Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 1

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (2p. 1-78).


DEUXIÈME PARTIE

L’INVASION
1807 — 1812


CHAPITRE PREMIER

I

En 1808, l’Empereur Alexandre se rendit à Erfurth pour avoir avec Napoléon une nouvelle entrevue, dont la pompe solennelle défraya longtemps les conversations des cercles aristocratiques de Pétersbourg.

En 1809, l’alliance des « deux arbitres du monde », comme on appelait alors les deux souverains, était si intime, qu’au moment où Napoléon déclara la guerre à l’Autriche, l’Empereur Alexandre décida qu’un corps d’armée russe passerait la frontière pour soutenir Bonaparte, son ennemi d’autrefois, contre son ex-allié l’Empereur d’Autriche, et le bruit courut qu’il était question d’un mariage entre Napoléon et une sœur de l’empereur.

En dehors des combinaisons et des éventualités de la politique extérieure, la société russe se préoccupait vivement à cette époque des réformes décrétées dans toutes les parties de l’administration. Cependant, malgré ces graves préoccupations, l’existence de tous les jours, la vraie existence individuelle, avec ses intérêts matériels de santé, de maladie, de travail, et de repos, ses aspirations intellectuelles vers les sciences, la poésie, la musique, ses passions, ses haines, ses amours, et ses amitiés, n’en suivait pas moins son cours habituel, sans s’inquiéter outre mesure du rapprochement ou de la rupture avec Napoléon, ni des grandes réformes entreprises.

Tous les projets philanthropiques de Pierre, qui, par suite de son manque de persévérance, étaient jusqu’à présent restés sans résultat, avaient été mis à exécution par le prince André, qui n’avait pas quitté la campagne, et cela, sans qu’il en fît grand étalage ou y trouvât grande difficulté. Doué de ce qui manquait essentiellement à son ami, c’est-à-dire d’une ténacité pratique, il savait donner, sans secousse et sans effort, l’impulsion à l’ensemble d’une entreprise : les trois cents paysans d’une de ses terres furent inscrits comme agriculteurs libres (un des premiers faits de ce genre en Russie) ; sur ses autres terres, la corvée fut remplacée par la redevance ; à Bogoutcharovo, il avait établi à ses frais une sage-femme, et le prêtre recevait un surplus d’émoluments, pour apprendre à lire aux enfants du village et de la domesticité.

Il partageait son temps entre Lissy-Gory, où son fils était encore entre les mains des femmes, et son ermitage de Bogoutcharovo, comme l’appelait son père. Malgré l’indifférence qu’il avait témoignée devant Pierre pour les événements du jour, il en suivait la marche avec un vif intérêt et recevait beaucoup de livres. Il remarquait avec surprise que des personnes arrivant en droite ligne de Pétersbourg pour faire visite à son père ; c’est-à-dire venant du centre même de l’action, où elles étaient à portée de tout savoir, aussi bien comme politique intérieure que comme politique étrangère, étaient de beaucoup moins bien informées que lui, qui vivait cloîtré sur sa terre.

Malgré le temps que lui prenaient la régie de ses propriétés et ses lectures variées, le prince André trouva encore moyen d’écrire une analyse critique de nos deux dernières campagnes, si malheureuses, et d’élaborer un projet de réforme de nos codes et de nos règlements militaires.

À la fin de l’hiver de 1809, il fit une tournée dans les terres de Riazan qui appartenaient à son fils, dont il était tuteur.

Assis, par un beau soleil de printemps, dans le fond de sa calèche, la pensée flottant dans l’espace, il regardait vaguement à droite et à gauche, et sentait s’épanouir tout son être, sous le charme de la première verdure des jeunes bourgeons des bouleaux, et des nuées printanières, qui couraient sur l’azur foncé du ciel. Après avoir laissé derrière lui le bac, où il avait passé l’année précédente avec Pierre, puis un village de pauvre apparence, avec ses granges et ses enclos, une descente vers le pont où un reste de neige fondait tout doucement, et la montée argileuse qui traversait des champs de blé, il entra dans un petit bois qui bordait la route des deux côtés. Grâce à l’absence de vent, il y faisait presque chaud ; aucun souffle n’agitait les bouleaux, tout couverts de feuilles naissantes, dont la sève poissait la couleur vert tendre. Par ci par là, la première herbe soulevait et perçait de ses touffes, émaillées de petites fleurs violettes, le tapis de feuilles mortes qui jonchaient le sol entre les arbres, au milieu desquels quelques sapins rappelaient désagréablement l’hiver par leur teinte sombre et uniforme. Les chevaux s’ébrouèrent : l’air était si doux qu’ils étaient couverts de sueur.

Pierre, le domestique, dit quelques mots au cocher, qui lui répondit affirmativement ; mais, l’assentiment de ce dernier ne lui suffisant pas, il se tourna vers son maître :

« Excellence, comme il fait bon respirer !

— Quoi ? Que dis-tu ?

— Il fait bon, Excellence !

— Ah oui, se dit le prince André à lui-même… Il parle sans doute du printemps ?… C’est vrai… comme tout est déjà vert, et si vite ?… Voilà le bouleau, le merisier, l’aune qui verdissent, et les chênes ?… Je n’en vois pas… Ah ! en voilà un ! »

À deux pas de lui, sur le bord de la route, un chêne, dix fois plus grand et plus fort que ses frères les bouleaux, un chêne géant, étendait au loin ses vieilles branches mutilées, et de profondes cicatrices perçaient son écorce arrachée. Ses grands bras décharnés, crochus, écartés en tous sens, lui donnaient l’aspect d’un monstre farouche, dédaigneux, plein de mépris, dans sa vieillesse, pour la jeunesse qui l’entourait et qui souriait au printemps et au soleil, dont l’influence le laissait insensible :

« Le printemps, l’amour, le bonheur ?… En êtes-vous encore à caresser ces illusions décevantes, semblait dire le vieux chêne. N’est-ce pas toujours la même fiction ? Il n’y a ni printemps, ni amour, ni bonheur !… Regardez ces pauvres sapins meurtris, toujours les mêmes… Regardez les bras noueux qui sortent partout de mon corps décharné… me voilà tel qu’ils m’ont fait, et je ne crois ni à vos espérances, ni à vos illusions ! »

Le prince André le regarda plus d’une fois en le dépassant, comme s’il en attendait une mystérieuse confidence, mais le chêne conserva son immobilité obstinée et maussade, au milieu des fleurs et de l’herbe qui poussaient à ses pieds : « Oui, ce chêne a raison, mille fois raison. Il faut laisser à la jeunesse les illusions. Quant à nous, nous savons ce que vaut la vie : elle n’a plus rien à nous offrir !… » Et tout un essaim de pensées tristes et douces s’éleva dans son âme. Il repassa son existence, et en arriva à cette conclusion désespérée, mais cependant tranquillisante, qu’il ne lui restait plus désormais qu’à végéter sans but et sans désirs, à s’abstenir de mal faire et à ne plus se tourmenter !


II

Le prince André, obligé, par suite de ses affaires de tutelle, de se rendre chez le maréchal de noblesse du district, qui n’était autre que le comte Élie Andréïévitch Rostow, fit cette course dans les premiers jours de mai : la forêt était toute feuillue, et la chaleur et la poussière si fortes, que le moindre filet d’eau donnait envie de s’y baigner.

Préoccupé des demandes qu’il avait à adresser au comte, il s’était déjà engagé, sans s’en apercevoir, dans la principale allée du jardin qui menait à la maison d’Otradnoë, lorsque de joyeuses voix féminines se firent entendre dans un des massifs, et il vit quelques jeunes filles accourir à la rencontre de sa calèche. La première, une brune, qui avait la taille très mince, les yeux noirs, une robe de nankin, avec un mouchoir de poche blanc jeté négligemment sur sa tête, d’où s’échappaient des mèches de cheveux ébouriffés, s’avançait vivement en lui criant quelque chose ; mais, à la vue d’un étranger, elle se retourna brusquement sans le regarder, et s’enfuit en éclatant de rire !

Le prince André éprouva une impression douloureuse. La journée était si belle, le soleil si étincelant, tout respirait un tel bonheur et une telle gaieté, jusqu’à cette fillette, à la taille flexible, qui tout entière à sa folle mais heureuse insouciance, semblait songer si peu à lui, qu’il se demanda avec tristesse : « De quoi se réjouit-elle donc ? À quoi pense-t-elle ? Ce n’est sûrement ni le code militaire ni l’organisation des redevances qui l’intéressent. »

Le comte Élie Andréïévitch vivait à Otradnoë comme par le passé, recevant chez lui tout le gouvernement, et offrant à ses invités des chasses, des spectacles, et des dîners avec accompagnement de musique. Toute visite était une bonne fortune pour lui : aussi le prince André dut-il céder à ses instances et coucher chez lui.

La journée lui parut des plus ennuyeuses, car ses hôtes et les principaux invités l’accaparèrent entièrement. Cependant il lui arriva à plusieurs reprises de regarder Natacha qui riait et s’amusait avec la jeunesse, et chaque fois il se demandait encore : « À quoi peut-elle donc penser ? »

Le soir, il fut longtemps sans pouvoir s’endormir : il lut, éteignit sa bougie, et la ralluma. Il faisait une chaleur étouffante dans sa chambre, dont les volets étaient fermés, et il en voulait à ce vieil imbécile (comme il appelait Rostow) de l’avoir retenu, en lui assurant que les papiers nécessaires manquaient ; il s’en voulait encore plus à lui-même d’avoir accepté son invitation.

Il se leva pour ouvrir la fenêtre ; à peine eut-il poussé au dehors les volets, que la lune, qui semblait guetter ce moment, inonda la chambre d’un flot de lumière. La nuit était fraîche, calme et transparente ; en face de la croisée s’élevait une charmille, sombre d’un côté, éclairée et argentée de l’autre ; dans le bas, un fouillis de tiges et de feuilles ruisselait de gouttelettes étincelantes ; plus loin, au delà de la noire charmille, un toit brillait sous sa couche de rosée ; à droite s’étendaient les branches feuillues d’un grand arbre, dont la blanche écorce miroitait aux rayons de la pleine lune qui voguait sur un ciel de printemps pur et à peine étoilé. Le prince André s’accouda sur le rebord de la fenêtre, et ses yeux se fixèrent sur le paysage. Il entendit alors, à l’étage supérieur, des voix de femmes… On n’y dormait donc pas !

« Une seule fois encore, je t’en prie ! dit une des voix, que le prince André reconnut aussitôt.

— Mais quand donc dormiras-tu ? reprit une autre voix.

— Mais si je ne puis dormir, ce n’est pas de ma faute ! Encore une fois… » Et ces deux voix murmurèrent à l’unisson le refrain d’une romance.

« Dieu, que c’est beau ! Eh bien, maintenant allons dormir.

— Va dormir, toi. Quant à moi, ça m’est impossible. »

On distinguait le léger frôlement de la robe de celle qui venait de parler, et même sa respiration, car elle devait s’être penchée en dehors de la fenêtre. Tout était silencieux, immobile ; on aurait dit que les ombres et les rayons projetés par la lune s’étaient pétrifiés. Le prince André avait peur de trahir par un geste sa présence involontaire.

« Sonia ! Sonia ! reprit la première voix, comment est-il possible de dormir ? Viens donc voir, comme c’est beau ! Dieu, que c’est beau !… éveille-toi ! » Et elle ajouta avec émotion : « Il n’y a jamais eu de nuit aussi ravissante, jamais, jamais !… ! » La voix de Sonia murmura une réponse. « Mais viens donc, regarde cette lune, mon cœur, ma petite âme, mais viens donc !… Mets-toi sur la pointe des pieds, rapproche tes genoux… on peut s’y tenir deux en se serrant un peu, tu vois, comme cela ?

— Prends donc garde, tu vas tomber. »

Il y eut comme une lutte, et la voix mécontente de Sonia reprit :

« Sais-tu qu’il va être deux heures ?

— Ah ! tu me gâtes tout mon plaisir ! va-t’en, va-t’en ! »

Le silence se rétablit, mais le prince André sentait, à ses légers mouvements et à ses soupirs, qu’elle était encore là.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! dit-elle tout à coup. Eh bien, allons dormir, puisqu’il le faut !… » Et elle ferma la croisée avec bruit.

« Ah oui ! que lui importe mon existence ! » se dit le prince André, qui avait écouté ce babillage, et qui, sans savoir pourquoi, avait craint et espéré entendre parler de lui… toujours elle, c’est comme un fait exprès ! Et il s’éleva dans son cœur un mélange confus de sensations et d’espérances, si jeunes et si opposées à sa vie habituelle, qu’il renonça à les analyser ; et, se jetant sur son lit, il s’endormit aussitôt.


III

Le lendemain matin, ayant pris congé du vieux comte, il partit sans voir les dames.

Au mois de juin, le prince André, en revenant chez lui, traversa de nouveau la forêt de bouleaux. Les clochettes de l’attelage y sonnaient plus sourdement que six semaines auparavant. Tout était épais, touffu, ombreux : les sapins dispersés çà et là ne nuisaient plus à la beauté de l’ensemble, et les aiguilles verdissantes de leurs branches témoignaient d’une manière éclatante qu’eux aussi subissaient l’influence générale.

La journée était chaude, il y avait de l’orage dans l’air : une petite nuée arrosa la poussière de la route et l’herbe du fossé : le côté gauche du bois restait dans l’ombre ; le côté droit, à peine agité par le vent, scintillait tout mouillé au soleil : tout fleurissait, et, de près et de loin, les rossignols se lançaient leurs roulades.

« Il me semble qu’il y avait ici un chêne qui me comprenait, » se dit le prince André, en regardant sur la gauche, et attiré à son insu par la beauté de l’arbre qu’il cherchait. Le vieux chêne transformé s’étendait en un dôme de verdure foncée, luxuriante, épanouie, qui se balançait, sous une légère brise, aux rayons du soleil couchant. On ne voyait plus ni branches fourchues ni meurtrissures : il n’y avait plus dans son aspect ni défiance amère ni chagrin morose ; rien que les jeunes feuilles pleines de sève qui avaient percé son écorce séculaire, et l’on se demandait avec surprise si c’était bien ce patriarche qui leur avait donné la vie !

« Oui, c’est bien lui ! » s’écria le prince André, et il sentit son cœur inondé de la joie intense que lui apportaient le printemps et cette nouvelle vie. Les souvenirs les plus intimes, les plus chers de son existence, défilèrent devant lui. Il revit le ciel bleu d’Austerlitz, les reproches peints sur la figure inanimée de sa femme, sa conversation avec Pierre sur le radeau, la petite fille ravie par la beauté de la nuit, et cette nuit, cette lune, tout se représenta à son imagination : « Non, ma vie ne peut être finie à trente et un ans ! Ce n’est pas assez que je sente ce qu’il y a en moi, il faut que les autres le sachent ! Il faut que Pierre et cette fillette, qui allait s’envoler dans le ciel, apprennent à me connaître ! Il faut que ma vie se reflète sur eux, et que leur vie se confonde avec la mienne ! »

Revenu de son excursion, il se décida à aller en automne à Pétersbourg, et s’ingénia à trouver des prétextes plausibles à ce voyage. Une série de raisons, plus péremptoires les unes que les autres, lui en démontra la nécessité : il n’était pas même éloigné de reprendre du service ; il s’étonnait d’avoir pu douter de la part active que lui réservait encore l’avenir. Et pourtant un mois auparavant il regardait comme impossible pour lui de quitter la campagne, et il se disait que son expérience se perdrait sans utilité, et serait un véritable non-sens, s’il n’en tirait pas un parti pratique. Il ne comprenait pas comment, sur la foi d’un pauvre raisonnement dénué de toute logique, il avait pu croire jadis que ce serait s’abaisser, après tout ce qu’il avait vu et appris, de croire encore à la possibilité d’être utile, à la possibilité d’être heureux et d’aimer. Sa raison lui disait à présent le contraire : il s’ennuyait, ses occupations habituelles ne l’intéressaient plus, et souvent, seul dans son cabinet, il se levait, s’approchait du miroir, se regardait longuement ; reportant ensuite les yeux sur le portrait de Lise, avec ses cheveux relevés à la grecque en petites boucles sur le front : il lui semblait que, sortant de son cadre doré, et oubliant ses mystérieuses et suprêmes paroles, elle le suivait des yeux avec une affectueuse curiosité et un gai sourire. Souvent il marchait dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, fronçant le sourcil, ou souriant à ses visions confuses et décousues, à Pierre, à la jeune fille de la fenêtre, au chêne, à la gloire, à la beauté de la femme, à l’amour qui avait manqué à sa vie ! Lorsqu’on venait à le déranger pendant ses rêveries, il répondait d’une façon sèche, sévère, désagréable, mais avec une logique serrée, comme pour s’excuser envers lui-même du vague de ses pensées intimes, ce qui faisait dire à la princesse Marie que les occupations intellectuelles desséchaient le cœur des hommes.


IV

Le prince André arriva à Pétersbourg au mois d’août 1809. La gloire du jeune Spéransky, ainsi que son énergie dans l’exécution des réformes, y étaient à leur apogée. À cette même époque, l’Empereur s’était foulé le pied en faisant une chute de voiture, et, obligé par suite de garder pendant trois semaines un repos absolu, il travaillait tous les jours avec lui. C’est alors que s’élaborèrent les deux célèbres oukases qui devaient révolutionner la société. L’un supprimait les rangs de cour, et l’autre réglait les examens à subir pour être nommé assesseur de collège et conseiller d’État ; de plus, il créait toute une constitution gouvernementale, qui devait changer de fond en comble l’ordre établi jusqu’alors dans les administrations financières, judiciaires et autres, depuis le conseil de l’empire jusqu’au conseil communal. Les vagues rêveries libérales que l’Empereur nourrissait en lui depuis son avènement au trône prenaient corps peu à peu, et se réalisaient avec l’aide de ses conseillers, Czartorisky, Novosiltsow, Kotchoubey et Strogonow, qu’il appelait en riant : le comité de Salut public.

En ce moment, Spéransky les remplaçait tous pour la partie civile, et Araktchéïew pour la partie militaire. Le prince André, en qualité de chambellan, parut à la cour, et l’Empereur, sur le passage duquel il se trouva à deux reprises, ne daigna pas l’honorer d’une parole. Il avait toujours cru remarquer que ni sa personne ni sa figure n’étaient sympathiques à Sa Majesté. Son soupçon fut confirmé par le regard froid et sec qui l’enveloppa, et il apprit bientôt que l’Empereur avait été mécontent de lui voir prendre sa retraite en 1805.

« Nos sympathies et nos antipathies ne se commandent pas, se dit le prince André ; aussi vaudra-t-il mieux ne pas lui présenter mon mémoire sur le nouveau code militaire, mais le lui faire passer, et lui laisser faire son chemin tout seul ! » Il le soumit pourtant à un vieux maréchal ami de son père, qui le reçut très affectueusement et lui promit d’en parler au souverain.


Dans le courant de la semaine, le prince André fut appelé chez le ministre de la guerre, le comte Araktchéïew.

À neuf heures du matin, au jour fixé, le prince André entra dans le salon de réception du comte ; il ne le connaissait pas personnellement, ne l’avait jamais vu, et tout ce qu’il avait appris sur lui ne lui inspirait ni respect ni estime :

« Il est le ministre de la guerre, il a la confiance de l’Empereur… peu importent donc ses qualités personnelles !… Il est chargé d’examiner mon mémoire et lui seul peut le lancer, » se disait le prince André.

À l’époque où il remplissait ses fonctions d’aide de camp, il avait assisté aux audiences données par différents personnages haut placés, et il avait remarqué que chacune avait son caractère particulier. Ici, elle en avait un complètement exceptionnel. Sur toutes les figures de ceux qui attendaient leur tour, on lisait indistinctement un sentiment général d’embarras, auquel se mêlait un air de soumission de commande. Ceux qui étaient les plus élevés en grade dissimulaient, sous des manières dégagées, et en plaisantant sur eux-mêmes et sur le ministre, le malaise qu’ils éprouvaient. D’autres restaient soucieux, d’autres riaient en chuchotant, et en répétant tout bas le sobriquet de « Sila[1] Andréïévitch », que l’on avait donné au ministre. Un général, visiblement offensé d’attendre aussi longtemps, regardait autour de lui, en se croisant négligemment les jambes, et en souriant avec dédain.

Mais dès que la porte s’ouvrit, tous les visages prirent la même expression, celle de la crainte. Le prince André avait demandé à l’officier de service de l’annoncer : celui-ci lui répondit ironiquement que son tour viendrait. Un militaire dont l’air effaré et malheureux avait frappé le prince André entra dans le cabinet du ministre, après que quelques personnes qui y avaient été introduites en furent sorties reconduites par l’aide de camp. Son audience fut longue : on entendit les éclats violents d’une voix désagréable, et l’officier, pâle, les lèvres tremblantes, en sortit et traversa le salon, la tête dans ses mains.

Ce fut le tour du prince André.

« À droite vers la fenêtre, » lui murmura-t-on à l’oreille.

Il entra dans un cabinet proprement tenu, mais sans luxe, et il vit devant lui un homme de quarante ans environ, dont le buste trop long supportait une tête d’une longueur également disproportionnée. Ses cheveux étaient coupés court, ses rides fortement accusées, et ses sourcils épais se fronçaient au-dessus de deux yeux éteints d’un vert glauque, et d’un nez rouge qui retombait sur sa bouche. Ce personnage tourna la tête de son côté, mais sans le regarder :

« Que demandez-vous ?

— Je ne demande rien, Excellence, » dit tranquillement le prince André.

Les yeux d’Araktchéïew se levèrent :

« Asseyez-vous, vous êtes le prince Bolkonsky ?

— Je ne demande rien, mais Sa Majesté l’Empereur a daigné envoyer mon mémoire à Votre Excellence.

— Je vous ferai observer, mon très cher, que j’ai lu votre mémoire, dit Araktchéïew en l’interrompant, et ne prononçant avec politesse que les deux premiers mots, pour reprendre immédiatement après son ton méprisant et grondeur. Vous proposez de nouvelles lois militaires ? Il y en a beaucoup d’anciennes, et personne ne les exécute… Aujourd’hui on ne fait qu’en écrire, c’est plus facile.

— C’est d’après la volonté de Sa Majesté l’Empereur que je suis venu demander à Votre Excellence ce qu’elle compte faire de mon mémoire.

— Je l’ai envoyé au comité, en y ajoutant mon opinion… je ne l’approuve pas, poursuivit-il en se levant ; et, prenant un papier sur la table, il le remit au prince André : — Voilà ! »

En travers de la feuille était écrit au crayon, sans orthographe, et sans ponctuation aucune : « Pas de base logique, copié sur le code militaire français, diffère sans motif du règlement militaire ! »

« Dans quel comité va-t-il être examiné ?

— Dans le comité chargé de la révision du code militaire, et j’ai présenté Votre Noblesse pour y être inscrite comme membre, mais sans appointements. »

Le prince André sourit :

« Je n’aurais pas accepté autrement.

— Membre sans appointements, vous entendez bien… j’ai l’honneur… Eh ! qu’y a-t-il là-bas encore ? » cria-t-il en le congédiant.


V

En attendant la nouvelle officielle de sa nomination comme membre du comité, le prince André renouvela connaissance avec les personnes au pouvoir qui pouvaient lui être utiles. Une curiosité inquiète et irrésistible, analogue à celle qui s’emparait de lui la veille d’une bataille, l’entraînait vers les sphères élevées, où se combinaient les mesures qui devaient avoir une si grande influence sur le sort de millions d’êtres ; il devinait, à l’irritation des vieux, aux efforts de ceux qui brûlaient du désir de savoir ce qui se passait, à la réserve des initiés, à l’agitation soucieuse de tous, au nombre infini de comités et de commissions, qu’il se préparait à Pétersbourg, dans cette année 1809, une formidable bataille civile, dont le général en chef était Spéransky, lequel avait pour lui tout l’attrait de l’inconnu et du génie.

La réforme, dont il n’avait qu’une vague idée, et le grand réformateur lui-même le préoccupaient si vivement, que la destinée de son mémoire n’eut plus pour lui qu’un intérêt secondaire.

Sa position personnelle lui ouvrit les cercles les plus différents et les plus élevés de la société. Le parti des réorganisateurs l’accueillit avec sympathie, d’abord à cause de sa réputation de haute intelligence et de grand savoir, et ensuite du renom de libéral que lui avait valu l’émancipation de ses paysans. Le parti des mécontents, opposé aux réformes, crut trouver en lui un renfort ; on supposa qu’il partageait les idées de son père. Les femmes et le monde virent en lui un parti riche et brillant, une nouvelle figure entourée d’une auréole romanesque, due à sa mort supposée et à la fin tragique de sa femme. Ceux qui l’avaient connu jadis trouvèrent que le temps avait singulièrement amélioré son caractère, qu’il s’était adouci, qu’il avait perdu une bonne partie de son affectation et de son orgueil, et qu’il avait gagné le calme que les années seules peuvent donner.

Le lendemain de sa visite à Araktchéïew, il alla à une soirée chez le comte Kotchoubey, lui raconta son entrevue avec « Sila Andréïévitch », dont Kotchoubey parlait également avec cet air de vague ironie qui l’avait frappé dans le salon d’attente du ministre de la guerre :

« Mon cher, vous ne pourrez, même une fois là-dedans, vous passer de Michel Mikaïlovitch, c’est le grand faiseur. Je lui en parlerai, il m’a promis de venir ce soir…

— Mais en quoi les codes militaires peuvent-ils regarder Spéransky ? demanda le prince André, dont la réflexion fit sourire le comte Kotchoubey, qui secoua la tête, comme s’il était étonné de sa naïveté. »

— Nous avons causé de vous, de vos agriculteurs libres…

— Ah ! c’est donc vous, prince, qui avez donné la liberté à vos paysans ? s’écria d’un ton déplaisant un vieux du temps de Catherine.

— C’était un tout petit bien qui ne donnait aucun revenu, répondit le prince André, cherchant à pallier le fait pour ne pas irriter son interlocuteur.

— Vous étiez donc bien pressé ? continua celui-ci en regardant Kotchoubey. Je me demande seulement qui labourera la terre, si on donne la liberté aux paysans ?… Croyez-moi, il est plus facile de faire des lois que de gouverner, et je vous serais aussi bien obligé, comte, de me dire qui l’on nommera maintenant présidents des différents tribunaux, puisque tous doivent passer des examens ?

— Mais ceux qui les subiront, je pense, répliqua Kotchoubey.

— Eh bien, voilà un exemple : Prianichnikow, n’est-ce pas, est un homme précieux, mais il a soixante ans… faudra-t-il donc qu’il subisse aussi des examens ?

— Oui, c’est sans doute une difficulté, d’autant mieux que l’instruction est fort peu répandue, mais… » Kotchoubey n’acheva pas, et, prenant le prince André par le bras, il s’avança avec lui à la rencontre d’un homme de haute taille qui venait d’entrer dans le salon. Bien que son front énorme et chauve ne fût couvert que de quelques rares cheveux blonds, il ne paraissait âgé que de quarante ans. Sa figure allongée, ses mains larges et potelées se faisaient remarquer par cette blancheur mate de la peau, qui rappelle la pâleur maladive des soldats après un long séjour à l’hôpital. Il portait un frac bleu.

André le reconnut aussitôt et ressentit comme un choc à sa vue. Était-ce respect, envie, ou curiosité ? Il ne pouvait s’en rendre compte. Spéransky offrait en effet un type original. Jamais André n’avait vu à personne un aussi grand calme et une aussi grande assurance, avec des mouvements aussi gauches et aussi nonchalants, un regard aussi doux et en même temps aussi énergique, que dans ces yeux à demi fermés et légèrement voilés, jamais enfin autant de fermeté dans un sourire banal ! Tel était Spéransky, le secrétaire d’État, Spéransky, le bras droit de l’Empereur, qu’il avait accompagné à Erfurth, où plus d’une fois il avait eu l’honneur de causer avec Napoléon.

Il promena son regard sur les personnes présentes, sans se hâter de parler. Assuré d’avance qu’on l’écouterait, sa voix, dont le timbre calme et mesuré avait agréablement frappé le prince André, ne s’élevait jamais au-dessus d’un certain diapason, et il ne regardait que celui auquel il s’adressait.

Le prince suivait chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Le connaissant de réputation, il s’attendait, comme il arrive souvent à ceux qui portent d’habitude un jugement prématuré sur leur prochain, à trouver en lui toutes les perfections humaines.

Spéransky s’excusa auprès de Kotchoubey de n’être pas venu plus tôt, mais il avait été retenu au palais. Il avait évité de dire : « retenu par l’Empereur », et le prince André prit note de cette affectation de modestie. Lorsque Kotchoubey le présenta à Spéransky, celui-ci tourna lentement les yeux sur lui, et le regarda en silence, sans cesser de sourire :

« Je suis charmé de faire votre connaissance, j’ai entendu beaucoup parler de vous. »

Kotchoubey lui fit en peu de mots le récit de la réception d’Araktchéïew.

Le sourire de Spéransky s’accentua davantage :

« M. Magnitsky, le président de la commission pour les règlements militaires, est mon ami, et je puis, si vous le désirez, vous aboucher avec lui. »

Il articulait nettement chaque mot, chaque syllabe, et, après s’être arrêté à la fin de la phrase, il continua :

« J’espère que vous trouverez en lui de la sympathie et le désir de contribuer à tout ce qui est utile. »

Un petit cercle se forma autour d’eux.

Le prince André fut surpris du calme dédaigneux avec lequel Spéransky, obscur séminariste peu de temps auparavant, répondait au vieillard qui déplorait les nouvelles réformes, et semblait condescendre à l’honorer d’une explication ; mais, son interlocuteur ayant élevé la voix, il se borna à sourire, et déclara qu’il n’était en aucune façon juge de l’utilité ou de l’inutilité de ce qu’il plaisait à l’Empereur de décider.

Après quelques instants de conversation générale, il se leva, s’approcha du prince André et le prit à part à l’autre bout du salon : il entrait dans son programme de causer avec lui.

« J’étais tellement subjugué par la conversation animée de ce respectable vieillard, que je n’ai pas eu le temps, mon prince, d’échanger deux mots avec vous, » dit-il en souriant d’une façon un peu méprisante, comme pour lui faire sentir qu’il voyait bien que lui aussi comprenait toute la futilité des personnes avec lesquelles il venait de causer.

Le prince André se sentit flatté.

« Je vous connais depuis longtemps, continua Spéransky, d’abord par la libération de vos paysans, premier exemple qu’il serait désirable de voir imiter, et puis, parce que vous êtes le seul des chambellans qui ne soit pas offensé du nouvel oukase concernant le rang à la cour, qui a soulevé tant de mécontentement et tant de récriminations.

— C’est vrai, mon père n’a pas désiré me voir profiter de ce droit, et j’ai commencé mon service en passant par les rangs inférieurs.

— Votre père, bien qu’il soit un homme du siècle passé, est cependant bien au-dessus de ceux de nos contemporains qui critiquent cette mesure ; elle n’a d’autre but, après tout, que de rétablir la justice sur ses véritables bases.

— Je crois pourtant que ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, répliqua le prince André, essayant de se soustraire à l’influence de cet homme, qu’il lui était désagréable d’approuver sans restriction. Il tenait même à le contredire, mais, absorbé par son travail d’observation, il ne pouvait s’exprimer avec sa liberté d’esprit habituelle.

— C’est-à-dire qu’elles ont pour fondement l’amour-propre personnel, reprit Spéransky avec tranquillité.

— En partie peut-être, mais aussi, à mon avis, les intérêts mêmes du gouvernement.

— Comment l’entendez-vous ?

— Je suis un disciple de Montesquieu, dit le prince André, et sa maxime : « que l’honneur est le principe des monarchies » me semble incontestable, et certains droits et privilèges de la noblesse me paraissent être des moyens de corroborer ce sentiment. »

Le sourire disparut de la figure de Spéransky, et sa physionomie ne fit qu’y gagner. La réponse du prince André avait excité son intérêt :

« Ah ! si vous envisagez la question sous ce point de vue ! dit-il en conservant son calme et en s’exprimant en français avec une certaine difficulté et plus de lenteur que lorsqu’il parlait le russe : — Montesquieu nous dit que l’honneur ne peut être soutenu par des privilèges nuisibles au service lui-même ; l’honneur est donc, ou l’abstention d’actes blâmables, ou le stimulant qui nous pousse à conquérir l’approbation et les récompenses destinées à en être le témoignage. Il en résulte, ajouta-t-il en serrant de plus près ses arguments, qu’une institution, qui est pour l’honneur une source d’émulation est une institution pareille en tous points à celle de la Légion d’honneur du grand Empereur Napoléon. On ne saurait dire, je pense, que celle-ci est nuisible, puisqu’elle contribue au bien du service et qu’elle n’est pas un privilège de caste ou de cour.

— Je le reconnais volontiers, mais je crois aussi que les privilèges de cour atteignent le même but, car tous ceux qui en jouissent se tiennent pour obligés de remplir dignement leurs fonctions.

— Et pourtant vous n’avez pas voulu en profiter, prince, dit Spéransky en terminant par une phrase aimable une conversation qui aurait certainement fini par embarrasser son jeune interlocuteur. — Si vous me faites l’honneur de venir chez moi mercredi soir, comme j’aurai vu Magnitsky d’ici là, je pourrai vous communiquer quelque chose d’intéressant, et j’aurai de plus le plaisir de causer plus longuement avec vous… » Et, le saluant de la main, il se glissa, à la française, hors du salon, en évitant d’être remarqué.


VI

Pendant les premiers temps de son séjour à Pétersbourg, le prince André ne tarda pas à sentir que l’ordre d’idées développé en lui par la solitude se trouvait relégué au second plan par les soucis puérils qui ne cessaient de l’occuper.

Tous les soirs, en rentrant chez lui, il inscrivait dans un agenda quatre ou cinq visites indispensables, et autant de rendez-vous pris pour le lendemain. L’emploi de sa journée, combiné de façon à lui permettre d’être exact partout, prenait la plus grosse part des forces vives de sa vie : il ne faisait rien, ne pensait à rien, et les opinions qu’il émettait parfois avec succès n’étaient que le résultat de ses méditations de la campagne.

Il s’en voulait à lui-même lorsqu’il lui arrivait, dans la même journée, de répéter les mêmes choses dans des sociétés différentes ; mais, entraîné par ce tourbillon, il n’avait même plus le temps de s’apercevoir qu’il ne savait plus penser.

Spéransky le reçut le mercredi suivant ; un long et intime entretien produisit sur lui une profonde impression.

Dans son désir de trouver chez un autre cet idéal de perfection vers lequel il tendait lui-même, il crut aisément voir en Spéransky le type de vertu et d’intelligence qu’il avait rêvé. Si ce dernier avait appartenu au même milieu que lui, s’ils avaient eu la même éducation, les mêmes habitudes, la même manière de juger, il aurait sans doute découvert bientôt ses côtés faibles, humains et prosaïques, mais cet esprit, si bien équilibré et si étonnamment logique, lui inspirait d’autant plus de respect, qu’il ne s’en rendait pas entièrement compte. Le grand homme, de son côté, posait un peu devant lui. Était-ce parce qu’il avait apprécié ses capacités, ou parce qu’il croyait nécessaire de se l’attacher ? Le fait est qu’il ne négligeait aucune occasion de le flatter adroitement, et de lui faire entendre discrètement que son intelligence le rendait digne de s’élever jusqu’à lui, et qu’il était seul capable de comprendre la profondeur de ses conceptions et l’absurdité d’autrui.

Il lui avait répété plus d’une fois des phrases de ce genre :

« Chez nous tout ce qui sort de la routine, tout ce qui dépasse le niveau habituel, etc… » ou bien : « nous voulons que les loups soient protégés et nourris à « l’égal des brebis… » ou enfin : « ils ne peuvent nous comprendre… », et il les accompagnait d’une expression de physionomie qui voulait dire : « Nous comprenons, vous et moi, ce qu’ils valent, eux, et ce que nous sommes, nous ! »

Ce nouvel entretien, plus intime, ne fit qu’accroître l’impression première qu’avait produite sur lui Spéransky, en qui il voyait un homme d’une intelligence supérieure et un penseur profond, arrivé au pouvoir par une force indomptable de volonté, et en usant au profit de la Russie. Il était bien le philosophe qu’il cherchait, le philosophe qu’il aurait voulu être lui-même, expliquant les phénomènes de la vie par le raisonnement, n’admettant comme vrai que ce qui était sensé, et soumettant toute chose à l’examen de la raison. Ses pensées se formulaient avec une telle clarté, que le prince André se rangeait, malgré lui, en toutes choses à son avis, et n’élevait de faibles objections que pour faire acte d’indépendance. Tout était bien en lui, tout était parfait, sauf son regard froid, brillant, impénétrable, sauf ses mains blanches et délicates. Ces mains fixaient l’attention du prince André, il ne pouvait s’empêcher de les regarder, comme il nous arrive souvent de regarder les mains des gens au pouvoir, et elles lui causaient une irritation sourde, dont il ne se rendait pas compte. Le mépris ou le dédain qu’il affectait pour les hommes lui était aussi particulièrement désagréable, ainsi que la variété de ses procédés d’argumentation. Toutes les formes du raisonnement lui étaient familières, la comparaison surtout ; mais il lui reprochait de passer sans aucune transition de l’une à l’autre. Se posant en réformateur pratique, il jetait la pierre aux rêveurs ; tantôt il accablait de sa mordante ironie ses adversaires ; tantôt, employant une logique serrée, il s’élevait à la métaphysique la plus abstraite (une de ses armes oratoires favorites). Transporté sur ces hauteurs, il se plaisait alors à définir l’espace, le temps, la pensée, il y puisait de brillantes réfutations, ensuite il ramenait le sujet sur le terrain de la discussion.

Un signe caractéristique de ce puissant esprit était une foi inébranlable dans la force et dans les droits de l’Intelligence. On voyait que le doute, si habituel au prince André, lui était inconnu, et que la crainte de ne pouvoir exprimer toutes ses pensées, ou de douter, même un moment, de l’infaillibilité de ses croyances, ne l’avait jamais troublé.

Aussi éprouvait-il pour Spéransky une exaltation passionnée, la même qu’il avait ressentie pour Napoléon. Spéransky était fils de prêtre ; c’était, pour le vulgaire, une raison de le mépriser ; aussi, le prince André, sans le savoir, réagissait contre sa propre exaltation, et par cela même ne faisait qu’en accroître l’intensité.

À propos de la commission chargée de l’élaboration des lois, Spéransky lui raconta, en la raillant, qu’elle existait depuis cent cinquante ans, qu’elle avait coûté des millions sans rien produire, que Rosenkampf avait collé des étiquettes sur tous les articles de la législation comparée, et que c’était là l’unique résultat des millions dépensés :

« Nous voulons donner au sénat un nouveau pouvoir judiciaire et nous n’avons pas de lois ! Aussi est-ce un crime, mon prince, pour des personnes comme vous, de se retirer dans la vie privée. »

Le prince André lui fit observer que pour ce genre d’occupations il était nécessaire d’avoir reçu une éducation spéciale.

« Montrez-moi ceux qui la possèdent ? c’est un cercle vicieux, dont on ne peut sortir qu’en le bridant. »


Une semaine plus tard, le prince André fut nommé membre du comité chargé de l’élaboration du code militaire et, de plus, au moment où il y songeait le moins, chef d’une des sections de cette commission législative. Il consentit, à la prière de Spéransky, à s’occuper du code civil, et, s’aidant des codes Napoléon et Justinien, il travailla à la partie qui avait pour titre : « Le droit des gens ».

VII

Deux ans auparavant, en 1808, Pierre, revenu de son voyage dans l’intérieur, se trouva, sans s’y attendre, à la tête de la franc-maçonnerie de Pétersbourg. Il organisa « des loges de table », constitua des loges régulières, en leur procurant leurs chartes et leurs titres de fondation ; il fit de la propagande, donna de l’argent pour l’achèvement du temple, et compléta de ses deniers les aumônes produites par les quêtes, au sujet desquelles les membres se montraient en général avares et inexacts. Il entretint aussi à ses frais la maison des pauvres fondée par l’ordre, et, se laissant aller aux mêmes entraînements, il employait sa vie comme par le passé. Il aimait à bien manger, à bien boire, et ne pouvait s’abstenir des plaisirs de la vie de garçon, tout en les jugeant immoraux et dégradants.

Malgré l’ardeur qu’il avait apportée au début de ses différentes occupations, il sentit, à la fin de l’année, que la terre promise de la franc-maçonnerie se dérobait sous ses pas. Il éprouva la sensation d’un homme qui, mettant avec confiance le pied sur une surface unie, sent qu’il s’enfonce dans un marais ; y posant l’autre pied, afin de bien se rendre compte de la solidité du terrain, il s’y embourba jusqu’aux genoux, et maintenant il y marchait malgré lui.

Bazdéïew, complètement éloigné de la direction des loges de Pétersbourg, ne quittait plus Moscou. Les frères étaient des hommes que Pierre coudoyait chaque jour dans la vie ordinaire, et il lui était à peu près impossible de ne voir que des frères dans la personne du prince B. ou de monsieur D., qu’il connaissait pour des gens faibles et sans valeur. Sous leurs tabliers de francs-maçons, sous leurs insignes, il voyait poindre leurs uniformes et leurs croix, qui étaient le véritable objet de leur existence. Souvent, lorsqu’il ramassait les aumônes et qu’il inscrivait vingt ou trente roubles à l’actif, souvent même au passif d’une dizaine de membres plus riches que lui, Pierre se rappelait leur serment de donner leur avoir au prochain, et il s’élevait dans son âme des doutes qu’il essayait en vain d’écarter.

Ses frères se partageaient pour lui en quatre catégories : à la première appartenaient ceux qui ne prenaient aucune part active ni aux affaires de la loge, ni aux affaires de l’humanité, exclusivement occupés à approfondir les mystères de leur ordre, à rechercher le sens de la Trinité, à étudier les trois bases générales, le soufre, le mercure et le sel, ou la signification du carré et des autres symboles du Temple de Salomon. Ceux-là, Pierre les respectait, c’étaient les anciens et Bazdéïew lui-même ; mais il ne comprenait pas quel intérêt ils pouvaient prendre à leurs recherches, et ne se sentait nullement porté vers le côté mystique de la franc-maçonnerie.

La seconde catégorie, dans laquelle il se rangeait, se composait d’adeptes qui, vacillants comme lui, cherchaient la véritable voie, et qui, ne l’ayant pas encore découverte, ne perdaient pas néanmoins l’espoir de la trouver un jour.

La troisième comprenait ceux qui, ne voyant dans cette association que les formes et les cérémonies extérieures, s’en tenaient à la stricte observance, sans se préoccuper du sens caché ; tels étaient Villarsky et le Vénérable lui-même.

La quatrième enfin était formée des gens, très nombreux à cette époque, qui, ne croyant à rien, ne désirant rien, ne tenaient à l’ordre que pour se rapprocher des riches et des puissants, et mettre à profit leurs relations avec eux.

L’activité de Pierre ne le satisfaisait pas : il reprochait à leur association, telle qu’il la voyait à Pétersbourg, de n’être qu’un pur formalisme, et il se disait, sans attaquer toutefois les fondements de l’institution, que les maçons de Russie faisaient fausse route en s’éloignant ainsi des principes sur lesquels elle était fondée ; aussi se décida-t-il à aller à l’étranger pour se faire initier aux mystères les plus élevés.


Il en revint dans le cours de l’été de 1809. Les maçons de Russie avaient appris par leurs correspondants que Besoukhow, ayant su gagner la confiance des hauts dignitaires de l’ordre, avait été, par suite de son initiation à la plupart de leurs mystères, promu au grade le plus élevé, et qu’il rapportait avec lui beaucoup de projets ; ils vinrent le voir dès son arrivée, et crurent remarquer qu’il leur ménageait une surprise.

On décida de tenir une assemblée générale jusqu’au grade d’apprenti, afin que Pierre leur remît le message dont il était chargé. La loge était au grand complet, et, une fois les formalités remplies, Pierre se leva :

« Chers frères, dit-il en bégayant et en tenant à la main d’un air embarrassé son discours écrit, chers frères, il ne suffit pas d’accomplir nos mystères dans le secret de la loge, il faut agir… agir… ! Nous nous sommes engourdis, et il faut se mettre à l’œuvre, poursuivit-il, en se décidant enfin à lire son manuscrit après ces quelques mots d’introduction.

— Pour répandre la vérité, pour amener le triomphe de la vertu, nous devrons détruire les préjugés, établir des règles conformes à l’esprit du temps, nous donner pour tâche l’éducation de la jeunesse, nous unir par des liens indissolubles à des esprits éclairés, afin de vaincre ensemble et hardiment la superstition, le manque de foi, la bêtise humaine, et former, parmi ceux qui sont dévoués à la cause, des ouvriers liés entre eux par l’unité du but, ayant en leurs mains force et pouvoir. Pour en arriver là, il faut faire pencher la balance du côté de la vertu, il faut que l’homme de bien reçoive même en ce monde la récompense de ses bonnes actions ; mais, dira-t-on, les institutions politiques actuelles s’opposent à l’exécution de ces nobles aspirations. Que nous reste-t-il donc à faire ? Fomenter des révolutions ? Bouleverser tout, et chasser la force par la force ? Non, nous sommes loin de prêcher les réformes violentes et arbitraires ! Elles méritent au contraire le blâme, car elles ne sauraient déraciner le mal, si les hommes restent les mêmes. La vérité doit s’imposer sans violence !

« Lorsque notre ordre sera parvenu à tirer les gens de bien de l’obscurité où ils végètent, alors seulement il aura le droit de faire de l’agitation, et de la diriger insensiblement vers le but qu’il se propose. En un mot, il faut établir un mode de gouvernement universel, sans chercher pour cela à rompre les liens civils et les conditions administratives, qui nous permettent, à l’heure qu’il est, d’atteindre le résultat que nous avons en vue, c’est-à-dire le triomphe de la vertu sur le vice. Le christianisme le voulait également, lorsqu’il enseignait aux hommes à être bons et sages, et à suivre, pour arriver au bien, l’exemple des âmes vertueuses.

« Lorsque le monde était encore plongé dans les ténèbres, la prédication était suffisante : la nouveauté de la vérité annoncée lui donnait une force qui s’est affaiblie ; maintenant il nous faut recourir à des moyens plus énergiques. Il est indispensable que l’homme, guidé par ses sensations, trouve dans la vertu un charme saisissant. Les passions ne se déracinent pas : il faut savoir les diriger, les élever, il faut que chacun puisse les satisfaire dans les limites de la vertu, il faut que nous lui en fournissions les moyens.

« Lorsque dans chaque pays il se sera formé un noyau d’hommes remarquables, chacun d’eux en formera d’autres à son tour ; liés fortement entre eux, ils ne connaîtront plus d’obstacles, et tout deviendra possible à un ordre qui a déjà réussi à faire en secret tant de bien à l’humanité !… »

Ce discours produisit une immense impression et révolutionna la loge. La majorité, y entrevoyant de dangereuses tendances à l’illuminisme, l’accueillit avec une froideur qui étonna Pierre. Le Vénérable en personne le prit à partie, et l’amena à développer, avec une chaleur croissante, les opinions qu’il venait d’émettre. La séance fut orageuse, des partis se formèrent ; les uns accusaient Pierre d’illuminisme, les autres le soutenaient, et pour la première fois il fut frappé de cette diversité infinie inhérente à l’esprit humain, qui fait qu’aucune vérité n’est jamais considérée sous le même aspect par deux personnes. Même parmi les membres qui semblaient être de son avis, chacun apportait aux idées qu’il avait exprimées des changements et des restrictions qu’il se refusait à admettre, convaincu que son opinion devait être intégralement adoptée.

Le Vénérable lui fit observer, d’un air ironique, que dans l’entraînement de la discussion il lui paraissait avoir fait preuve de plus d’emportement que d’esprit de charité. Pierre, sans lui répondre, lui demanda brièvement si sa proposition serait acceptée ; le Vénérable dit catégoriquement que non. Pierre quitta la loge, sans avoir même rempli les formalités d’usage, et rentra chez lui.


VIII

Pierre passa les trois journées qui suivirent cet incident, étendu sur un canapé, sans sortir, sans voir âme qui vive, et en proie au spleen le plus violent.

Il reçut une lettre de sa femme, qui le suppliait de lui accorder une entrevue, lui dépeignait le chagrin qu’elle éprouvait de leur séparation, lui exprimait le désir de lui consacrer toute sa vie, et lui annonçait qu’elle reviendrait prochainement de l’étranger à Pétersbourg.

Bientôt après, un des frères les moins respectés de l’ordre, força violemment sa porte, et, amenant la conversation sur la vie conjugale, reprocha à Pierre son injuste sévérité envers sa femme, sévérité contraire aux lois maçonniques qui commandent de pardonner au repentir.

Sa belle-mère lui fit aussi demander de venir la voir, ne fût-ce que pour un instant, afin de causer de choses graves. Pierre devinait un complot, mais dans la situation morale où il se trouvait sous l’influence de son ennui, le rapprochement qu’il pressentait lui devenait assez indifférent, car rien dans la vie ne lui paraissait avoir grande importance, et il sentait qu’il ne tenait plus guère soit à rester libre, soit à infliger à sa femme une plus longue punition.

« Personne n’a raison, personne n’a tort ; ainsi donc, elle non plus n’est pas coupable » pensait-il. N’était-ce pas chose indifférente pour lui, qui avait des intérêts si différents, de vivre ou de ne pas vivre avec elle ? Secouant son apathie, qui seule retenait son consentement, il se décida pourtant, avant de leur répondre, à aller à Moscou consulter Bazdéïew.


fragments du journal de pierre :


« Moscou, 17 novembre. — Je reviens de chez le Bienfaiteur, et j’écris à la hâte tout ce que j’y ai ressenti. Il vit pauvrement, et voilà trois ans qu’il souffre d’une douloureuse maladie de vessie : jamais une plainte, jamais un murmure. Depuis le matin jusque bien avant dans la nuit, à part quelques instants consacrés à ses repas, d’une extrême frugalité, il se livre à des travaux scientifiques. Il m’a reçu affectueusement, m’a fait asseoir sur le lit où il était couché. Je l’abordai avec les signes maçonniques du grand Orient et de Jérusalem ; il y répondit, et me demanda, avec un doux sourire, ce que j’avais appris dans les loges de Prusse et d’Écosse. Je lui racontai, tout en lui communiquant les propositions que j’avais faites à celle de Pétersbourg, le mauvais accueil que j’y avais trouvé, et ma rupture avec les frères. Il garda longtemps le silence et m’exposa ensuite son opinion, qui éclaira aussitôt mon passé et mon avenir ; je fus frappé de sa question : « Vous souvenez-vous des trois buts de l’ordre : 1° la conservation et l’étude des mystères ; 2° la purification et le perfectionnement de soi-même, afin de pouvoir y participer ; 3° le perfectionnement de l’humanité par le désir de la purification ? Quel est le principal but des trois ? Sans doute le perfectionnement moral, car nous pouvons y tendre toujours, quelles que soient les circonstances, mais c’est aussi celui qui exige le plus d’efforts, et nous risquons de pécher par orgueil, en nous tournant vers l’étude des mystères que notre impureté nous rend indignes de comprendre, ou en prenant à tâche l’amélioration du genre humain, en restant nous-mêmes un exemple de perversité et d’indignité. L’illuminisme a perdu de sa pureté et s’est entaché d’orgueil pour s’être laissé entraîner par le courant de l’amour du bien public. » À ce point de vue, il a blâmé mon discours et tout ce que j’ai fait. Je lui ai donné raison. À propos de mes affaires de famille, il m’a dit que, le devoir du vrai maçon étant le perfectionnement de soi-même, nous croyons souvent y parvenir plus vite en nous débarrassant de toutes les difficultés à la fois, tandis que c’est le contraire : nous ne pouvons progresser qu’au milieu des luttes de la vie, par la connaissance de nous-même, où l’on ne peut parvenir que par la comparaison. Il ne faut point oublier non plus la vertu principale, l’amour de la mort. Les vicissitudes peuvent seules nous en démontrer toute la vanité et contribuer à nourrir en nous cet amour, c’est-à-dire la croyance à une nouvelle vie. Ces paroles me frappèrent d’autant plus que, malgré son terrible état de maladie, Bazdéïew ne se sent point fatigué de vivre. Il aime la mort, pour laquelle, malgré sa pureté et son élévation, il ne se reconnaît pas encore suffisamment préparé. En m’expliquant le grand carré de la création, il me dit que les chiffres 3 et 7 étaient la base de tout ; il me donna le conseil de ne pas me détacher de mes frères de Pétersbourg, de rester au second grade, et d’user de mon influence pour les préserver de l’entraînement de l’orgueil, et les soutenir dans la voie de la vérité et du progrès. Il me conseilla pour moi-même une stricte surveillance, et me donna ce cahier pour y tenir registre de toutes mes actions.

« Pétersbourg, 23 novembre. — Je vis de nouveau avec ma femme ; ma belle-mère arriva chez moi en larmes me dire qu’Hélène me suppliait de l’écouter, qu’elle était innocente, malheureuse de mon abandon… etc… Je sentais que si je la laissais venir, je n’aurais pas la force de résister à sa prière. Je ne savais que faire, ni à qui demander conseil. Si le Bienfaiteur eût été ici, il m’aurait secouru. Je relus ses lettres, je me rappelai nos causeries, et j’en conclus que je ne devais point refuser à celui qui demande, mais tendre la main à tous, et à plus forte raison à celle qui est liée à moi, et qu’il me fallait porter ma croix ! Mais si mon pardon a pour mobile le bien, que du moins ma réunion avec elle n’ait qu’un but spirituel ! J’ai dit à ma femme que je la suppliais d’oublier tout le passé, que je la priais de me pardonner si j’ai eu des torts, mais que, de mon côté, je n’avais aucun pardon à lui accorder. J’étais heureux de le lui dire. Qu’elle ne sache jamais combien il m’a été pénible de la revoir ! Je me suis établi dans l’étage d’en haut de la grande maison, et j’éprouve l’heureux sentiment de la régénération. »


IX

La haute société, qui se réunissait soit à la cour, soit dans les grands bals, se divisait alors comme toujours en quelques cercles, dont chacun avait sa nuance particulière. Le plus nombreux était le cercle français, celui de l’alliance franco-russe, celui de Roumiantzow et de Caulaincourt. Aussitôt après sa réconciliation avec son mari, Hélène y occupa une des premières places. L’ambassade française et beaucoup de gens connus par leur esprit et leur amabilité fréquentèrent son salon.

Elle avait été à Erfurth pendant la mémorable entrevue des deux Empereurs, et y avait connu tout ce que l’Europe contenait de remarquable et qui entourait alors Napoléon. Elle y eut un succès éclatant. Napoléon lui-même, frappé au théâtre par sa beauté, voulut savoir qui elle était. Ses succès comme jeune femme belle et élégante n’étonnèrent point son mari, car elle avait encore embelli ; mais il fut surpris de la réputation qu’elle s’était acquise, pendant ces deux dernières années, d’une femme charmante, aussi spirituelle que belle. Le célèbre prince de Ligne lui écrivait des lettres de huit pages. Bilibine gardait ses meilleurs mots pour les lancer devant la comtesse Besoukhow ; être reçu dans son salon équivalait à un diplôme d’esprit. Les jeunes gens lisaient avant de se rendre à ses soirées, pour avoir quelque chose à dire. Les secrétaires d’ambassade et les ambassadeurs lui confiaient leurs secrets, si bien qu’Hélène était devenue, dans son genre, une véritable puissance. Pierre, qui la savait très ignorante, assistait parfois à ces réunions et à ces dîners, où l’on causait politique, poésie et philosophie, avec un sentiment étrange de stupéfaction et de crainte. Il éprouvait le sentiment que doit avoir un joueur de gobelets, s’attendant chaque fois à voir ses escamotages découverts ; mais personne n’y voyait rien. Ce genre de salon était-il un terrain d’élection pour la bêtise humaine, ou bien les dupes trouvaient-elles du plaisir à être dupées ? Le fait est que sa réputation de femme d’esprit fermement établie permettait à la comtesse Besoukhow de dire les plus grandes sottises : chacune de ses paroles excitait l’admiration, et on se plaisait à y découvrir un sens profond, qu’elle n’y avait pas soupçonné elle-même.

Cet original distrait, ce mari grand seigneur, qui ne gênait personne et ne nuisait pas à l’effet général produit par le ton distingué, de rigueur dans ce milieu, Pierre en un mot, était bien le mari qu’il fallait à cette brillante beauté, toute faite pour le monde, et servait au contraire à mettre en relief l’élégance et la tenue parfaite de sa femme. Les occupations de ces deux dernières années, qui, par leur nature abstraite, avaient fini par lui faire prendre en dédain tout ce qui était en dehors de ce cercle, lui avaient donné une manière d’être, teintée d’indifférence et de bienveillance banale, qui, par sa sincérité même, lui attirait une déférence involontaire. Il entrait dans le salon de sa femme comme il entrait au théâtre. Il connaissait tout le monde, accueillait chacun également bien, en restant à égale distance de tous. Si la conversation l’intéressait, il y prenait part, exposait ouvertement son avis, qui n’était peut-être pas toujours dans le ton voulu du moment, sans se préoccuper en rien de la présence des messieurs de l’ambassade. Mais l’opinion était si bien fixée sur cet original, mari de la femme la plus distinguée de Pétersbourg, qu’on ne songeait guère à prendre ses sorties au sérieux.

Parmi les jeunes gens qui fréquentaient assidûment la maison d’Hélène, on voyait Boris Droubetzkoï, dont la carrière était des plus brillantes. Hélène l’appelait « mon page », le traitait en enfant, et lui souriait comme à tout le monde, mais cependant ce sourire blessait Pierre. Boris affectait envers lui un respect plein de dignité et de compassion, qui ne faisait que l’irriter davantage. Ayant violemment souffert trois ans auparavant, il essayait de se soustraire à une seconde humiliation du même genre, d’abord en n’étant pas le mari de sa femme, et ensuite en ne se permettant pas de la soupçonner.

« Maintenant qu’elle est devenue bas-bleu, elle aura sans doute renoncé à ses entraînements d’autrefois. Il n’y a pas d’exemple qu’un bas-bleu ait jamais eu des entraînements de cœur, » se répétait-il à lui-même, en puisant, on ne sait où, cet axiome devenu pour lui une vérité mathématique. Et pourtant, chose étrange, la présence de Boris agissait sur lui physiquement, lui coupait bras et jambes, et paralysait en lui toute liberté de gestes et de mouvements. « C’est de l’antipathie, » se disait-il.

Ainsi, aux yeux du monde, Pierre passait pour un grand seigneur, mari un peu aveugle et même comique d’une femme charmante ; pour un original intelligent, qui ne faisait rien, ne gênait personne ; un bon enfant dans toute l’acception du mot ; tandis que dans le fond de son âme s’accomplissait le travail ardu, difficile, du développement intérieur, qui lui découvrait beaucoup et lui procurait de grandes joies, sans lui épargner cependant de terribles doutes ?


X

fragments du journal de pierre :

« 24 novembre. — Levé à huit heures ; lu l’Évangile, assisté à la séance (Pierre, selon le conseil de Bazdéïew, avait accepté de faire partie d’un comité) ; revenu pour dîner seul. La comtesse a du monde qui m’est désagréable. Bu et mangé avec modération, copié après dîner des documents nécessaires aux frères. Le soir, descendu chez la comtesse ; j’y ai raconté une anecdote sur B., et me suis aperçu trop tard, aux éclats de rire qui ont accueilli mon récit, qu’il ne fallait pas la conter.

« Je me couche heureux et tranquille. Seigneur tout-puissant, aide-moi à marcher dans ta voie !

« 27 novembre. — Levé tard, resté longtemps et paresseusement étendu sur mon lit… Seigneur, soutiens-moi !… Lu l’Évangile sans le recueillement exigé. Le frère Ouroussow est venu causer avec moi des vanités de ce monde et des plans de réforme de l’Empereur. J’allais les critiquer, mais je me suis rappelé nos règles et les exhortations du Bienfaiteur : un vrai maçon, instrument actif dans le gouvernement, doit, lorsqu’on lui demande son concours, rester spectateur passif de ce qui ne le regarde pas. Ma langue est mon ennemie. Les frères V., G., O., sont venus me parler de la réception d’un nouvel adepte. Puis on a passé à l’explication des sept colonnes et des sept marches du Temple, des sept sciences, des sept vertus, des sept vices et des sept dons du Saint-Esprit. Frère O. très éloquent. Ce soir a eu lieu la réception. La nouvelle organisation du local a contribué à la beauté du spectacle. Boris Droubetzkoï a été reçu, j’ai été son parrain. Un étrange sentiment me bouleversait pendant notre tête-à-tête, et les mauvaises pensées m’assaillaient : je l’accusais, en se faisant affilier à notre ordre, de n’avoir d’autre but que d’obtenir la faveur de nos frères puissants dans le monde. Il m’a demandé à plusieurs reprises si N. et S. étaient de notre loge (ce à quoi je n’ai pu répondre). Je l’ai observé, je le crois incapable de ressentir du respect pour notre saint ordre. Il est trop occupé, trop satisfait de l’homme extérieur, pour désirer le perfectionnement intérieur. Je crois qu’il manque de sincérité et je me suis aperçu qu’il souriait avec mépris à mes paroles. Pendant que nous étions seuls, dans l’obscurité du Temple, je l’aurais volontiers percé du glaive nu que je tenais devant sa poitrine. Je n’ai pas été éloquent et je n’ai pu faire partager mes doutes aux frères et au Vénérable. Que le grand Architecte de l’Univers me guide dans les voies de la vérité et me fasse sortir du labyrinthe du mensonge !

« 3 décembre. — Réveillé tard, lu l’Évangile avec froideur. Sorti de ma chambre, marché dans la salle, impossible de penser. Boris Droubetzkoï est venu, et a raconté un tas d’histoires ; sa présence m’a agacé, je l’ai contredit. Il m’a répondu, je me suis fâché, et je lui ai répliqué par des choses désagréables et grossières. Il s’est tu, et je ne me suis rendu compte de ma conduite que trop tard. Je ne sais jamais me contenir avec lui ; la faute en est à mon amour-propre, car je me regarde comme au-dessus de lui, ce qui est mal ; il est indulgent pour mes faiblesses, tandis que moi, je le méprise. Mon Dieu, fais en sorte qu’en sa présence je voie toute mon iniquité et qu’elle puisse lui profiter également !

« 7 décembre. — Le Bienfaiteur m’est apparu en rêve ; son visage rajeuni brillait d’un éclat surprenant. Reçu aujourd’hui même une lettre de lui sur les devoirs du mariage. Viens, Seigneur, à mon secours ; je périrai par ma corruption, si tu m’abandonnes ! »

XI

La fortune des Rostow n’était pas en équilibre, malgré les deux années passées à la campagne.

Nicolas, fidèle à sa promesse, continuait à servir sans bruit dans le même régiment, ce qui n’était pas de nature à lui ouvrir une brillante carrière. Il dépensait peu, mais le genre de vie qu’on menait à Otradnoë, et surtout la façon dont Mitenka régissait la fortune de la famille, faisaient faire la boule de neige aux dettes. Le vieux comte ne voyait qu’une issue à cette triste situation : obtenir pour lui un emploi du gouvernement ; et il se rendit à Pétersbourg avec tous les siens, pour quêter une place, et, comme il disait, pour amuser une dernière fois les jeunes filles.

Peu après leur arrivée, Berg fit sa déclaration à Véra et fut accepté.

À Moscou, la famille Rostow faisait tout naturellement partie de la plus haute société, mais ici leur cercle fut assez mêlé, et ils furent reçus en provinciaux par ceux-là mêmes qui, après avoir ouvertement profité à Moscou de leur hospitalité, daignaient à peine les reconnaître à Pétersbourg.

Ils tenaient table ouverte, et leurs soupers réunissaient les personnages les plus divers et les plus étranges : quelques pauvres vieux voisins de campagne, leurs filles avec la demoiselle d’honneur Péronnsky à leur côté, Pierre Besoukhow et le fils d’un maître de poste du district, employé à Pétersbourg. Les intimes de la maison étaient Droubetzkoï, Pierre Besoukhow, que le vieux comte avait rencontré dans la rue et qu’il avait amené chez lui, et Berg, qui y passait des journées entières à témoigner à la comtesse Véra les attentions exigées de la part d’un jeune homme à la veille de faire sa proposition.

Il montrait avec orgueil sa main droite blessée à Austerlitz, et tenait sans nécessité aucune son sabre de la main gauche. Sa persévérance à raconter cet incident, et l’importance qu’il y donnait, avaient fini par faire croire à son authenticité, et il avait obtenu deux récompenses.

Quand vint la guerre de Finlande, il s’y distingua également : ramassant un éclat de grenade, qui venait de tuer un aide de camp aux côtés du commandant des troupes, il le remit à son chef. Ce fait, raconté par lui à satiété, fut accepté avec la même facilité que son premier exploit, et Berg fut de nouveau récompensé. En 1809, il était donc capitaine dans la garde, décoré, et il occupait à Pétersbourg une place très avantageuse, pécuniairement parlant.

Quelques jaloux, il est vrai, dénigraient bien un peu ses mérites, mais on était forcé de convenir que c’était un brave militaire, exact au service, très bien noté par ses chefs, d’une moralité irréprochable, en train de parcourir une carrière brillante, et jouissant d’une position assurée dans le monde.

Quatre ans auparavant, un soir qu’il était au théâtre à Moscou, Berg y aperçut Véra Rostow, et, la désignant à un de ses camarades, Allemand comme lui, il lui dit : « Voilà celle qui sera ma femme. » Après avoir mûrement pesé toutes ses chances, et comparé sa position à celle des Rostow, il se décida à faire le pas décisif.

Sa proposition fut accueillie tout d’abord avec un sentiment de surprise peu flatteur pour lui : « Comment le fils d’un obscur gentillâtre de Livonie osait-il aspirer à la main d’une comtesse Rostow ? » Mais le trait distinctif de son caractère, son naïf égoïsme, lui aplanit encore une fois toutes les difficultés ; il était si convaincu de bien faire, que cette conviction se communiqua peu à peu à toute la famille, et l’on finit par trouver la combinaison parfaite. La fortune des Rostow était très dérangée, le futur ne l’ignorait certes point. Véra comptait vingt-quatre printemps, et, malgré sa beauté et sa sagesse, personne ne s’était encore présenté !… Le consentement fut donc accordé.

« Voyez-vous, disait Berg à son camarade, qu’il appelait son ami, parce qu’il était de bon ton d’avoir un ami, j’ai tout disposé, tout arrangé, et je ne me marierais pas si la moindre chose clochait dans mes plans. Mon papa et ma maman sont à l’abri du besoin, depuis que je leur ai fait obtenir une pension, et moi, je pourrai fort bien vivre à Pétersbourg, grâce aux revenus de ma place, à mon savoir-faire et à la dot de ma fiancée. Je ne l’épouse pas pour son argent… non, ce serait malhonnête, mais il faut que chacun, la femme comme le mari, apporte son contingent dans le ménage. À mon avoir j’inscris mon service, ce qui vaut bien sans doute quelque chose ; au sien, ses relations, sa petite fortune, toute médiocre qu’elle peut être, et avec le tout je pourrai parfaitement marcher. Et puis, elle est belle, d’un caractère solide, elle m’aime, ajouta-t-il en rougissant, je l’aime aussi, car elle a beaucoup de bon sens… c’est tout l’opposé de sa sœur, dont le caractère est désagréable et l’esprit insignifiant…, on dirait qu’elle n’est pas de la famille…, c’est une perle que ma fiancée…, vous la verrez, et j’espère que vous viendrez souvent…, il allait dire : « dîner, » mais après réflexion il se reprit et dit : « … prendre le thé, » et d’un coup de langue il lança vivement un petit anneau de fumée bien réussi, emblème parfait du bonheur qu’il rêvait.

Le premier moment d’indécision une fois passé, la famille prit l’air de fête qui est de règle en pareille circonstance, mais on y sentait une affectation, mélangée d’un certain embarras, qui provenait de la joie que l’on éprouvait de se débarrasser de Véra, et que l’on craignait de ne pas suffisamment déguiser. Le vieux comte, fort gêné par-dessus le marché, ne pouvait parvenir, par suite de ses nombreuses dettes, à fixer le chiffre de la dot ; huit jours seulement le séparaient de la noce, et il n’en avait rien dit à Berg, fiancé depuis un mois. 300 âmes représentaient la fortune de chacune de ses filles à leur naissance, mais depuis lors elles avaient été engagées et vendues ; de capital, il n’y en avait point, et il ne savait comment résoudre la difficulté. Donnerait-il à sa fille la propriété de Riazan ? Vendrait-il une forêt, où emprunterait-il de l’argent contre une lettre de change ? Il y songeait encore, lorsque Berg, entrant chez lui un matin, lui demanda carrément, un aimable sourire sur les lèvres, de vouloir bien lui déclarer quelle serait la dot de la comtesse Véra. Le comte, troublé par cette question, qu’il ne pressentait et ne redoutait que trop, lui répondit par des lieux communs :

« Tu seras content de moi, mon cher… mais j’aime à voir que tu t’occupes de tes intérêts, c’est bien, très bien !… » Et, frappant sur l’épaule de son futur gendre, il se leva pour rompre ce pénible entretien ; mais ce dernier, sans cesser de sourire, lui dit, avec le plus grand calme, que s’il ne savait au juste à quoi s’en tenir sur la fortune de sa fiancée, et que s’il n’en touchait pas une partie au moment même du mariage, il se verrait contraint de se retirer :

« Vous serez de mon avis, comte ; ce serait une vilaine action de me marier sans connaître les ressources dont je disposerai pour pourvoir à l’entretien de ma femme. »

Le comte, emporté par un mouvement généreux, et désireux d’éviter de nouvelles demandes, mit fin à la conversation en lui promettant formellement de lui signer une lettre de change de 80 000 roubles. Berg baisa son futur beau-père à l’épaule pour lui exprimer sa reconnaissance, en ajoutant qu’il lui en faudrait présentement 30 000 pour monter son ménage, ou tout au moins 20 000, et que, dans ce cas, la lettre de change ne serait que de 60 000.

« Oui, oui, c’est bien, dit le vieux vivement… Seulement, excuse-moi, mon cher, si je te donne les 20 000 en plus des 80… Tu peux y compter, mon cher, ce sera ainsi, n’en parlons plus ! »


XII

Natacha venait d’avoir seize ans dans cette même année 1809 qu’elle s’était assignée comme le terme de son attente, après le baiser donné à Boris quatre ans auparavant ; depuis lors elle ne l’avait point revu. Lorsqu’on parlait de lui devant la comtesse, Natacha ne témoignait aucun embarras : pour elle, cet amour avait été un enfantillage sans portée, et rien de plus ; cependant, tout au fond de son cœur, elle se demandait avec inquiétude si sa promesse d’enfant ne constituait pas une obligation sérieuse, qui la liait à lui.

Boris n’était plus revenu les voir depuis son premier départ pour l’armée, bien qu’il fût allé plus d’une fois à Moscou et qu’il eût même passé à une petite distance d’Otradnoë.

Natacha en tirait la conclusion qu’il l’évitait, et les réflexions chagrines de ses parents à son sujet confirmaient ses suppositions :

« De nos jours, disait la comtesse, on oublie les vieux amis ! »

Anna Mikhaïlovna se montrait aussi plus rarement, et avait adopté dans son maintien une certaine affectation de dignité, jointe à un enthousiasme exubérant pour les mérites de son fils et pour sa brillante carrière. À l’arrivée des Rostow à Pétersbourg, Boris alla leur faire sa visite, sans la moindre émotion. Son roman avec Natacha n’étant plus à ses yeux qu’un poétique souvenir, il désirait leur faire comprendre que ces relations d’enfance n’entraînaient à leur suite aucun engagement, ni pour elle ni pour lui. Il avait su d’ailleurs se conquérir une fort agréable position dans le monde par son intimité avec la comtesse Besoukhow ; son rapide avancement, dû à la protection et à la confiance que lui témoignait une personne influente, demandait, comme complément à sa fortune, un beau mariage avec une riche héritière, et ce rêve pouvait facilement se réaliser ! Natacha n’était pas au salon lorsqu’il y entra ; mais, prévenue aussitôt, elle accourut toute rougissante, et un sourire plus qu’affectueux rayonna sur son visage.

Boris, qui se rappelait la fillette d’autrefois avec ses jupes courtes, ses yeux noirs et brillants, ses boucles en désordre et ses francs éclats de rire, fut stupéfait à la vue de la jeune fille d’aujourd’hui, et ne put dissimuler le sentiment d’admiration qui s’empara spontanément de lui. Elle s’en aperçut et lui en sut gré.

« Reconnais-tu ton espiègle petite amie de jadis ? » lui demanda la comtesse.

Boris baisa la main de Natacha, en exprimant sa surprise :

« Comme vous avez embelli !

— Je crois bien ! » lui répondirent ses yeux mutins.

Natacha ne prit aucune part à la conversation : elle examinait en silence, jusque dans ses moindres détails, le fiancé de ses jeunes années. Celui-ci sentait peser sur lui tout le poids de ce regard scrutateur, mais amical, et le lui rendait à la dérobée.

Elle remarqua aussitôt que l’uniforme, les éperons, la cravate, la coiffure de Boris, tout était à la dernière mode et du plus pur « comme il faut ». Assis de trois quarts dans un fauteuil, de sa main droite il tendait sur la main gauche un gant blanc, à peau fine et souple, qui l’emprisonnait étroitement. Dépeignant, d’un air légèrement dédaigneux, les plaisirs de la haute société de Pétersbourg, il passait en revue, non sans y mettre une pointe d’ironie, le Moscou du temps passé et leurs connaissances communes. Natacha ne fut pas dupe du ton dégagé dont il parla, en passant, du bal chez un des ambassadeurs et de ses invitations à deux autres soirées. Son regard et son silence prolongé finirent par le troubler ; il se tournait souvent de son côté et s’interrompait au milieu de ses récits. Au bout de dix minutes, il se leva et prit congé, tandis que les yeux gais et moqueurs de Natacha suivaient chacun de ses mouvements. Boris dut s’avouer qu’elle était tout aussi séduisante, peut-être même plus, qu’auparavant, mais qu’il ne devait point songer à l’épouser, car la médiocrité de sa fortune deviendrait un obstacle à sa carrière à lui ; se laisser aller au charme qu’il lui reconnaissait et renouer avec elle ses relations d’autrefois, c’était aussi impossible qu’indélicat ; il résolut donc d’éviter de la rencontrer à l’avenir, et peu de jours cependant après cette sage résolution il reparut chez les Rostow et y passa la plus grande partie de son temps. Il se disait parfois qu’une explication était nécessaire, afin qu’elle comprît bien que le passé devait être oublié de part et d’autre, et que malgré tout… elle ne pouvait devenir sa femme ; mais il ne réussissait jamais à aborder ce sujet embarrassant, et il se laissait entraîner sans réfléchir. Natacha, de son côté, semblait, au dire de Sonia et de sa mère, se préoccuper de nouveau vivement de lui. Elle lui chantait ses romances favorites, lui montrait ses albums, le forçait à y écrire des vers, ne lui permettait pas de rappeler le passé, mais lui donnait à entendre combien le présent était beau et radieux ; aussi la quittait-il chaque soir en laissant tout dans le vague, sans lui avoir dit un mot de ce qu’il voulait lui dire, et ne sachant lui-même comment cela finirait. Il négligeait même la belle Hélène et en recevait journellement des billets pleins d’amers reproches, qui ne l’empêchaient pas de retourner le lendemain auprès de Natacha.


I

Un soir que la vieille comtesse, débarrassée de ses fausses boucles, en camisole et coiffée d’un bonnet de nuit qui ne recouvrait qu’à moitié une touffe de cheveux blancs, geignait et gémissait, en faisant force signes de croix et de mea culpa devant ses images, le front contre terre : la porte de la chambre s’ouvrit brusquement, et Natacha, nu-pieds, également en camisole et en papillotes, entra comme un ouragan. Sa mère, qui marmottait sa dernière prière : « Si cette couche devait être mon tombeau, » etc., etc., fronça le sourcil en se retournant et sortit de son recueillement. Natacha, rouge, animée, la voyant en prières, arrêta brusquement, tira la langue, comme une vraie gamine déconcertée, et attendit. Voyant que le silence de sa mère se prolongeait, elle courut vers le lit et, laissant glisser ses pantoufles, se blottit sous les draps de cette couche, qui inspirait, paraît-il, des craintes si lugubres à la comtesse. C’était un lit élevé, avec un édredon et cinq étages d’oreillers de différentes grandeurs. Natacha y disparut tout entière ; attirant à elle la couverture, elle se fourra dessous, s’y enroula, s’y recoquilla et passa la tête sous le drap, qu’elle soulevait de temps à autre pour voir ce que faisait sa mère. La comtesse, ayant terminé ses génuflexions, s’approcha de sa fille avec un air sévère, qui fit aussitôt place à un tendre sourire :

« Eh bien, eh bien, dit-elle, tu te caches ?

— Maman, peut-on causer, peut-on ? demanda Natacha… Encore un petit baiser, maman, là, là, sous le menton. » Et elle enlaça sa mère de ses deux bras avec sa brusquerie habituelle ; mais elle y mettait une telle adresse et elle savait si bien s’y prendre, que jamais elle ne lui faisait le moindre mal.

« Qu’as-tu à me dire ce soir ? » lui demanda sa mère en s’enfonçant à son tour bien à son aise dans ses oreillers, pendant que Natacha, roulant sur elle-même comme une balle, se rapprochait et s’étendait à ses côtés de l’air le plus sérieux du monde.

Ces visites nocturnes de sa fille, visites qui avaient toujours lieu avant que le comte fût revenu du Club, étaient pour la mère une douce jouissance.

« Voyons, raconte, moi aussi j’ai à te parler… »

Natacha posa sa main sur la bouche de sa mère.

« De Boris ? dit-elle. Je sais ; c’est pour cela que je suis venue. Dites, maman, dites, il est très bien, n’est-ce pas ?

— Natacha, tu as seize ans ; et à ton âge j’étais mariée ! Tu demandes s’il est bien ? Certainement, il est bien, et je l’aime comme un fils ; mais que désires-tu ? À quoi penses-tu ? Je ne vois qu’une chose : c’est que tu lui as tourné la tête, et après ?… » La comtesse jeta un coup d’œil à sa fille : immobile, elle fixait ses regards sur un des sphinx en acajou qui ornaient les quatre coins du grand lit ; l’expression grave et réfléchie de sa physionomie frappa sa mère, elle écoutait et pensait. « Et après, répéta la comtesse… pourquoi lui as-tu tourné la tête ? Que veux-tu de lui ? Tu ne peux pas l’épouser, tu le sais bien.

— Mais pourquoi donc ? reprit Natacha sans bouger.

— Parce qu’il est jeune, parce qu’il est pauvre, parce qu’il est ton proche parent, et parce que tu ne l’aimes pas.

— Qui vous l’a dit ?

— Je le sais, et cela n’est pas bien ; ma chérie.

— Et si je le voulais ?

— Écoute-moi ; je te parle sérieusement… »

Sans lui donner le temps d’achever, Natacha saisit la large main de sa mère, en baisa d’abord le dessus, puis le dessous, puis la paume, puis les doigts, qu’elle pliait l’un après l’autre en murmurant :

« Janvier, février, mars, avril, mai. Eh bien, maman, parlez ! »

Sa mère s’était tue et, la regardant, s’abandonnait au plaisir de contempler son enfant bien-aimée.

« Oui, tu as tort ; personne ne se souvient aujourd’hui de vos relations d’enfance, et son intimité avec toi peut te compromettre aux yeux des autres jeunes gens… et puis il est inutile de le tourmenter !… Il aurait trouvé un parti riche, c’est ce qu’il lui faut, tandis qu’à présent il a perdu la tête !

— L’a-t-il perdue ? demanda Natacha.

— Je vais te citer un exemple, et un exemple qui me concerne : j’avais un cousin…

— Oui, je sais, Cyrille Matvéévitch, n’est-ce pas ? mais c’est un vieux !

— Oh ! il ne l’a pas toujours été !… Je parlerai à Boris ; il faut qu’il cesse de venir aussi souvent !

— Pourquoi, si cela l’amuse ?

— Parce que cela ne mènera à rien.

— Comment pouvez-vous en être sûre ? Ne lui dites rien, maman, je vous en prie, s’écria Natacha du ton offensé de quelqu’un à qui l’on veut enlever son bien… Soit, je ne l’épouserai pas, mais pourquoi l’empêcher de venir, puisque cela lui plaît et à moi aussi ? Pourquoi ne pas continuer ainsi ?

— Comment « ainsi », ma chérie !

— Mais oui, « ainsi » ; la belle affaire que je ne l’épouse pas !… Eh bien, cela restera « ainsi ».

— Oh, oh ! reprit sa mère, prise d’un fou rire, « Ainsi, » « ainsi, » répétait-elle.

— Voyons, ne riez donc pas tant, maman ; le lit en tremble ! Comme vous me ressemblez, vous êtes aussi rieuse que moi !… attendez !… » Et, saisissant de nouveau la main de sa mère, elle reprit ses baisers et ses calculs interrompus : « Juin, juillet, août !… Maman, il est très amoureux ! Qu’en pensez-vous ? L’a-t-on été autant de vous ? Il est bien, très bien ! Seulement pas tout à fait à mon goût : il est étroit, comme la caisse de la pendule de la salle à manger. Vous ne me comprenez pas ?… il est étroit, il est gris clair…

— Quelles absurdités !

— Comment ne me comprenez-vous pas ? Nicolas m’aurait donné raison. Besoukhow, lui, est bleu, gros bleu et rouge ; il me fait l’effet d’un carré.

— Je crois que tu fais aussi la coquette avec celui-là !… »

Et la comtesse ne put s’empêcher de rire.

« Pas du tout ; l’autre est un franc-maçon, je l’ai découvert : il est bon, parfaitement bon, mais je le vois toujours gros bleu et rouge ; comment vous faire comprendre cela ?…

— Petite comtesse, tu ne dors pas ? » cria au même moment le comte de l’autre côté de la porte.

Natacha bondit hors du lit, saisit ses pantoufles et s’élança dans sa chambre par la sortie opposée.

Elle fut longtemps à s’endormir : elle pensait à mille choses à la fois, et elle en arrivait toujours à conclure que personne ne pouvait deviner, ni tout ce qu’elle comprenait, ni tout ce qu’elle valait. « Et Sonia me comprend-elle ? » Elle regarda sa cousine, qui dormait, gracieusement pelotonnée, ses belles et épaisses nattes enroulées autour de la tête. « Oh ! pas du tout ! Elle est si vertueuse ; elle aime Nicolas, tout le reste lui est indifférent. Maman non plus ! C’est vraiment étonnant ! Je suis très intelligente, et comme… elle est jolie ! » ajoutait-elle en mettant cette réflexion à son adresse dans la bouche d’un tiers créé par son imagination et qui devait être le phénix des hommes, un esprit supérieur ! « Elle a tout, tout pour elle, disait cet aimable inconnu, jolie, charmante, adroite comme une fée ; elle nage, elle monte à cheval dans la perfection, et quelle voix, une voix surprenante !… » Et Natacha fredonna aussitôt quelques mesures de son passage favori de la messe de Chérubini, puis, se jetant joyeuse et souriante sur son lit, elle appela Douniacha et lui commanda d’éteindre la bougie. Douniacha n’avait pas encore quitté la chambre, que Natacha s’était envolée dans le monde heureux des songes, où tout était aussi beau, aussi facile que dans la vie réelle, mais bien plus attrayant, car ce n’était pas la même chose.

Le lendemain, la comtesse eut un long entretien avec Boris qui, dès lors, cessa ses visites.


XIV

Le 31 décembre 1809, il y avait un grand bal chez un personnage considérable du temps de Catherine. Le corps diplomatique y était invité, et l’Empereur même avait promis d’y venir.

Une brillante illumination éclairait de mille feux la façade de l’hôtel, qui était situé sur le quai Anglais. L’entrée était tendue de drap rouge, et depuis les gendarmes jusqu’aux officiers et au grand-maître de police, tous attendaient sur le trottoir. Les voitures arrivaient et repartaient, et la file des laquais en livrée de gala et des chasseurs aux plumets multicolores se succédait sans interruption. Les portières s’ouvraient, les lourds marchepieds s’abaissaient avec bruit ; militaires et civils en grand uniforme, chamarrés de cordons et de décorations, en descendaient, et les dames, en robe de satin, enveloppées dans leurs manteaux d’hermine, franchissaient à la hâte et sans bruit le passage recouvert de drap rouge.

Dès qu’un nouvel équipage s’arrêtait, un murmure courait par la foule, qui se découvrait : « Est-ce l’Empereur ?… Non, c’est un ministre… un prince étranger… un ambassadeur, tu vois bien le plumet, » se disait-on. Et un individu, mieux habillé que ceux qui l’entouraient, leur nommait à haute voix les arrivants et semblait les connaître tous.

Le tiers des invités était déjà réuni, que chez les Rostow on en était encore à se presser et à donner aux toilettes le dernier coup de main. Que de préparatifs n’avait-on pas faits, que de craintes n’avait-on pas eues, à cause de ce bal ! Recevrait-on une invitation ? Les robes seraient-elles prêtes à temps ? Tout s’arrangerait-il à leur gré ?

La vieille demoiselle d’honneur, Marie Ignatievna Péronnsky, jaune et maigre, parente et amie de la comtesse, et de plus, le chaperon attitré de nos provinciaux dans le grand monde, devait les accompagner, et il était convenu qu’on irait la chercher à dix heures chez elle, au palais de la Tauride ; mais dix heures venaient de sonner, et les demoiselles n’étaient pas encore prêtes.

C’était le premier grand bal de Natacha ; aussi ce jour-là, levée dès huit heures, avait-elle passé la journée dans une activité fiévreuse ; tous ses efforts n’avaient qu’un but : c’était qu’elles fussent habillées toutes les trois dans la perfection, labeur difficile, dont on lui avait laissé toute la responsabilité. La comtesse avait une robe de velours massaca, tandis que de légères toilettes de tulle, garnies de roses mousseuses, et doublées de taffetas rose, étaient destinées aux jeunes filles, uniformément coiffées à la grecque.

Le plus important était fait : elles s’étaient parfumé et poudré le visage, le cou, les mains, sans oublier les oreilles ; les bas de soie à jour étaient soigneusement tendus sur leurs petits pieds, chaussés de souliers de satin blanc, et l’on mettait la dernière main à leur coiffure. Sonia avait même déjà passé sa robe et se tenait debout au milieu de leur chambre, attachant un dernier ruban à son corsage et pressant de son doigt, jusqu’à se faire mal, l’épingle récalcitrante qui grinçait en perçant le ruban. Natacha, l’œil à tout, assise devant la psyché, un léger peignoir jeté sur ses épaules maigres, était en retard :

« Pas ainsi, pas ainsi. Sonia ! dit-elle en lui faisant brusquement tourner la tête et en saisissant ses cheveux, que la femme de chambre n’avait pas eu le temps de lâcher. Viens ici ! » Sonia s’agenouilla, pendant que Natacha lui posait le nœud à sa façon.

« Mais, mademoiselle, il m’est impossible… dit la femme de chambre.

— C’est bien, c’est bien !… Voilà, Sonia…, comme cela !…

— Serez-vous bientôt prêtes ? leur cria la comtesse du fond de sa chambre. Il va être bientôt dix heures !

— Tout de suite, tout de suite, maman ! Et vous ?

— Je n’ai que ma toque à mettre.

— Pas sans moi, vous ne saurez pas la mettre !

— Mais il est dix heures ! »

Dix heures et demie était l’heure fixée pour leur entrée au bal, et cependant Natacha n’était pas habillée, et il fallait encore aller au palais de la Tauride chercher la vieille demoiselle d’honneur.

Une fois coiffée, Natacha, dont la jupe courte laissait voir les petits pieds chaussés de leurs souliers de bal, s’élança vers Sonia, l’examina, et, se précipitant dans la pièce voisine, y saisit la toque de sa mère, la lui posa sur la tête, l’ajusta, et, appliquant un rapide baiser sur ses cheveux gris, courut presser les deux femmes de chambre, qui, tranchant le fil de leurs dents, s’occupaient à raccourcir le dessous trop long de sa robe, tandis qu’une troisième, la bouche pleine d’épingles, allait et venait de la comtesse à Sonia, et qu’une quatrième tenait à bras tendus la vaporeuse toilette de tulle.

« Mavroucha, plus vite, ma bonne !

— Passez-moi le dé, mademoiselle.

— Aurez-vous bientôt fini ? demanda le comte sur le seuil de la porte. Voici des parfums, la vieille Péronnsky est sur le gril !

— C’est fait, mademoiselle, dit la femme de chambre en relevant bien haut la robe, qu’elle secoua en soufflant dessus, comme pour en constater la légèreté et la blancheur immaculée.

— Papa, n’entre pas, n’entre pas ! s’écria Natacha en passant sa tête dans ce nuage de tulle. Sonia, ferme la porte ! » Une seconde après, le vieux comte fut admis ; lui aussi s’était fait beau ; parfumé et pommadé comme un jeune homme, il portait l’habit gros bleu, la culotte courte et des souliers à boucles : « Papa, comme tu es bien ! tu es charmant ! lui dit Natacha pendant qu’elle l’examinait dans tous les sens.

— Un moment, mademoiselle, permettez, disait la femme de chambre agenouillée, tout occupée à égaliser les jupons et à manœuvrer adroitement avec sa langue un paquet d’épingles qu’elle faisait passer d’un coin de sa bouche à l’autre.

— C’est désespérant, s’écria Sonia, qui suivait de l’œil tous ses mouvements ; le jupon est trop long, trop long ! »

Natacha, s’éloignant de la psyché pour se voir plus à l’aise, en convint aussi.

« Je vous assure, mademoiselle, que la robe n’est pas trop longue, dit piteusement Mavroucha, qui se traînait à quatre pattes à sa suite.

— Positivement, elle est trop longue, mais nous allons faufiler un ourlet, » assura Douniacha avec autorité.

Et, tirant aussitôt l’aiguille qu’elle avait piquée dans le fichu croisé sur sa poitrine, elle recommença à coudre.

À ce moment, la comtesse, en robe de velours, sa toque sur la tête, entra timidement dans la chambre.

« Oh ! qu’elle est belle !… Elle vous enfonce toutes ! » s’écria le vieux comte en s’avançant pour l’embrasser ; mais, de crainte de voir sa toilette froissée, elle l’écarta doucement en rougissant comme une jeune fille.

« Maman, la toque plus de côté, je vais vous l’épingler… »

Et d’un bond Natacha se jeta sur sa mère, en déchirant par ce brusque mouvement, à la grande consternation des ouvrières qui n’avaient pu la suivre, le tissu aérien qui l’enveloppait.

« Ah, mon Dieu ! vrai, ce n’est pas ma faute !

— Ce n’est rien, reprit Douniacha résolument ; on n’y verra rien !

— Oh ! mes beautés, mes reines ! s’écria la vieille bonne, qui était entrée à pas de loup pour les admirer… et Sonia aussi… quelles beautés ! »

Enfin, à dix heures un quart, on monta en voiture, et on se dirigea vers la Tauride.

Malgré son âge et sa laideur, Mlle Péronnsky avait passé par les mêmes procédés de toilette, avec moins de hâte, il est vrai, vu sa grande habitude ; sa vieille personne, bichonnée, parfumée et vêtue d’une robe de satin jaune ornée du chiffre de demoiselle d’honneur, excitait également l’enthousiasme de sa femme de chambre. Elle était prête et accorda de grands éloges aux toilettes de la mère et des filles. Enfin, après force compliments, ces dames, tout en prenant bien soin de leurs robes et de leurs coiffures, s’installèrent dans leurs équipages respectifs.


XV

Natacha n’avait pas eu de la journée un seul moment de liberté, pas une seconde pour réfléchir à ce qu’elle allait voir ; mais elle en eut tout le loisir pendant le long trajet qu’elles eurent à faire par un temps froid et humide, et dans la demi obscurité de la lourde voiture où elle était emboîtée, serrée et balancée à plaisir. Son imagination lui représenta vivement le bal, les salles inondées de lumière, l’orchestre, les fleurs, les danses, l’Empereur, toute la brillante jeunesse de Pétersbourg. Cette attrayante vision s’accordait si peu avec l’impression que lui faisaient éprouver le froid et les ténèbres, qu’elle ne pouvait en croire la réalisation prochaine ; aussi ne s’en rendit-elle bien compte que lorsque, après avoir frôlé de ses petits pieds le tapis rouge placé à l’entrée et ôté sa pelisse dans le vestibule, elle se fut engagée avec Sonia, en avant de sa mère, sur le grand escalier brillamment éclairé. Alors seulement elle pensa à la façon dont elle devait se conduire, et s’efforça de se composer ce maintien réservé et modeste qu’elle tenait pour indispensable à toute jeune fille dans un bal ; mais elle sentit aussitôt, heureusement pour elle, que ses yeux ne lui obéissaient point, qu’ils couraient dans tous les sens, que l’émotion lui faisait battre le cœur à cent pulsations par minute et l’empêchait de voir clair autour d’elle ! Il lui fut donc impossible de se donner le maintien désiré, qui l’aurait d’ailleurs rendue gauche et ridicule, et elle dut se borner à contenir et à cacher son trouble : c’était, à vrai dire, la tenue qui lui seyait le mieux. Les Rostow montaient l’escalier au milieu d’une foule d’invités en grande toilette, qui échangeaient aussi quelques mots entre eux. Les grandes glaces appliquées sur les murs reflétaient l’image des dames en robes blanches, roses, bleues, avec des épaules et des bras ruisselants de diamants et de perles.

Natacha jeta sur les glaces un regard curieux, mais ne put parvenir à s’y voir, tellement tout se confondait et se mêlait dans ce chatoyant défilé ! À son entrée dans le premier salon, elle fut tout assourdie et ahurie par le bourdonnement des voix, le bruit de la foule, l’échange des compliments et des saluts, et aveuglée par l’éclat des lumières. Le maître et la maîtresse de la maison se tenaient à la porte et accueillaient depuis une heure leurs invités avec l’éternelle phrase : « Charmé de vous voir, » que les Rostow durent, comme tous les autres, entendre à leur tour.

Les deux jeunes filles, habillées de la même façon, avec des roses dans leurs cheveux noirs, firent ensemble la même révérence, mais le regard de la maîtresse de la maison s’arrêta involontairement sur la taille déliée de Natacha, et elle lui adressa un sourire tout spécial, différent du sourire stéréotypé et obligatoire avec lequel elle accueillait le reste de ses invités. Peut-être le lointain souvenir de son temps de jeune fille, de son premier bal, lui revint-il tout à coup à la mémoire, et, suivant des yeux Natacha, elle demanda au vieux comte laquelle des deux était sa fille. — « Charmante ! » ajouta-t-elle, en baisant le bout de ses doigts.

On se pressait autour de la porte du salon, car on attendait l’Empereur, et la comtesse Rostow s’arrêta au milieu d’un des groupes le plus en vue. Natacha sentait et entendait qu’elle excitait la curiosité ; elle devina qu’elle avait plu tout d’abord à ceux qui s’inquiétaient de savoir qui elle était, et sa première émotion en fut un peu calmée. « Il y en a qui nous ressemblent, il y en a qui sont moins bien, » pensa-t-elle.

La vieille Péronnsky leur nomma les personnes les plus marquantes.

« Voyez-vous là-bas cette tête grise avec des cheveux bouclés ? c’est le ministre de Hollande, » dit-elle en indiquant un homme âgé et entouré de dames, qu’il faisait pouffer de rire.

« Ah ! voilà la reine de Pétersbourg, la comtesse Besoukhow, ajouta-t-elle en désignant Hélène, qui faisait son entrée. Comme elle est belle ! Elle ne le cède en rien à Marie Antonovna ! Regardez comme jeunes et vieux s’empressent à lui faire leur cour… Elle est belle et intelligente ! On dit que le prince en est amoureux fou… et celles-là, voyez, elles sont laides, mais encore plus recherchées, si c’est possible, que la belle Hélène ; ce sont la femme et la fille d’un archimillionnaire ! — Là-bas plus loin, c’est Anatole Kouraguine, » continua-t-elle, en leur désignant un grand chevalier-garde, très beau garçon, portant haut la tête, qui venait de passer à côté d’elles sans les voir. « Comme il est beau, n’est-ce pas ? On le marie avec l’héritière aux millions. Votre cousin Droubetzkoï la courtise aussi… — Mais certainement, c’est l’ambassadeur de France en personne, c’est Caulaincourt, répondit-elle à une question de la comtesse. Ne dirait-on pas un roi ? Ils sont du reste fort agréables tous ces Français ; personne n’est plus charmant qu’eux dans le monde… Ah ! la voilà enfin, la belle des belles, notre délicieuse Marie Antonovna ; quelle simplicité dans sa toilette !… ravissante !… — Et ce gros en lunettes, ce franc-maçon universel, Besoukhow, quel pantin à côté de sa femme ! »

Pierre se frayait un passage dans la foule en balançant son gros corps, en saluant de la tête, de droite et de gauche, avec sa bonhomie familière, et aussi à son aise que s’il traversait un marché ; il semblait chercher quelqu’un.

Natacha aperçut avec joie cette figure connue, « ce pantin, » comme disait Mlle Péronnsky, qui lui avait promis de venir à ce bal et de lui amener des danseurs.

Il était déjà tout près d’elle, lorsqu’il s’arrêta pour causer avec un militaire en uniforme blanc, de taille moyenne et d’une figure agréable, qui s’entretenait avec un homme de haute taille, chamarré de décorations : c’était Bolkonsky, que Natacha reconnut aussitôt. Elle le trouva plus animé, rajeuni, embelli :

« Maman, encore une connaissance ! dit-elle ; il a passé la nuit chez nous à Otradnoë ; le vois-tu ?

— Comment, vous le connaissez ? demanda la vieille Péronnsky, je ne puis le souffrir ! Il fait à présent la pluie et le beau temps ; c’est un orgueilleux, comme son père. Il s’est lié avec Spéransky et compose toutes sortes de projets de loi. Regardez un peu sa manière d’être avec les dames ; en voici une qui lui parle, et il se détourne ! Je lui aurais nettement dit ma façon de penser, s’il m’avait traitée ainsi ! »


XVI

Soudain un frémissement parcourut tous les groupes, on se porta en avant, on recula, on se sépara, l’orchestre éclata en une bruyante fanfare, et l’Empereur, suivi du maître et de la maîtresse de la maison, fit son apparition. Il s’avança rapidement entre les deux haies vivantes qui s’étaient formées sur son passage, saluant de tous les côtés, et visiblement pressé de s’affranchir au plus vite de ces démonstrations inévitables. L’Empereur entra dans le salon voisin, la foule se précipita sur ses pas, puis, refoulée en arrière, elle démasqua la porte, auprès de laquelle Sa Majesté causait avec la maîtresse de la maison, aux sons de la polonaise du jour commençant par ces paroles : « Alexandre, Élisabeth excitent notre enthousiasme. » Un jeune homme tout effaré supplia les dames de se reculer ; mais plusieurs d’entre elles, oubliant toute convenance, oubliant même leur toilette, jouèrent des coudes, afin de gagner le premier rang, car les couples commençaient à se former pour la danse.

On fit place. L’Empereur souriant, donnant la main à la maîtresse de la maison et marchant à contre-mesure, ouvrit le cortège. Le maître de la maison le suivit avec la belle Marie Antonovna Naryschkine ; puis venaient des ambassadeurs, des ministres, des généraux. La majorité des dames avait été engagée et s’était jointe à la polonaise, pendant que Natacha, sa mère et Sonia faisaient tapisserie avec la minorité. Ses bras pendants le long de sa mignonne personne, et sa gorge, à peine naissante, se soulevant doucement, elle regardait devant elle, de ses yeux brillants et inquiets, et l’expression de sa petite figure variait, indécise, entre une grande joie et une grande déception. Ni l’Empereur ni les gros bonnets ne l’intéressaient ; une seule pensée la tourmentait. « Personne ne s’approchera-t-il donc de moi pour m’inviter ? se disait-elle. Ne danserai-je donc pas de la soirée ? Tous ces hommes semblent ne pas me voir, ou, s’ils me voient, ils s’imaginent sans doute que ce serait temps perdu de s’occuper de moi. Ils ne savent certainement pas que je brûle du désir de danser, que je danse dans la perfection et qu’ils s’amuseraient beaucoup avec moi. » La musique, qui ne cessait pas, la rendait encore plus triste et lui donnait envie de pleurer.

Mlle Péronnsky les avait abandonnées, et son père était à l’autre bout de la salle ; isolées, perdues toutes trois dans cette cohue étrangère, elles n’inspiraient d’intérêt à personne, et personne ne s’inquiétait d’elles. Bolkonsky, conduisant une dame, les effleura sans les reconnaître. Le bel Anatole, souriant et causant avec sa danseuse, laissa en passant glisser son regard sur Natacha avec autant d’indifférence que si elle avait fait partie intégrante du mur. Boris défila deux fois devant elles, et deux fois détourna la tête. Berg et sa femme, qui ne dansaient pas, se réunirent aux pauvres délaissées.

Natacha fut profondément humiliée de la formation en plein bal de ce groupe de famille. N’avait-on pas son chez-soi pour causer de ses affaires ? Aussi ne fit-elle pas la moindre attention aux paroles de Véra, ni à sa toilette d’un vert éclatant.

Enfin l’Empereur acheva son troisième tour. Il avait changé trois fois de dame, et la musique se tut. Un aide de camp empressé se précipita vers les dames Rostow, les engageant à reculer encore, quoiqu’elles fussent déjà acculées à la muraille, et les premiers accords d’une valse au rythme doux et entraînant se firent entendre. L’Empereur, un sourire sur les lèvres, passait en revue la société ; personne ne s’était encore lancé dans le cercle. L’aide de camp ordonnateur s’approcha alors de la comtesse Besoukhow et l’engagea ; elle lui répondit en posant doucement le bras sur son épaule ; le danseur, passant aussitôt le sien autour de sa taille, l’entraîna dans l’espace laissé libre ; ils glissèrent ainsi jusqu’au bout opposé de la salle : là, s’emparant de la main gauche de sa dame, l’adroit cavalier la fit tourner sur elle-même, et ils s’élancèrent de nouveau avec une vitesse croissante, aux sons de la musique qui précipitait la mesure, au bruit des éperons qui s’entrechoquaient, pendant que la robe de velours de sa belle danseuse se gonflait comme une voile en suivant en cadence la mesure à trois temps. Natacha ne les quittait pas de ses yeux envieux et aurait volontiers pleuré de ne pas avoir été choisie pour ce premier tour.

Le prince André, vêtu de son uniforme blanc de cavalerie, avec épaulettes de colonel, en bas de soie et en souliers à boucles, gai et en train, causait, à quelques pas des Rostow, avec le baron Firhow, de la première séance du conseil de l’empire, qui venait d’être fixée au lendemain. Le baron, qui connaissait son intimité avec Spéransky et ses travaux législatifs, recueillait auprès de lui des renseignements précis sur un sujet qui donnait lieu à une foule de commentaires. Mais le prince ne prêtait qu’une oreille distraite à ses paroles, et il portait ses regards tantôt sur l’Empereur, tantôt sur le groupe des cavaliers qui se préparaient à la danse, sans pouvoir se décider à suivre leur exemple.

Il examinait avec curiosité ces hommes intimidés par la présence du souverain, et ces femmes qui se pâmaient du désir d’être invitées.

Pierre s’approcha de lui en ce moment :

« Vous qui dansez toujours, allez donc engager ma protégée, la jeune comtesse Rostow.

— Où est-elle ?… Mille excuses, baron, nous reprendrons et achèverons une autre fois cette conversation, mais ici il faut danser, » ajouta-t-il, et il suivit Besoukhow. La petite figure désolée de Natacha le frappa ; il la reconnut, devina ses impressions de débutante, et, se souvenant de sa causerie au clair de la lune, il s’approcha gaiement de la comtesse.

« Permettez-moi de vous présenter ma fille, lui dit-elle en rougissant.

— J’ai l’honneur de la connaître, mais je ne sais si elle se souvient de moi, répondit le prince André, en la saluant avec une politesse respectueuse qui démentait la sévère critique de la vieille Péronnsky. Lui proposant un tour de valse, il passa son bras autour de la taille de Natacha, dont la figure s’éclaira subitement ; un sourire radieux, reconnaissant, débordant de joie, illumina sa bouche, ses yeux, et en chassa les larmes prêtes à jaillir. « Je t’attends depuis une éternité, » semblait-elle lui dire ; heureuse et émue, elle se pencha doucement sur l’épaule de son cavalier, qui passait à bon droit pour un des premiers danseurs du moment ; elle aussi dansait à ravir, et, de ses pieds mignons, elle effleurait le parquet sans la moindre hésitation. Sans doute ses épaules et ses bras grêles et anguleux, sa gorge à peine formée, ne pouvaient être comparés avec les épaules et les bras d’Hélène, sur lesquels s’étendait pour ainsi dire le lustre qu’y avaient laissé les milliers de regards fascinés par sa beauté. Quant à Natacha, ce n’était qu’une petite fille, décolletée pour la première fois et qui certainement en aurait eu honte, si on ne lui avait assuré qu’il devait en être ainsi.

Le prince André aimait la danse ; cette fois cependant, pressé de mettre fin à d’ennuyeuses conversations politiques, et de se dérober à la contrainte causée par une auguste présence, il n’avait choisi Natacha que pour obliger son ami et parce qu’elle était la première jolie figure qui avait attiré ses yeux. Mais à peine eut-il entouré de son bras cette taille si flexible, si fine, à peine l’eut-il sentie se pencher et se balancer contre sa poitrine, à peine eut-il répondu à ce sourire, si voisin de ses lèvres, que les charmes de sa fraîche beauté lui montèrent à la tête et le grisèrent comme un vin généreux. Son tour de valse achevé, essoufflé, hors d’haleine, il lui rendit la liberté, et s’accorda quelques instants de repos, en regardant danser les autres, heureux de sentir poindre en lui ce regain de jeunesse et de vie.


XVII

Boris, l’aide de camp qui avait ouvert le bal, et plusieurs autres cavaliers vinrent ensuite engager Natacha, qui, ne pouvant répondre à ces nombreuses invitations, les passa à Sonia ; elle dansa toute la soirée, le teint animé, tout entière à son bonheur, ne remarquant rien de ce qui se passait autour d’elle, ni le long entretien de l’Empereur avec l’ambassadeur de France, ni son amabilité avec Mme C…, ni la présence d’un prince de sang étranger, ni l’énorme succès d’Hélène, ni enfin le départ de Sa Majesté. Elle le devina seulement à l’entrain croissant des danseurs. Le prince André fut de nouveau son cavalier pendant le cotillon qui précéda le souper : il lui rappela leur première entrevue dans l’allée d’Otradnoë, son insomnie au clair de la lune, et comment il avait entendu toutes ses exclamations. Natacha rougit à ces souvenirs et essaya de se justifier, comme si elle éprouvait une certaine honte à s’être ainsi laissé surprendre.

Le prince André, à l’exemple de tous ceux qui ont beaucoup vécu dans la société, trouvait du plaisir à rencontrer sur sa route un être qui se détachait de la foule et ne portait pas l’empreinte de l’uniformité mondaine. Telle était Natacha, avec ses étonnements naïfs, sa joie sans bornes, sa timidité et jusqu’à ses fautes de français. Assis à ses côtés, causant de choses et d’autres, les plus simples et les plus indifférentes, il s’adressait à elle avec une douce et affectueuse délicatesse, charmé par l’éclat de ses yeux et de son sourire, qui ne se rapportait point à ce qu’elle disait, mais au bonheur dont elle débordait. Il admirait sa grâce ingénue, pendant qu’elle exécutait, toute souriante, la figure pour laquelle le cavalier venait la choisir ; à peine revenait-elle, haletante, à sa place, qu’un autre danseur se proposait de nouveau ; fatiguée, essoufflée, sur le point de refuser, elle repartait pourtant, ayant sur les lèvres un sourire à l’adresse du prince André :

« J’aurais préféré me reposer, rester avec vous, car je n’en peux plus, mais ce n’est pas ma faute, on m’enlève, et j’en suis si heureuse, si heureuse… j’aime tout le monde ce soir, et vous me comprenez, n’est-ce-pas, et… »

Que de choses encore ne lui disait-elle pas dans ce sourire ? Natacha traversa la salle, pour engager à son tour deux dames à faire la figure avec elle.

« Si elle s’approche de sa cousine en premier, se dit le prince André presque malgré lui, elle sera ma femme. » Elle s’arrêta devant Sonia ! « Quelles folies me traversent parfois la cervelle ! ajouta-t-il ; ce qui est certain, c’est qu’elle est si gentille, si originale, que d’ici à un mois elle sera mariée, elle n’a pas ici sa pareille !… » et il regarda Natacha, qui en s’asseyant redressait la rose un peu froissée de son corsage.

À la fin du cotillon, le vieux comte s’approcha d’eux, invita le prince André à venir les voir, et demanda à sa fille si elle s’amusait. Elle lui répondit par un sourire rayonnant. Une pareille question était-elle possible ?

« Je m’amuse tant ! Comme jamais ! » dit-elle, et le prince André surprit le mouvement involontaire de ses deux petits bras fluets qu’elle levait pour embrasser son père, mais qu’elle abaissa aussitôt. C’est qu’en vérité son bonheur était complet ; il était parvenu à ce degré qui nous rend bons et parfaits, car, lorsqu’on est heureux, on ne croit plus ni au mal, ni au chagrin, ni au malheur !

Pierre éprouva pour la première fois ce soir-là un sentiment d’humiliation : la position de sa femme dans ces hautes sphères le blessa au vif. Sombre et distrait, une ride profonde plissait son front ; debout à une fenêtre, ses yeux fixes regardaient sans voir.

Natacha, en allant souper, passa à côté de lui ; l’expression morne et désolée de sa figure la frappa ; elle eut envie de le consoler, de lui donner un peu de son superflu :

« Comme tout cela est amusant, comte, n’est-ce pas ? »

Pierre sourit machinalement et répondit au hasard :

« Oui, j’en suis bien aise. »

Peut-on être triste ce soir, se dit Natacha, et surtout un brave garçon comme Besoukhow ? Car, aux yeux de la jeune fille, tous ceux qui étaient là étaient bons, s’aimaient comme des frères, et tous par conséquent devaient être heureux.


XVIII

Le lendemain matin, le bal revint pour une seconde à la mémoire du prince André. « C’était beau et brillant, se disait-il… et la petite Rostow, quelle charmante créature ! Il y a en elle quelque chose de si frais, elle est si différente des jeunes filles de Pétersbourg… » Et ce fut tout ; sa tasse de thé une fois bue, il reprit son travail.

Pourtant, était-ce fatigue ou suite de son insomnie ? Il ne pouvait rien faire de bon, trouvait à redire à sa besogne, sans parvenir à l’avancer ; aussi fut-il enchanté d’être interrompu par la visite d’un certain Bitsky. Employé dans plusieurs commissions, reçu dans toutes les coteries de Pétersbourg, admirateur fervent de Spéransky, de ses réformes, et colporteur juré des bruits et des commérages du jour, ce Bitsky était de ceux qui suivent la mode, dans leurs opinions comme dans leurs habits, et passent, grâce à cette façon de faire, pour de chaleureux partisans des nouvelles tendances. Ôtant son chapeau à la hâte, il se précipita vers le prince André et lui conta les détails de la séance du conseil de l’empire, qui avait eu lieu le matin même et qu’il venait d’apprendre. Il parlait avec enthousiasme du discours prononcé à cette occasion par l’Empereur, discours digne en tous points d’un monarque constitutionnel : « Sa Majesté a dit ouvertement que le conseil et le sénat constituaient les corps de l’État ; que le gouvernement devait avoir pour base des principes solides et non l’arbitraire ; que les finances allaient être réorganisées et les budgets rendus publics. « Oui, ajouta-t-il, en accentuant certains mots et en roulant les yeux, cet événement marque une ère nouvelle, une ère grandiose dans notre histoire. »

Le prince André, qui avait attendu l’ouverture du conseil de l’empire avec une impatience fébrile et qui y avait vu un acte d’une importance capitale, s’étonna de se sentir tout à coup froid et indifférent devant le fait accompli ! Il répondit par un sourire railleur à l’exaltation de Bitsky, et il se demandait que pouvait lui faire, à Bitsky ou à lui, que l’Empereur se fût ou non exprimé ainsi au conseil, et en quoi cela le rendrait plus heureux ou meilleur.

Cette réflexion effaça subitement de son esprit l’intérêt qu’il avait porté jusqu’alors aux nouvelles réformes. Spéransky l’attendait ce jour-là à dîner « en petit comité », selon ses propres paroles ; cette réunion intime, composée des quelques amis de celui pour qui il éprouvait la plus vive admiration, aurait dû cependant offrir un grand attrait à sa curiosité, d’autant plus qu’il ne l’avait jamais encore vu chez lui, au milieu des siens ; mais à présent il ne se rendit qu’avec ennui, à l’heure indiquée, au petit hôtel de Spéransky, situé près du jardin de la Tauride. Le prince André, un peu en retard, arriva à cinq heures et trouva tous les invités déjà réunis dans la salle à manger de la maison, dont il remarqua l’exquise propreté et l’aspect un peu monastique. La fille de Spéransky, une enfant, et sa gouvernante y demeuraient avec lui. Les invités se composaient de Gervais, de Magnitsky et de Stolipine, dont les voix bruyantes et les éclats de rire s’entendaient de l’antichambre. Une seule voix, celle sans doute du grand réformateur, articulait avec netteté le « ha, ha, ha, » d’un rire clair et aigu qui frappait pour la première fois les oreilles du prince André.

Groupés près des fenêtres, ces messieurs entouraient une table chargée de zakouska[2]. Spéransky portait un habit gris, orné d’une plaque, un gilet blanc et une cravate montante : c’était dans ce costume qu’il avait siégé à la fameuse séance du conseil de l’empire ; il paraissait très gai et écoutait, en riant d’avance, une anecdote de Magnitsky, dont les paroles, à l’entrée du dernier arrivant, furent couvertes par une explosion d’hilarité générale. Stolipine riait franchement de sa grosse voix de basse en mâchonnant un morceau de fromage, et Gervais à tout petit bruit, comme le vin qui pétille, tandis que le maître de la maison lançait à leurs côtés les notes perçantes de sa voix claire et grêle.

« Enchanté de vous voir, cher prince, dit-il, en tendant au prince André sa main blanche et délicate. Un instant… » et s’adressant à Magnitsky : « Rappelez-vous nos conventions : le dîner est un délassement, pas un mot d’affaires !… » et il se reprit à rire.

Le prince André, déçu dans son attente, en fut agacé, il lui sembla que ce n’était plus là le vrai Spéransky ; que le charme mystérieux qui l’avait attiré vers lui se dissipait ; qu’il le voyait maintenant tel qu’il était, et ne se laissait plus séduire.

La conversation marcha sans interruption, et ce ne fut qu’un chapelet d’anecdotes. À peine Magnitsky en finissait-il une, qu’un autre convive disait la sienne ; le plus souvent, elles mettaient en scène les fonctionnaires de tout rang, et leur nullité était, dans ce cercle, tellement hors de doute, que les révélations comiques sur ces personnages leur semblaient à tous être le seul parti à en tirer. Spéransky lui-même conta comment, à la séance du matin, un des membres du conseil, affligé de surdité, ayant été invité à faire connaître son opinion, répondit à celui qui l’interrogeait qu’il était de son avis. Gervais se complut dans le long récit d’une inspection remarquable par la stupidité qui y avait été déployée. Stolipine, tout en bégayant, tomba à bras raccourcis sur les abus de l’administration précédente. Redoutant, à cette sortie, que la conversation ne devînt par trop sérieuse, Magnitsky s’empressa de le railler sur sa vivacité, et, Gervais ayant lancé une plaisanterie, la gaieté reparut de plus belle, sans nouvel incident.

Il était facile de voir que Spéransky aimait à se reposer après le travail au milieu de ses amis, qui, se prêtant à son désir, s’amusaient eux-mêmes, tout en l’amusant à l’envi. Ce ton de gaieté déplut au prince André, il lui parut lourd et factice. Le timbre aigu de la voix de Spéransky lui fut désagréable : ce rire perpétuel sonnait faux à son oreille et lui blessait le tympan. Ne se sentant pas disposé à s’y joindre franchement, il craignit de laisser paraître ses impressions et essaya à différentes reprises de se mêler à la causerie, mais ce fut peine perdue, et il ne tarda pas à sentir que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait se mettre à l’unisson ; chacune de ses paroles semblait rebondir hors du cercle, comme le bouchon de liège hors de l’eau. Cependant il ne se disait rien de répréhensible, rien de déplacé, mais les saillies spirituelles et plaisantes manquaient de ce tour délicat qu’ils semblaient ne pas même soupçonner et qui est le vrai sel de la gaieté.

Le dîner terminé, la fille de Spéransky et sa gouvernante se levèrent de table ; le père, attirant à lui son enfant, la couvrit de caresses : ces caresses parurent affectées aux yeux prévenus du prince André.

On resta attablé à l’anglaise autour du vin de Porto, et on causa de la guerre d’Espagne, chacun approuvant la conduite de Napoléon dans cette circonstance. Le prince André ne put résister au désir d’émettre un avis diamétralement opposé. Spéransky sourit et raconta aussitôt une anecdote qui n’avait aucun rapport avec le sujet, et dans l’intention évidente de faire une diversion ; tous se turent pendant quelques secondes.

Le maître de la maison profita de ce moment de silence pour reboucher une bouteille de vin, la tendit au domestique, et se leva en disant : « Le bon vin ne court pas les rues…, » et tous les invités, reprenant gaiement leurs propos interrompus, le suivirent au salon, où deux grandes lettres, apportées par un courrier du ministère, lui furent remises. Il passa dans son cabinet. À peine avait-il disparu, que l’entrain de ses invités tomba subitement, et ils se mirent à causer sérieusement et sans bruit : « Déclamez-nous quelque chose, dit Spéransky en revenant et en s’adressant à Magnitsky. C’est un vrai talent, » ajouta-t-il en se tournant vers le prince André. Magnitsky, cédant à la volonté qui venait de lui être exprimée, prit la pose obligée et récita une parodie en vers français composée par lui, où figuraient quelques personnalités connues à Pétersbourg ; de vifs applaudissements l’interrompirent à différents endroits. Dès qu’il eut fini, le prince André s’approcha de son hôte pour prendre congé.

« Déjà ! Où allez-vous donc de si bonne heure ? lui dit ce dernier.

— J’ai promis ma soirée. »

Ils se turent tous deux, et le prince André put examiner à son aise ces yeux de verre, ces yeux impénétrables. « Comment avait-il pu attendre tant de choses de cet homme, de son activité, et y attacher une si grande valeur ? C’était tout simplement ridicule ! » Voilà ce qu’il pensait, et le rire affecté de Spéransky continua à résonner ce soir-là dans ses oreilles.

Rentré chez lui, il se prit à réfléchir, et, jetant un coup d’œil en arrière, il s’étonna de voir ses quatre mois de séjour à Pétersbourg lui apparaître sous un nouvel aspect. Il se rappela ses soucis, ses efforts, toute la longue filière par laquelle avait dû passer son projet de code militaire, reçu au comité pour y être discuté, et mis ensuite de côté, parce qu’un autre travail, fort au-dessous du sien, avait été déjà présenté à l’Empereur ! Il se rappela les séances de ce comité dont Berg était membre, et les discussions qui n’attaquaient que la forme, sans tenir le moindre compte du fond ; il se souvint aussi de son mémoire sur les lois, de ses laborieuses traductions du code, et il en eut honte. Se transportant en pensée à Bogoutcharovo, à ses occupations de là-bas, à sa course à Riazan, à ses paysans, et leur appliquant en pensée « le droit des gens », qu’il avait si savamment divisé en paragraphes, il fut confondu d’avoir consacré tant de mois à un travail aussi stérile !


XIX

Dans la journée du lendemain, le prince André alla faire quelques visites, une entre autres aux Rostow, avec lesquels, à l’occasion du dernier bal, il avait renouvelé connaissance ; sous cet acte de pure politesse se cachait le désir de voir dans son intérieur la vive et charmante jeune fille qui avait produit sur lui une si agréable impression.

Elle fut la première à le recevoir, et il lui sembla que sa robe gros-bleu faisait encore mieux ressortir sa beauté que sa toilette de bal. Il fut traité par elle et les siens en vieil ami ; l’accueil fut simple et cordial, et cette famille, qu’il avait sévèrement jugée autrefois, lui parut aujourd’hui composée uniquement de braves et excellents cœurs, pleins d’aménité et de bonté. L’hospitalité et la parfaite bienveillance du comte, plus frappantes encore à Pétersbourg qu’à Moscou, ne lui laissèrent aucun moyen de refuser son invitation à dîner. « Oui, ce sont de bien braves gens, se disait-il ; mais, on le voit, ils ne peuvent apprécier le trésor qu’ils ont en Natacha, cette jeune fille en qui la vie déborde et dont la silhouette lumineuse se détache si poétiquement sur le fond terne de sa famille. »

Il se sentait prêt à trouver des joies inconnues dans ce monde étranger pour lui jusqu’alors, dans ce monde pressenti par lui dans l’allée d’Otradnoë, et plus tard, la nuit, à la fenêtre ouverte devant la douce clarté de la lune, et il s’irritait alors d’en être resté aussi longtemps éloigné ; maintenant qu’il s’en était rapproché, qu’il y était entré, il le connaissait et y trouvait des jouissances toutes nouvelles.

Après le dîner, Natacha se mit, à sa prière, au piano, et chanta ; assis près d’une fenêtre, il l’écoutait en causant avec des dames. Soudain il s’arrêta, la phrase qu’il avait commencée resta inachevée sur ses lèvres, quelque chose le serra à la gorge, il sentit monter des larmes à ses yeux, de vraies et douces larmes, alors qu’il ne se croyait plus capable d’en verser. Il regarda Natacha, et il y eut dans son âme une explosion de joie, de bonheur ! Heureux et triste, il se demandait ce qui pouvait ainsi le faire pleurer, ou de son passé, avec la mort de sa femme, ses illusions perdues, ses espérances d’avenir…, ou de la révélation subite de ce sentiment, qui contrastait si étrangement avec le besoin de l’infini dont son cœur débordait, et ce cadre étroit et matériel, où leurs deux êtres se confondaient en une même et vague pensée. Ce contraste accablant le tourmentait et le réjouissait à la fois.

À peine Natacha eut-elle fini de chanter, qu’elle vint lui demander si elle lui avait fait plaisir et se troubla aussitôt, dans la crainte de lui avoir adressé une question déplacée. Il sourit et lui répondit que son chant lui avait plu comme tout ce qu’elle faisait.

Le prince André les quitta fort avant dans la soirée. Il se coucha par pure habitude ; mais, le sommeil ne venant pas, il se leva, alluma sa bougie, marcha dans sa chambre, et se recoucha sans que cette insomnie le fatiguât. À le voir, on aurait dit qu’il venait de quitter une atmosphère chargée de lourdes vapeurs et qu’il se retrouvait, heureux et léger, sur la terre libre du bon Dieu, respirant à pleins poumons ! Il ne pensait guère à Natacha, ne se figurait nullement en être amoureux, mais il la voyait constamment devant lui, et cette image donnait à sa vie une énergie toute nouvelle. « Que fais-je ici ? À quoi bon mes démarches ? Pourquoi se meurtrir dans ce cadre resserré, lorsque l’existence entière est là devant moi avec toutes ses joies ? » se disait-il. Pour la première fois depuis longtemps, il fit des projets et en vint à conclure qu’il lui fallait s’occuper de l’éducation de son fils, lui trouver un instituteur, quitter le service et voyager en Angleterre, en Suisse, en Italie… « Il faut profiter de ma liberté, et de ma jeunesse ! Pierre avait raison : pour être heureux, me disait-il, il faut croire au bonheur, et j’y crois à présent ! Laissons les morts enterrer les morts ; tant que l’on vit, il faut vivre et être heureux ! »


XX

Le colonel Adolphe de Berg, que Pierre connaissait comme il connaissait toute la ville à Moscou et à Pétersbourg, tiré à quatre épingles dans un uniforme irréprochable, portant des favoris courts, à l’exemple de l’Empereur Alexandre, lui fit un matin sa visite :

« Je viens de chez la comtesse votre épouse, qui n’a pas daigné accéder à ma requête ; j’espère avoir meilleure chance auprès de vous, comte, ajouta-t-il en souriant.

— Que désirez-vous, colonel ? Je suis à vos ordres.

— Je suis complètement installé dans mon nouveau logement, reprit Berg, comme s’il était convaincu du plaisir que cette intéressante communication devait procurer à chacun. Je désirerais y donner une petite soirée et y inviter nos amis communs, les miens et ceux de ma femme. Je suis venu prier la comtesse, ainsi que vous, de nous faire l’honneur d’accepter une tasse de thé et… à souper. »

Un sourire épanoui couronna la fin de ce petit discours.

La comtesse Hélène, trouvant les « de Berg » au-dessous d’elle, avait, malheureusement pour eux, répondu par un refus à ce séduisant programme. Berg détailla si clairement à Pierre pourquoi il désirait voir se réunir chez lui une société choisie, pourquoi cela lui serait agréable, et pourquoi lui, qui ne jouait jamais et ne gaspillait jamais son argent, était tout prêt à faire de fortes dépenses lorsqu’il s’agissait de recevoir le grand monde, que force fut à ce dernier d’accepter l’invitation.

« Pas trop tard, comte, n’est-ce pas ?… à huit heures moins dix minutes, si j’ose vous en prier… Notre général y sera… il est très bon pour moi ; il y aura une table de jeu, comte, et nous souperons ; ainsi je compte sur vous. »

Pierre, qui arrivait toujours en retard, fut ce soir-là de cinq minutes en avance sur l’heure indiquée.

Berg et sa femme, après avoir fini avec tous leurs préparatifs, attendaient leurs invités dans leur salon, éclairé à giorno et décoré de statuettes et de tableaux. Assis à côté de Véra, vêtu d’un uniforme non moins neuf que son salon et boutonné avec soin, il lui expliquait comme quoi il était indispensable d’avoir des relations sociales avec des personnes plus haut placées que soi et comment alors seulement on retirait quelque profit de ses connaissances : « On trouve toujours quelque chose à imiter et à demander ; c’est ainsi que j’ai vécu depuis que j’ai obtenu mon premier grade (Berg ne comptait jamais par années, mais par promotions). Voyez mes camarades, ils sont encore des zéros, et moi, me voilà à la veille de commander un régiment, et j’ai le bonheur d’être votre mari ! » Se levant pour baiser la main de Véra, il arrangea le tapis, dont un coin s’était relevé : « Et comment y suis-je parvenu ? Surtout par mon tact dans le choix de mes connaissances… Il faut aussi, bien entendu, se conduire convenablement et être exact à remplir ses devoirs. »

Berg sourit, avec la conscience de sa supériorité sur une faible femme, car la sienne, toute charmante qu’elle put être, était, après tout, aussi faible que ses pareilles et aussi incapable de comprendre la valeur de l’homme, le véritable sens de « ein Mann zu sein » (être un homme). Elle souriait aussi, de son côté, et exactement pour les mêmes motifs, car elle se reconnaissait une supériorité incontestable sur ce bon et excellent mari, qui, comme la plupart des hommes, jugeait la vie tout de travers et s’attribuait imperturbablement une intelligence hors ligne, tandis qu’ils n’étaient tous que des sots et d’orgueilleux égoïstes.

Berg, entourant de ses bras sa femme avec précaution, pour ne pas déchirer un certain fichu de dentelle qu’il avait payé fort cher, lui appliqua un baiser bien au milieu des lèvres.

« Il ne faudrait pas non plus que nous eussions des enfants de sitôt ? dit-il, en donnant, à sa manière, une conclusion à ses idées.

— Oh ! je ne le désire pas non plus, répondit Véra. Il faut avant tout vivre pour la société !

— La princesse Youssoupow en avait une toute pareille. »

Et Berg toucha la pèlerine de sa femme d’un air satisfait.

On annonça le comte Besoukhow ; mari et femme échangèrent un coup d’œil enchanté, chacun s’attribuant de son côté l’honneur de sa visite.

« Je t’en prie, dit Véra, ne viens pas m’interrompre à tout propos lorsque je cause ; je sais fort bien ce qui peut intéresser, et ce qu’il faut dire, selon les personnes avec lesquelles je me trouve.

— Mais, répliqua Berg, les hommes aiment parfois à causer entre eux de choses sérieuses, et… »

Pierre venait d’entrer dans le petit salon, et il paraissait impossible de s’y asseoir sans en déranger la savante symétrie. Cependant Berg fut obligé, bon gré mal gré, de la rompre ; mais, après avoir magnanimement avancé un fauteuil et reculé un canapé en l’honneur de leur hôte, il en éprouva un tel regret, que, lui laissant le choix entre les deux meubles, il finit par s’asseoir tout simplement sur une chaise. Berg et sa femme, enchantés dans leur for intérieur de l’heureux début de leur soirée, s’employèrent à l’envi, et en s’interrompant mutuellement, à entretenir de leur mieux leur invité.

Véra ayant décidé, dans sa haute sagesse, qu’il fallait avant tout parler de l’ambassade française, aborda ce thème de prime abord, tandis que Berg, convaincu de la nécessité de traiter un plus grave sujet, lui coupa la parole pour mettre sur le tapis la guerre avec l’Autriche, et passa, tout doucement, de la guerre, envisagée à un point de vue général, à ses combinaisons personnelles, à la proposition qu’on lui avait faite de prendre une part active à cette campagne, et aux motifs qui la lui avaient fait refuser. Malgré le décousu de leur causerie et le dépit que Véra ressentait contre son mari pour s’être permis de l’interrompre, le ménage rayonnait de joie, en voyant que leur soirée, bien lancée, ressemblait comme deux gouttes d’eau, avec son brillant éclairage, sa table à thé et ses conversations à bâtons rompus, à toutes les réunions du même genre.

Boris arriva sur ces entrefaites : une nuance de supériorité et de protection perçait dans sa façon d’être avec eux. Peu après, un colonel et sa femme, un général et les Rostow firent leur apparition ; la soirée s’élevait donc au rang d’une vraie soirée ! Les allées et venues causées par ces nouveaux invités, par l’échange des saluts, des phrases sans suite, et le froufrou des robes, remplirent de bonheur le ménage Berg. Tout se passait chez eux comme partout : le général, qui ressemblait, à s’y méprendre, à tous les généraux, accorda de grands éloges à l’appartement, tapa amicalement sur l’épaule de Berg, et, s’occupant aussitôt, avec une tyrannie toute paternelle, d’organiser la partie de boston, s’assit à côté du comte Rostow, le plus marquant des invités. Les vieux se réunirent aux vieilles ; les jeunes filles et les jeunes gens se groupèrent ensemble. Véra s’installa à la table de thé, tout couverte de corbeilles d’argent pleines de pâtisseries identiquement semblables à celles qu’on avait mangées l’autre soir chez les Panine ; en un mot, la soirée des Berg était, à leur satisfaction manifeste, semblable en tous points à toutes les autres soirées.


XXI

Pierre eut l’avantage d’être désigné pour la partie de boston avec le vieux comte, le général et le colonel. Il se trouva, par hasard, placé en face de Natacha et fut frappé du changement survenu en elle depuis le bal ; elle ne disait mot et aurait été presque laide, sans l’expression de douceur et d’indifférence répandue sur ses traits. « Qu’a-t-elle ? » se demanda-t-il. Assise à côté de sa sœur, elle répondait à Boris du bout des lèvres, sans le regarder. Pierre venait de jouer toute sa couleur et de compter cinq levées, lorsqu’il entendit, en relevant ses cartes, un bruit de pas suivi d’un échange de compliments, et son regard, se portant involontairement sur Natacha, il resta stupéfait : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » se demanda-t-il.

La tête relevée, rougissante, et retenant avec peine sa respiration, elle parlait au prince André, qui, debout devant elle, la regardait d’un air doux et tendre. La flamme du feu qui couvait dans son cœur l’avait de nouveau transfigurée, et elle avait retrouvé toute la beauté qu’elle semblait, un moment auparavant, avoir perdue… C’était bien la Natacha du bal !

Le prince André s’approcha de Pierre, qui, découvrant en lui une expression toute nouvelle de bonheur et un air de jeunesse qu’il ne lui connaissait pas, employa le temps que dura la partie à les examiner l’un et l’autre. « Il se passe quelque chose de grave entre eux, » se dit-il, et un mélange de regret et de joie l’émut au point de lui faire oublier son propre malheur.

Les six robs terminés, il reprit toute sa liberté d’action, le général lui ayant déclaré qu’il n’était pas permis de jouer aussi mal que lui. Natacha causait avec Sonia et Boris, Véra avec le prince André. Elle avait remarqué ses assiduités auprès de Natacha et jugea nécessaire de profiter de la première occasion favorable pour lui lancer des allusions transparentes sur l’amour en général et sur sa sœur en particulier. Le sachant très intelligent, elle tenait à expérimenter sur lui sa fine diplomatie ; aussi était-elle enchantée d’elle-même et tout entière aux plus éloquents développements, lorsque Pierre vint leur demander la permission de se mêler à leur conversation, à moins qu’il ne s’agît entre eux d’un grave mystère, et remarqua avec surprise l’embarras de son ami.

« Que pensez-vous, prince, vous dont la clairvoyance pénètre et apprécie du premier coup la différence des caractères, que pensez-vous de Natacha ? Croyez-vous qu’elle puisse, comme d’autres femmes (et elle pensait à elle-même), rester à tout jamais fidèle à celui qu’elle aurait aimé ? Car c’est là le véritable amour. Qu’en dites-vous, prince ?

— Je la connais trop peu, répondit le prince André, cachant son embarras sous un sourire railleur, pour résoudre une question aussi délicate, et puis, vous l’avouerai-je, j’ai toujours remarqué que moins une femme plaît, plus elle est fidèle.

— Vous dites vrai… mais c’était bon, prince, de notre temps, » reprit Véra, qui aimait à parler de « son temps » comme tous les esprits bornés qui sont persuadés que la nature des personnes se transforme avec les années, et qui s’imaginent savoir à quoi s’en tenir mieux que personne sur les singularités de leur époque… « Aujourd’hui, la jeune fille a tant de liberté, que le plaisir d’être courtisée étouffe souvent chez elle le sentiment vrai ! Et, dois-je le dire, Nathalie y est très sensible. » Ce retour à Natacha fut désagréable au prince André, qui tenta de se lever ; mais Véra le retint, en lui souriant avec plus de grâce encore : « Elle a été courtisée plus que personne ; mais jusqu’à ces derniers temps, personne n’était parvenu à lui plaire. Vous le savez bien, comte, continua-t-elle en s’adressant à Pierre ; et même Boris, soit dit entre nous, Boris, le charmant cousin, était aussi parti pour le pays du Tendre… Vous êtes bien avec lui, n’est-ce pas, prince ?

— Oui, je le connais.

— Il vous aura sans doute confessé son amour d’enfant pour Natacha ?

— Ah oui ! un amour d’enfant !… dit le prince André en devenant écarlate.

— Mais, vous savez, entre cousin et cousine, cette intimité mène quelquefois à l’amour ; « cousinage, dangereux voisinage, » n’est-ce pas ?

— Oh ! sans contredit, » répondit le prince André.

Et il se mit à plaisanter Pierre, avec un feint enjouement, sur la prudence qu’il devait apporter, à Moscou, dans ses rapports avec ses cousines de cinquante ans, puis il se leva et l’emmena à l’écart.

« Que veux-tu ? lui dit Pierre, surpris de son émotion et du regard qu’il avait jeté sur Natacha.

— Il faut que je te parle, tu sais, nos gants de femme… (il parlait de la paire de gants que tout franc-maçon devait offrir à celle qu’il jugerait digne de son amour). Je… eh bien, non, plus tard ! » et, les yeux brillant d’un éclat étrange, laissant percer dans ses mouvements une secrète agitation, il alla s’asseoir près de Natacha.

Berg, heureux au possible, ne cessait de sourire ; sa soirée, reproduction fidèle de toutes les autres soirées, était un vrai succès : les conversations avec les dames tournaient sur la pointe d’une aiguille ; le général élevait la voix pendant le jeu, et le samovar et les pâtisseries s’y retrouvaient comme ailleurs. Il manquait à ce parfait ensemble un détail qui l’avait frappé dans les autres réunions : une discussion animée entre hommes, sur un sujet grave et intéressant. Pour son bonheur, le général ne tarda pas à en mettre un sur le tapis, et il appela Pierre à la rescousse dans un débat qui venait de s’engager, entre son chef et le colonel, sur les affaires d’Espagne !


XXII

Le lendemain, sur l’invitation du comte, le prince André se rendit chez les Rostow ; il y dîna et y passa la soirée.

Chacun avait d’autant plus facilement deviné pourquoi et pour qui il restait, qu’il ne s’en cachait en aucune façon. Natacha, transportée d’un bonheur exalté, se sentait à la veille d’un événement solennel ; et toute la maison partageait cette impression. La comtesse étudiait Bolkonsky d’un regard mélancolique et sérieux, pendant qu’il causait avec sa fille, et se mettait bien vite à parler de choses et d’autres lorsque leurs yeux se rencontraient. Sonia craignait de laisser Natacha seule ou de la gêner en restant, et Natacha pâlissait d’angoisse lorsqu’il lui arrivait pendant une seconde de se trouver en tête-à-tête avec lui. Sa timidité l’étonnait : elle devinait qu’il avait une confidence à lui faire et qu’il ne pouvait s’y décider.

Lorsque le prince André les eut quittés, sa mère s’approcha d’elle :

« Eh bien ? lui dit-elle tout bas.

— Maman, au nom du ciel, ne me demandez rien à présent, je ne puis rien dire !… » Et cependant ce même soir, émue et terrifiée, les yeux fixes, couchée auprès de sa mère, elle lui conta tout au long, et ce qu’il lui avait dit de flatteur et d’aimable, et ses projets de voyages, et ses questions sur Boris et sur l’endroit où elle et les siens avaient l’intention de passer l’été : « Jamais, jamais, je n’ai éprouvé rien de pareil à ce que je sens maintenant… seulement, devant lui, j’ai peur ! Qu’est-ce que cela veut dire ? sans doute que cette fois c’est… c’est cela, c’est le vrai ! Maman, vous dormez ?

— Non, mon ange, j’ai peur aussi… Mais va dormir.

— Comment, dormir ?… quelle absurdité ! Maman, maman, cela ne m’est jamais arrivé, poursuivit-elle, surprise et effrayée de ce sentiment qu’elle éprouvait pour la première fois… Aurions-nous jamais pu prévoir cela ? »

Natacha, bien qu’elle fût fermement convaincue qu’elle s’était subitement éprise du prince André, lors de sa visite à Otradnoë, ne pouvait cependant surmonter une certaine appréhension que lui causait ce bonheur étrange et en réalité si inattendu :

« Et il a fallu qu’il vînt ici, et nous aussi… il a fallu que nous nous rencontrassions à ce bal, où je lui ai plu !… Ah oui ! c’est bien le sort qui l’a voulu… c’est clair, cela devait être ainsi… Alors même que je venais à peine de l’entrevoir, j’ai ressenti là quelque chose de tout particulier.

— Que t’a-t-il dit ? Quels sont ces vers ? répète-les, dit la mère, qui restait pensive et se rappelait un quatrain écrit par le prince André sur l’album de sa fille.

— Maman, n’est-ce pas honteux d’épouser un veuf ?

— Quelle folie ! Natacha, prie le bon Dieu : les mariages sont écrits dans le ciel.

— Ah ! maman, chère petite maman, comme je vous aime ! comme je suis heureuse ! » s’écria Natacha, en l’embrassant et en pleurant de joie et d’émotion.

Ce même soir, le prince André faisait à Pierre la confidence de son amour et de sa résolution d’épouser Natacha.

Il y avait un grand raout chez la comtesse Hélène : l’ambassadeur de France, le prince étranger, devenu depuis peu l’hôte assidu de la maîtresse de la maison, y brillaient en compagnie d’un grand nombre de femmes et de personnages de distinction. Pierre fit le tour des salons, et chacun remarqua son air sombre et distrait. Depuis le bal, et surtout depuis que, grâce sans doute aux longues visites du prince étranger chez la comtesse, il avait été nommé chambellan, il était sujet à de continuels accès d’hypocondrie. Depuis ce moment, un sentiment inexprimable d’embarras et de honte ne le quitta plus, et ses tristes pensées d’autrefois sur le néant des choses humaines lui revenaient plus sombres que jamais, ravivées par la vue des progrès de l’amour entre Natacha, sa protégée, et le prince André, son ami, et par le contraste entre leur situation et la sienne. Il s’efforçait de ne penser ni à eux ni à sa femme, et revenait toujours, malgré lui, aux questions qui l’avaient déjà si fort tourmenté ; de nouveau, tout lui paraissait puéril, comparé à l’éternité, et de nouveau il se demandait : « À quoi tout cela mène-t-il ? » Nuit et jour il s’acharnait à ses travaux de franc-maçon, afin de chasser le mauvais esprit qui l’obsédait. Un soir, après avoir quitté entre onze heures et minuit l’appartement de sa femme, il venait de remonter dans son cabinet imprégné de l’odeur du tabac ; enveloppé d’une robe de chambre usée et sale, il copiait les constitutions des loges écossaises, lorsque le prince André entra inopinément chez lui.

« Ah ! c’est vous ! dit Pierre d’un air distrait ; je travaille, vous voyez, » ajouta-t-il du ton des malheureux qui s’efforcent de trouver dans une occupation quelconque un remède aux infortunes de la vie.

Le prince André, la figure rayonnante et transfigurée par la joie, ne remarqua point la tristesse de son ami, et s’arrêta en souriant devant lui :

« Écoute, mon cher ; hier j’étais sur le point de te raconter tout, et aujourd’hui j’y suis décidé ; c’est pour cela que me voici. Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Je suis amoureux, mon ami ! »

Pierre poussa un soupir et se laissa tomber, de tout le poids de sa lourde personne, sur le canapé à côté du prince André :

— De Natacha Rostow ? Est-ce cela ?

— Sans doute, de qui donc serait-ce ? Je ne l’aurais jamais cru, mais cet amour est plus fort que moi. Hier je souffrais, je me torturais, et pourtant ces souffrances m’étaient chères ! Jusqu’ici je ne vivais pas : aujourd’hui je vis ; mais il me la faut, elle, et pourra-t-elle m’aimer ?… Je suis trop âgé !… Voyons, parle, tu ne dis rien !

— Moi, moi, que voulez-vous que je vous dise ? répondit Pierre, en se levant et en marchant dans la chambre. Cette jeune fille est un vrai trésor, un trésor qui… c’est une perle ! Mon cher ami, je vous en prie, ne raisonnez pas, ne doutez pas, et mariez-vous au plus vite, et il n’y aura pas d’homme plus heureux que vous, j’en suis convaincu !

— Mais elle ?

— Elle vous aime.

— Pas de folies ! répliqua le prince André en souriant et en le regardant dans les yeux.

— Elle vous aime, je le sais, s’écria Pierre avec dépit.

— Écoute, il faut que tu m’écoutes ! lui dit le prince André en le prenant par le bras. Tu ne peux pas te figurer ce qui se passe en moi, et il faut que j’épanche le trop-plein de mon cœur.

— Parlez, parlez, j’en suis fort aise, je vous assure. »

Et l’expression du visage de Pierre changea du tout au tout ; son air maussade fit place à une satisfaction réelle, tandis qu’en écoutant le prince André il le voyait devenu un autre homme. Où étaient son marasme, son mépris de la vie, ses illusions perdues ? Pierre était le seul avec qui il pût parler à cœur ouvert : aussi son effusion fut-elle complète ; il lui confia tout, ses plans pour l’avenir, qu’il envisageait désormais sans aucune crainte, l’impossibilité de sacrifier le bonheur de son existence aux caprices de son père, son espoir de l’amener à approuver son mariage et à aimer Natacha, et, en cas de refus, sa résolution bien arrêtée de se passer de son consentement… Il ne tarissait pas sur ce sentiment si violent, si étrangement nouveau, qui l’avait envahi tout entier et dont il n’était plus le maître :

« Je me serais moqué de celui qui m’eût assuré, il y a quelques jours encore, que j’aimerais comme j’aime ; ce n’est pas ce que j’ai ressenti avant : l’univers se partage aujourd’hui en deux moitiés pour moi : l’une qu’elle remplit toute seule, et là est le bonheur, la lumière, l’espérance ; l’autre où elle n’est pas, et là règnent la désolation et les ténèbres…

— Ténèbres et nuit profonde, oui, je comprends cela ! dit Pierre.

— Je ne puis m’empêcher d’aimer la lumière, c’est plus fort que moi ; et je suis si heureux ! Me comprends-tu ? Oui, je sais que tu t’en réjouis !

— Oui, oh oui ! »

Et Pierre le regarda de ses bons yeux attendris et tristes. À mesure que s’éclairait l’avenir de son ami, le sien se dressait devant lui de plus en plus sombre et désolé.


XXIII

Le mariage du prince André ne pouvant se faire sans la permission de son père, il partit le lendemain même pour la campagne.

Le vieux prince reçut la communication de son fils avec une apparente tranquillité, qui ne faisait que cacher une irritation intérieure des plus violentes. Il ne pouvait admettre que son fils désirât changer d’existence, y introduire un élément nouveau, lorsque sa vie, à lui, s’approchait de sa fin : « On aurait pu me laisser la terminer à ma guise… Après moi, qu’on fasse ce qu’on voudra, » se disait-il. Il employa pourtant envers le prince André sa tactique habituelle dans les cas particulièrement graves ; il examina la question avec calme et essaya de lui prouver : premièrement, que son choix n’offrait rien de brillant, quant à la famille et à la fortune ; secondement, que, n’étant plus de la première jeunesse, et sa santé exigeant des soins (le vieux appuya sur ce dernier mot), cette fillette était trop jeune pour lui ; troisièmement, il avait un fils, et que deviendrait-il entre les mains de sa nouvelle femme ? quatrièmement enfin : « Je te supplie, ajouta-t-il en le regardant d’un air railleur, de remettre le tout à un an ! Va à l’étranger, rétablis ta santé, cherches-y un gouverneur allemand pour le prince Nicolas, et, une fois l’année écoulée, si ton amour, ta passion, ton entêtement persistent encore, eh bien alors, marie-toi ! C’est mon dernier mot, mon dernier ! » dit-il d’un ton péremptoire, qui témoignait de son inébranlable détermination. Il espérait que l’épreuve exigée serait trop forte, et que ni l’amour de son fils, ni celui de la jeune fille ne résisteraient à une année d’attente. Le prince André devina sa pensée et se décida à se soumettre à sa volonté.

Trois semaines environ s’étaient écoulées depuis sa soirée chez les Rostow, lorsqu’il retourna à Pétersbourg avec l’intention bien arrêtée de se déclarer.

Natacha avait, le lendemain des confidences faites à sa mère, passé sa journée à attendre le prince André ; il ne vint pas, et les jours se succédèrent sans qu’il donnât signe de vie. Ne sachant rien de son départ, elle ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire. Pierre aussi avait disparu.

À mesure que les journées s’écoulaient ainsi, elle refusait de sortir, errait de chambre en chambre, comme une ombre oisive et désolée. Plus de confidences à sa mère et à Sonia ; rougissant et s’irritant au moindre mot, il lui semblait que chacun connaissait ses déceptions et qu’elle était devenue pour tous un objet de risée ou de pitié. Une douleur sincère ne tarda pas à se joindre à celle de l’amour-propre froissé et augmenta l’intensité de sa déception.

Un jour, au moment de parler, elle fondit en larmes et pleura comme un enfant qui ne sait pas pourquoi on le punit. La comtesse essaya de la calmer. Natacha l’interrompit avec colère : « Plus un mot, maman, je n’y pense plus et ne veux plus y penser ! Il est venu parce que cela l’amusait, et maintenant qu’il en a assez, il ne vient plus… voilà tout !… Je ne veux plus me marier, reprit-elle, en cherchant à maîtriser le trouble de sa voix. J’en avais peur ; à présent, je suis redevenue tranquille… je suis calme ! »

Le lendemain, Natacha reparut avec une vieille robe qu’elle aimait plus que toutes les autres et qui, d’après elle, lui portait bonheur chaque fois qu’elle la mettait ; dès le matin elle reprit ses occupations habituelles, après les avoir complètement négligées depuis le bal. Ayant pris sa tasse de thé, elle alla dans la grande salle, qui était d’une excellente sonorité, et se remit à ses études de solfège. Au bout d’un moment, elle se plaça juste au milieu de la pièce, et répéta un de ses passages favoris, en s’écoutant elle-même et en jouissant du charme imprévu qu’elle trouvait à ses notes sonores et perlées, qui s’élançaient une à une dans l’espace, l’emplissaient d’harmonie et revenaient mourir tout doucement sur ses lèvres. « Pourquoi tant penser au reste ? se dit-elle gaiement. Il fait si bon vivre quand même !… » et elle se mit à marcher de long en large sur le parquet du salon, en posant le talon d’abord et en faisant ensuite retomber les pointes de ses petits souliers. Le bruit de ses talons et le craquement de ses souliers paraissaient lui causer autant de satisfaction que son chant. En passant devant une glace, elle s’y regarda. « Voilà comme je suis, semblait-elle se dire, c’est bien comme cela, je n’ai besoin de personne, » Elle renvoya un domestique qui venait arranger l’appartement, et elle reprit sa promenade, en s’abandonnant à un retour d’admiration pour sa petite personne, ce qui lui était du reste fort habituel et très agréable. « Natacha est une créature ravissante, se disait-elle, en prêtant ses paroles à un être masculin de pure fiction, sa voix est superbe, elle est jolie, jeune, et ne fait de mal à personne, laissez-la donc en paix !… » Mais elle s’avouait tout bas qu’on aurait beau la laisser en paix, elle ne retrouverait plus cette paix demandée, et elle en fit aussitôt l’expérience.

La porte du vestibule s’ouvrit, et une voix demanda : « Y sont-ils ? » Cette voix l’arracha à la contemplation de sa charmante personne ; l’oreille tendue, attirée par le bruit, elle ne se voyait plus dans la glace qu’elle regardait encore. C’était lui ! Elle en était sûre, quoique les portes fussent fermées et que l’on perçût le bruit des pas qui se rapprochaient.

Pâle, hors d’elle-même, elle se précipita dans le salon : « Maman, Bolkonsky est arrivé ; maman, c’est affreux, c’est insupportable ! je ne veux pas… souffrir ! Que dois-je faire ? » La comtesse n’avait pas encore eu le temps de répondre, que le prince André entra, sérieux et ému. La vue de Natacha le transfigura ; baisant la main à la mère et à la fille, il s’assit. « Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir, » dit la comtesse ; mais elle fut interrompue aussitôt par le prince André, qui avait hâte de présenter ses excuses et ses explications.

« Je suis allé voir mon père ; j’avais besoin de lui parler d’une affaire très grave, et je ne suis revenu que cette nuit… Je désirerais, ajouta-t-il après une seconde de silence et en regardant Natacha, causer avec vous, comtesse ? »

Celle-ci baissa les yeux et soupira. « Je suis à vos ordres, » dit-elle.

Natacha comprenait qu’elle devait se retirer, mais elle n’en avait pas la force ; quelque chose lui serrait le gosier, et ses grands yeux restaient obstinément fixés sur le prince André : « Quoi, maintenant, tout de suite, non, c’est impossible, » se disait-elle. » Il la regarda de nouveau, elle comprit qu’elle avait deviné juste et que son sort allait se décider !

« Va, Natacha, je t’appellerai, » lui dit tout bas sa mère.

Natacha lui adressa ainsi qu’à Bolkonsky un dernier regard suppliant et effaré…, et elle sortit.

« Je suis venu, comtesse, vous demander la main de votre fille. »

La comtesse rougit et resta un moment sans répondre.

« Votre proposition, commença-t-elle d’un ton grave et avec embarras… votre proposition… nous est agréable, et je l’accepte : j’en suis charmée, et mon mari aussi, je l’espère ; mais c’est elle, elle seule qui doit décider.

— Je lui parlerai lorsque vous l’aurez acceptée… puis-je compter… ?

— Oui ! » et la comtesse lui tendit la main.

Pendant qu’il s’inclinait pour la baiser, elle appliqua ses lèvres sur son front avec un mélange d’affection et d’appréhension ; bien qu’elle fût prête à l’aimer comme un fils, cet étranger lui inspirait pourtant une certaine crainte.

« Mon mari fera comme moi, mais votre père ? dit-elle.

— Mon père, auquel j’ai fait part de mon projet, a exigé pour condition à son consentement que le mariage n’eût lieu que dans un an. C’est ce que je tenais à vous dire.

— Il est vrai que Natacha est bien jeune ; mais un an d’attente, c’est un peu long !

— Impossible autrement, reprit le prince André avec un soupir.

— Je vais vous l’envoyer, » et la comtesse quitta le salon. « Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous, » répétait-elle en cherchant sa fille. Sonia lui dit qu’elle s’était retirée dans sa chambre. Natacha, assise sur son lit, pâle, les yeux secs et fixés sur les images, se signait rapidement et murmurait une prière. À la vue de sa mère, elle s’élança à son cou :

« Eh bien, maman, qu’y a-t-il ?

— Va, il t’attend, il demande ta main, lui répondit la comtesse d’un ton qui lui parut sévère… Va ! »

Et ses yeux, pleins de tristes et muets reproches, suivirent sa fille, qui s’enfuyait, elle, avec joie !

Natacha ne put jamais se rappeler plus tard comment elle était entrée dans le salon ; elle s’y arrêta immobile à la vue du prince André. « Est-ce possible que cet étranger, soit devenu tout pour moi ? » se demanda-t-elle, et elle se répondit instantanément à elle-même : « Oui, tout ! il m’est plus cher, à lui seul, que tout en ce monde ! » Le prince André s’avança vers elle, les yeux baissés :

« Je vous ai aimée du premier jour où je vous ai vue. Puis-je espérer ?… »

Il la regarda et fut frappé de l’expression sérieuse et passionnée de son visage, qui semblait lui dire : « Pourquoi douter de ce que l’on ne peut ignorer ? Pourquoi parler, lorsque les paroles sont insuffisantes à exprimer ce que l’on sent ? »

Elle se rapprocha et s’arrêta. Il lui prit la main et la baisa.

« M’aimez-vous ? lui demanda-t-il.

— Oui, oui, » murmura-t-elle presque avec dépit, et, aspirant l’air avec effort comme si elle allait étouffer, elle éclata en sanglots.

« Qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?

— Ah ! c’est de bonheur, » dit-elle en souriant à travers ses larmes.

Se penchant vers lui, elle s’arrêta indécise une seconde, en se demandant si elle pouvait l’embrasser, et… elle l’embrassa.

Le prince André tenait ses deux mains dans les siennes, la pénétrait de son regard, et cependant son amour pour elle n’était plus le même : le poétique et mystérieux attrait du désir avait fait place dans son cœur à une tendre pitié pour sa faiblesse d’enfant et de femme, à la crainte de ne pouvoir répondre à ce confiant abandon et au sentiment à la fois joyeux et inquiet sur les obligations qui le liaient à elle et que lui imposait ce nouvel amour, moins lumineux peut-être et moins exalté que le premier, mais plus fort et plus profond : « Votre mère vous a-t-elle dit que cela ne pourrait avoir lieu avant un an ? » lui demanda-t-il, en continuant à plonger ses regards dans les siens.

« Est-ce bien moi qu’on traitait tout à l’heure encore de petite fille, pensait Natacha, qui suis devenue tout à coup l’égale et la femme de cet étranger si intelligent et si bon, de cet homme que mon père même respecte ? Est-ce donc vrai ? Est-ce vrai aussi qu’à dater d’aujourd’hui il me faut prendre la vie au sérieux, que je suis une grande personne, que désormais je dois répondre de chaque parole, de chaque action ?… Mais que m’a-t-il demandé ? »

« Non, dit-elle tout haut, sans trop bien comprendre sa question.

— Vous êtes si jeune, reprit le prince André, tandis que moi j’ai passé par tant d’épreuves dans la vie ! J’ai peur pour vous : vous ne vous connaissez pas vous-même. »

Natacha l’écoutait avec attention, mais sans pouvoir saisir le sens de ses paroles.

« Cette année sera lourde à supporter, car elle retarde mon bonheur, continua-t-il ; mais elle vous donnera le temps de vous interroger ; dans un an, je viendrai vous demander de me rendre heureux ; soyez libre jusque-là, nos arrangements resteront secrets ; peut-être en arriverez-vous à voir que vous ne m’aimez pas… et vous en aimerez un autre ! » Et il s’efforça de sourire.

Natacha l’interrompit :

« Pourquoi me dire tout cela ? Vous savez bien que je vous ai aimé du premier jour où je vous ai vu à Otradnoë… Je vous aime ! répéta-t-elle avec la conviction de la vérité.

— Le délai d’une année… poursuivit-il.

— Une année, toute une année ! s’écria Natacha, qui venait seulement de se rendre compte du retard apporté à son mariage. Mais pourquoi cela ? » Le prince André lui en expliqua les motifs. Elle l’écoutait à peine : « Et l’on ne peut rien y changer ? » Il ne lui répondit pas, mais on ne lisait que trop sur son visage l’impossibilité de satisfaire à son désir.

« C’est affreux, c’est affreux ! s’écria Natacha, en fondant en larmes. J’en mourrai ! Attendre un an ! c’est impossible, c’est affreux ! » Elle leva les yeux sur son visage, qui exprimait un mélange de sympathie et de surprise : « Non, non, je consens à tout ! dit-elle, en cessant de pleurer ; je suis si heureuse ! » Son père et sa mère entrèrent à ce moment et bénirent les deux fiancés.


XXIV

Il n’y eut point de cérémonie de fiançailles, et nul n’eut connaissance de leur engagement ; tel était le désir du prince André, qui allait tous les jours chez les Rostow. Puisqu’il était seul la cause du retard, il devait, disait-il, en porter seul tout le poids, et répétait à tout propos que Natacha était libre, mais que lui se considérait comme irrévocablement engagé par sa parole, et que si, dans six mois elle changeait d’intention, elle en avait absolument le droit. Il revenait constamment là-dessus ; mais ni Natacha ni ses parents n’admettaient que cela fût possible. Le prince André ne se conduisait pas, non plus en fiancé, il continuait à dire vous à sa fiancée et se bornait à lui baiser la main. À voir leurs rapports simples, naturels et confiants, on aurait dit que leur connaissance ne datait que du jour de la demande en mariage, et ils aimaient tous deux à se rappeler comment ils se jugeaient mutuellement lorsqu’ils n’étaient encore que des étrangers l’un pour l’autre ! « Alors, se disaient-ils, ils posaient bien un peu, maintenant ils étaient sincères et vrais. » La présence du futur causa tout d’abord une grande gêne dans la famille, qui le considérait comme un homme appartenant à un milieu différent du leur, et Natacha eut fort à faire pour familiariser les siens à le voir. Elle leur assurait avec fierté qu’elle n’en avait aucune peur, et qu’eux non plus ne devaient point le craindre, qu’il était comme tout le monde, et que son extérieur seul avait quelque chose de particulier. Enfin on s’habitua à lui : au bout de quelques jours, leur vie reprit sa tranquille allure, et il y prit tout naturellement part, en causant agronomie avec le vieux comte, chiffons avec la comtesse et Natacha, tapisserie et albums avec Sonia. Souvent, entre eux ou devant lui, on s’étendait avec étonnement sur les incidents qui avaient amené leur rapprochement et sur les nombreux présages qui l’avaient annoncé : l’arrivée du prince André à Otradnoë, celle des Rostow à Pétersbourg, la ressemblance entre Natacha et son fiancé (remarquée par la vieille bonne lors de sa première visite), l’altercation de Nicolas Rostow et du prince André en 1805, et plusieurs autres phénomènes de même importance.

Il régnait dans cet intérieur l’ennui poétique et silencieux qui entoure généralement les fiancés : de longues heures s’écoulaient parfois sans qu’une parole fût échangée entre eux, même en tête-à-tête. Ils causaient peu de leur avenir ; le prince André redoutait ce sujet et se faisait scrupule d’en parler ; Natacha partageait ce sentiment, car elle devinait d’instinct tout ce qui se passait dans son cœur. Un jour, elle le questionna sur son fils : il rougit, ce qui lui arrivait souvent et ce qui ravissait Natacha, et lui répondit que son fils ne demeurerait pas avec eux.

« Pourquoi ? lui dit-elle effrayée.

— Je ne saurais l’enlever à son grand-père, et puis…

— Je l’aurais tant aimé, reprit-elle ; mais je comprends, ajouta-t-elle, vous tenez à nous épargner tout motif de blâme. »

Le vieux comte s’approchait fréquemment de son futur gendre, l’embrassait, et lui demandait conseil à propos de Pétia ou du service de Nicolas. La comtesse soupirait en regardant les deux amoureux. Sonia craignait toujours de les gêner et s’étudiait à trouver des raisons plausibles pour les laisser seuls, sans qu’eux-mêmes en témoignassent un violent désir. Lorsque le prince André contait quelque chose, et il parlait bien, Natacha l’écoutait avec fierté et remarquait à son tour, avec un mélange de joie et d’anxiété, de quelle attention soutenue, de quel œil scrutateur il suivait tout ce qu’elle disait ; « Que cherche-t-il en moi ? se demandait-elle avec inquiétude. Que veut-il y découvrir ? Que sera-ce s’il ne trouve pas ce qu’il cherche ? » Parfois, dans un de ses accès de folle et joyeuse humeur, elle aimait à l’entendre rire, parce qu’il se laissait aller d’autant plus franchement, que c’était pour lui chose rare et que ces explosions de gaieté enfantine le ramenaient à son niveau. Son bonheur eût été complet si l’approche de leur séparation ne l’eût remplie d’effroi.

La veille de son départ, le prince André leur amena Pierre, qui depuis quelque temps n’avait plus reparu chez les Rostow. Il avait l’air confus et égaré. Pendant que la comtesse causait avec lui, Natacha et Sonia se mirent à jouer aux échecs.

« Connaissez-vous Besoukhow depuis longtemps ? demanda le prince André subitement. Avez-vous de l’amitié pour lui ?

— Oui, c’est un brave garçon, mais il est si comique, répondit Natacha, qui s’empressa d’appuyer cette appréciation par une kyrielle d’anecdotes sur sa distraction proverbiale.

— Je lui ai confié notre secret, car je le connais depuis l’enfance. C’est un cœur d’or ! Je vous en supplie, Natacha, — et le prince André prit un ton grave, — promettez-moi !… je vais partir, Dieu seul sait ce qui peut arriver ! Vous cesserez peut-être de m’aimer… oui, je sais bien, j’ai tort de le dire, mais enfin promettez-moi, quoi qu’il vous arrive pendant mon absence…

— Que peut-il arriver ?

— En cas de malheur, adressez-vous à lui, à lui seul, je vous en prie, pour demander aide et conseil. Il est distrait, étrange, mais c’est un cœur d’or ! »

Personne dans la famille, pas même le prince André, n’aurait pu prévoir l’effet que cette séparation produisit sur Natacha. Agitée, les joues en feu, les yeux secs et brillants, elle erra ce jour-là dans l’appartement, en s’occupant de choses insignifiantes et en ayant l’air de ne point comprendre ce qui allait se passer. Lorsqu’il lui baisa la main pour la dernière fois, elle ne versa pas une larme. « Ne partez pas, » murmura-t-elle seulement avec une telle angoisse qu’il hésita une seconde, et longtemps, longtemps après, il se rappelait le son de sa voix en ce moment. Lui parti, elle ne pleura pas, mais elle passa plusieurs jours dans sa chambre, sans prendre intérêt à rien et répétant par intervalles : « Pourquoi m’a-t-il quittée ? »

Au bout de quinze jours, à la grande surprise des siens, elle sortit aussi brusquement de cette torpeur qu’elle y était tombée ; et reprit sa vie et sa gaieté habituelles, mais comme les enfants dont une longue maladie change les traits : cette violente secousse lui avait donné une nouvelle physionomie morale.


XXV

La santé et le caractère du vieux prince Bolkonsky ne firent qu’empirer pendant l’absence de son fils. De plus en plus irritable, ses explosions de colère, sans rime ni raison, retombaient le plus souvent sur sa pauvre fille. On aurait dit qu’il se faisait un vrai plaisir de chercher et de découvrir dans son cœur les endroits sensibles et douloureux, pour la torturer bien à son aise. Deux passions, par conséquent deux joies, remplissaient la vie de la princesse Marie : son petit neveu et la religion. Aussi étaient-ce là les deux thèmes favoris des plaisanteries de son père, qui ramenait toujours la conversation sur les vieilles filles et leurs superstitions, ou sur sa trop grande indulgence pour les enfants : « Si ça continue, tu feras de lui (du petit Nicolas) une vieille fille comme toi… un joli résultat, ma foi ! Le prince André a besoin d’un fils, et non pas d’une fille ! » Et, s’adressant parfois à Mlle Bourrienne, il lui demandait ce qu’elle pensait de nos prêtres, de nos images, etc., et ses railleries continuaient de plus belle.

Il blessait cruellement et à tout propos la pauvre princesse Marie, qui ne songeait même pas à lui en vouloir. Comment aurait-il pu avoir des torts envers elle ? Comment aurait-il été injuste, lui qui, malgré tout, avait certainement de l’affection pour elle ?… Et puis qu’était-ce d’ailleurs que l’injustice ? Jamais la princesse n’avait eu le moindre sentiment d’orgueil. Tout le code des lois humaines se résumait pour elle en une seule loi simple et précise : celle de la charité et du dévouement, telle que nous l’a enseignée Celui qui, étant Dieu, a souffert par amour pour les hommes. Que lui importait après cela la justice ou l’injustice d’autrui, lorsqu’elle ne connaissait d’autre devoir que d’aimer et de souffrir ?… et ce devoir, elle le remplissait sans se plaindre !

Le prince André passa pendant l’hiver quelques jours à Lissy-Gory ; sa gaieté et sa tendresse affectueuse, si rares dans le passé, firent pressentir à sa sœur une cause à cette transformation ; mais, sauf un long entretien qu’elle avait surpris entre le père et le fils au moment du départ de ce dernier, et qui lui avait paru les laisser tous deux mécontents, elle n’en sut pas davantage.

Peu de temps après, elle envoya à son amie Julie Karaguine, qui était en deuil de son frère, tué en Turquie, une longue lettre. Comme toutes les jeunes filles, elle avait toujours caressé un rêve, celui de voir Julie devenir sa belle-sœur. Cette lettre était ainsi conçue :

« Chère et tendre amie, les chagrins sont, je le vois, la part de chacun en ce monde. Votre perte est si cruelle que je ne puis la comprendre autrement que comme une grâce particulière du Seigneur, qui, dans son amour pour vous et votre excellente mère, tient à vous éprouver ! Ah ! chère amie, la religion, la religion seule, peut, je ne dis point nous consoler, mais nous sauver du désespoir ; elle peut seule nous expliquer ce qui sans son aide reste impénétrable à l’homme ; pourquoi Dieu appelle-t-il justement à lui des êtres bons, nobles, heureux, et qui font le bonheur des autres, tandis que les êtres méchants, nuisibles, continuent à vivre et à être un fardeau pour tous ? La première mort que j’ai vue a été celle de ma chère belle-sœur… elle produisit sur moi une impression profonde, et je ne l’oublierai jamais ! Comme vous, qui demandez aujourd’hui au sort pourquoi votre charmant frère vous a été enlevé, je me demandais aussi alors pourquoi Lise, ce pauvre ange, dont toutes les pensées étaient la pureté même, nous avait quittés. Et que vous dirai-je, mon amie ? Cinq ans se sont écoulés depuis lors, et ma faible intelligence commence seulement à pénétrer le mystère de sa mort ; j’y vois un témoignage manifeste de la miséricorde infinie de Dieu, dont tous les actes, trop souvent incompris, sont les preuves constantes de l’amour sans bornes qu’il porte à sa créature. Il me semble que dans son angélique pureté elle aurait manqué de la force nécessaire pour remplir dignement ses devoirs de mère, tandis, que comme épouse elle a été irréprochable. Elle aura sans doute obtenu là-haut une place que je n’ose espérer pour moi et, nous a laissé, à mon frère surtout, le plus tendre regret et le plus doux souvenir. Sans parler de ce qu’elle y aura gagné, cette mort si précoce, si effrayante, a eu, malgré son amertume, la plus bienfaisante influence sur le prince André et sur moi ! Ces pensées, que j’aurais chassées avec terreur à cette époque fatale, ne se sont développées en moi que plus tard, et à présent leur clarté a dissipé le doute dans mon cœur. Je vous écris tout cela, chère amie, pour qu’à votre tour vous ouvriez vos yeux et votre âme à la vérité évangélique, qui est devenue la règle de ma vie. Il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans la volonté de Dieu, et sa volonté est guidée par un amour sans limites, qui ne veut que notre bien dans toutes les circonstances de notre vie.

« Vous voulez savoir si nous passons l’hiver prochain à Moscou ? Je ne le pense pas, et, malgré toute la joie que j’aurais à vous voir, je ne le désire point : Buonaparte en est la cause ! Vous voilà bien étonnée, mais voici l’explication : la santé de mon père faiblit visiblement ; il ne peut supporter la moindre contradiction, et son irascibilité naturelle est surtout excitée par la politique. Il ne peut admettre que Buonaparte soit devenu l’égal de tous les souverains de l’Europe et du petit-fils de la grande Catherine en particulier. Je suis, comme toujours, fort indifférente à ce qui se passe dans le monde, mais les conversations de mon père avec Michel Ivanovitch m’ont mise au courant de la politique et des honneurs rendus à Buonaparte, auquel Lissy-Gory seul me paraît persister à refuser le titre de grand homme et d’Empereur des Français. Aussi, grâce aux opinions de mon père, grâce à son franc parler qui ne s’embarrasse de personne, grâce aux violentes discussions qui en seraient l’inévitable conséquence, prévoit-il qu’il aurait à Moscou des désagréments qui lui en rendraient le séjour difficile. Le bon résultat du traitement qu’il a entrepris se trouverait détruit, je le crains, par sa haine contre Buonaparte. Du reste, tout se décidera sous peu. Rien n’est changé dans notre intérieur, sauf que l’absence de mon frère s’y fait vivement sentir. Je vous ai déjà écrit qu’il était devenu tout autre. Repris son malheur, il n’est pour ainsi dire revenu à la vie que maintenant ; bon, tendre, affectueux, c’est un cœur d’or, et je ne lui connais point d’égal. Il a compris que sa vie ne pouvait être finie, mais, d’un autre côté, sa santé s’est affaiblie au profit du moral, qui s’est relevé. Il est maigri, nerveux… et je m’en inquiète ! Aussi ai-je fort approuvé son voyage, et j’espère qu’il se rétablira. Vous me dites qu’il a fait sensation à Pétersbourg, qu’il y est cité comme un des jeunes gens les plus distingués, les plus intelligents et les plus travailleurs. Je n’en ai jamais douté, et vous excuserez cet orgueil de sœur, justifié par le bien qu’il a su répandre autour de lui, tant parmi ses paysans que parmi la noblesse de notre district : ces éloges lui revenaient donc de droit. Je suis fort étonnée des inventions qui ont cours chez vous et qui parviennent de là à Moscou, sur son mariage, par exemple, avec la petite Rostow. Je ne crois pas qu’André se décide jamais à se marier ; en tout cas, ce n’est pas la petite Rostow qu’il choisirait. Je sais, quoi qu’il n’en parle point, que le souvenir de sa femme est profondément enraciné dans son cœur, et il ne voudra jamais remplacer sa chère défunte, ni donner une belle-mère à notre petit ange ; la jeune fille en question n’est pas de celles qui pourraient lui plaire et lui convenir comme femme ; à vous dire vrai, je ne le désire pas. Mais j’ai honte de mon bavardage ; me voilà à la fin de la seconde feuille. Adieu, chère amie ; que Dieu vous ait en sa sainte et puissante garde ! Mon aimable compagne Mlle Bourrienne vous embrasse.

« Marie. »

XXVI

La princesse Marie reçut dans le courant de l’été une lettre de son frère, datée de Suisse ; André lui faisait part de la nouvelle imprévue et surprenante de son engagement avec la jeune comtesse Rostow. Cette lettre respirait l’amour le plus exalté et témoignait la confiance la plus affectueuse et la plus tendre envers Natacha. Il lui avouait n’avoir jamais aimé comme il aimait à présent, n’avoir jamais compris la vie jusque-là, et terminait en lui demandant pardon de lui avoir fait un mystère de ses intentions, lors de son séjour à Lissy-Gory, bien qu’il en eût parlé à son père ; mais il avait craint, disait-il, de la voir user trop tôt de son influence sur ce dernier, pour en obtenir son consentement, car dans ce cas l’irritation causée pas ses tentatives infructueuses serait inévitablement retombée de tout son poids sur elle seule.

« La chose à cette époque, écrivait-il, n’était pas encore aussi mûrement décidée que maintenant, car mon père m’avait fixé le terme d’un an ; six mois se sont écoulés, et ma décision reste inébranlable. Si les médecins et leurs traitements ne me retenaient aux eaux, je serais revenu auprès de vous, mais mon retour est remis à trois mois. Tu connais les rapports qui existent entre mon père et moi. Je ne lui demande rien, j’ai été et serai toujours indépendant, mais agir contrairement à sa volonté, mériter par là sa colère lorsqu’il lui reste peut-être si peu de temps à vivre, m’enlèverait la moitié de mon bonheur. Je lui écris de nouveau ; choisis donc, je t’en supplie, l’instant favorable, remets-lui ma lettre, et informe-moi comment il l’aura acceptée, ce qu’il en pense, et s’il y a quelque espoir de lui voir avancer le terme de trois mois. »

Après bien des hésitations et bien des prières au bon Dieu, la princesse Marie fit ce qu’il lui demandait.

« Écris à ton frère, lui répondit son père après avoir pris connaissance de la lettre et sans se fâcher, qu’il patiente jusqu’à ma mort… ce ne sera pas long, et cela lui déliera les mains ! »

La princesse Marie essaya une timide objection ; mais il l’interrompit en haussant la voix :

« Marie-toi, marie-toi, mon cher… belle parenté, ma foi ! Sont-ils des gens d’esprit ? hein !… riches ? hein !… Une jolie belle-mère à donner à Nicolouchka ! Écris-lui de l’épouser demain s’il en a tellement envie, et moi j’épouserai la Bourrienne !… ha, ha ! Alors lui en aura une aussi… de belle-mère ! Seulement, comme j’ai assez de femmes dans la maison, il me fera le plaisir d’aller vivre ailleurs, tu déménageras chez lui… à la grâce de Dieu, par la gelée, par la gelée !… »

Il ne fut plus jamais question de ce sujet après cette violente sortie, mais le dépit causé par la faiblesse de son fils se trahissait à tout moment dans les relations du père avec sa fille ; un nouveau thème d’inépuisables plaisanteries s’était ajouté aux anciens : le thème de la belle-mère et de son penchant personnel pour la jeune Française.

« Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? disait-il souvent. Elle fera une charmante princesse !… »

Et Marie s’aperçut enfin avec stupeur que les attentions de son père envers Mlle Bourrienne avaient pris un nouveau caractère, et qu’il trouvait du plaisir à passer de longues heures auprès d’elle. Elle rendit compte à son frère du triste résultat de sa démarche, en lui faisant toutefois espérer qu’elle réussirait à obtenir le consentement du vieux prince.

Le petit Nicolas, André et la religion étaient les seules joies, les seules consolations de la princesse Marie ; mais, ayant, comme chacun ici-bas, besoin d’aspirations toutes personnelles, elle caressait dans le fin fond de son cœur un rêve, une espérance mystérieuse qui la soutenait dans la vie et que les pèlerins qu’elle recevait à l’insu de son père avaient contribué à développer en elle. Plus elle vivait, plus elle étudiait la vie, et plus elle s’étonnait de l’aveuglement de ceux qui cherchent sur la terre la satisfaction de leurs désirs, de ceux qui souffrent, qui travaillent, qui luttent, qui se font mutuellement du mal à la poursuite de ce mirage insaisissable, imaginaire et plein de tentations coupables, qu’on appelle le bonheur ! Ne voyait-elle pas son frère, qui avait aimé sa femme, essayer de l’atteindre en aimant une autre femme, et son père s’opposer avec colère à ce choix qui lui paraissait trop modeste ?… Tous souffraient les uns par les autres, et ils perdaient leur âme immortelle pour obtenir des jouissances qui passent comme un éclair. Non seulement nous ne le savons que trop par nous-mêmes, mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu descendu sur la terre, nous a démontré que la vie n’est qu’un passage, une épreuve, et cependant nous nous y acharnons après le bonheur ! Personne n’a donc compris cette vérité, se disait la princesse Marie, personne, excepté ces pauvres créatures du bon Dieu qui, la besace sur le dos, viennent à moi par l’escalier dérobé pour éviter mon père, non par crainte des mauvais traitements, mais afin de ne pas l’induire en tentation ! Abandonner famille et patrie, renoncer aux biens de ce monde, ne s’attacher à rien ni à personne, errer de lieu en lieu sous un nom d’emprunt, vêtu de la bure du pèlerin, ne point faire de mal, mais prier, prier toujours pour ceux qui persécutent comme pour ceux qui protègent : voilà le vrai, voilà la vie dans sa plus haute acception !

Parmi les femmes vouées à cette existence errante, il y en avait une qui inspirait à la princesse Marie un intérêt tout particulier. C’était une certaine Fédociouchka, petite, grêlée, âgée de cinquante ans environ, et qui depuis trente ans marchait toujours pieds nus et portait un cilice. Un soir que, à la faible lueur de la lampe des images, elle écoutait le récit des pérégrinations de sa protégée, la pensée que celle-ci avait seule trouvé la véritable voie s’empara si violemment de la princesse Marie, qu’elle résolut au fond de son cœur de suivre son exemple. Longtemps après le départ de Fédociouchka, elle resta plongée dans ses réflexions et décida, malgré l’étrangeté de cette résolution, qu’elle devait, elle aussi, vivre de cette vie. Confiant ce désir à son confesseur, le moine Hyacinthe, elle obtint son approbation, et, prétextant un cadeau à faire à l’une de ces voyageuses, elle s’offrit à elle-même le costume complet, la chemise de bure, les chaussures nattées, le caftan et le grand mouchoir de laine noire. Arrêtée devant la bienheureuse armoire qui contenait ces effets, elle se demandait souvent, avec hésitation, si le moment n’était pas déjà venu de mettre son projet à exécution.

Que de fois elle avait été tentée de tout abandonner et de s’enfuir avec ces femmes, dont les récits naïfs, répétés machinalement et à satiété, avaient le don d’exciter son enthousiasme, en lui laissant entrevoir un sens profond et mystérieux ! Elle se voyait déjà cheminant avec Fédociouchka sur une route poudreuse, le bâton à la main, vêtues toutes deux de grossiers haillons, portant un petit sac sur les épaules, et traînant leur vie errante, de pèlerinage en pèlerinage, détachées de tout, ne ressentant ni envie, ni amour humain, ni désirs !

« Je m’arrêterai, pensait-elle, je prierai, et puis, sans me permettre de m’attacher à un endroit, d’y aimer… j’irai plus loin, j’irai ainsi jusqu’à ce que mes pieds se refusent à me porter ; alors je me coucherai pour mourir n’importe où, et je trouverai enfin ce refuge de paix où il n’y a ni douleur ni regrets, où règnent la joie et la béatitude éternelles ! »

Mais, à la vue de son père et de l’enfant, ses résolutions faiblissaient, et, versant en secret des larmes amères, elle s’accusait d’être une grande pécheresse et de les aimer tous deux plus que Dieu.


  1. Sila, force : jeu de mots. (Note du trad.)
  2. Hors d’œuvre qu’on sert en Russie avant le dîner. (Note du trad.)