Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Damien (pierre)

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 1p. 46-47).

DAMIEN (Pierre), théologien et moraliste italien, né à Ravenne vers 988, mort à Faenza le 22 février 1072, Il était d’une condition obscure. Sa mère l’abandonna au sortir de l’enfance, et il devint bientôt orphelin. Cependant un de ses frères eut pitié de sa détresse et l’employa à garder les pourceaux. Bientôt un autre de ses frères, archidiacre de Ravenne, le prit sous sa protection et l’envoya faire ses études à Faenza d’abord, et ensuite à Parme. Par reconnaissance, Pierre ajouta à son nom celui de son bienfaiteur. Ses progrès furent rapides, et, en peu de temps, il devint capable d’enseigner lui-même. Ayant ouvert une école, sa réputation s’étendit d’autant plus que, dans ces temps barbares, les bons professeurs étaient extrêmement rares. Les auditeurs accoururent en foule autour de sa chaire, et ses cours lui fournirent des revenus considérables. Mais la rude expérience qu’il avait faite de la vie avait imprimé à ses sentiments un cachet de tristesse qu’il entretenait par une pratique austère de toutes les vertus préconisées par l’ascétisme chrétien. Il se nourrissait grossièrement, passait les jours et les nuits en prières, et portait un rude cilice. Malgré son goût pour l’enseignement et ses succès prodigieux, il résolut de quitter tout à fait le monde, et alla s’enfermer, jeune encore, au pied de l’Apennin, dans l’ermitage de Font-Avellana, en Ombrie. Gui, abbé de Pomposie, le pria de faire l’instruction de ses disciples. Après deux ans passés dans ce monastère, u fut élu abbé de Font-Avellana en 1041. Il fonda plusieurs ermitages, et compta parmi ses disciples saint Rhou et saint Jean de Lodi, qui furent évêques de Gubbio ; saint Dominique, surnommé l’Encuirassé. En 1057, Étienne IX le créa cardinal-évêque d’Ostie, pour le récompenser des services qu’il avait rendus aux papes Grégoire VI, Clément II, Léon IX et Victor II. Mais il ne voulut point tout d’abord accepter cette dignité ; Étienne IX l’y força en le menaçant des foudres de


l’Église. Peu ambitieux des honneurs, il ne supportait pas facilement cette soif des dignités chez les ecclésiastiques de son temps. Jean, évêque de Velletri, ayant été élu pape contre les règles canoniques, Pierre Damien le dénonça comme simoniaque et fit nommer à sa place Nicolas II. Il y avait alors de grands abus dans le clergé. Pierre Damien entreprit une campagne énergique contre ses désordres et ses vices ; il composa même un livre intitulé Gomorrhæus, où il décrit énergiquement ces vices et ces désordres. L’auteur du Mystère d’iniquité, Du Plessy-Mornay, en parle de cette façon : « La sodomie, par ces lois de célibat, prend un tel pied dans le clergé romain, que Pierre Damien, lors retiré en son ermitage, est contraint d’en faire un livre intitulé Gomorræus, où il en déchiffre toutes les espèces, et le dédie à Léon IX, l’adjurant d’y mettre ordre. » Baronius convient du même fait : « Les ronces et les orties avaient rempli le champ du père de famille ; toute chair avait corrompu sa voie, et il n’était pas seulement besoin d’un déluge pour laver, mais d’un feu du ciel pour foudroyer comme à Gomorrhe. » Le pape Alexandre II supprima le Gomorrhæus. Envoyé à Milan en qualité de légat, Pierre Damien y vit ses jours menacés ; les prêtres simoniaques, qu’il avait démasqués, formèrent une conspiration contre lui et contre Anselme, évêque de Lucques, son coopérateur. En 1062 ; Damien s’éleva contre les prétentions de l’antipape Cadalous, qui était soutenu par l’empereur. Pierre Damien l’amena à se désister en faveur d’Alexandre II.

Cependant le goût de la solitude le poursuivait toujours, et ce n’était pas sans une profonde tristesse qu’il se voyait au milieu d’un monde corrompu et d’un honteux clergé. Il obtint enfin de se démettre de sa dignité, et s’enfonça de nouveau dans son désert de Font-Avèllana. Mais l’Église avait besoin de ses lumières et de ses vertus, et, en 1063, Alexandre II l’envoya en France, où la simonie était à son comble. Pierre Damien parcourut ce pays en apôtre ; les évêques de Chartres et d’Orléans ayant été convaincus de simonie, il les destitua. Il se rendit dans le même but en Allemagne, au moment où l’empereur Henri IV demandait son divorce avec Berthe, fille d’Adélaïde, marquise de Suze. Malgré sa répugnance pour cette femme, Henri IV céda aux prières de Damien et garda Berthe. Rentré dans sa solitude, Damien fut encore obligé d’en sortir en 1071. L’archevêque de Ravenne venant d’être excommunié pour ses crimes, Damien fut chargé d’aller rétablir l’ordre dans la ville épiscopale. Ce voyage et ses incessantes macérations l’avaient épuisé ; il mourut à Faenza. « Ses austérités, dit Baillet, le suivaient partout. Il ne quittait nulle part les cilices, les chaînes de fer, les disciplines ; il priait, jeûnait, veillait dans les villes et dans ses voyages comme dans son ermitage. » Une natte étendue par terre lui servait de lit. Pendant les trois premiers jours de l’avent et du carême il ne prenait aucune nourriture, et le reste du temps il ne mangeait que des racines et des herbes crues trempées dans l’eau.

Il a laissé de nombreux écrits. Pour se délasser de l’étude et des travaux de l’esprit, il faisait des cuillers de bois. Il avait cependant presque toute l’administration de l’Église universelle, car il était le principal organe des souverains pontifes, et, quand ils devaient écrire aux princes sur les affaires de la religion, ils remettaient ce soin à Damien, leur conseiller et leur guide. « Il condamne hautement, dit Bayle, la licence que les papes se donnaient de s’opposer par les armes temporelles aux entreprises des empereurs. Il soutient que les charges d’empereur et de pape sont distinctes, et que les empereurs ne doivent point toucher à ce qui est de l’office des papes, ni les papes non plus à ce qui est de la charge des empereurs, comme manier les armes, faire la guerre. » — « Tout ainsi, dit Damien, que le Fils de Dieu a surmonté tous les obstacles de la force du monde, non par la sévérité de la vengeance, mais par la vive majesté d’une patience invincible, ainsi nous a-t-il appris à supporter plutôt constamment la rage du monde que de prendre les armes pour outrager ceux qui nous offensent, vu principalement qu’entre la royauté et le sacerdoce il y a telle distinction d’offenses, que c’est au roi d’user des armes du siècle, au sacrificateur de ceindre le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu. Lisons-nous que saint Grégoire ait jamais fait ou écrit cela, lui qui a souffert tant d’outrages des Lombards ? Et saint Ambroise a-t-il pris les armes contre les ariens, qui le traversaient et qui tourmentaient cruellement son Église ? Voyons-nous qu’aucun des saints pontifes ait jamais manié les armes ? Que les causes ecclésiastiques soient donc décidées par les lois de la justice ou par les arrêts d’un concile d’évêques, de peur que ce qui se doit faire en un tribunal de juges, ou en une assemblée de prélats, ne s’achève à notre opprobre par le conflit des armes. » — « Que peut-on voir de plus raisonnable ? ajoute Bayle, et néanmoins Baronius ne craint point de dire que ce dogme de Pierre Damien est une erreur, et même le rejeton d’une doctrine de Julien l’Apostat. Nous ne pouvons donc, dit Baronius, ni ne devons l’excuser d’être tombé dans une erreur que l’Église a condamnée. Après Tertullien, Julien l’Apostat est reconnu pour l’auteur originaire d’une erreur dont la sienne a été provignée. » Cela est pitoyable, dit en terminant Bayle, puisque ce prince apostat ne faisait que rappeler les chrétiens aux maximes évidentes que leur maître leur avait laissées. »

Damien n’a point été canonisé selon les formes usitées. On l’honore cependant sous le titre de patron à Faenza et à Font-Avellana. Il y a eu plusieurs éditions de ses œuvres, que Constantin Cajetan a annotées. Les éditions de Paris (1642 et 1663) sont divisées en quatre tomes et forment un seul vol. in-fol. Elles renferment cent cinquante-huit lettres distribuées en huit livres ; soixante-quinze sermons ; les Vies de saint Odilon de Cluny, de saint Maur, évêque de Césène, de saint Romuald, de saint Rhou ou Rodolphe de Gubbio, de saint Dominique, dit l’Encuirassé, de sainte Lucile et de sainte Flore, vierges et martyres ; soixante opuscules, parmi lesquels on remarque : Tractatus de correctione episcopi et papæ, et Discaptatio synodulis inter imperii romani advocatum et Ecclesiœ romance defensorem, de électione principis romani.

Les écrits de Pierre Damien sont d’une grande utilité pour la connaissance de l’histoire ecclésiastique au XIe siècle. On y remarque une érudition assez étendue pour l’époque ; le Style en est poli et élégant ; les figures et les images y abondent. Malheureusement Damien appuie ses démonstrations sur des arguments peu concluants ; ce sont ordinairement des explications fantaisistes des livres saints, des apparitions de revenants ou autres histoires superstitieuses. Damien suivait la vieille doctrine orthodoxe des Pères et des docteurs da l’Église primitive, et était un fervent adversaire de la philosophie et des lettres proprement dites. Il se moque volontiers de Cicéron, de Platon et de Pythagore. Pour ce qui tient aux lettres, il reproche à ses moines de préférer les règles de Donat, c’est-à-dire les règles de la grammaire, à celles de saint Benoit, le fondateur de la vie monastique en Occident. C’était un habile homme, et il a joui dans l’Église d’une autorité très-considérable, qu’il devait moins à la fermeté de son caractère qu’à l’austérité de ses mœurs.