Grands névropathes (Cabanès)/Tome 1/6

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SHELLEY

On peut appliquer à Shelley ce que Berlioz écrivait, songeant à lui-même : « Il y a, dans l’humanité, certains êtres doués d’une sensibilité particulière, qui n’éprouvent rien de la même façon, ni au même degré que les autres, et pour qui l’exception devient la règle.

« Chez eux, les particularités de nature expliquent celles de leur vie, laquelle, à son tour, explique celles de leur destinée. Or, ce sont les exceptions qui mènent le monde ; et cela doit être, parce que ce sont elles qui paient de leurs luttes et de leurs souffrances la lumière et le mouvement de l’humanité. »

L’œuvre et la vie de Shelley sont tellement unies, qu’on a pu dire que son œuvre est une réduction de sa vie : aussi, pour pénétrer l’âme de ce poète, « que son instabilité et, souvent, sa demi-inconscience (nous employons les termes de son meilleur biographe[1]) rendent si complexe et ondoyante », la nécessité s’impose de consulter à la fois les mémorialistes qui nous relatent les menus faits de son existence, et l’auteur lui-même qui, sous le couvert d’une fiction plus ou moins transparente, nous livre le tréfonds de sa pensée.

Bien que l’œuvre de cet émule de Byron donne l’impression d’une « irréalité » plus ou moins grande, il n’en va pas moins que cette irréalité n’est jamais complète et que Shelley laisse, quelquefois malgré lui, transparaître une part de sa personnalité. Cette union secrète presque jamais ne se marque par des liens très apparents ; mais ceux-ci relient, ainsi que l’a fort bien noté un de ses analystes les plus subtils, le cours de sa vie au développement de sa pensée.

Taine[2] a dit de Shelley, que « comblé de tous les dons du cœur, de l’esprit, de la naissance et de la fortune, il gâta sa vie comme à plaisir en portant dans sa conduite l’imagination enthousiaste qu’il eût dû garder pour ses vers ». Le jugement est peut-être sévère, il est loin d’être inexact, quant au fond.

Dès ses premières années, le poète s’est heurté aux ronces du chemin, ses rêves l’élevant bien au-dessus des réalités tangibles. Les yeux fixés sur les apparitions magnifiques dont il peuplait l’espace, il marcha à travers le monde, sans voir la route, trébuchant à chaque pas.

Si l’atavisme n’est pas un mot vain, on ne doit pas négliger de noter, pour l’explication de certains faits du caractère de Shelley, que son grand-père, « esprit curieux et hardi, adepte enthousiaste de la médecine magnétique », eut une carrière passablement aventureuse. Le petit hobereau politicien qu’il avait commencé d’être ayant reçu le titre de baronnet, cette élévation rapide lui avait un peu tourné la tête. Il fit bâtir à grands frais un château, qu’il devait laisser inachevé et vide, préférant traîner sa vieillesse, fantasque et rechignée, dans une maison plus modeste et plus rapprochée de sa taverne favorite. Il laissa, en mourant, une fortune considérable et l’on trouva 10.000 livres en billets de banque, disséminés dans l’intérieur de son sofa ou entre les feuillets du petit nombre de livres qu’il possédait[3].

Le grand-père de Shelley n’avait jamais vécu en très bons termes avec son fils ; et deux filles, issues d’une seconde union avaient dû fuir son toit, devenu par trop inhospitalier.

Le père du poète, « plus pratique et sensé, mais plus éteint que l’aïeul », était capable, par accès, « des larmes et des objurgations familières aux sensibilités du temps ».

Sa femme, d’un bon cœur, mais très timide, est une figure assez effacée qui ne nous arrêtera pas.

Deux fils et cinq filles furent le fruit de cette union. Percy Bysshe Shelley, l’aîné de la famille, est celui-là seul qui nous occupera.

Sa première éducation fut toute féminine, mais il ne séjourna pas longtemps dans « cet innocent paradis ». Au premier contact du monde et de ses brutales réalités, cette « sensitive » allait être blessée.

Un bon vieillard, vicaire de village, fut chargé de lui enseigner les rudiments du latin. D’une nature admirablement douée, le bambin – il avait à peine 6 ans – montrait une prodigieuse faculté d’assimilation et une mémoire telle, qu’il était capable de répéter mot pour mot, après une simple lecture, des poésies qu’il avait seulement parcourues.

À 8 ans, il s’essayait à son tour à faire des vers, étonnant ses maîtres par sa facilité à les composer. Deux ans plus tard il quittait le logis paternel, pour entrer à l’école de Sion House, à Islewort, près Brenfort. Il dut échanger, non sans regret, les caresses de ses sœurs pour les bourrades que ne lui ménagèrent pas ses camarades, fils, pour la plupart de boutiquiers de la Cité, et qui le raillaient pour ses délicatesses de petite fille, si différentes de leurs manières dures et grossières.

Son cousin a narré, par le menu, les souffrances qu’il endura dans cet enfer. Nullement disposé à participer aux amusements de ses compagnons de chaîne, à leurs querelles ou à leurs jeux, confiné entre les quatre murs qui formaient une cour de cent pieds environ, avec un seul arbre au milieu, au lieu de respirer l’air pur des champs et de vagabonder dans les plantations et les parterres de la maison paternelle, Shelley fut la victime et le souffre-douleur de ces petits tyrans, qui déchargeaient sur lui leur mauvaise humeur en paroles amères et parfois en soufflets.

Dès son arrivée, on l’avait tourmenté de questions ; quand il eut répondu à ses tortionnaires qu’il n’avait jamais joué ni à la toupie, ni aux billes, ni au cheval fondu, ni au saut à cloche-pied, qu’il ignorait jusqu’au base-ball et au cricket, tous ces garnements n’eurent pas assez de moqueries à l’adresse du nouveau-venu. Il prit le parti de leur opposer un mutisme dédaigneux ; loin d’eux, dans la solitude, il se soulageait en versant d’abondantes larmes.

Quelqu’un qui vécut, à cette époque, dans sa familiarité, nous le dépeint de taille élevée pour son âge, mince et délicat, d’une poitrine relativement étroite, le teint pur et rose, la figure plutôt allongée qu’ovale.

Ses traits, sans être régulièrement beaux, étaient relevés par une profusion de cheveux noirs, soyeux qui bouclaient naturellement. L’expression de sa figure était celle d’une innocence et d’une douceur extrêmes.

Ses yeux, bleus, étaient grands et proéminents ; ce qui, pour les phrénologistes, est l’indice d’une aptitude particulière pour la mémoire des mots. Quand il était plongé dans la rêverie, ce qui lui arrivait fréquemment, ses yeux semblaient hébétés et insensibles aux objets extérieurs ; dans d’autres moments, ils étincelaient du feu de l’intelligence.

Il était peu travailleur, aimant mieux, pendant les heures d’étude, regarder passer les nuages ou voltiger les hirondelles, quand il ne griffonnait pas, sur ses livres d’école, de grossières esquisses des pins ou des cèdres du domaine natal, dont le souvenir le hantait.

Il passait, auprès de ses condisciples, pour un être étrange, insociable ; et ses promenades solitaires le long d’un mur exposé au midi, son éloignement des plaisirs de son âge, ses rêveries vagues, et dont on avait peine à le tirer, fortifiaient cette opinion, qu’il ne cherchait aucunement, d’ailleurs, à modifier.

Malgré sa paresse apparente, il fut toujours en avance sur ses camarades ; dévorant tous les livres qui lui tombaient sous la main, il se meublait le cerveau des récits les plus fantastiques, ayant déjà un goût marqué pour l’étrange et le merveilleux, goût qu’il conserva jusque dans l’âge mûr.

Les aventures invraisemblables, voire diaboliques, charmaient son imagination. Il croyait aux prodiges, aux apparitions, au pouvoir d’évoquer les morts ; pouvoir auquel il fera souvent allusion dans ses œuvres, alors même que se seront évanouies pour lui ces superstitions enfantines[4].

Il présentait le curieux phénomène du « dédoublement » de la personnalité. Il se plaisait à « être un autre ». Il rêvait tout éveillé, dans une sorte d’« abstraction léthargique », qui lui était habituelle.

Après chaque accès, ses lèvres frémissaient, sa voix devenait tremblante d’émotion ; il entrait dans une espèce d’extase, pendant laquelle son langage était, d’après un de ses biographes, « plutôt d’un ange que d’un homme[5] ».

Les contes de sorcellerie et les pratiques de magie noire le plongeaient dans le ravissement. Une fois, il perça le plafond d’un petit corridor, convaincu qu’il allait découvrir un cachot secret. Dans une mansarde inoccupée, murée depuis des ans, il ne doutait point qu’avait habité un vieil alchimiste, occupé à poursuivre le secret du grand œuvre.

Dans l’étang de son village, une tortue aux proportions monstrueuses avait élu domicile, du moins en était-il persuadé ; et, dans la forêt voisine, un serpent âgé de plusieurs siècles, sautait en croupe des voyageurs attardés et affolait leurs montures.

Shelley ne se contentait pas de raconter à ses petites sœurs ces étranges et horrifiques choses, que son imagination, seule, avait enfantées, il les réalisait, les mimait, les vivait. On surprenait les fillettes, bizarrement costumées, escortant leur jeune frère, qui courait dans la cuisine, porteur d’un réchaud rempli d’alcool enflammé.

Un soir, on vit au loin une lueur, puis un embrasement : c’était le bateau de l’étang qui flambait, le feu gagna la buanderie, puis une meule de fagots. Percy Shelley observait le spectacle de sa chambre et rayonnait. Il avait voulu « jouer à l’enfer », et il éprouvait comme une joie satanique à contempler cet incendie dont il était l’auteur.

Peut-être y avait-il dans cet amour précoce du feu, ainsi que le remarque M. Koszul, l’un des présages de la carrière poétique de celui qui le chantera si bien plus tard :


On ne sait pas combien est beau le feu, le feu
Dont chaque flamme est comme une pierre précieuse
Qui se fondrait en lumière toujours changeante[6].


Si Shelley avait de l’enthousiasme pour Shakespeare, c’était le Shakespeare de Macbeth qui avait ses préférences, surtout à cause de la scène des sorcières qu’il imitait, en courant dans les couloirs du collège d’Eton, avec des bols de liquides enflammés.

Il était entré à Eton au mois de juillet 1804 ; il y resta cinq années et quelques mois.

À Eton, ses condisciples le ridiculisaient, le couvraient d’injures et de boue. « Je l’ai vu, rapporte un témoin de ces persécutions enfantines, enveloppé, hué, harcelé, comme un taureau furieux ; et, à cette distance (quarante ans plus tard), il me semble entendre encore retentir à mes oreilles le cri que poussait Shelley dans le paroxysme de sa rage. » On ne l’appelait plus que le fou Shelley (mad Shelley).

L’infortuné gamin avait heureusement trouvé un protecteur et un ami, en la personne d’un savant médecin et chimiste, le docteur James Lind, qu’il devait célébrer maintes fois dans ses vers. Lind inspira à Shelley, une véritable passion pour les recherches scientifiques et notamment pour la chimie. Il dira bientôt qu’il apportait à l’étude des vieux livres de magie et de chimie « un enthousiasme émerveillé qui atteignait à la croyance ». Surpris par un de ses maîtres, au moment où il faisait tourner la manivelle d’une machine électrique, il répondit, sans le moindre embarras, qu’il évoquait le diable ! Est-ce le docteur Lind qui l’orienta dans cette voie ? Doit-on voir en ce « bon sorcier » le mauvais génie de Shelley ? Toujours est-il que d’aucuns l’ont accusé d’avoir appris à Shelley à maudire non seulement son roi, mais encore son père.

À en croire l’enfant, sir Timothy – le père de Shelley – aurait encouru sa haine, parce qu’il avait conçu le projet de le faire enfermer dans une maison de fous ; mais entendons ses allégations :

« Pendant mes vacances d’Eton, conte Shelley, après une sérieuse maladie, durant les fêtes, comme j’étais en convalescence d’une fièvre qui m’avait attaqué le cerveau, un serviteur entendit mon père parler avec quelqu’un de m’envoyer à une maison de fous. J’étais très aimé de nos serviteurs, si bien que ce garçon vint me trouver au lit et me raconter la chose. Mon horreur ne saurait s’exprimer, et j’aurais pu véritablement devenir fou, s’ils avaient persévéré dans leur inique projet. J’avais une espérance. Je possédais trois pounds de monnaie, et, avec l’aide du serviteur, je pus envoyer un exprès au docteur Lind. Il vint et je n’oublierai jamais sa conduite en cette occasion. Sa profession lui donnait de l’autorité ; son amour pour moi, du courage. Il défia mon père d’exécuter ce dessein, et son défi eut l’effet désiré. »

Ne prenons pas trop à la lettre ces déclarations. Au surplus, devons-nous croire sur parole le principal intéressé ? Qui n’entend qu’une cloche…

Il faut convenir que le jeune Shelley se livrait à de singulières occupations, qui n’étaient pas le fait d’un esprit bien équilibré. Sous prétexte de vérifier les dires des alchimistes, il tentait des expériences, qui n’étaient pas toujours sans danger. Tantôt on le voyait, armé du microscope solaire, mettre le feu à une traînée de poudre aboutissant à un vieux tronc d’arbre qu’elle enflammait ; tandis que d’autres fois, pendant que tout le monde reposait, il s’amusait, dans sa chambre, à renverser une poêle à frire, pleine de substances chimiques, dont la détonation réveillait toute la maison.

Il continuait, pendant les vacances, les travaux qu’il avait commencés au collège, et paraissait éprouver une jouissance à émerveiller et surtout à effrayer ses sœurs. L’une d’elles nous a livré ses impressions, dans cette curieuse relation, qui mérite d’être tout au long rapportée :

« J’avoue, écrit Miss Hellen, que le plaisir était entièrement paralysé, pour moi, par la crainte. Toutes les fois qu’il venait à moi avec son morceau de papier blanc sous le bras, son fil de laiton et sa bouteille (si j’ai bonne mémoire), le cœur me battait de frayeur à son approche, mais la honte me faisait taire ; alors toutes, en aussi grand nombre qu’il en pouvait réunir, nous étions placées, la main dans la main, autour de la table, pour être électrisées, mais quand je lui entendais déclarer que les engelures devaient être guéries par ce moyen la terreur dominait tout autre sentiment, et je m’abandonnais à son expression.

« Ses mains et ses habits étaient constamment tachés et rongés par les acides, et il semblait probable que quelque jour la maison serait incendiée, ou que quelque sérieux accident arriverait à lui ou aux autres, par suite de l’explosion des combustibles. Il racontait lui-même, dans la suite, avec horreur, qu’il avait avalé, par accident, de l’arsenic à Eton, et qu’il craignait de ne jamais se remettre entièrement de la secousse qu’en avait éprouvée sa constitution. »

Il arriva ce qui devait arriver : les expériences de Shelley finirent par inspirer une telle terreur aux régents d’Eton, que la chimie fut rigoureusement interdite à l’école.

Shelley quittait bientôt le collège, où il ne pouvait se livrer à ses périlleuses fantaisies, pour entrer à l’Université d’Oxford. Il s’y fit bientôt remarquer par ses excentricités, portant des collets rabattus à la Byron, une veste bleue, aux boutons étincelants d’acier ; une chevelure longue et touffue, sous un petit chapeau rond, coiffait sa petite tête ronde. Dans cet accoutrement, il lisait ou discutait à haute voix, dans les rues ou sur les places publiques de la ville universitaire.

Il se plaisait à des mystifications du genre de la suivante. Un jour, au retour d’une promenade avec un ami, au cours de laquelle ils avaient agité les plus graves problèmes platoniciens, les deux condisciples rencontrent une femme portant un enfant dans les bras.

– Votre enfant, lui dit Shelley, sans autre préambule, nous dira-t-il quelque chose sur la préexistence des âmes ?

Abasourdie, on l’eût été à moins, l’interpellée reste coite. Shelley réitère sa question.

– L’enfant ne parle pas encore, répond la femme sur le ton le plus naturel.

– Tant pis, tant pis ! reprend Shelley. Il pourrait parler, s’il le voulait ; mais il s’imagine qu’il ne le peut. Sot caprice de sa part ! Il n’a que quelques semaines apparemment ; il ne saurait avoir oublié, en si peu de temps, l’usage de la parole. C’est tout à fait impossible.

– Ce n’est pas à moi, répliqua la bonne femme, à discuter avec vous ; mais ce que je puis vous affirmer, c’est que je ne l’ai jamais entendu parler, pas plus qu’aucun enfant de son âge.

Shelley se tournant alors vers son compagnon :

« Que le silence de ces nouveau-nés est agaçant ! lui dit-il le plus sérieusement du monde. Il n’en est pas moins certain, malgré leur malice entêtée, à cacher la vérité, que toute connaissance n’est que réminiscence. Cette doctrine est bien plus ancienne que Platon, aussi ancienne que la véritable allégorie qui nous apprend que les Muses sont les filles de la Mémoire : on n’a jamais dit que l’une des neuf Muses fût l’enfant de l’invention. »

Chatterton avait mis à la mode la mystification ; Shelley, son admirateur, se montrait, à l’occasion, un de ses fervents disciples.

C’est pendant qu’il était à Oxford, qu’il fut repris de ces « profonds et courts sommeils, qui le saisissaient inopinément dans la soirée, qui le couchaient la tête près du feu, et dont il sortait, la nuit venue, l’esprit débordant de rêve ». Déjà, dans son enfance, il avait eu des accès de somnambulisme, dont le réveil était si angoissant, qu’il en restait tremblant pendant des heures. C’est encore à Oxford qu’il éprouva pour la première fois, la sensation du « déjà vu », « une forme de l’inattention à la vie », comme M. Bergson qualifie ce phénomène[7].

Plus tard, il aura des hallucinations des plus caractérisées ; il sera repris de ces sommeils léthargiques, qui le séparaient du reste du monde et qui pouvaient bien être des accès du mal caduc fruste.

À d’autres périodes de sa vie, on nous le présente comme atteint de « spasmes mystérieux », qu’il est évidemment assez malaisé d’identifier, mais qui n’excluent pas l’hypothèse que nous venons d’émettre.

On a parlé aussi de sa mélancolie, de cette « indicible expression de tristesse tragique », qui se lisait parfois sur la face du poète. En 1813, déjà souffrant de ses incertitudes, Shelley chante l’insondable néant de la mort. S’il ne va pas jusqu’à songer au suicide, il veut, au besoin, avoir à sa portée la possibilité de s’évader de cette vallée de larmes.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, écrit-il à un ami, auquel il demande de lui procurer de l’acide prussique, poison des plus violents, comme l’on sait, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai pour le moment aucune intention de suicide ; mais j’avoue que ce sera pour moi un soulagement d’avoir en ma possession cette clef d’or de la chambre de l’éternel repos. »

La mort de sa femme l’avait jeté dans un trouble mental momentané. Un coup, non moins terrible pour son cœur, vint ébranler sa constitution affaiblie : après sept mois de grossesse, sa seconde femme accouchait d’une frêle petite fille, qui mourait au bout de deux semaines. La perte d’un autre fils, qui succombait quelques années plus tard, eut un retentissement sur sa santé, dont il eut peine à se remettre.

Il était alors à Rome, les médecins voulaient l’envoyer en Afrique ou en Espagne. Il se refusa à quitter l’Italie, où il avait réussi à se gagner de solides sympathies, qui ne lui manquèrent pas dans les heures de tristesse.

Le professeur Vacca, qui conçut le projet de lui faire élever un monument dans le Campo-Santo de Pise, s’était montré parmi les plus attachés au poète ; sur ses conseils, celui-ci, laissant de côté les drogues dont on l’avait jusqu’alors accablé, s’en remit à la nature du soin de sa guérion[8].

Il voulut essayer, toutefois, d’une cure thermale, mais il revint des bains de San-Giuliano à peu près dans l’état où il y était arrivé. Il n’éprouvait, à l’entendre, de soulagement qu’au large, sur la mer, dont la brise vivifiante le ranimait.

Shelley passait la plus grande partie de sa vie sur l’eau, sur la Tamise, puis sur le lac de Genève et, en dernier lieu, sur les lacs d’Italie. Cette passion devait lui être funeste.

On connaît sa fin tragique. Il s’était embarqué, avec deux de ses amis, par un gros temps, dans une méchante barque ; on fut sans nouvelles des voyageurs pendant plusieurs jours ; on persistait, néanmoins à espérer, contre l’espérance même.

Le corps de Shelley fut enfin trouvé sur le rivage, près de Viareggio : la figure, les mains, toutes les parties qui n’étaient pas protégées par les vêtements, n’avaient plus de chair.

« Sa taille élevée et mince, écrit celui qui fut appelé à l’examiner, la jaquette, le volume d’Eschyle dans une poche, et les poèmes de Keats dans l’autre, pliés en double, comme si le lecteur, au milieu de sa lecture, l’eût serré[sic] rapidement, tout cela m’était trop familier pour me laisser le moindre doute sur ce cadavre mutilé. »

Le corps de Williams (qui accompagnait Shelley dans ce voyage suprême) plus mutilé encore, fut retrouvé sur le rivage, à trois milles de distance de celui de Shelley. Williams était le seul des trois qui sût nager et il est probable qu’il avait survécu le dernier. Shelley déclarait qu’en cas de naufrage, il mourrait sur le coup et ne mettrait pas d’autres vies plus précieuses en péril, pour sauver la sienne, qui lui paraissait sans valeur. Ce ne fut que trois semaines après le naufrage du bateau que l’on retrouva, à l’état de squelette, le corps de Charles Vivian, à quatre milles des deux autres…

L’auteur de ce récit se chargea, pour obéir à la loi toscane, de brûler les corps. Byron voulut, dit-il, qu’on renouvelât, dans cette circonstance, les rites antiques. Il fit disposer, a-t-on dit, les restes de son ami sur un bûcher, élevé le long du rivage, comme celui de Patrocle, et, tandis que la flamme faisait son office, il pontifiait en récitant des vers de l’Iliade.

La vérité est légèrement différente, si nous suivons la relation, plus vraisemblable, que nous avons sous les yeux.

Lorsque Byron, dit Trelawny, vit la masse informe des os et ce qui restait des os de Williams : « Est-ce là, s’écria-t-il, un cadavre humain ! C’est plutôt la carcasse d’un mouton ou d’un autre animal, que celle d’un homme. Quelle satire de notre orgueil et de notre folie ! »

Il demanda à garder le crâne de Shelley ; mais comme on se souvint qu’il avait transformé en verre à boire un crâne qui lui avait été confié on ne voulut pas exposer celui de Shelley à cette profanation sacrilège. Le corps fut tout entier déposé dans la fournaise.

Quand le feu fut mis, on versa sur le corps de Shelley « plus de vin qu’il n’en avait consommé pendant sa vie. Ce vin, avec l’huile et le sel, entretint une flamme jaune et tremblotante. La chaleur du feu était si intense, que l’atmosphère grésillait et ondoyait autour du bûcher ; le corps s’effondra et le cœur fut mis à nu[9].

« L’os frontal du crâne, à l’endroit où la pioche l’avait atteint, se détacha et, comme le derrière de la tête s’appuyait sur les barres du fond de la fournaise, la cervelle bouillit littéralement et frétilla comme dans un chaudron pendant quelque temps ».

Byron, ne pouvant supporter plus longtemps cet affreux spectacle, regagna à la nage le bateau qui l’avait amené.

« Trembler un instant, luire et disparaître[10] », tel a été le sort de l’auteur de Prométhée. Et devant l’horreur macabre de sa fin, comme on comprend le sentiment qu’a exprimé Oscar Wilde dans le sonnet qu’il composa à Rome devant la tombe de son illustre et malheureux compatriote :


Ah ! sweet indeed to rest within the womb
Of Earth, great mother of eternal sleep,
But sweeter far for thee a restless tomb
In the blue cavern of an echoing deep,
Or where the tall ships founder in the gloom
Against the rocks of some wave-shattered steep[11].


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Notes :
  1. A. Koszul, La Jeunesse de Shelley, Paris, 1910.
  2. Histoire de la littérature anglaise, IV, 297 et suiv.
  3. Félix Rabbe, Shelley, sa vie et ses œuvres, 1887.
  4. Rabbe, loc. cit.
  5. T. Medwin, The life of P. B. Shelley. London, 1847, 2 vol.
  6. La Sorcière de l’Atlas, 27.
  7. Cf. Revue philosophique, décembre 1908.
  8. À une certaine époque, il avait eu la velléité de suivre la carrière médicale ; il avait, dans ce but, suivi régulièrement les leçons d’anatomie du fameux Abernethy et assisté aux séances de dissection, à l’hôpital Saint-Barthélemy. Il voyait surtout dans la médecine le sacerdoce et l’occasion de faire le bien.
  9. Les seules portions qui ne furent pas consumées furent quelques fragments d’os de la mâchoire et du crâne ; le cœur fut retiré intact et, en le retirant, Trelawny se brûla grièvement la main. Les cendres furent déposées dans le cimetière protestant de Rome, à côté de celles de John Keats.
  10. Shelley, Ode au ciel.
  11. Cf. The grave of Shelley in Poems of Oscar Wilde, éd. Tauchnitz, p. 157. Trad. libre : Ah ! doux en vérité de reposer dans le sein – de la Terre, grande mère de l’Éternel sommeil, – mais combien plus doux eût été pour toi une tombe sans repos – dans la caverne bleue d’un retentissant abîme, – ou bien, là où les grands vaisseaux sombrent dans les ténèbres – contre les rocs de quelque précipice battu des vagues.