Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Alexandre d’Aphrodise
par une société de professeurs et de savants
ALEXANDRE d’Aphrodise ou plutôt d’Aphrodisias (Alexander Aphrodisiæus), ainsi appelé d’une ville de Carie, son lieu de naissance. Il florissait à la fin du iie et au commencement du iiie siècle de l’ère chrétienne, sous le règne des empereurs Sévère et Caracalla, de qui il tenait la mission d’enseigner la philosophie péripatéticienne. Mais on ne sait s’il remplissait cette fonction à Athènes ou à Alexandrie. Disciple d’Herminus et d’Aristoclès, il surpassa de beaucoup ses maîtres, tant par les qualités naturelles de son esprit que par son érudition et le nombre de ses ouvrages. C’est le plus célèbre de tous les commentateurs d’Aristote, celui qui passe pour avoir le mieux compris et développé avec le plus de talent les doctrines du maître. Aussi tous ceux de son école qui sont venus après lui l’appellent-ils simplement le Commentateur (τὸν ἐξηγητὴν), comme Aristote lui-même pendant tout le moyen âge, était nommé le Philosophe. Nous ajouterons que cette distinction, sauf l’enthousiasme qui s’y joignait, n’est pas tout à fait sans fondement, et les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise seront toujours consultés avec fruit par celui qui voudra lire dans l’original les œuvres du Stagirite. Il n’y a pas jusqu’aux digressions qui s’y mêlent, qui ne soient souvent d’une grande utilité pour l’histoire de la philosophie, et ne témoignent d’un jugement ferme appuyé d’une vaste érudition. Cependant il ne faudrait pas regarder seulement Alexandre d’Aphrodise comme un commentateur ; il a aussi écrit en son propre nom deux ouvrages philosophiques : de la Nature de l’âme et de la Fatalité et de la Liberté. Dans le premier, il cherche à prouver que l’àme n’est pas une véritable substance, mais une simple forme de l’organisme et de la vie (εἶδος τι τοῦ σώματος ὀργανικοῦ), une forme matérialisée (εἶδος ἔνυλον) qui ne peut avoir aucune existence réelle sans le corps. Le second, consacré tout entier à la réfutation du fatalisme stoïcien, n’est guère que le développement plus ou moins étendu des arguments suivants : 1o Dans l’hypothèse stoïcienne, toutes choses seraient soumises exclusivement à des lois générales et inflexibles, car toutes elles ne forment qu’une même chaîne dont chaque anneau est inséparable des autres : or il n’en est point ainsi ; l’expérience nous apprend qu’il y a des faits abandonnés à la liberté individuelle, sans laquelle nous ne pouvons concevoir la raison. En effet, à quoi nous servirait la faculté de raisonner et de réfléchir, si nous ne pouvions pas agir conformément au résultat de nos propres délibérations ? Mais ce caractère de nécessité absolue, que le stoïcisme aperçoit partout, n’existe pas davantage dans les lois générales, c’est-à-dire dans les lois de la nature ; car la nature aussi bien que l’individu s’écarte plus d’une fois de son but : elle a ses exceptions et ses monstres, ce qui ne pourrait avoir lieu si elle était gouvernée par des lois inflexibles. 2o Le fatalisme est incompatible avec toute idée de moralité. L’homme n’étant pas maître de ses résolutions, il n’a aucune responsabilité, il ne mérite ni châtiment, ni récompense, il ne peut être ni vertueux ni criminel. 3° Avec la doctrine de la nécessité absolue, il n’y a plus de Providence, partant plus de crainte ni de respect de la Divinité. En effet, si tout est réglé à l’avance d’une manière irrévocable, comment les dieux seraient-ils bons, comment seraient-ils justes, comment pourraient-ils distribuer les biens et les maux suivant le mérite de chacun ? Ce qui est un effet de l’inflexible destin ne peut être regardé ni comme un bienfait, ni comme une punition, ni comme une récompense. Si Alexandre, trouvant sur son chemin l’incompatibilité apparente de la liberté humaine et de la prescience divine, n’hésite pas un instant à sacrifier la prescience, qui lui paraît une chose aussi inconcevable qu’un carré ayant sa diagonale égale à l’un de ses côtés, il n’est malheureusement pas plus irréprochable quand, après l’avoir défendue contre le fatalisme, il essaye de définir la divine Providence : ainsi que son maître, il la confond avec les lois générales de la nature.
Les deux écrits, dont nous venons de signaler au moins le but général, furent publiés ensemble avec les œuvres de Thémistius, à Venise, en 1534 (in-4), par les soins de Trincavellus. Le traité de la Fatalité et de la Liberté a été deux fois traduit en en latin, d’abord par Hugo Grotius dans l’ouvrage intitulé : Philosophorum sententiæ de fato (Amsterd., 1648), ensuite par Schulthess, dans le tome IV de sa Bibliothèque des philosophes grecs, et dans une édition séparée (in-8, Zurich, 1782). Il a été traduit en français par M. Nourrisson sous le titre suivant : de la Liberté et du hasard, essai sur Alexandre d’Aphrodisias, in-8, 1870. Quant aux commentaires d’Alexandre d’Aphrodise sur les œuvres d’Aristote ; il faudrait, pour en donner la liste, savoir distinguer avec une entière certitude ce qui est à lui et ce qu’on lui attribue par supposition. Or ce n’est pas ici que cette question peut être traitée. Nous nous contenterons de renvoyer à Casiri (Biblioth. arabico-hisp., t. I, p. 243 ; à l’édition de Buhle, t. I, p. 287 sqq. ; et enfin à la Bibliothèque grecque de Fabricius). — Alexandre d’Aphrodise a fait école au sein même de l’école péripatéticienne, et ses partisans, parmi lesquels on compte un grand nombre de philosophes arabes, ont été nommés les alexandristes.