éclatante et frêle comme celle même des fantômes qu’il fait passer devant nous :

Mais ou sont les neiges d’antan ?

Sauf une ou deux taches, qui choquent surtout parce que le reste est parfait[9], la ballade des Dames du temps jadis est un vrai chef-d’œuvre et mérite la popularité dont elle n’a pas cessé de jouir.

C’est encore la femme — mais quelle femme ! — qui fait le sujet d’une ballade que l’on peut attribuer à la même période, la ballade où Villon semble se mettre en scène avec cette « grosse Margot » de la Cité dont il aurait été le souteneur. Cette pièce se rattache, comme on l’a déjà remarqué[10], à un genre encore florissant au XIVe siècle, et dont on trouve même des exemples dans Deschamps, celui de la « sotte chanson » : aux poésies conventionnelles où les poètes « courtois » célèbrent les charmes et les vertus de leur dame on s’amuse à opposer des amours avec les créatures les plus hideuses ou les plus abjectes. Il est donc permis de croire que ce n’est pas sa vie réelle dont Villon nous fait ici le tableau, que la trop fameuse ballade est à la fois un jeu littéraire et une de ces bravades où peut se lancer, entre écoliers, une verve trop débridée. Au reste, c’est surtout l’infamie de cette pièce qui l’a rendue célèbre : elle n’est pas une des meilleures du poète ; le réalisme y est poussé à l’excès, et on peut y relever plus d’une gaucherie. Il est surprenant que Villon ait conservé cette pièce ignoble pour l’enchâsser dans le Testament, non loin de la pièce où il fait parler sa mère et au milieu de ses bonnes résolutions morales. C’est un exemple à joindre à tous ceux que l’on connaît de l’attachement que portent souvent les artistes à celles de leurs œuvres qui le méritent le moins.

La ballade des Contredits de Franc Gontier nous montre une tout autre facette de l’âme multiple de notre poète. Il était agacé d’entendre sans cesse répéter la ballade où Philippe de Vitry avait célébré le bonheur rustique du bûcheron Gontier et de sa femme Hélène, habitant une « borde portable[11] », loin des piliers de marbre et des « pommeaux luisants », vivant de laitage, de fruits, d’oignons et de l’eau des fontaines, entendant avec délices « harper » les oiseaux. A cette idylle champêtre il oppose le tableau tout citadin de la vie épicurienne d’un « gras chanoine » et de son amie,

Blanche, tendre, polie et atintee,

se caressant et buvant l’hypocras, au coin d’un bon feu, dans leur chambre « bien nattée ». Que Gontier et Hélène préfèrent k ce plantureux confort leur pain bis, leur eau et leurs oignons :

Tous les oiseaus d’ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient, non une matinee !

Car, ajoute le poète, je l’ai entendu dire dès ma petite enfance et suis profondément imbu de cette maxime :

Il n’est trésor que de vivre a son aise[12]

à décrire la justesse de son observation et la puissance de son rendu : peintures d’église, corps jeune et corps vieilli de la femme, intérieur confortable et voluptueux. Toutes ces qualités devaient se retrouver dans son œuvre maîtresse et y alterner par le changement perpétuel de tons qu’on a reproché à cette œuvre singulière et qui en est peut-être le plus grand attrait ; mais il devait y joindre un don supérieur, encore absent de ses premières œuvres, et qui le marque de l'empreinte la plus originale et lui assure le mieux l'immortalité : le don de la poésie personnelle. Déjà dans les Lais, écrits à la fin de 1456, il s'était pris lui-même, en partie au moins, pour sujet de sa poésie ; il devait le faire dans le Testament avec bien plus de sincérité et de puissance. Mais avant d'arriver à ces deux œuvres, qui ne peuvent s'étudier qu'ensemble, je voudrais poursuivre la revue des pièces isolées ou enchâssées dans le Testament qui, avec elles, complètent le mince bagage du poète.

J'ai parlé plus haut des pièces plus que faibles composées à Blois sur la naissance de Marie d'Orléans et de la ballade ; Je meurs de soif auprès de la fontaine ; je n'y reviens pas. On peut attribuer à 1458 la ballade adressée par le poète errant au duc de Bourbon pour lui demander un « prêt v, ballade fort admirée au xVIe siècle et que Marot a imitée dans sa fameuse épître à François Ier. C'est en effet un modèle dans l'art de quémander avec désinvolture et une sorte d'élégance, art qui resta en faveur parmi les beaux esprits plus de deux siècles après Villon. Nous sommes devenus peu sensibles à ce genre de talent, mais nous devons reconnaître que à décrire la justesse de son observation et la puissance de son rendu : peintures d’église, corps jeune et corps vieilli de la femme, intérieur confortable et voluptueux. Toutes ces qualités devaient se retrouver dans son œuvre maîtresse et y alterner par le changement perpétuel de tons qu’on a reproché à cette œuvre singulière et qui en est peut-être le plus grand attrait ; mais il devait y joindre un don supérieur, encore absent de ses premières œuvres, et qui le marque de l'empreinte la plus originale et lui assure le mieux l'immortalité : le don de la poésie personnelle. Déjà dans les Lais, écrits à la fin de 1456, il s'était pris lui-même, en partie au moins, pour sujet de sa poésie ; il devait le faire dans le Testament avec bien plus de sincérité et de puissance. Mais avant d'arriver à ces deux œuvres, qui ne peuvent s'étudier qu'ensemble, je voudrais poursuivre la revue des pièces isolées ou enchâssées dans le Testament qui, avec elles, complètent le mince bagage du poète.

J'ai parlé plus haut des pièces plus que faibles composées à Blois sur la naissance de Marie d'Orléans et de la ballade ; Je meurs de soif auprès de la fontaine ; je n'y reviens pas. On peut attribuer à 1458 la ballade adressée par le poète errant au duc de Bourbon pour lui demander un « prêt v, ballade fort admirée au xVIe siècle et que Marot a imitée dans sa fameuse épître à François Ier. C'est en effet un modèle dans l'art de quémander avec désinvolture et une sorte d'élégance, art qui resta en faveur parmi les beaux esprits plus de deux siècles après Villon. Nous sommes devenus peu sensibles à ce genre de talent, mais nous devons reconnaître que Villon l’avait, et en somme c’était le plus honorable des trop nombreux moyens que, comme Panurge, il mettait en œuvre pour gagner de l’argent. On remarque aussi dans cette ballade un enjouement facile que nous retrouverons dans d’autres pièces et qui est une des marques du génie de notre poète. Dans la vie vagabonde, misérable et sans doute honteuse que Villon mena en 1459, 1460 et 1461, trouva-t-il le temps et le courage de composer des poésies ? C’est probable, mais il n’y a pas une des pièces insérées dans le Testament que nous puissions avec certitude rapporter à cette période.

En 1461, Villon était dans la basse fosse de Meun et y composait les trois ballades dont j’ai parlé au début de ce livre. Celle où il se fait admonester par Fortune n’a pas grande valeur ; elle est cependant intéressante en ce que le poète lui-même en est le sujet ou au moins le prétexte[13]. Le Débat du cœur et du corps de Villon, ou plutôt le débat de Villon avec sa conscience, est d’un tout autre prix : là, pour la première fois, nous voyons le poète descendre en lui-même, fouiller les replis secrets de son cœur, s’apitoyer sur son malheur et en rechercher sérieusement les causes. La forme du débat, qui, au premier abord, paraît conventionnelle, est ici parfaitement à sa place : elle représente l’éternelle lutte des deux éléments dont se compose la nature humaine, des deux tendances qui l’entraînent, l’une vers le bien, l’autre vers le mal, lutte dont la conscience de tous les hommes est le champ clos et qui, dans le for intérieur où elle a lieu, prend invinciblement la forme d’un dialogue. Elle pourrait assurément avoir plus de profondeur et de pathétique qu’elle n’en a dans la pièce de Villon ; mais elle nous intéresse dans ses vers comme elle nous intéresse chaque fois qu’elle est représentée avec vérité. Quant à la ballade adressée par le prisonnier à ses amis, c’est un petit chef-d’œuvre d’esprit et de grâce et en même temps un charmant tableau de la société joyeuse et frivole à laquelle le poète se souvenait d’avoir appartenu.

Le Testament, nous l’avons vu, fut écrit vers la fin de 1461, après un court séjour à Paris. Villon y enchâssa seize ballades, dont les unes avaient été composées antérieurement (nous les avons passées en revue), dont les autres paraissent bien avoir été faites exprès pour être insérées là. De ce nombre est la ballade donnée comme suite à celle des Dames du temps jadis et appelée improprement des Seigneurs du temps jadis, car tandis que la première cite surtout des femmes appartenant à des époques fabuleuses ou reculées, la seconde ne mentionne que des personnages morts tout récemment, comme le roi Charles VII. Non content de cette première variation du thème qui l’avait si bien inspiré, Villon en a composé une seconde, la ballade « en vieil langage françois ». Celle-ci est tout à fait médiocre, et n’intéresse que par le curieux essai, manqué d’ailleurs, de faire un pastiche de l’ancienne langue. Celle des Seigneurs est également insignifiante et n’ajoute aucune note personnelle au genre traditionnel de l’énumération. Comme il arrive souvent, Villon, en voulant pousser à bout une idée qui lui avait réussi, l’a épuisée sans rien en tirer de nouveau ; il a même fait quelque tort à la pièce primitive, dont cette double imitation met en relief le « procédé » banal. Heureusement la postérité l’a détachée de ses suites et répète encore la ballade des Dames en oubliant parfaitement les deux autres.

Plus agréable est la « double ballade » contre les « folles amours », composée certainement pour être insérée dans le Testament, puisqu’elle commence par les mots Pour ce, qui se rapportent au vers précédent. C’est encore une énumération, à la mode du moyen âge, de tous les grands personnages qui ont été victimes de l’amour ; mais au lieu qu’elle soit solennelle et pédante elle est pleine de gaieté et d’humour, et on voit que le poète se moque lui-même de son sujet :

Folles amours font les gens bestes :
Salmon en idolatria ;
Samson en perdit ses lunettes :
Bien est heureux qui rien n’y a !


Et à la suite de toutes ces illustres victimes, Salomon, Samson, Orphée, « Sardana », David, Amnon, Hérode, le poète se fait apparaître lui-même et raconte sa piteuse aventure avec Catherine de Vausselles, aventure qu’il ne prend pas d’ailleurs au tragique. Toute la pièce est amusante et gaie.

Comme celle-ci, la ballade « à ceux de mauvaise vie » est rattachée par son début au vers précédent du texte et ne peut donc en être séparée. Nous en avons cité le refrain énergique :

Tout aux tavernes et aux filles,

et nous avons passé en revue la bande d’ « enfants perdus » que le poète fait défiler dans les deux premières strophes, sinistre dans la première, joyeuse dans la seconde. La troisième strophe est plus faible, et l’Envoi est tout à fait mal venu.

Les deux ballades qui terminent le Testament en font également partie intégrante. Dans la première, conçue sous forme énumérative, mais fort vivement exécutée, le poète, censé près de mourir, demande merci à tout le monde, sauf aux « traîtres chiens mâtins » qui l’ont tenu à Meun en si dure prison Dans la seconde, il invite à son enterrement et revient, mais avec une grâce extrême, à la convention poétique d’après laquelle il ne fut exilé que « par ses amours » ; mais, dans l’Envoi, le « martyr d’amour « conclut ses lamentations par une cabriole :

Prince gai comme esmerillon,
Savez que fist au départir ?
Un trait beut de vin morillon[14],
Quant de ce monde vout[15] partir.

La prestigieuse ballade en l’honneur de feu Jean Cotart n’est pas, comme les précédentes, matériellement rattachée au texte du poème, mais elle a été composée en même temps, puisque le « procureur en cour d’Eglise » de Villon ne mourut qu’en 1461. Jamais le peintre n’a su dessiner avec plus de netteté, n’a employé de plus chaudes couleurs que dans cette pièce, digne des Flamands les plus réjouis, où 1 on voit le vieil ivrogne frappant à la porte du paradis et comptant pour y être reçu sur l’appui des buveurs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Avec quelle émotion Villon les supplie de le laisser entrer, et avec quelle vivacité de souvenir il le représente tel qu’il l’a connu !

Comme homme beu, qui chancelle et trépigne,
L’ai veu souvent, quant il s’alloit couchier,
Et une fois il se fist une bigne,
Bien m’en souvient, a l’estal d’un bouchier…

Prince, il n’eust seu jusqu’à terre crachier :
Tousjours crioit : « Haro ! la gorge m’art ! »
Faites entrer, quant vous l’orrés huchier,
L’ame du bon feu maistre Jean Cotart !

Entre le Testament et le dernier procès, donc probablement en 1462, se placent, comme nous l’avons vu, les sept ballades[16] écrites par Villon dans le jargon de la Coquille. Si elles sont une preuve fâcheuse de sa récidive dans le mal, elles n’ajoutent rien à sa gloire poétique. Leur seule originalité est la langue dans laquelle elles sont écrites[17]. Bien que nous n’en comprenions pas tous les mots, nous voyons sans peine qu’elles n’ont aucune espèce de valeur. Il y donne aux voleurs qui « travaillent » à Paris et dans les environs des conseils pour réussir dans leurs entreprises et éviter la prison, le fouet ou la potence qui les attendent. Ces leçons — bien différentes de celles du Testament — eurent peut-être du succès parmi ceux auxquels elles étaient destinées, et c'est sans doute pour eux qu'on jugea bon de les imprimer vingt-cinq ans plus tard ; aujourd'hui elles ne sauraient intéresser que les philologues. On n'y trouve pas une image, pas un mouvement, pas une idée poétique : évidemment le travail matériel de choisir les mots et de les plier, pour la première fois, aux lois du vers a absorbé tout l'effort du rimeur, et il ne lui est pas resté de quoi insuffler à ces créations laborieuses la moindre parcelle de son âme ou de son talent.

Ce n'est pas que l'une eût perdu son ressort et l'autre sa souplesse. Les pièces qu'il écrivit plus tard, à l'occasion du procès où il fut condamné à mort, sont dignes de ses meilleurs morceaux d’autrefois, si elles ne les surpassent pas tous. La ballade des Pendus est avec celle des Dames du temps jadis ce qui reste et restera éternellement vivant de l'œuvre du poète parisien. L'homme et l'artiste nous y émeuvent également. Les sentiments d'humilité, de repentir, de résignation et d'espérance qui remplissent les deux premières strophes sont exprimés avec une simplicité et une intensité qu'on sent venir de l’âme. Et d'autre part la troisième strophe nous présente une peinture d'un réalisme puissant qui saisit les yeux, et qui en même temps fait passer un frisson dans le cœur, quand on pense que c'est sur la vision de son propre cadavre que le poète l'exerce avec cette sûreté de dessin et cette richesse de couleur. Il fait parler les squelettes suspendus à Montfaucon :

La pluie nous a bues[18] et lavés,
Et le soleil dessechiés et noircis ;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux caves
Et arrachié la barbe et les sourcis.
Jamais nul temps nous ne sommes assis[19]:
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie.
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre...

Un dilettante pourrait regretter que la sinistre vision n’ait pas été réalisée : si elle l’avait été, si le maigre corps du poète avait en effet brandillé au gibet de Montfaucon, si cette page était la dernière de son œuvre, on ne peut nier que cette œuvre en prendrait quelque chose de plus impressionnant et de plus tragique. Nous sommes loin, toutefois, d’être fâchés que Villon ait échappé à la potence, et nous prenons volontiers notre part de la gaieté triomphante de sa jolie ballade au guichetier Garnier : c’est une des mieux tournées et des plus vives qu’il ait écrites.

Nous n’en dirons pas autant de la dernière pièce de lui qui nous soit parvenue, de sa ballade au Parlement pour le remercier d’avoir accueilli son appel et demander un délai de trois jours avant de quitter Paris. Comme presque toujours quand il vise au style noble, il y est à la fois emphatique et vulgaire, et il tombe dans le burlesque sans le vouloir en invitant ses cinq sens à se joindre à sa langue, ses dents à « s’eslochier », son cœur à se percer d’une broche, son foie, son poumon et sa rate à faire chorus pour remercier la cour du Parlement,

Mere des bons, et seur des benois anges,

à laquelle ils doivent tous la vie. Cette pièce, qui clôt l’œuvre de Villon, nous montre, avec la ballade en l’honneur d’Ambroise de Loré, qui l’ouvre, et les poésies sur la naissance de Marie d’Orléans, qui en forment le milieu, ce qu’il aurait sans doute produit si, comme le souhaitait pour lui Marot, « il eût été nourri en la cour des rois et des princes, où les jugemens s’amendent et les langages se polissent ». Heureusement cette veine fâcheuse n’est chez lui que bien exceptionnelle, et elle ne se fait sentir nulle part dans ses deux œuvres les plus originales et en même temps les seules qui aient quelque étendue : les Lais et le Testament.

Le caractère commun de ces deux œuvres, c’est d’être de la poésie personnelle, et cela dans un double sens : d’une part le poète lui-même en est le sujet, s’y met en scène, y expose non pas seulement ses sentiments généraux et la forme propre de sa sensibilité, mais les conditions particulières et telle ou telle circonstance de sa vie ; d’autre part, il introduit dans ses vers une foule d’autres personnes avec qui il entretient des relations de tous genres, et leur adresse soit des marques de respect et d’amitié, soit, et le plus souvent, des traits plaisants et satiriques. À ce double caractère s’ajoute le cadre employé par le poète, qui consiste à se représenter comme prêt à quitter ce monde et faisant des legs à ceux qu’il y a connus.

Ce cadre ingénieux et souple est-il de l’invention de notre poète ? On peut rapprocher des Lais les Congés des poètes artésiens Jean Bodel, Baude Fastoul et surtout Adam de la Halle : en quittant Arras, — les deux premiers pour s’enfermer dans une léproserie, le troisième pour se rendre à Paris, — ils adressent à leurs concitoyens des adieux qui ont souvent un caractère satirique ; l’analogie est toutefois assez lointaine, et il n’est pas probable, en outre, que Villon ait connu ces poésies. Il connaissait le Testament de Jean de Meun, mais cette œuvre remarquable ne contient, avec des réflexions morales et pieuses, que des traits de satire générale, et n’a pu lui servir que très vaguement de modèle. Beaucoup plus voisin du genre de nos deux poèmes est le testament que le brave Jean Régnier avait composé en 1432. Ce Jean Régnier, bailli d’Auxerre pour le duc de Bourgogne, était tombé entre les mains d’ « écorcheurs « du parti français, qui l’avaient emprisonné à Beauvais et ne le relâchèrent qu’après dix-sept mois, quand il eut payé la première partie d’une forte rançon et laissé en otage du reste sa femme et son fils. Il charma ses loisirs forcés en composant une foule de poésies, médiocres de forme, mais amusantes, et très curieuses pour la connaissance des mœurs de cette époque troublée. Dans le nombre se trouve un testament, qu’il fit à un moment où il se demandait s’il sortirait vivant de sa geôle. On y trouve quelques traits qui rappellent celui de Villon, et notamment toute l’ordonnance de ses funérailles. Mais le testament de Régnier, quoique à moitié badin, a cependant un fond sérieux : le pauvre bailli plaisantait, mais de vraies larmes faisaient parfois trembler son rire. Puis il n’y a presque aucune chance pour que Villon ait connu le Livre de la prison de Régnier : c’était un recueil fait pour le poète lui-même et les siens, et qui ne dut pas sortir d’un cercle étroit ; on n’en possède aucun manuscrit, et c’est par un grand hasard, — hasard heureux, car c’est un « document humain » de premier ordre, — qu’il fut imprimé à Paris en 1526. D’ailleurs aucune des œuvres antérieures à Villon ne présente l’idée toute particulière des « legs », qui fait le fond des deux poèmes de Villon, et qui lui appartient bien. Elle n’a pris chez lui tout son développement que peu à peu, et c’est précisément ce qui montre qu’elle est bien à lui. Les Lais (legs), qu’il écrivit en 1456, n’en contiennent encore que le germe. Au moment de partir pour Angers — on sait ce qui l’y conduisait — il s’amusa à faire son testament, ce qu’on faisait souvent au moment d’entreprendre un long et périlleux voyage, dont on n’était pas sur de revenir :

Et puis que départir me faut
Et du retour ne suis certain…
Vivre aux humains est incertain,
Et après mort n’y a relais[20],
Je m’en vois en pais lointain,
Si establis ces presens lais.

Suivent des legs au nombre de trente-six : à maître Guillaume de Villon, à sa belle, qu’il ne nomme pas, à maître Ithier Marchant, à Saint-Amant, à Blaru, aux curés, à Robert Valée, à Jaquet Cardon, à « ce noble homme Régnier de Montigny », au seigneur de Grigny, à Moutonnier, à maître Jacques Raguier, à maître Jean Mautaint, à « son procureur » Fournier, à Jean Trouvé, au Chevalier du guet et aux piétons sous ses ordres, à Perrenet Marchant, à Jean le Loup et à Cholet, aux trois « pauvres orphelins » Colin Laurens, Girard Gossouin et Jean Marceau, aux deux « pauvres clercs » maître Guillaume Cotin et maître Thibaud de Vitry[21], aux « pigeons » pris en la trappe (enfermés au Châtelet), aux hôpitaux, aux vagabonds noctambules, à son barbier, à son savetier, à son fripier, aux Mendiants, aux Filles-Dieu et béguines, à Jean de la Garde, à un anonyme auquel il gardait rancune[22], à Mairebeuf, à Nicolas de Louviers.

Ces legs ont presque tous une forme éminemment facétieuse et fantaisiste ; il s’y cache déjà parfois une pensée plus profonde, mais ce qui y domine c’est la gaieté. Le premier est sérieux : en léguant à Guillaume de Villon sa renommée,

Qui en l’honneur de son nom bruit,

le poète veut lui prouver que les soins qu’il a donnés à l’écolier ne sont pas perdus, qu’il aura sa part dans la gloire déjà acquise au nom de Villon. Le second, adressé à sa maîtresse, est dans le goût conventionnel de la poésie d’amour imitée d’Alain Chartier ; mais il est gracieux : à celle, dit-il,

Qui si durement m’a chassé…
Je laisse mon cuer enchâssé,

Palle, piteux, mort et transi.
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci !

Les autres sont tous des plaisanteries, que l’on peut diviser en trois groupes. Beaucoup consistent à léguer telle ou telle enseigne de Paris, et l’humour résulte de l’appropriation de chaque legs à chaque légataire, appropriation qui naturellement nous échappe quelquefois : nous comprenons que le poète laisse au boucher Jean Trouve le Mouton, le Bœuf couronné et la Vache ; au Chevalier du guet le Heaume et aux archers qui font les rondes de nuit la Lanterne ; à l’épicier Jean de la Garde le Mortier d’or ; nous supposons que maître Pierre de Saint-Amant dut à son goût de l’équitation de recevoir à la fois le Cheval blanc, la Mule et Ane rayé, et que Guillaume Cotin et Thibaud de Vitry aimaient le jeu de boule, puisqu’ils héritent de la Crosse et en outre d’un « billard » (à peu près synonyme) ; et si maître Jacques Raguier reçoit non seulement « le trou de la Pomme de Pin  », mais encore l’abreuvoir Popin (ce n’est plus une enseigne), nous devinons que c’était un rude buveur, ce que nous confirme le Testament.

Ces facéties ont perdu de leur sel pour nous ; celles du second groupe sont plus neuves et nous amusent encore. Villon, qui s’est déjà arrogé le droit de distribuer à ses amis, comme étant son bien, les enseignes de sa bonne ville de Paris, répartit maintenant sa fortune personnelle, et il n’y regarde pas : à l’un il laisse cent francs « pris sur tous ses biens », mais, avec la prudence d’un homme pratique, il fait cette sage restriction :

Mais quoi ? je n’y comprens en riens
Ce que je pourrai acquérir !

Il se compromet moins encore en léguant « une poignée » de ses biens, qu’il prise à quatre blancs, et il ajoute avec un regard attendri pour les trois « petits enfants tout nus, pauvres orphelins dépourvus », auxquels il a fait ce don magnifique (on se rappelle que c’étaient de vieux usuriers) :

Ils mangeront maint bon morceau,
Les enfants, quant je serai vieux !

En attendant il « ordonne » qu’ils soient pourvus de tout.

Au moins pour passer cest hiver.


A ses deux autres « pauvres clercs » il assigne un cens « sur la maison de Guillot Gueuldry ». En maint endroit il parle en grand seigneur, en chevalier, laissant à l’un trois chiens, à l’autre six, à celui-ci son « branc » (qui, il est vrai, est en gage), à celui-là son haubert, ou bien ses gants et sa huque de soie[23] à d’autres ses bonnets, ses chausses, son diamant ; puis tout à coup le bohème reparaît quand il lègue à Robert Valée ses « braies », qui sont retenues pour un écot au cabaret des Trumelières, à son barbier les rognures de ses cheveux, à son savetier ses vieux souliers et à son fripier ses vieux habits « pour moins qu'ils ne coûtèrent neufs », aux prisonniers du Châtelet son miroir (celui sans doute dont il se servait en prison), aux hôpitaux ses « châssis tissus d'araignée ». Notons encore dans le même ordre d'idées le legs de trois bottes de paille à Perrenet Marchant pour lui permettre d'exercer le seul métier dont il puisse vivre, d’un tabart à Jean Le Loup et à Cholet (nous avons vu pour quoi faire), d'une écaille d'œuf « pleine de francs et d'écus vieux », à Mairebeuf et à Nicolas de Louviers, et à Pierre de Rousseville aussi des écus, mais « tels que les donne le Prince (des Sots) », c'est-à-dire des jetons sans valeur.

Ses autres legs sont, si on peut dire, d'ordre moral. Pour « forclore d'adversité » les deux vieux chanoines qu'il traite de pauvres clercs parisiens, il leur laisse la « nomination » qu’il a de l'Université ; aux subordonnés de Robert d'Estouteville le « gré » de ce seigneur ; aux « pigeons pris à la trappe » du Châtelet les bonnes grâces de la geôlière : c'est peut-être ce qu'il y avait de plus réel dans toutes ses possessions. À Robert Valée, avec d'autres objets précieux, il lègue l’Art de mémoire, à recouvrer sur « Maupensé ». Pour faire plaisir aux curés, il leur lègue une bulle papale qui leur permet de se défendre contre les empiétements des Mendiants ; à ceux-ci, ainsi qu'aux Filles-Dieu et aux béguines, il laisse

Savoureux morceaux et frians,
Flaons, chapons et grasses gelines.

Et puis preschier les Quinze Signes[24]
Et abatre pain a deux mains…

En revanche, aux « ribauds » qui couchent sous les étaux, et à chacun desquels il a déjà laissé un horion sur l’œil, il assigne une destinée bien diverse et dont il fait un tableau à sa manière :

Trembler a chiere renfrongniee,
Megres, velus et morfondus,
Chausses courtes, robe rongniee,
Gelés, murtris et enfondus[25].

Aux burlesques inventions des legs se mêlent déjà çà et là quelques-uns de ces traits d’observation qui devaient se multiplier quand le poète eut mûri son talent et assuré sa main ; telle ou telle silhouette se dégage déjà avec une frappante et comique netteté : ainsi celle de Robert Valée, ce pauvre clergot au Parlement, qui ressemble à un « poupard », que le Saint Esprit conseille, « bien qu’il soit insensé », et auquel le poète laisse ses braies « pour coiffer plus décemment sa bonne amie », et, en outre, de quoi acheter « une fenêtre », c’est-à-dire une boutique de changeur ou d’écrivain près Saint-Jacques ; — ou celle de ces

Deux povres clercs, parlant latin,
Paisibles enfans, sans estri[26],
Humbles, bien chantans au letri[27],

qui ne ressemblait en rien à la figure réelle de ces deux chanoines aussi opulents que vieux.

J'ai parlé plus haut (p. 54) de ce qui dans le poème est étranger aux legs eux-mêmes; ceux-ci en forment le noyau et en occupent plus des deux tiers. Ils en firent aussi le succès. Qu’on juge des rires que durent soulever ces huitains empreints d’une gaieté folle, où la fantaisie la plus libre se jouait, sans grande méchanceté, aux dépens de gens des conditions les plus diverses, mais se connaissant et habitués à se rencontrer ! Le malicieux écolier avait disparu après avoir allumé la mèche de son feu d'artifice ; mais son œuvre passa vite de mains en mains. Il l’avait intitulée les Lais de maistre François Villon ; mais en somme c'était bien un testament, qui commençait par : « Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », et n'était inachevé, d'après le poète, que par suite d’un accident. Aussi fut-ce sous ce nom de Testament que le poème circula et fut généralement désigné. Villon le dit dans le Testament :

Si me souvient bien, Dieu mercis, Que je fis, a mon parlement, Certains lais, l'an cinquante six. Qu'aucuns, sans mon consentement, Voulurent nommer Testament : Leur plaisir fut, et non le mien.

Ce fut sans doute cette désignation même qui l'engagea à reprendre l'idée seulement esquissée dans son premier poème et à lui donner cette fois un développement complet. Il se représente dans son lit, près de la mort, avec son clerc « Fremin l'étourdi », qui l’entend « s’il ne dort », et auquel il dicte ses dernières dispositions. Il commence encore par une invocation solennelle de la Trinité ; puis, à l’exemple des testaments de ce temps, il laisse son âme à Dieu en la recommandant à la Vierge, son corps « à notre grande mère la terre », nomme en tête de ses légataires, comme la première fois, maître Guillaume de Villon, puis sa « pauvre mère » et sa « chère Rose », qu’il traite bien moins galamment qu’il n’avait fait dans les Lais, et en l’honneur de laquelle il insère néanmoins la médiocre ballade dont il a été parlé plus haut. Vient ensuite le long défilé des legs, terminé cette fois, comme l’était alors le testament de tout personnage de marque, par l’institution d’exécuteurs testamentaires et par l’ordonnance des funérailles. Pour la répartition des pouvoirs entre les divers exécuteurs de ses volontés, il prend les précautions les plus minutieuses : Jean de Calais, « honorable homme », — qui d’ailleurs ne l’a jamais vu et ne connaît pas son nom, — sera chargé d’ôter toutes les difficultés qu’on pourrait trouver dans le testament.

De le gloser et commenter,
De le deffinir et descrire,
Diminuer ou augmenter,
De le canceller et prescrire…

Et s’aucuns, dont n’ay cognoissance,
Estoit allé de mort a vie[28],
Je vueil et lui donne puissance…
Que ceste aumosne ailleurs transporte
Sans se l’appliquer par envie :
A son aine je m’en rapporte.

Mais cela ne lui suffit pas. Il désigne en outre trois exécuteurs, hommes de haut rang, auxquels on peut se fier, Martin Bellefaye, sire Colombel et Michel Jouvenel :

Mais, au cas qu’ilz s’en excusassent,
En redoutant les premiers frais,
Ou totalement récusassent.
Ceux qui s’ensuivent ci après
Institue, gens de bien très :
Phelip Brunel, noble escuyer.
Et l’autre, son voisin d’emprès.
Si est maistre Jacques Raguier ;

Et l’autre, maistre Jaques James :
Trois hommes de bien et d’honneur,
Desirans de sauver leurs âmes,
Et doutans[29] Dieu nostre seigneur.
Plus tost y mettroient du leur
Que ceste ordonnance ne baillent[30].
Point n’auront de contrerolleur[31] ;
A leur seul bon plaisir en taillent !

Ce qui concerne les funérailles n’est pas moins bien réglé : Guillaume du Ru est chargé du luminaire ; les exécuteurs décideront qui portera les coins du suaire ; on sonnera le gros beffroi, et les deux sonneurs auront en salaire quatre miches, ou, s’ils trouvent que c’est trop peu, six, « plus que les plus riches ne donnent », seulement « elles seront de saint Etienne[32] ». Quant à la sépulture, le poète l’ordonne à Sainte-Avoie, et non ailleurs : c’était, on Va vu, la seule église de Paris où on ne pût être enterré, puisqu’elle était au premier étage ; aussi ne veut-il pas de tombeau.

Car il greveroit, le planchier.


Mais du moins que sur la dalle qui le couvrira on trace son portrait à l’encre, et qu’autour on écrive l’épitaphe de ce

….. povre petit escolier
Qui fut nommé François Villon.


Le cadre est complet, et la grâce mélancolique s’y mêle à une bouffonne gravité.

Quant aux legs, beaucoup plus nombreux que ceux du premier poème, ils ont, du moins en grande partie, un caractère un peu différent. Les facéties d’écolier sur les enseignes ont à peu près disparu : on ne retrouve plus que le Barillet et le Grand Godet de Grève, dont l’appropriation se comprend sans peine[33]. Le poète continue à faire parade de sa prétendue richesse : il lègue à Guillaume de Villon sa « librairie » ; à d’autres un jardin qu’il assure posséder, mais où il entend «pion cueille assez d’osier pour fustiger Noël Jolis ; quatre poignées dans sa bourse, puis des objets de moindre valeur : une jatte de son buffet, la moitié de son long tabart, ses grandes lunettes, son fameux branc, qu'il transfère d’Ithier Marchant à son avocat maître Guillaume Charruau ; une oie, dont il donne la chair aux frères Mendiants et les os aux pauvres malades des hôpitaux, et jusqu'à l'envers de ses poches, si souvent vainement retournées ; puis des valeurs morales, comme un trimestre de l'indulgence qu'il prétend avoir rapportée de Rome, sa « chapelle à simple tonsure[34] », et le droit qu'il a, comme « enfant né de Paris », d'être nommé échevin : c'était un beau dédommagement qu'il octroyait là à Robin Turgis pour le vin qu'il avait bu chez lui ; aussi n'hésitait-il pas à compter désormais sur son crédit auprès du maître de la Pomme de Pin et à commander chez lui, « à ses risques et périls », quatorze muids de vin d'Aunis pour Denis Hesselin. Il lui arrive d'ailleurs d'oublier qu'il fait un testament : comme le change des monnaies, constante difficulté des transactions d'alors, — était une préoccupation sérieuse pour les possesseurs de grandes fortunes, il se décharge du sien sur un autre, ce qui n'est pas l'acte d'un moribond :

Item, vueil que le jeune Merle
Désormais gouverne mon change,
Car de changier envis[35]
 me mesle.

Mais le plus souvent il ne spécifie pas que les legs qu'il fait doivent être « pris sur ses biens », et il se contente d'assigner à ses légataires des objets quelconques, choisis évidemment pour s'adapter le mieux possible, — ou, au contraire, le plus mal possible, — au caractère ou à la condition de chacun. Il lègue ainsi à Jean le Loup — déjà signalé dans le premier poème comme volant les canards dans les fossés de la ville — un chien pour prendre ces volailles et un long manteau pour les cacher ; — cent clous de gingembre à « l'orfèvre du Bois », pour un usage qui prouve qu'à côté de son honnête métier il en pratiquait un autre moins avouable ; et, plus innocemment, un panier de girofle à trois suppôts du prévôt de Paris ; — une épée au querelleur Cholet, une salade et deux guisarmes au frère Bande, non moins batailleur, tout carme qu'il fut, et à François de la Vacquerie un « haut gorgerin d'Ecossais », qui devait lui rappeler un incident ridicule de sa vie ; — à Mairebeuf et à Nicolas de Louviers des éperviers pour prendre des pluviers et des perdrix… chez la rôtisseuse ; — deux bassins et un coquemart au barbier de Bourg-la-Reine qui l'avait jadis si bien apastelé ; — à deux des « onze vingts sergents à pied » une banderole pour orner leurs chapeaux de feutre ; — une talemouse (tartelette) quotidienne à Jean Raguier ; — cent sous, qui leur tomberont du ciel comme la manne, et des guêtres de basane, à deux respectables bourgeois de Paris ; — un glaçon, qui lui tiendra chaud pendant l'hiver et lui assurera la fraîcheur pour tout l'été, à son barbier Colin Galerne ; — au scelleur de l'évêché, un sceau neuf, et aux auditeurs, des chaises percées ; — six hures de loup au capitaine Riou et à ses archers, et enfin, — le plus gracieux de ces legs fantaisistes, — aux « malades d’amour » (qui ont déjà pour se réconforter le lai d’Alain Chartier),

A leurs chevez, de pleurs et larmes
Trestout fin plein un benoistier,
Et un petit brin d’esglantier
Qui soit tout vert, pour goupillon,
Pourveu qu’ils diront un psautier
Pour l’ame du povre Villon.

Il se rappelle les « trois pauvres orphelins » dont il avait assuré le sort dans son premier testament, et, ayant appris qu’ils avaient, en grandissant, montré de grandes dispositions, il leur laisse — avec quelque monnaie pour acheter des gâteaux.

Car jeunesse est un peu friande,

— tout un programme d’études rempli d’allusions satiriques à la profession qu’exerçaient réellement ces usuriers endurcis ; — il pense aussi aux deux « clergeons » auxquels il avait abandonné sa nomination universitaire et assigné une rente : il leur promet de leur faire avoir des bourses au collège des « Dix-huit clercs[36] » et d’en écrire au collateur[37], puis il ajoute, pour écarter d’eux et de lui un soupçon qui serait injurieux pour leurs mères (n’oublions pas qu’ils avaient quatre-vingts ans) :

Aucunes gens ont grans merveilles
Que tant m’encline envers ces deux ;
Mais, foi que doi festes et veilles,
Onques ne vi les mères d’eux.

Une autre série de legs, dans laquelle le poète prétend moins encore disposer de choses qui lui appartiennent réellement, porte non sur des objets précis, mais sur des occupations, des fonctions ou des privilèges. Il octroie ainsi au bâtard de la Barre de nouvelles armoiries : trois dés plombés ou un joli jeu de cartes, et, s’il ne se conduit pas congrûment en société, la fièvre quartaine ; — aux Mendiants et aux béguines de Paris et d’Orléans il assigne de bonnes grasses soupes et des flans.

Et puis après, sous les courtines,
Parler de contemplacion ;


et il ajoute :

Si ne suis je pas[38] qui leur donne,
Mais de tous enfans sont[39] les meres,
Et Dieu, qui ainsi les guerdonne[40],
Pour qui souffrent peines ameres.
Il faut qu’ils vivent, les beaux peres,
Et mesmement ceux de Paris :
S’ilz font plaisir a nos commères,
Ilz aiment ainsi les maris.

A Mademoiselle des Bruyères, — avec laquelle il avait sans doute eu maille à partir dans l’affaire du « Pet au Diable », — et à ses « bachelières » il permet, « parce qu’elle sait bien sa Bible », de prêcher, suivant leur usage probablement, les filles un peu folles qu’elles essayaient de ramener au bien, comme des « salutistes » anticipées ; — en revanche il autorise Marion l’Idole et la grande Jeanne de Bretagne à tenir école publique de ce commerce qui se pratique en tous les lieux du monde, sinon, ajoute-t-il avec un soupir, sous la grille de Meun ; — il autorise les valets et chambrières de bonne maison à faire ripaille la nuit quand leurs maîtres dorment ; — il trouverait bon que les pauvres filles honnêtes pussent profiter de « ce qui se perd » chez les Chartreux et les Célestins et dont ceux-ci ont trop ; — au « sénéchal », qui jadis paya ses dettes, il accorde de sa grâce le titre de maréchal « pour ferrer les oies et les canes » ; — à maître Lomer il fait le don d'être aimé des femmes, et gratuitement, mais de ne jamais pouvoir aimer lui-même, et à maître Jacques James celui de fiancer autant de femmes qu’il voudra, mais, malgré ses richesses, de n'arriver à en épouser aucune, allusion sans doute aux mésaventures successives du personnage dans ses velléités matrimoniales[41].

La nouveauté la plus frappante des legs du Testament, c'est que plusieurs consistent en pièces de vers insérées dans le poème. Il donne à sa mère la ballade à la Vierge, à « s'amie » une ballade d'amour, à « l’âme du bon feu Cotart » la fameuse ballade qui célèbre ses exploits bachiques, à Robert d’Estouteville la ballade sur son mariage, à André Gourault les Contredits de Franc Gontier, à la grosse Margot la ballade trop connue, aux enfants perdus — à la suite d'une « leçon » en huitains ordinaires — la ballade qui en est la conclusion. Il laisse encore une « bergeronnette » à Jaquet Cardon, à Ithier Marchant un « lai » sur la mort de sa bien-aimée[42].

D’autres pièces de rapport ont été insérées par Villon dans son Testament sans qu’il leur ait donné la forme de legs : les trois ballades sur les morts illustres, les Regrets de la belle heaumière avec la ballade qui les suit, la double ballade sur la folie de l’amour, la ballade des langues envieuses, la ballade du « bon bec » des Parisiennes, le rondeau qui termine l’épitaphe, enfin les deux ballades qui ferment le poème, celle où il « crie à toutes gens merci » et la ballade de conclusion.

Villon n’est pas l’inventeur de ce procédé. On le trouve déjà, nous l’avons vu, sans parler d’œuvres plus anciennes, dans le Voir dit de Machaut, dans divers poèmes de Froissart et surtout dans le Livre de la prison de Charles d’Orléans, dont il avait dû prendre connaissance pendant son séjour à Blois. Mais il en a très habilement tiré parti, soit pour faire entrer dans le souple cadre de son œuvre des pièces auxquelles il tenait, soit pour varier, par des ballades ou rondeaux composés expressément à cet effet, la forme qu’il avait adoptée. Le poème présente ainsi dans sa marche, qui risquerait d’être monotone, une série de haltes adroitement ménagées qui reposent le lecteur et qui n’en sont pas le moindre attrait.

Ce n’est pas seulement dans la forme que le Testament présente une heureuse diversité. Le ton en change à chaque instant, passant, avec l’imprévu qui caractérise tous les vrais humoristes, — et Villon est assurément l’un des premiers du genre, — du pathétique au bouffon, du sérieux au badin, du solennel au trivial. Dans la partie proprement testamentaire, que je viens de soumettre à une minutieuse analyse, le poète s’espace beaucoup plus librement que dans son premier ouvrage. J’ai cité quelques-uns des croquis, tracés avec la sûreté de plume d’un caricaturiste de génie, dont il sème l’énumération de ses libéralités posthumes ; en voici encore un tout à fait vivant, et d’autant plus gai que les « trois pauvres orphelins » que le poète y représente tels qu’il espère les voir après la bonne éducation qu’il demande pour eux étaient des hommes d’âge, et fort éloignés de l’innocence qu’il leur attribue :

Et vueil qu’ilz soient informés
En meurs, quoi que couste bature[43] ;
Chaperons auront enfourmés[44]
Et les pouces sous la ceinture ;
Humbles a toute créature,
Disans : « Hen ? quoi ? il n’en est rien. »
Si diront gens, pur aventure :
 « Veci enfans de lieu de bien ! »

Il serait impossible de relever ici tous les traits comiques dont il émaille son dispositif : allusions rapides, figurines esquissées dans une parenthèse, jeux de mots, plaisanteries parfois grivoises ; tout cela ne peut se goûter que dans le texte, et ne s’y goûte pas facilement, car le sens de ces facéties nous échappe souvent, sans compter que notre ignorance de la condition exacte de chacun des personnages auxquels elles s’appliquent nous empêche de les comprendre comme faisaient les contemporains. Déjà Marot était arrêté par cette difficulté : « Quant à l’industrie des legs qu’il fait en ses testaments, pour suffisamment la connaître et entendre il faudrait avoir été de son temps à Paris, et avoir connu les lieux, les choses et les hommes dont il parle. » Il s’est trompé en ajoutant : « La mémoire desquels tant plus se passera, tant moins se connaîtra icelle industrie de ses legs ». Quand Marot écrivait, soixante ans après le Testament, la mémoire des particularités visées par Villon était aussi complètement abolie qu’elle l’est de nos jours ; mais aujourd’hui, grâce aux sagaces et laborieuses fouilles pratiquées par nos érudits dans les archives, nous connaissons mieux que Marot « les lieux, les choses et les hommes » dont il est parlé dans les testaments de Villon. Il n’en est pas moins vrai que beaucoup d’allusions restent obscures ou ne se laissent deviner qu’au prix d’un effort qu’on ne peut demander au lecteur ordinaire.

Heureusement au milieu de ces personnalités le poêle a admis des digressions de tout genre. Celle qui concerne l’état où durent être, jusqu’à la venue du Christ, les justes de l’ancienne loi n’est intéressante que parce qu’elle nous atteste un certain goût pour les questions théologiques demeuré chez l’écolier débauché. Plus piquante est celle où il raille les religieux mendiants et leurs dévotes et se rétracte ensuite avec une feinte repentance :

L’homme bien fol est d’en mesdire ;
Car, soit a part ou a preschier
Ou ailleurs, il ne faut pas dire
Se gens sont pour eux revenchier[45].


Après la vive ballade sur le caquet des Parisiennes, il ajoute ce huitain si pittoresquement descriptif :

Regarde m’en deux, trois, assises
Sur le bas du pli de leurs robes,
En ces moustiers, en ces églises ;
Tire toi près, et si ne hobes[46] :
Tu trouveras la que Macrobes
Ne fist oncques tels jugemens ;
Entens ; quelque chose en desrobes :
Ce sont tresbeaux enseignemens !


Quel dommage qu’il ne nous ait pas communiqué quelqu’un des « beaux enseignements » qu’il avait ainsi « dérobés » !

La plus belle, comme la plus longue de ces digressions est celle qui concerne le charnier des Innocents. On y trouve réunis en un degré éminent tous les dons du poète, l’humour, l’émotion et le réalisme pittoresque. Il débute par un trait de la plus folle fantaisie. Il lègue ses grandes lunettes, à qui? aux Quinze-Vingts,

Qu’autant vaudroit nommer trois cens,


et pour quoi faire ?

Pour mettre a part, aux Innocens,
Les gens de bien des deshonnestes.

Mais tout à coup le ton change :

Ici n’i a ne jeu ne ris…

Le poète développe d’abord en quelques vers le thème, banal de son temps, comme on l’a vu, de l’égalité devant la mort ; mais le froid raisonnement fait bientôt place à l’imagination évocatrice, et il écrit les adniirabIes vers que l’on connaît :

Quant je considère ces testes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maistres des requestes
Ou tous de la Ciiambre aux deniers ;
Ou tous furent porlepaniers :
Autant puis l’un que l’autre dire,
Car d’evesques ou lanterniers
Je n’y cognois rien a redire.

Et icelles qui s’enclinoient
Unes contre autres en leurs vies,
Desquelles les unes regnoient,
Des autres craintes et servies,
La les voi toutes assouvies[47]
Ensemble en un tas pesle mesle…

Celui qui a eu cette vision et qui a su la faire surgir, si présente et si nette, devant nos yeux, n’eût-il écrit que ce morceau, mériterait le nom de poète. Mais à ce nom il a d’autres titres encore ; on l’a déjà vu, et on le verra dans ce qui nous reste à dire du Testament. J’en ai laissé de côté jusqu’ici la première partie, celle qui précède les legs. Elle contient, comme l’autre, des digressions pittoresques et morales. J’ai cité ce que le poète y dit des destinées diverses de ses anciens compagnons de plaisir. Un mot sur le triste sort d’un vieillard pauvre le conduit à parler des maux de la vieillesse en général et à intercaler les Regrets de la belle heaumière, dont la dernière strophe contient ce tableau achevé :

Ainsi le bon tems regretons
Entre nous, povres vieilles sotes,
Assises bas, a croupetons,
Tout en un tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost esteintes…

La leçon peu édifiante de la belle heaumière à ses « écolières » amène le poète à des réflexions sur « le grand danger où se met l’homme amoureux » et à une dissertation, assez froide, sur la valeur morale des femmes, que suit la gaie ballade sur l’amour, avec son refrain :

Bien est eureux qui rien n’y a !

Encore ici la pensée de la mort la admirablement inspiré. Avec cette vision nette et plastique dont il a le secret il représente sans pitié les affres de la mort, auxquelles nul n’échappe, et, en songeant qu’elles atteindront aussi ce « corps féminin » fait pour les caresses, ce « corps féminin » qu’il a tant aimé, il conclut sa peinture réaliste par un subit attendrissement, qui lui sert de transition pour la ballade des Dames du temps jadis:

Et meure Paris ou Helaine,
Quiconques meurt meurt a douleur
Telle que pert vent et alaine :
Son fiel se crevé sur son cuer,
Puis sue, Dieu scet quel sueur…

La mort le fait frémir, pallir,
Le nés courber, les veines tendre.
Le col enfler, la char mollir.
Jointes et ners cro’stre et estendre :
Corps femenin, qui tant es tendre,
Poli, souef, si précieux,
Te faudra il ces maux attendre ?
Oui, ou tout vif aller es cieux.

Mais l’élément le plus important, le plus caractéristique de cette partie du poème, c’est l’élément purement personnel. Dès le début, Villon se présente en pleine lumière, et avec quel relief, quelle énergie, et, si on peut le dire, quelle candeur effrontée !

En l’an trenliesme de mon nage,
Que toutes mes hontes j’eus beues,
Ne du tout fol, ne du tout sage,
Nonobstant maintes peines eues…

Déjà au début des Lais il s était ainsi avancé, pour ainsi dire, sur le devant de la scène, en se nommant :

Je, François Villon, escolier ;

et dans le cours du poème il avait librement parlé de lui, de ses amours, de sa pauvreté, de sa triste mine, de son voyage à Angers ; il s’était même amusé, — comme Musset le fit plus tard en l’imitant sans doute, — à nous entretenir d’un « chagrin domestique » : s’il n’a pas terminé l’œuvre commencée, c’est qu’il s’est assoupi ; enfin il se réveille :

Je cuidai finer mon propos ;
Mais mon encre trouvai gelé
Et mon cierge trouvai soufflé :
De feu je n’eusse peu finer[48] ;
Si m’endormis tout emmouflé.

Mais cette exhibition de lui-même n'est encore qu'extérieure, superficielle et plaisante. Dans le Testament, il se livre et se révèle corps et âme. Nous le voyons devant nous, vieux avant l'âge, « plus maigre que chimère », pauvre, famélique, renié par les siens, obligé de se cacher, inquiet de ce qui le menace encore. Il fait allusion à mainte aventure de sa vie, à sa naissance à Paris, à la pauvreté de sa famille, à son roman du Pet au Diable, à ses joyeux camarades d'autrefois, à ses larcins de canards dans les fossés de Paris, à ses repues franches de Bourg-la-Reine, à ses dettes payées par un ami, à son premier poème, au procès que lui fît Denise devant l'official pour l'avoir injuriée, à sa triste mésaventure avec Catherine de Vausselles, à l'affront que lui fit la femme de Saint-Amant, à un procès qu'il eut à Bourges, à ses amours avec Rose, avec Margot, avec la petite Macée d'Orléans, avec les deux « gentes » Poitevines ; il rappelle le temps de son exil, où, « cheminant sans croix ni pile », il ne trouva qu'une fois un peu de confort dans une « bonne ville ». J'ai renvoyé à la plupart de ces passages dans mon essai biographique, dont, avec les documents d'archives, ils ont fourni la matière. Mais tout curieux qu'ils soient, c'est ce que le poète nous montre de son cœur qui nous intéresse le plus. Il nous le dit dès le début : il n'est plus tout à fait fou, il n'est pas encore tout à fait sage, bien que la souffrance lait mûri, que l'épreuve, comme il dit, ait « aiguisé son esprit obtus et fixé ses sentiments instables mieux que ne l’eussent fait tous les commentaires d'Averroès sur Aristote ». Et il revient sans cesse à ses aveux sur le mauvais emploi de sa jeunesse ; il regrette le temps qui ne reviendra plus :

Je plains le tems de ma jeunesse,
Ouquel[49] j’ai plus qu’autre gallé[50]
Jusqu’à l’entrée de vieillesse,
Qui son parlement m’a celé…

Allé s’en est, et je demeure,
Povre de sens et de savoir,
Triste, failli, plus noir que meure,
Qui n’ai ne cens, rente, n’avoir…


Il regrette surtout d’avoir mal employé ce temps :

Hé ! Dieu, se j’eusse estudié
Ou tems de ma jeunesse folle,
Et a bonnes meurs dédié,
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi ! je fuioie l’escolle.
Comme fait le mauvais enfant !
En escrivant ceste parolle
A peu que le cuer ne me fent.

Et pourtant il se cherche des excuses : il assure qu’il n’a pas dépense d’argent en repas friands, — mais il passe sous silence les tavernes où il buvait, soit en payant, soit à crédit, de telle sorte qu’il déclare lui-même ailleurs que ses véritables héritiers, ceux par conséquent qui ont eu toute sa « chevance », sont trois taverniers. Il n’a pas, dit-il, vendu de biens par amour, et il avait de bonnes raisons pour cela ; mais il avoue qu’il a beaucoup aimé, et qu'il aimerait encore :

Mais triste corps, ventre affamé
Qui n’est rassasié au tiers
Moste des amoureux sentiers.

L’amour joue un grand rôle dans ses souvenirs et ses pensées : il en parle des façons les plus diverses, et toutes sont sincères et vraies. Il en voit tous les inconvénients, tous les dangers, tous les mécomptes, mais il en sent la force irrésistible ; c’est lui-même qu’il peint quand il dit :

Mais que ce jeune bacheler
Laissast ces jeunes bacheletes ?
Non ! et le deust on vif brusler
Comme un chevaucheur d’escouvetes[51].


Il dit tout le mal possible de l’amour dans la double ballade citée plus haut, il juge les femmes à peu près comme Jean de Meun, et il est même plus injurieux pour « sa chère Rose », car il la met au rang de ces femmes qu’on n’aime que « pour l’heure », qui n’aiment que pour l’argent

Et rient lorsque bourse pleure ;


il lui lance ce trait sanglant :

Item, m’amour, ma chiere Rose,
Ne lui laisse ne cuer ne foie ;
Elle ameroit mieux autre chose.
Combien qu’elle ait assez monnoie :
Et quoi ? une bourse de soie,
Pleine d’escus, parfonde et large ;
Mais pendu soit il, que je soie,
Qui lui laira escu ne targe[52] !


Et il déclare en termes cyniques qu’il ne la désire même plus et renonce volontiers à elle, au profit de galants qui sauront mieux la satisfaire.

Au milieu de tous ces blasphèmes contre l’amour, — qui ne sont jamais proférés que par ceux qui en sont les adorateurs, — se trouve le triste et doux souvenir d’un attachement d’un autre ordre que ceux qui ont pour lui un si âcre relent : s’il accuse, cette fois, celle qu’il a aimée, c’est pour lui avoir laissé concevoir une espérance qu’elle n’avait pas l’intention d’accomplir. J’ai cité ce morceau en écrivant la vie du poète : il est simple et touchant, et on regrette qu’il l’ait gâté en poussant à l’excès (à la façon de Rabelais) l’énumération, sous forme de métaphores triviales, des illusions que lui faisait concevoir sa maîtresse. Néanmoins il y a là un sentiment sérieux, car il s’agit certainement du même amour que dans le premier poème, et on est surpris de voir l’impression en persister aussi longtemps, et aussi vive, dans le cœur mobile de notre poète.

Tous ces souvenirs le décident à une déclaration de guerre en forme contre l’amour, qu’il renie et délie :

Ma vielle ai mis sous le banc[53] ;
Amans je ne suivrai jamais :
Se jadis je fus de leur ranc,
Je déclare que n’en suis mais.

Car j’ai mis le plumait au vent :
Or le suive qui a entente

Mais il oublie cette bravade par la suite. Dans l’épitaphe qu’il se compose, il prie les amants de dire un « verset » pour l’âme de celui

Qu’Amour occist de son raillon[54],

et dans la « ballade de conclusion », qui est une autre épitaphe, il nous jure — à la vérité sur une singulière relique — qu’il est mort martyr d’amour, que son exil est dû à la haine de celle qu’il aime, et que,

….. en mourant, malement
L’espoignoit[55] d’Amour l’esguillon.

Evidemment dans tout cela il y a de la « littérature », et beaucoup : c’était alors, — c’est peut-être encore, sous une autre forme, — inévitable en ce sujet ; mais il y a aussi une part de vérité : le poète avoue l’attrait qui l’entraîne vers les femmes, le mépris que lui ont inspiré pour elles les expériences qu’il a faites, et nous laisse voir cependant qu’il a éprouvé au moins une fois en sa vie un sentiment autre que ceux que méritaient et Margot et Macée et même sa « chère Rose ».

Revenons à l’état plus général de l’âme du poète, tel qu’il nous le fait connaître. Il regrette ses péchés et il avoue ses méfaits, tout en les excusant sur sa pauvreté. Il espère encore arriver à maturité et rappelle que Dieu veut la conversion et non la mort du pécheur. Mais son idéal est toujours de « vivre à son aise », et on ne trouve plus dans le Testament ce ferme propos de s’amender et de devenir « un homme de valeur » qui se manifestait dans le « débat » de la prison de Meun. Il vit dans l’espoir vague de rencontrer, comme le pirate dont il raconte l’histoire, un Alexandre qui le mette pour toujours à l’abri du besoin, et alors, oh ! alors, il se jugerait lui-même digne de mort s’il faisait le mal….. Ce sont là des rêves dangereux, et on prévoit que, n’ayant pas trouvé d’Alexandre, et n’étant pas résolu à s’en passer, il recommencera sa vie d’autrefois en se donnant la banale excuse :

Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.

Mais si nous ne trouvons pas dans le Testament la preuve d’un amendement véritable, nous y trouvons la marque de bonnes dispositions passagères, et, au milieu de tant de souillures, cette enfantine piété, surtout pour Notre-Dame, que lui avait enseignée sa mère et qu’il retrouvait en ses plus mauvais jours :

Autre chastel n’ay, ne fortresse,
Ou me retraye[56] corps et ame
Quant sur moi court male destresse.

Ainsi le poète se montre à nous tout entier, dans sa personne physique, dans l’inquiétude et la pauvreté de sa vie, dans la naïveté de ses convoitises, dans l’amertume de ses regrets, dans l’inconséquence de ses velléités, dans toute la faiblesse et tout le trouble de son âme. Il est parfois cynique, il est toujours sincère, et comme, après tout, bien qu’avec d’innombrables degrés dans la chute, d’innombrables nuances dans la tentation, ce qui se passe dans son cœur, ce qui se débat entre sa faiblesse et sa volonté, entre sa conscience et sa passion, entre sa raison et son instinct, se passe et se débat dans tous les cœurs humains, ce drame intime, qui nous a rarement été révélé avec autant de franchise et de netteté, nous touche et nous passionne.

La poésie personnelle, quoi qu’on en ait dit, aura toujours une valeur et un attrait sans pareils : une valeur de document, un attrait de sympathie. Un poète moderne, qui, d’une qualité d’âme bien différente de relie de Villon, a cependant, comme lui, éprouvé l'irrésistible besoin de nous initier à ses « combats intimes », nous l'a dit admirablement, en parlant des amitiés lointaines que valent aux poètes leurs révélations sur leurs propres souffrances, et qui leur apportent une joie pure :

Et nous la méritons, cette ivresse suprême ;
Car si l'humanité tolère encor nos chants,
C'est que notre élégie est son propre poème.
Et que seuls nous savons, sur des rythmes touchants,
En lui parlant de nous, lui parler d'elle-même.

Cette poésie personnelle, l'antiquité l'avait connue, au moins l’antiquité romaine, car les Grecs n'ont guère confié à la Muse que des sentiments généraux, si on en excepte l'amour, qui lui-même est, au fond, le moins personnel des sentiments, et dont l'expression par un amoureux convient à tous les amoureux. La « satire » romaine contient une très large part d'autobiographie : Lucilius, nous dit Horace, avait exposé en ses vers toute sa vie « comme dans un de ces tableaux que colportent les naufragés » ; Catulle nous initie à mille incidents de son existence privée, et met à nu devant nous les contradictions de son cœur ; Tibulle et, à un moindre degré. Properce nous révèlent souvent leur vie et leur âme ; Horace lui-même nous livre à chaque instant des fragments d’une confession générale, si on peut appeler ainsi des aveux où il entre si peu de repentir ; puis ce trait éminemment romain disparaît dans l’art conventionnel et dans limitation de la poésie alexandrine. Le christianisme, qui approfondit l’analyse des âmes, aurait dû développer ce genre, mais il n’a pas, dans la période antique, produit de poésie adéquate à sa valeur morale, et c’est en prose qu’il a inspiré, dans les Confessions de saint Augustin, l’un des plus saisissants examens de conscience que l’humanité ait produits.

Ce n’est en général que lentement que la poésie personnelle arrive à se faire jour : le moyen âge l’a peu connue, au moins en France, car Dante a rempli de sa puissante personnalité toutes ses œuvres, même les plus objectives en apparence. Chez nous la poésie lyrique, organe naturel de l’expansion de l’âme du poète en dehors de lui, a presque exclusivement servi de véhicule à des sentiments de pure convention, dont on apprenait la combinaison et l’expression comme on apprenait les règles de la construction des strophes et de leur mise en musique. Çà et là cependant nous trouvons quelques notes qui annoncent de loin Villon. Colin Muset nous fait connaître ses goûts de gentil bien-être et quelques épisodes de son existence vagabonde. Rustebeuf étale sous nos yeux, — mais peut-être avec l’exagération professionnelle, — sa vie précaire de jongleur et les petites misères de son ménage. Plus tard, Eustache Deschamps, dans beaucoup de ses innombrables ballades, se met lui-même en scène pour nous confier ses ennuis domestiques, ses mésaventures de cour, ses impressions de voyage, et nous parle librement de son physique, de sa santé, surtout de ses besoins d'argent. Christine de Pisan a laissé s'échapper dans ses gracieuses poésies, — dont la plupart ont sans doute, malheureusement, été composées au nom d'autres personnes, — plus d'un soupir sur son triste veuvage. Dans le monde factice qu'anime l'ingéniosité de Charles d'Orléans passe aussi un souffle de la vie réelle de l'auteur, vie qui eût été si vraiment poétique s'il avait su l'exprimer et d'abord, on peut le dire, la comprendre. Mais aucun poète ne s'était encore avisé de se prendre lui-même pour le sujet central de son œuvre, celui vers lequel tout converge, et c'est ce qu'a fait l'auteur du Testament, car toutes les marionnettes dont il tient les fils dansent leur ronde autour de lui et sont en rapport intime avec celui qui les fait mouvoir.

De cette poésie qu'il avait inaugurée il est resté longtemps le seul représentant. Les poètes du xVIe siècle étaient trop occupés à copier les modèles grecs, latins et italiens pour avoir le loisir de regarder en eux-mêmes : seul Du Bellay a mis un peu de son âme dans deux ou trois sonnets, qui par là même se détachent du reste de son œuvre. Régnier parle de lui-même avec une franchise qui rappelle celle de Villon, et qui par endroits est aussi pathétique ou aussi cynique, mais Régnier est en tout un isolé. Au xVIIe siècle, attaché avant tout à l'expression noble, élégante et juste d'idées générales, il n'y a que La Fontaine qui laisse çà et là percer quelque trait naïf ou charmant sur sa façon de comprendre et de goûter la vie, sur son âme indolente, voluptueuse et tendre. Il faut franchir tout le xVIIIe siècle — purement intellectuel — pour retrouver dans André Chénier, élève des élégiaques latins, mais les dépassant en profondeur, la sincérité des cris sortis du cœur et l’expression passionnée des ivresses et des dégoûts de la vie. Cependant la poésie personnelle avait jailli en Allemagne dans les Lieder de Goethe et devait arriver à une rare perfection dans ceux de Heine. Les poètes anglais en faisaient un instrument d’analyse minutieuse avec Wordsworth ou, avec Byron, une orgueilleuse provocation. En France elle s’éveillait avec Lamartine, bien que ce noble poète n’ait livré à sa lyre que la partie la plus vague, la plus généralement humaine, de ses sentiments. Alfred de Vigny, dès son début et jusqu’à la fin, a fait retentir sur la sienne la plainte altière de, son âme orgueilleuse et solitaire. Quant à Victor Hugo, sous forme d’épanchements personnels, il a développé des thèmes plutôt qu’il n’a exprimé des émotions, sauf dans la partie de son œuvre consacrée à la plus grande douleur de sa vie. Alfred de Musset, qui se piquait d’avoir « un cœur humain à lui », différent de celui des autres, a été dans la première moitié du siècle le vrai représentant de la poésie personnelle, et lui a donné un charme à la fois exquis et troublant. Puis sont venus trois poètes bien différents, mais qui tous trois ont cherché leur inspiration dans leur être intime et dans les luttes que s’y livrent des sentiments contradictoires, Baudelaire, Sully Prudhomme et Verlaine. Le dernier seul est de la vraie lignée de Villon, et je reparlerai de lui en étudiant l’influence de celui-ci ; mais tous trois ont en commun avec l’auteur du Testament d’avoir, si l'on ose dire ainsi, fait leur lyre de leur propre cœur. Le premier vivait cependant à l'époque où Gautier et Leconte de Lisle enseignaient à la poésie l'impassibilité ; le second avait appartenu à ce groupe des Parnassiens qui, sous l'inspiration de ces maîtres, regardait la poésie comme l'expression aussi parfaite que possible des choses éternelles et déclarait indignes d'elle les petites aventures de la vie réelle de chacun ; le troisième a été le précurseur de celle école qui, en n'exprimant les sentiments que par des symboles, leur enlève par cela même toute individualité. Mais la nature chez eux a été plus forte que l'enseignement ou le milieu :

Puisque c'est ton métier, misérable poète,


dit Musset avec un juste sentiment du destin invincible auquel obéissent les poètes ainsi doués,

Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une place publique, et que, joie ou douleur.
Tout demande sans cesse à sortir de ton cœur…


Eh bien ! ce besoin, qui pousse, comme Musset l'a dit ailleurs si magnifiquement, le poète à offrir son cœur en pâture aux autres hommes, Villon est le premier qui l’ait ressenti, et c'est par là que son œuvre est surtout originale et qu’il mérite le nom de premier des poètes modernes.

Il mérite celui de poète et même, çà et là, de grand poète, par des qualités variées. La plus saillante, celle qui le caractérise peut-être le plus, est la facilité avec laquelle il passe d'un ton à l'autre, entremêlant sans cesse le plaisant au sérieux, allant du rire aux larmes avec une brusquerie apparente qui sans doute est chez lui surtout instinctive, mais qu'il a certainement dirigée avec intention pour produire un effet artistique, comme l'a fait, seul après lui avec autant de maestria, un poète qui, supérieur assurément, lui ressemble en plus d'un point, Henri Heine. Ce mélange fait parfois, chez l'un comme chez l'autre, l'effet d'une dissonance aiguë, quand, par exemple, une rêverie mélancolique se termine par un sarcasme ou qu'une facétie burlesque sert d'introduction à l'effusion la plus émue. Mais cette dissonance est un effet voulu, qui, en secouant les nerfs du lecteur, accroît et rend plus vibrante l'impression qu'il s'agit de leur communiquer. On a dit avec raison, je l'ai déjà remarqué, que « je ris en pleurs » est la vraie devise de notre poète.

Il a ensuite le don d'observer la réalité extérieure et d'en rendre surtout l'aspect pittoresque ou comique. Pour ne rappeler que les exemples cités plus haut, il a vu en poète et il a su peindre en artiste les vieilles accroupies autour de leur petit feu de chènevottes, et les femmes assises dans l'église sur le repli de leurs robes, et les écoliers modèles tenant leurs pouces dans leurs ceintures, et le bon Jean Cotart allant se coucher en trébuchant, et les crânes entassés dans les charniers des Innocents, et les squelettes des pendus balancés par le vent aux poutres de Montfaucon.

Avec ce don d'observateur et de peintre, il a de la gaîté et de l'esprit. Même quand on ne saisit pas exactement le sens de ses plaisanteries, on en rit involontairement, tant il est visible qu'il s'en amuse, tant on devine l’effet qu’elles devaient produire sur ceux qui les entendaient pleinement, tant l’agencement même des mots, souvent imprévus, est plein d’enjouement communicatif. Lisez par exemple ce huitain, où il ridiculise un personnage dont nous savons seulement qu’il était sergent à verge au Châtelet ; nous entendons d’ici les risées des auditeurs familiers avec la victime et nous voyons le dépit de celle-ci :

Item, donne au Prince des Sots,
Pour un bon sot, Michaut du Four,
Qui à la fois[57] dit de bons mots
Et chante bien Ma douce amour.
Je lui donne, avec le bonjour ;
Brief, mais qu’il fust[58] un peu en point,
Il est un droit sot de séjour[59],
Et est plaisant… ou il n’est point.

Ses plaisanteries ne sont pas toujours délicates, ni fines, il tombe souvent, et sans le faire exprès, dans une basse trivialité, comme font d’ailleurs presque tout ses contemporains, et il abuse du jeu de mots, bien qu’il en tire parfois d’heureux effets[60]. Mais il a une verve jaillissante qui entraine et à laquelle on pardonne ses écarts. Sa langue est inégale : obscure, empêtrée et maladroite quand il veut l’élever au style noble, elle est souvent d’un tour vif et aisé, d’un jet dru, d’une précision merveilleuse. Le besoin de la rime, qui revient si rigoureusement dans ses huitains sur trois rimes et surtout dans ses ballades, le fait tomber dans des superfluités ou des impropriétés ; mais quand il est dans ses bons moments il choisit ses mots avec un rare bonheur et n’en admet ni d’inutiles ni de faibles. Sa syntaxe est trop souvent imparfaite et négligée : c’est son plus grand défaut d’écrivain et l’une des plus grandes causes de l’incertitude et de l’obscurité de son texte. On dirait qu’il a mis une sorte d’affectation d’insouciance à commencer l’un et l’autre de ses poèmes par une phrase (qu’il a laissée inachevée : Je, François Villon, escolier, n’est le sujet d’aucun verbe ; En l’an trenticsme de mon aage entame une phrase, qui est interrompue par une incise, Nonobstant maintes peines eucs, etc., et qui ne se termine pas. Cette maladresse à construire des propositions un peu longues ou une chaîne de propositions était commune alors et s’est prolongée fort tard. Régnier, en cela comme en d’autres choses, est fâcheusement l’émule de Villon : il est telle de ses satires qui, elle aussi, débute par un commencement de phrase resté suspendu en l’air. Il a fallu les soins attentifs et minutieux des puristes du xvii siècle pour astreindre les écrivains à mettre dans leur syntaxe l’ordre et la dépendance qui ont tant contribué à donner à l’élocution française cette clarté qui la distingue entre toutes.

La versification de Villon n’est pas ce qui contribue le moins à l’effet produit par sa poésie. Ses huitains alertes et bien troussés, coupés en général en deux moitiés distinctes que relie la rime commune à la première et à la seconde, se détachent avec un rythme et un relief saisissants. Pour la rime il se permet beaucoup de licences. Il fait rimer, à la parisienne, er avec ar, oi avec ai et avec è, etc. ; il supprime au besoin l’e atone qui suit une voyelle (Troies rimant avec trois) ; il associe quelquefois, ce qui est plus critiquable, une voyelle longue avec une brève, ostes avec sotes ; il se permet même souvent des demi-assonances, faisant rimer, sans tenir compte de la différence des consonnes internes, fuste avec fusse, rouges avec courges, enfle avec temple et même peuple avec seule et Grenoble avec Dole ; mais jamais il ne néglige l’identité parfaite des finales (qu’il obtient parfois, il est vrai, en ajoutant une s irrationnelle), et il recherche constamment la consonne d’appui, ce qui ajoute à ses vers beaucoup de charme et de pouvoir mnémonique, quand cette recherche y est conciliée avec le choix juste des mots et des tournures. Des strophes comme les deux que je cite au hasard, qui se gravent dans la mémoire dès qu’on les a lues, doivent une grande partie de leur valeur à l’emploi de rimes riches, portant sur des mots qui semblent nécessaires, et dont le choix satisfait l’esprit comme leur assemblage captive l’oreille :

Ou sont les gracieux gallans
Que je suivoie au tems jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en fais et en dis ?
Les aucuns sont mors et roidis,
D’eux n’est il plus rien maintenant :
Repos aient en paradis,
Et Dieu sauve le remenant[61] !

Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie ?
Toute beste garde sa pel :
Qui la destreint, efforce[62] ou lie,

S’elle peut, elle se deslie.
Quant donc, par plaisir volontaire,
Chantée me fut ceste omelie,
Estoit il lors tems de me taire ?


Cet attrait est surtout sensible dans les ballades, où les mêmes rimes reviennent à chaque strophe : quand le poète réussit, sans employer de chevilles, de termes impropres ou de constructions forcées, à rimer richement d’un bout de la pièce à l’autre, — et cela lui est arrivé plus d’une fois, — la ballade atteint la perfection des joyaux les plus finement ciselés, et le lecteur subit un charme des causes duquel, le plus souvent, il ne se rend pas compte, mais que le poète a certainement voulu mettre dans son œuvre.

Grâce à toutes ces qualités, la poésie de Villon exerce sur nous le même genre de fascination que la prose de Rabelais, dont je ne sais quel passionné disait qu’il n’avait pas besoin d’en comprendre le sens pour en jouir et s’en émerveiller. Leur phrase à tous deux est comme une formule magique, comme un sortilège où les mots doivent leur pouvoir, non pas tant à leur signification directe qu’à leur sonorité, à leur arrangement et à leur mystère même. Les sujets des poèmes de Villon ont perdu depuis des siècles tout ce qui en faisait l’intérêt momentané et sont devenus tellement lointains que souvent les recherches les plus sagaces n’ont pu lever qu’un bien petit coin du voile qui les couvre ; ils sont d’ailleurs si particuliers et souvent si déplaisants qu’ils ne peuvent exercer aucun attrait par eux-mêmes ; sa langue a vieilli au point d’être en certains endroits inintelligible même pour les érudits ; les formes de sa versification ont passé de mode ; tout le milieu moral et intellectuel dans lequel il se mouvait a été profondément transformé ; — et cependant, grâce à la force et à la vie qu’on sent qui animent cette poésie si éphémère en apparence, ses strophes, lues ou répétées, nous produisent encore cet effet indéfinissable, mais incontestable, qu’éprouvent par un instinct commun, dans lequel ils sont sûrs de s’entendre, tous ceux qui sont sensibles à la vraie poésie, cet effet que la vraie poésie produit seule, et qu’elle produit toujours. Parmi ceux qui subissent ce charme, il en est, en petit nombre, qui s’efforcent de le pénétrer, et ceux-là, plus ils poussent loin leur étude du texte qui les attire, plus ils découvrent à cette musique, captivante en elle-même, d’intentions accessoires, de résonnances profondes et d’harmoniques : c’est là le propre de toute poésie vraiment originale, et un des traits qui attirent éternellement autour de certaines œuvres, souvent fermées au vulgaire, les « amants des loisirs studieux ».

Telles sont les principales qualités de fond et de forme qui nous frappent dans la poésie de Villon. Mais celle qui les domine toutes, c’est la vérité de son inspiration, la sincérité de ses sentiments et la simplicité de l’expression qu’il leur a donnée. C’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous ses contemporains, notamment d’Alain Chartier, de Martin Le Franc et de Charles d’Orléans. Il a résolument rejeté la friperie du Roman de la Rose, dans laquelle ils sont encore enveloppés, et que ce dernier, si bien doué par la nature, n’a su que rajeunir eu y cousant ses paillettes. Il a donné à sa poésie un fond réel et une forme directe.

Ce n’est pas tout : au sentiment réaliste et à la puissance plastique que nous avons signalés se joignait chez lui un don tout personnel de fantaisie. Les idées les plus folles lui passaient par la tête, et il savait les arrêter au passage et les fixer par des mots précis. Il se qualifie lui-même, et à bon droit, de « fils de fée » : la plus fantasque des fées l’avait touché de sa baguette. Mais ce qui est remarquable, c’est que cette fantaisie s’épanouit sur le fond d’un très solide bon sens. À cette époque de convention, de pseudo-chevalerie, de galanterie quintessenciée, il n’émet que des idées saines, justes, bourgeoises même, comme dans les Contredits de Franc Gantier, où il rit au nez des faiseurs d’idylles sentimentales.

Cet esprit bourgeois se marque encore, et d’une manière fâcheuse, par l’absence totale, chez Villon, du sentiment de la nature, même conventionnel. On a remarqué que son œuvre poétique est peut-être la seule, même de son temps, où il n’y ait pas un coin de paysage, pas un brin de verdure, pas un chant d’oiseau : « Tous les oiseaux d’ici à Babylone » ne valent pas pour lui une bonne chambre bien nattée avec un repas succulent. Il a parcouru toute la France sans en rapporter une seule impression de campagne. C’est un poète de ville, plus encore : un poète de quartier. Il n’est vraiment chez lui que sur la montagne Sainte-Geneviève, entre le Palais, les collèges, le Châtelet, les tavernes, les rôtisseries, les tripots et les rues où Marion l’Idole et la grande Jeanne de Bretagne tiennent leur « publique école ». C’est pour le monde spécial qui fréquente ces lieux divers qu’il écrit, c’est par ce monde seul que, dans son temps, il pouvait être pleinement goûté. S’il n’avait pas eu les tragiques aventures qui interrompirent sa carrière normale, s’il s’était contenté d’être un écolier paresseux et un coureur de tavernes, il n’aurait peut-être fait que des poésies d’étudiant, comparables à celles que nous voyons éclore de nos jours dans les brasseries qui ont remplacé les anciens cabarets. La souffrance n’aiguisa pas seulement son esprit ; elle tira de son cœur des accents que nul n’avait fait entendre jusque-là. Fils du peuple, entré par l’instruction dans la classe lettrée, puis déclassé par ses vices, il dut à son humble origine de rester en communication constante avec les sources éternelles de toute vraie poésie. Mais sa poésie n’est pas une poésie vraiment populaire : farcie d’allusions érudites et même de latin, elle n’était dès qu’elle se produisit, intelligible qu’aux lettrés. Heureusement pour lui, il ne fraya que peu avec les grands et ne réussit pas à se faire de son art un instrument de fortune auprès d’eux. Il écrivit pour s’amuser, pour amuser ses pareils, et pour déverser la masse d’émotions, d’idées et d’observations qui lui emplissaient le cœur et la cervelle. Et il s’est trouvé par là même que, dans son œuvre pourtant bien brève, il a donné à son temps l’expression poétique la plus complète et la plus originale qui pût lui être donnée. La poésie du XVe siècle était condamnée à manquer d’inspiration épique, de grandeur morale et de vrai sentiment de la nature. Elle n’avait pas d’ailes à déployer ni de chants sublimes à faire entendre ; quand elle essayait de quitter le sol, elle s’enlevait lourdement et retombait vite ; elle ne pouvait que voleter près de terre et se perdait en gentils gazouillements ou en prétentieux ramages. Elle n’était faite ni pour les sommets, ni pour les libres plaines, ni pour les nobles avenues. C’est dans les rues étroites et bruyantes du quartier latin qu’elle a rencontré, grâce à la vie ardente et heurtée d’un « fruit sec » qui se trouvait avoir du génie et d’un « mauvais garçon » qui se trouvait avoir du cœur, le sujet et le représentant qui pouvaient la faire sortir de sa banalité emphatique ou maniérée et qui lui méritent, plus que tout le reste, l’attention de la postérité.

  1. On trouve déjà cette forme dans quelques œuvres très antérieures à Chartier, par exemple dans une jolie romance du xIIIe siècle sur un épisode du roman de Floire et Blanchefleur ; mais il semble bien qu'Alain l'ait inventée de nouveau (il y en a cependant quelques rares exemples à une époque un peu antérieure à la sienne).
  2. Par un raffinement postérieur, Coquillart et ses imitateurs donnèrent à chaque huitain pour première rime la dernière du huitain précédent, en sorte que tout le poème forme une chaîne ininterrompue.
  3. Martial d’Auvergne, le plus élégant des imitateurs d’Alain Chartier, n’a pas dû être connu de Villon. Il était un peu plus jeune que lui, étant né vers 1433, et n’a sans doute écrit ses poèmes galants et ses Arrêts d’amour qu’après 1460.
  4. Martin Le Franc connaît beaucoup mieux que Villon la poésie française antérieure et contemporaine ; mais c’était un homme d’une condition supérieure et qui fréquentait les cours.
  5. On a vu qu’il avait probablement lu à Blois le manuscrit contenant les œuvres de Charles d’Orléans ; mais il avait déjà développé sa manière propre, et celle de son illustre patron ne pouvait beaucoup agir sur lui.
  6. Malheureusement, — sauf un fragment du xIIIe siècle, — nous ne possédons aucune farce qu’on puisse faire remonter à une époque antérieure à 1460, en sorte que nous ne connaissons pas celles que Villon a pu entendre.
  7. . Les vers si énergiques où la belle heaumière rappelle son amour enragé pour le « garçon » qui la rudoyait et auquel elle sacrifiait tout ont leurs correspondants exacts dans le Roman de la Rose.
  8. . On a vu plus haut (p. 46) à quelle méprise est dû le nom d’Archipiada, sous lequel se cache Alcibiade. L’honneur de cette jolie trouvaille revient à M. Ernest Langlois, professeur à l’université de Lille.
  9. . « Prince, n’enquerez de semaine Ou elles sont ne de cest an » : ces deux premiers vers de l’Envoi sont bien fâcheux ; le vers sur Pierre Esbaillart, « Pour son amour eut cest essoine », est aussi du remplissage.
  10. . Voir Bijvanck, Un poète de la société de François Villon, p. 12.
  11. . C’est déjà — sans vouloir établir la moindre comparaison entre les deux poèmes — la « maison du berger » d’Alfred de Vigny.
  12. . On a souvent remarqué que Voltaire a traité à peu près le même thème dans le Mondain. Marot a imité la première strophe de cette ballade dans l’épigramme du Gros prieur.
  13. Cette pièce, où Fortune se justifie et gourmande Villon en lui alléguant tous les rois et empereurs qu’elle a précipités du faîte, rappelle un sonnet connu de Scarron.
  14. Vin fait avec du raisin [morillon) noir.
  15. Voulut.
  16. . Peut-être en a-t-il fait plus. Six ballades sont dans les anciens imprimé?, cinq autres dans un manuscrit, et c’est l’une de ces cinq qui porte en acrostiche le nom de Villon ; cependant il est probable que les quatre autres sont dues à des imitateurs.
  17. . Il faut toutefois noter qu’elles montrent une variété (la 3e) ou une irrégularité (la 1e) de rythme inconnues non seulement aux autres ballades de Villon, mais à toutes les ballades du temps.
  18. Lessivés.
  19. En repos.
  20. Après la mort il n’y a plus de remise.
  21. Cf. p. 36
  22. Il me paraît probable qu’il s’agit ici de ce Jean le Mardi qui accompagnait Philippe Sermoise dans l’échauffourée où ce dernier fut tué par Villon ; peut-être aussi est-ce le Noël Jolis auquel il ne témoigne pas moins d’hostilité dans le Testament.
  23. Il lègue encore bien d’autres choses à son ami Jaquet Cardon dans des vers où étincelle son humour :

    Le glan aussi d’une saussoie (plantation de saules)
    Et tous les jours une grasse oie.
    Et un chapon de haute graisse,
    Dix muis de vin blanc comme croie (craie),
    Et deux procès, que trop n’engraisse.

    Quelle sage précaution, après lui avoir fait une vie si plantureuse ! et quel expédient sûr pour combattre l’obésité !

  24. Les quinze signes qui, d’après une ancienne tradition, devaient précéder le Jugement dernier : sujet fréquent de prédications au moyen âge.
  25. Je n’ai pu faire entrer dans ma classification les trois coups d’étrivières qui sont légués à Moutonnier, ni le legs, au seigneur de Grigny, des châteaux de Bicêtre et de Nijon.
  26. Sans disposition aux querelles, pacifiques.
  27. Lutrin.
  28. Voir ci-dessus, p. 65, n. 3.
  29. Craignant.
  30. N’exécutent.
  31. On plaçait fréquemment à côté des exécuteurs, qui avaient les plus larges pouvoirs, un contrôleur : Villon en dispense les siens. — Villon dépossède le « maître des testaments » , — chargé à l’officialité de régler en dernier ressort tout ce qui concernait les testaments, — de ses fonctions au profit d’un jeune prêtre nommé Thomas Tricot.
  32. On appelait les pierres « miches de saint Etienne », parce qu’il fut lapidé.
  33. Sur le legs fait à Saint-Amant, voir ci-dessus, p. 123.
  34. A contre-cœur.
  35. C'est-à-dire une chapelle qu'on pouvait posséder comme bénéfice tout en n'avant reçu que les ordres mineurs (comme Villon).
  36. Celui qui était investi du droit de conférer les bourses.
  37. Collège situé près de la Sorbonne, où dix-huit clercs pauvres étaient logés et nourris.
  38. Ce n’est pas moi.
  39. Ce sont.
  40. Récompense.
  41. Rappelons encore qu'il donne la tour de Billy au seigneur de Grigny, auquel il avait jadis laissé Bicêtre et Nijon, et qu'il va jusqu'à faire un de ses légataires du « mont de Montmartre », auquel il « adjoint » le mont Valérien. Citons enfin le legs de Michaut du Four au Prince des Sots et du gros Marquet avec Philibert, comme pages, au Chevalier du guet.
  42. Il envoie aussi, — mais le procédé n’est plus le même, — tout son poème, qu’il qualifie de « sornettes », au « sénéchal » «pour le désennuyer », et aux magistrats équitables la prière qu’il vient de faire pour les trépassés.
  43. Sans regarder à ce que coûteront les coups : on sait qu’au moyen âge l’éducation avait la verge pour principal instrument.
  44. Enfoncés sur la tête.
  45. S’ils sont gens à se venger.
  46. Ne bouge pas.
  47. Arrivées à leur fin.
  48. « Je n’aurais pu me procurer du feu »  : on se rappelle que le poème a été écrit « sur la Noél ».
  49. Dans lequel.
  50. Fait la fête.
  51. . Un chevaucheur de manches à balai, un sorcier.
  52. . Jeu de mots sur les deux sens d’escu, dont le premier permet de lui associer large, « long bouclier ». C’est de même qu’il dit de l’évêque d’Orléans : Je ne suis son serf… ne sa biche. C’est un genre de plaisanterie qui était déjà populaire au xIIIe siècle, et qui n’a pas cessé de l’être (cf. p. 15).
  53. Locution proverbiale, empruntée au langage des ménestrels, pour dire qu’on renonce à un genre d’occupation.
  54. Trait (proprement trait d’arbalète).
  55. Le piquait.
  56. Où je puisse me réfugier.
  57. De temps en temps.
  58. S’il était seulement.
  59. Dispos, frais (se dit proprement d’un cheval bien reposé).
  60. La reine Blanche ou blanche comme lis, où blanche est nom propre ou nom commun, est un vers délicieux par son équivoque même.
  61. Le restant.
  62. Si on la contraint, violente.