Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 1/Chapitre 3

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (1p. 225-326).
Partie 1


CHAPITRE III

I

Le prince Basile ne faisait jamais de plan à l’avance : encore moins pensait-il à faire du mal pour en tirer profit. C’était tout simplement un homme du monde qui avait réussi, et pour qui le succès était devenu une habitude.

Il agissait constamment selon les circonstances, selon ses rapports avec les uns et les autres, et conformait à cette pratique les différentes combinaisons qui étaient le grand intérêt de son existence, et dont il ne se rendait jamais un compte bien exact. Il en avait toujours une dizaine en train : les unes restaient à l’état d’ébauche, les autres réussissaient, les troisièmes tombaient dans l’eau. Jamais il ne se disait, par exemple : « Ce personnage étant maintenant au pouvoir, il faut que je tâche de capter sa confiance et son amitié, afin d’obtenir par son entremise un don pécuniaire, » ou bien : « Voilà Pierre qui est riche, je dois l’attirer chez moi pour lui faire épouser ma fille et lui emprunter les 40 000 roubles dont j’ai besoin. » Mais si le personnage influent se trouvait sur son chemin, son instinct lui soufflait qu’il pouvait en tirer parti : il s’en rapprochait, s’établissait dans son intimité de la façon la plus naturelle du monde, le flattait et savait se rendre agréable. De même, sans y mettre la moindre préméditation, il surveillait Pierre à Moscou. Le jeune homme ayant été, grâce à lui, nommé gentilhomme de la chambre, ce qui équivalait alors au rang de conseiller d’État, il l’avait engagé à retourner avec lui à Pétersbourg et à y loger dans sa maison. Le prince Basile faisait assurément tout ce qu’il fallait pour arriver, à marier sa fille avec Pierre, mais il le faisait nonchalamment et sans s’en douter, avec l’assurance évidente que sa conduite était toute simple. Si le prince avait eu l’habitude de mûrir ses plans, il n’aurait pu avoir autant de bonhomie et de naturel qu’il en apportait dans ses relations avec ses supérieurs comme avec ses inférieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce qui était plus puissant ou plus fortuné que lui, et il savait choisir, avec un art tout particulier, l’instant favorable pour en tirer parti. À peine Pierre fut-il devenu subitement riche et comte Besoukhow, et par suite tiré de sa solitude et de son insouciance, qu’il se vit tout à coup entouré et se trouva si bien accaparé par des occupations de toutes sortes, qu’il n’avait plus même le temps de penser à loisir. Il lui fallait signer des papiers, courir différents tribunaux dont il n’avait qu’une vague idée, questionner son intendant en chef, visiter ses propriétés près de Moscou, recevoir une foule de gens, qui jusque-là avaient feint d’ignorer son existence, et qui maintenant se seraient offensés s’il ne les avait pas reçus. Hommes de loi, hommes d’affaires, parents éloignés, simples connaissances, tous étaient également bienveillants et aimables pour le jeune héritier. Tous semblaient convaincus des hautes qualités de Pierre. Il s’entendait dire à chaque instant : « grâce à votre inépuisable bonté, » ou « grâce à votre grand cœur », ou bien « vous qui êtes si pur », ou bien « s’il était aussi intelligent que vous », etc., etc., et il commençait à croire sincèrement à sa bonté inépuisable, à son intelligence hors ligne, d’autant plus facilement qu’au fond de son cœur il avait toujours eu la conscience d’être bon et intelligent. Ceux même qui avaient été malveillants et désagréables à son égard étaient devenus tendres et affectueux. L’aînée des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les cheveux plaqués comme ceux d’une poupée, et un caractère revêche, était venue lui dire après l’enterrement, en baissant les yeux et en rougissant, qu’elle regrettait leurs malentendus passés, et que, ne se sentant aucun droit à rien, elle lui demandait pourtant l’autorisation, après le coup qui venait de la frapper, de rester quelques semaines encore dans cette maison qu’elle aimait tant, et où elle s’était si longtemps sacrifiée. En voyant fondre en larmes cette fille habituellement impassible, Pierre lui saisit la main avec émotion et lui demanda pardon, ne sachant pas lui-même de quoi il s’agissait. À dater de ce jour, la princesse commença à lui tricoter une écharpe de laine rayée.

« Fais-le pour elle, mon cher, car, après tout, elle a beaucoup souffert du caractère du défunt, » lui disait le prince Basile.

Et il lui fit signer un papier en faveur de la princesse, après avoir décidé, à part lui, que cet os à ronger, autrement dit cette lettre de change de 30 000 roubles, devait être jeté en pâture à cette pauvre princesse pour lui fermer la bouche sur le rôle qu’il avait joué dans l’affaire du fameux portefeuille. Pierre signa la lettre de change, et la princesse devint encore plus affectueuse pour lui. Ses sœurs cadettes suivirent son exemple, surtout la plus jeune, la jolie princesse au grain de beauté, qui ne laissait pas parfois d’embarrasser Pierre par ses sourires et le trouble qu’elle témoignait à sa vue.

Cette affection générale lui semblait si naturelle, qu’il lui paraissait impossible d’en discuter la sincérité. Du reste, il n’avait guère le temps de s’interroger là-dessus, bercé qu’il était par le charme enivrant de ses nouvelles sensations. Il sentait qu’il était le centre autour duquel gravitaient des intérêts importants, et qu’on attendait de lui une activité constante ; son inaction aurait été nuisible à beaucoup de monde, et, tout en comprenant le bien qu’il aurait pu faire, il n’en faisait tout juste que ce qu’on lui demandait, en laissant à l’avenir le soin de compléter sa tâche.

Le prince Basile s’était complètement emparé de Pierre et de la direction de ses affaires, et, tout en paraissant à bout de forces, il ne pouvait cependant se décider, après tout, à livrer le possesseur d’une si grande fortune, le fils de son ami, aux caprices du sort et aux intrigues des coquins. Pendant les premiers jours qui suivirent la mort du comte Besoukhow, il le dirigeait en tout, et lui indiquait ce qu’il avait à faire d’un ton fatigué qui semblait dire :

« Vous savez que je suis accablé d’affaires, et que je ne m’occupe de vous que par pure charité ; vous comprenez bien d’ailleurs que ce que je vous propose est la seule chose faisable… »

« Eh bien, mon ami, nous partons demain, lui dit-il un jour, d’un ton péremptoire, en fermant les yeux et en promenant ses doigts sur le bras de Pierre, comme si ce départ avait été discuté et décidé depuis longtemps. Nous partons demain ; je t’offre avec plaisir une place dans ma calèche. Le principal ici est arrangé, et il faut absolument que j’aille à Pétersbourg. Voici ce que j’ai reçu du chancelier, auquel je m’étais adressé pour toi : tu es gentilhomme de la chambre et attaché au corps diplomatique. »

Malgré ce ton d’autorité, Pierre, qui avait depuis si longtemps réfléchi à la carrière qu’il pourrait suivre, essaya en vain de protester, mais il fut aussitôt arrêté par le prince Basile. Le prince parlait, dans les cas extrêmes, d’une voix basse et caverneuse qui excluait toute possibilité d’interruption :

« Mais, mon cher, je l’ai fait pour moi, pour ma conscience, il n’y a pas à m’en remercier ; personne ne s’est jamais plaint d’être trop aimé, et puis d’ailleurs tu es libre, et tu peux quitter le service quand tu voudras. Tu en jugeras par toi-même à Pétersbourg. Aujourd’hui il n’est que temps de nous éloigner de ces terribles souvenirs… ! »

Et il soupira…

« Quant à ton valet de chambre, mon ami, il pourra suivre dans ta calèche. À propos, j’oubliais de te dire, mon cher, que nous étions en compte avec le défunt : aussi ai-je gardé ce qui a été reçu de la terre de Riazan ; tu n’en as pas besoin, nous réglerons plus tard. » Le prince Basile avait en effet reçu et gardé plusieurs milliers de roubles provenant de la redevance de cette terre.

L’atmosphère tendre et affectueuse qui enveloppait Pierre à Moscou le suivit à Pétersbourg. Il lui fut impossible de refuser la place, ou, pour mieux dire, la nomination (car il ne faisait rien) que lui avait procurée le prince Basile. Ses nombreuses connaissances, les invitations qu’il recevait de toutes parts, le retenaient plus fortement peut-être encore qu’à Moscou dans ce rêve éveillé, dans cette agitation constante que lui causait l’impression d’un bonheur attendu et enfin réalisé.

Plusieurs de ses compagnons de folies s’étaient dispersés : la garde était en marche, Dologhow servait comme soldat, Anatole avait rejoint l’armée dans l’intérieur, le prince André faisait la guerre… Aussi Pierre ne passait-il plus ses nuits à s’amuser comme il aimait tant autrefois à le faire, et il n’avait plus ces conversations et ces relations intimes qui, il y a quelque temps encore, lui plaisaient tant. Tout son temps était pris par des dîners et des bals, en compagnie du prince Basile, de sa forte et puissante femme, et de la belle Hélène.

Anna Pavlovna Schérer n’avait pas été la dernière à prouver à Pierre combien le sentiment de la société était changé à son égard.

Jadis, quand il se trouvait en présence d’Anna Pavlovna, il sentait toujours que ce qu’il disait manquait de tact et de convenance, et que ses appréciations les plus intelligentes devenaient complètement stupides dès qu’il les formulait, tandis que les propos les plus idiots du prince Hippolyte étaient acceptés comme des traits d’esprit, Aujourd’hui, au contraire, tout ce qu’il énonçait était « charmant », et si Anna Pavlovna n’exprimait pas toujours son approbation, il voyait bien que c’était uniquement par égard pour sa modestie.

Au commencement de l’hiver de 1805 à 1806, Pierre reçut le petit billet rose habituel qui contenait une invitation. Le post-scriptum disait :

« Vous trouverez chez moi la belle Hélène qu’on ne se lasse jamais de voir. »

En lisant ce billet, il sentit pour la première fois qu’il existait entre lui et Hélène un certain lien parfaitement visible pour plusieurs personnes. Cette idée l’effraya, parce qu’elle entraînait à sa suite de nouvelles obligations qu’il ne désirait pas contracter, et elle le réjouit en même temps, comme une supposition amusante.

La soirée d’Anna Pavlovna était en tous points semblable à celle de l’été précédent, avec cette différence que la primeur actuelle n’était plus Mortemart, mais un diplomate tout fraîchement débarqué de Berlin, et qui apportait les détails les plus nouveaux sur le séjour de l’empereur Alexandre à Potsdam, où les deux augustes amis s’étaient juré une alliance éternelle pour la défense du bon droit contre l’ennemi du genre humain. Anna Pavlovna reçut Pierre avec la nuance de tristesse exigée par la perte récente qu’il venait de faire, car on semblait s’être donné le mot pour lui persuader qu’il en avait beaucoup de chagrin : c’était cette même nuance de tristesse qu’elle affectait toujours en parlant de l’impératrice Marie Féodorovna. Avec son tact tout particulier, elle organisa aussitôt différents groupes : le principal, composé de généraux et du prince Basile, jouissait du diplomate ; le second s’était réuni autour de la table de thé. Mlle Schérer se trouvait dans l’état d’excitation d’un chef d’armée sur le champ de bataille, dont le cerveau est plein des plus brillantes conceptions, mais à qui le temps manque pour les exécuter. Ayant remarqué que Pierre se dirigeait vers le premier groupe, elle le toucha légèrement du doigt :

« Attendez, lui dit-elle, j’ai des vues sur vous pour ce soir. »

Et, regardant Hélène, elle sourit.

« Ma bonne Hélène, il faut que vous soyez charitable pour ma pauvre tante, qui a une adoration pour vous : allez lui tenir compagnie pour dix minutes, et voici cet aimable comte qui va se sacrifier avec vous. »

Elle retint Pierre, en ayant l’air de lui faire une confidence :

« N’est-ce pas qu’elle est ravissante ? lui dit-elle tout bas, en lui désignant la belle Hélène, qui s’avançait majestueusement vers la « tante »… Quelle tenue pour une aussi jeune fille ! quel tact ! quel cœur ! Heureux celui qui l’obtiendra !… l’homme qui l’épousera, fût-il le plus obscur, est sûr d’arriver au premier rang… n’est-ce pas votre avis ? »

Pierre répondit en s’associant sincèrement aux éloges d’Anna Pavlovna, car, lorsqu’il lui arrivait de songer à Hélène, c’étaient précisément sa beauté et sa tenue pleine de dignité et de réserve qui se présentaient tout d’abord à son imagination.

La « tante », blottie dans son petit coin, y reçut les deux jeunes gens, sans témoigner cependant le moindre empressement pour Hélène ; au contraire, elle jeta à sa nièce un regard effrayé, comme pour lui demander ce qu’elle devait en faire. Sans en tenir compte, Anna Pavlovna dit tout haut à Pierre, en regardant Hélène et en s’éloignant :

« J’espère que vous ne trouverez plus qu’on s’ennuie chez moi ? »

Hélène sourit, étonnée que cette supposition pût s’adresser à une personne qui avait l’insigne bonheur de l’admirer et de causer avec elle. La « tante », après avoir toussé une ou deux fois pour éclaircir sa voix, exprima en français à Hélène le plaisir qu’elle avait à la voir, et, se tournant du côté de Pierre, elle répéta la même cérémonie. Pendant que cette conversation somnifère se traînait en boitant, Hélène adressa à Pierre un de ses beaux et radieux sourires que, du reste, elle prodiguait à tout le monde. Il y était tellement habitué, qu’il ne le remarqua même pas. La « tante » l’interrogeait sur la collection de tabatières qui avait appartenu au vieux comte Besoukhow, et lui faisait admirer la sienne, ornée du portrait de son mari.

« C’est sans doute de V… » dit Pierre en nommant un célèbre peintre en miniatures.

Alors il se pencha au-dessus de la table pour prendre la tabatière ; cela ne l’empêchait pas de prêter l’oreille en même temps aux conversations de l’autre groupe. Il était sur le point de se lever, lorsque la « tante » lui tendit sa tabatière par-dessus la tête d’Hélène. Hélène se pencha en avant, toute souriante. Elle portait, selon la mode du temps, un corsage très échancré dans le dos et sur la poitrine. Son buste, dont la blancheur rappelait à Pierre celle du marbre, était si près de lui, que, malgré sa mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes les beautés de ses épaules et de son cou, si près de ses lèvres, qu’il n’aurait eu qu’à se baisser d’une ligne pour les y poser. Il sentait la tiède chaleur de son corps, mêlée à la suave odeur des parfums, et il entendait vaguement craquer son corset au moindre mouvement. Ce n’était pas pourtant le parfait ensemble des beautés de cette statue de marbre qui venait de le frapper ainsi ; c’étaient les charmes de ce corps ravissant qu’il devinait sous cette légère gaze. La violence de la sensation qui pénétra tout son être effaça à jamais ses premières impressions, et il lui fut aussi impossible d’y revenir, qu’il est impossible de retrouver ses illusions perdues.

« Vous n’aviez donc pas remarqué combien je suis belle ? semblait lui dire Hélène. Vous n’aviez pas remarqué que je suis une femme et une femme que chacun peut obtenir, vous surtout ? » disait son regard.

Et Pierre comprit en cet instant que non seulement Hélène pouvait devenir sa femme, mais qu’elle le deviendrait, et cela aussi positivement que s’ils étaient déjà devant le prêtre. Comment et quand ? Il l’ignorait. Serait-ce un bonheur ? Il ne le savait pas ; il pressentait même plutôt que ce serait un malheur, mais il était sûr que cela arriverait.

Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de revoir en elle cette froide beauté qui jusqu’à ce jour l’avait laissé si indifférent ; il ne le pouvait plus, il subissait son influence et il ne s’élevait plus entre eux d’autre barrière que sa seule volonté.

« Bon, je vous laisse dans votre petit coin… Je vois que vous y êtes très bien, » dit Mlle Schérer en passant.

Et Pierre se demanda avec terreur s’il n’avait pas commis quelque inconvenance, et s’il n’avait pas laissé deviner son trouble intérieur. Il se rapprocha du principal groupe.

« On dit que vous embellissez votre maison de Pétersbourg ? » lui dit Anna Pavlovna.

C’était vrai en effet : l’architecte lui avait déclaré que des arrangements intérieurs étaient indispensables, et il l’avait laissé faire.

« C’est très bien, mais ne déménagez pas de chez le prince Basile ; il est bon d’avoir un ami comme le prince, j’en sais quelque chose, dit Anna Pavlovna, en souriant à ce dernier… Vous êtes si jeune, vous avez besoin de conseils ; vous ne m’en voudrez pas d’user de mon privilège de vieille femme… »

Elle s’arrêta dans l’attente d’un compliment, comme le font habituellement les dames qui parlent de leur âge.

« Si vous vous mariez, ce sera autre chose !… »

Et elle enveloppa Pierre et Hélène d’un même regard. Ils ne se voyaient pas, mais Pierre la sentait toujours dans une proximité effrayante pour lui, et il murmura une réponse banale.

Rentré chez lui, il ne put s’endormir ; il pensait toujours à ce qu’il avait éprouvé. Il venait seulement de comprendre que cette femme qu’il avait connue enfant, et dont il disait distraitement : « Oui, elle est belle, » pouvait lui appartenir.

« Mais elle est bête, je l’ai toujours dit, pensait-il. Il y a donc quelque chose de mauvais, de défendu dans le sentiment qu’elle a provoqué en moi. Ne m’a-t-on pas raconté que son frère Anatole avait eu de l’amour pour elle et elle pour lui, et que c’est à cause de cela qu’il avait été renvoyé ? Son autre frère, c’est Hippolyte ; son père, c’est le prince Basile ; ce n’est pas bien, » pensait-il.

Et cependant, au milieu de toutes ces réflexions vagues sur la valeur morale d’Hélène, il se surprenait souriant et rêvant à elle, à elle devenue sa femme, avec l’espoir qu’elle pourrait l’aimer et que tout ce qu’on avait pu en dire était faux, et tout à coup il la revoyait de nouveau, non pas elle, Hélène, mais ce corps charmant revêtu de blanches draperies.

« Pourquoi donc ne l’avais-je pas vue ainsi auparavant ?… » Et, trouvant quelque chose de malhonnête et de répulsif dans ce mariage, il se reprochait sa faiblesse.

Il se rappelait ses mots, ses regards, et les mots et les regards de ceux qui les avaient vus ensemble et les allusions transparentes de Mlle Schérer, et celles du prince Basile, et il se demandait avec épouvante s’il ne s’était pas déjà trop engagé à faire une chose évidemment mauvaise et contre sa conscience…, et, tout en prononçant cet arrêt, au fond de son âme s’élevait la brillante image d’Hélène, entourée de l’auréole de sa beauté féminine.


II

Au mois de septembre de l’année 1805, le prince Basile reçut la mission d’aller inspecter quatre gouvernements ; il avait sollicité cette commission pour faire en même temps, sans bourse délier, la tournée de ses terres ruinées, prendre en passant son fils Anatole et se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d’essayer de le marier à la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il était nécessaire d’en finir avec l’indécision de Pierre, qui passait chez lui toutes ses journées, et s’y montrait bête, confus et embarrassé (comme le sont les amoureux) en présence d’Hélène, sans faire un pas en avant, un pas décisif.

« Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse, » se dit un matin avec un soupir mélancolique le prince Basile, qui commençait à trouver que Pierre, qui lui devait tant, ne se conduisait pas précisément bien en cette circonstance : « C’est la jeunesse, l’étourderie ? Que le bon Dieu le bénisse, continuait-il, en constatant avec satisfaction sa propre indulgence ; mais il faut que cela finisse !… C’est après-demain la fête d’Hélène : je réunirai quelques parents, et s’il ne comprend pas ce qu’il lui reste à faire, j’y veillerai : c’est mon devoir de père ! »

Six semaines s’étaient écoulées depuis la soirée de Mlle Schérer et la nuit d’insomnie pendant laquelle Pierre avait décidé que son mariage avec Hélène serait sa perte, et qu’il ne lui restait plus qu’à partir pour l’éviter. Cependant il n’avait point quitté la maison du prince Basile, et il sentait avec terreur qu’il se liait davantage tous les jours, et qu’il ne pouvait plus se retrouver auprès d’Hélène avec son indifférence première ; d’un autre côté, il n’avait pas la force de se détacher d’elle et se voyait contraint de l’épouser, en dépit du malheur qui résulterait pour lui de cette union. Peut-être aurait-il pu se retirer encore à temps si le prince Basile, qui jusque-là n’avait jamais ouvert ses salons, ne s’était plu à avoir du monde chez lui tous les soirs, et l’absence de Pierre, du moins à ce qu’on lui assurait, aurait enlevé un élément de plaisir à ces réunions, en trompant l’attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile passait à la maison, il ne manquait jamais l’occasion, en lui offrant à baiser sa joue rasée de frais, de lui dire : « à demain, » ou bien « au revoir, à dîner », ou bien encore « c’est pour toi que je reste », et cependant s’il lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il ne lui témoignait aucune attention spéciale.

Pierre n’avait pas le courage de tromper ses espérances. Tous les jours il se répétait :

« Il faut que je parvienne à la connaître ; me suis-je trompé alors, ou vois-je faux à présent ?… Elle n’est pas sotte, elle est charmante ; elle ne parle pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne s’embarrasse jamais ! »

Il essayait parfois de l’entraîner dans une discussion, mais elle répondait invariablement, d’une voix douce, par une réflexion qui témoignait du peu d’intérêt qu’elle y prenait, ou par un sourire et un regard qui, aux yeux de Pierre, étaient le signe infaillible de sa supériorité. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesées ces dissertations, comparées à son sourire : elle en avait un tout particulier à son adresse, radieux et confiant, tout autre que ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage. Pierre savait qu’on attendait de lui un mot, un pas au delà d’une certaine limite, et il savait que tôt ou tard il la franchirait, malgré l’incompréhensible terreur qui s’emparait de lui à cette seule pensée. Que de fois pendant ces six semaines ne s’était-il pas senti entraîné de plus en plus vers cet abîme, et ne s’était-il pas demandé :

« Où est ma fermeté ? N’en ai-je donc plus ? »

Pendant ces terribles luttes, sa fermeté habituelle semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre appartenait à cette catégorie peu nombreuse d’hommes qui ne sont forts que lorsqu’ils sentent que leur conscience n’a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-dessus de la tabatière de la « tante », le démon du désir s’était emparé de lui, un sentiment inconscient de culpabilité paralysait son esprit de résolution.

Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table ; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants : un vieux général, sa femme et Mlle Schérer ; à l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de l’autre, Le prince Basile ne soupait pas : il se promenait autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses invités. Il était d’excellente humeur ; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat : l’argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs feux ; autour de la table s’agitait la livrée rouge des domestiques. On n’entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire ; un autre racontait la mésaventure d’une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne !

Le rescrit débutait par ces mots :

« Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à moi, » etc., etc.

« Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin que « Sergueï Kousmitch » ?

— Pas une demi-syllabe de plus… » Sergueï Kousmitch, de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch »…, et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot « Sergueï » prononcé, sa voix tremblait ; à « Kousmitch » les larmes arrivaient, et après « de tous côtés » les sanglots l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le « Sergueï Kousmitch, de tous côtés », suivi de larmes, si bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.

— Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow. »

Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.

On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de « Sergueï Kousmitch », que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de « Kousmitch », le prince Basile examinait sa fille à la dérobée ; et il se disait à part lui :

« Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui. »

Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire :

« Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu’à boire du vin doux ; c’est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent. »

« Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela ! »

Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s’attardaient à admirer la figure resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d’émotion.

Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs :

« Ainsi tout est fini !… comment cela s’est-il fait si vite ?… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper. »

Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.

La honte le saisissait parfois : il lui était pénible d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Pâris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il n’avait rien fait pour en arriver là ; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? Ensuite il avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé ? et maintenant le voilà presque fiancé !… Elle est là, à côté de lui ; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté !… Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie :

« Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky ? Tu es vraiment ce soir d’une distraction… » dit le prince Basile.

Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène :

« Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant mieux que c’est vrai… »

Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.

« Quand as-tu reçu sa lettre ? Est-ce d’Olmütz qu’il t’écrit ?

— Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d’Olmütz, » répondit-il avec un soupir.

En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas détourner son attention ; ceux qui approchaient d’elle pour la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.

Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens ? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut, et se dit tout bas :

« Quelle vieille sotte ! parlez-moi d’Hélène Vassilievna, c’est une autre paire de manches ; elle sera encore belle à cinquante ans. »

« Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna Pavlovna à la princesse mère, en l’embrassant tendrement. Si ce n’était ma migraine, je serais restée. »

La princesse ne répondit rien : elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon ; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte : il lui semblait occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas destinée :

« Ce bonheur n’est pas pour toi, lui murmurait une voix intérieure, il est pour ceux qui n’ont pas ce que tu as ! »

Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa simplicité habituelle, que jamais sa fête n’avait été pour elle plus agréable que cette année. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince Basile s’approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de se lever précipitamment et de lui dire qu’il était déjà tard. Un regard sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que sa singulière réponse n’avait pas été comprise ; mais le prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le força à se rasseoir :

« Eh bien, Hélène ? dit-il à sa fille de ce ton d’affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir… « Sergueï Kousmitch… de tous côtés »… chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.

Pierre comprit que cette anecdote n’était pas ce qui intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l’avait deviné. Il les quitta brusquement, et l’émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha ; il se retourna vers Hélène : elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire :

« C’est votre faute ! »

« C’est inévitable, il le faut, mais je ne le puis », se dit-il en recommençant à causer de choses et d’autres et en lui demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï Kousmitch.

Hélène lui répondit qu’elle ne l’avait pas même écoutée.

Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une dame âgée :

« Certainement c’est un parti très brillant, mais le bonheur, ma chère ?

— Les mariages se font dans les cieux ! » répondit la vieille dame.

Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s’asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s’assoupit. Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.

« Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu’ils font. »

La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifférence affectée, et y jeta un coup d’œil.

« Ils n’ont pas bougé, » dit-elle à son mari.

Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.

« Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté. »

Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…

« Hélène, mon cœur, quelle joie ! quel bonheur !… »

Sa voix tremblait…

« J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une femme dévouée ! Que Dieu vous bénisse !… »

Des larmes réelles coulaient sur ses joues…

« Princesse ! cria-t-il à sa femme, venez donc ! »

La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes ; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d’Hélène ; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls :

« Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se demander si c’est bien ou mal ; c’est plutôt bien, car me voilà sorti d’incertitude. »

Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s’abaissait tour à tour.

« Hélène, » dit-il tout haut.

Et il s’arrêta…

« Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on ? »

Il ne pouvait se le rappeler ; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.

« Ah ! ôtez-les donc ! ôtez-les, » dit-elle en lui indiquant ses lunettes.

Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes ; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.

« C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et d’ailleurs je l’aime ! »

« Je vous aime ! » ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.

Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu’il en eut honte.

Six semaines après, il était marié et s’établissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement remis à neuf pour la circonstance.


III

Le vieux prince Bolkonsky recevait en décembre 1805 une lettre du prince Basile, qui lui annonçait sa prochaine arrivée et celle de son fils :

« Je suis chargé d’une inspection : cent verstes de détour ne peuvent m’empêcher de venir vous présenter mes devoirs, mon très respecté bienfaiteur, lui écrivait-il ; Anatole m’accompagne, il est en route pour l’armée et j’espère que vous voudrez bien lui permettre de vous exprimer de vive voix le profond respect qu’il vous porte, à l’exemple de son père. »

— Tant mieux, il n’y aura pas à mener Marie dans le monde, les soupirants viennent nous chercher ici ; » voilà les paroles que laissa imprudemment échapper la petite princesse, en apprenant cette nouvelle. Le prince fronça le sourcil et garda le silence.

Deux semaines après la réception de cette lettre, les gens du prince Basile firent leur apparition : ils précédaient leurs maîtres, qui arrivèrent le lendemain.

Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du caractère du prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carrière et les hautes dignités auxquelles il avait trouvé moyen de parvenir pendant les règnes des empereurs Paul et Alexandre, n’avaient fait que la fortifier. Il devina son arrière-pensée aux transparentes allusions de sa lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion se changea en un sentiment de profond mépris. Il jurait comme un diable en parlant de lui, et, le jour de son arrivée, il était encore plus grognon que d’habitude. Était-il de méchante humeur parce que le prince Basile arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa méchante humeur ? Le fait est qu’il était d’une humeur de dogue.

Tikhone avait même conseillé à l’architecte de ne pas entrer chez le prince :

« Écoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l’attention de ce commensal sur le bruit des pas du prince. C’est sur ses talons qu’il marche, et nous savons ce que cela veut dire. »

Malgré tout, dès les neuf heures du matin, le prince, vêtu d’une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neigé la veille ; l’allée qu’il parcourait pour aller aux orangeries était balayée ; on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le tas de neige molle qui s’élevait en muraille des deux côtés du chemin. Le prince fit, en silence et d’un air sombre, le tour des serres et des dépendances :

« Peut-on passer en traîneau ? demanda-t-il au vieil intendant qui l’accompagnait et qui semblait être la copie fidèle de son maître.

— La neige est très profonde, Excellence : aussi ai-je donné l’ordre de la balayer sur la grande route. »

Le prince fit un signe d’approbation, et monta le perron.

« Dieu soit loué ! se dit l’intendant, le nuage n’a pas crevé. »

Et il ajouta tout haut :

« Il aurait été difficile de passer, Excellence ; aussi, ayant entendu dire qu’un ministre arrivait chez Votre Excellence… »

Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de colère :

« Comment, un ministre ? Quel ministre ? Qui a donné des ordres ? s’écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un ministre… Il ne vient pas de ministre !…

— Excellence, j’avais supposé…

— Tu as supposé, » continua le prince hors de lui.

Et en parlant à mots entrecoupés :

« Tu as supposé… brigand !… va-nu-pieds !… je t’apprendrai à supposer… »

Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le dos d’Alpatitch, si celui-ci ne s’était instinctivement reculé.

Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-être à cause d’elle, ne releva plus sa canne, tout en continuant à crier :

« Brigand ! Qu’on rejette la neige sur la route !… »

Et il entra violemment chez lui.

La princesse Marie et Mlle Bourrienne attendaient le prince pour dîner ; elles le savaient de très mauvaise humeur, mais la sémillante figure de Mlle Bourrienne semblait dire :

« Peu m’importe ! je suis toujours la même. »

Quant à la princesse Marie, si elle sentait bien qu’elle aurait dû imiter cette placide indifférence, elle n’en avait pas la force. Elle était pâle, effrayée, et tenait ses yeux baissés :

« Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur, pensait-elle, il dira que je ne lui témoigne aucune sympathie, et si je ne lui en montre pas, il m’accusera d’être ennuyeuse et maussade. »

Le prince jeta un regard sur la figure effarée de sa fille :

« Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l’autre n’est donc pas là ? l’aurait-on déjà mise au courant ?… — Où est la princesse ? Elle se cache ?

— Elle est un peu indisposée, répondit Mlle Bourrienne avec un sourire aimable, elle ne paraîtra pas ; c’est si naturel dans sa situation.

— Hem ! hem ! cré !… cré !… » fit le prince en se mettant à table.

Son assiette lui paraissant mal essuyée, il la jeta derrière lui ; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maître d’hôtel. La petite princesse n’était point souffrante, mais, prévenue de la colère du vieux prince, elle s’était décidée à ne pas sortir de ses appartements.

« J’ai peur pour l’enfant : Dieu sait ce qui peut lui arriver si je m’effraye, » disait-elle à Mlle Bourrienne, qu’elle avait prise en affection, qui passait chez elle ses journées, quelquefois même ses nuits, et devant laquelle elle ne se gênait pas pour juger et critiquer son beau-père, qui lui inspirait une terreur et une antipathie invincibles.

Ce dernier sentiment était réciproque, mais, chez le vieux prince, c’était le dédain qui l’emportait.

« Il nous arrive du monde, mon prince, dit Mlle Bourrienne en dépliant sa serviette du bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec son fils, à ce que j’ai entendu dire ?

— Hem ! Cette Excellence est un polisson ! C’est moi qui l’ai fait entrer au ministère, dit le prince d’un ton offensé. Quant à son fils, je ne sais pas pourquoi il vient ; la princesse Élisabeth Carlovna et la princesse Marie le savent peut-être : moi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir !… »

Il regarda sa fille, qui rougissait.

« Es-tu malade, toi aussi ? Est-ce par crainte du ministre ? comme disait tout à l’heure cet idiot d’Alpatitch.

— Non, mon père. »

Mlle Bourrienne n’avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de conversation ; elle n’en continua pas moins à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d’une fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s’adoucit un peu après le potage.

Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu’il trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-père. Elle n’était guère en beauté en ce moment, elle était même plutôt laide.

Ses joues s’étaient allongées, elle avait les yeux cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus qu’auparavant.

« Ce n’est rien, je m’alourdis, dit-elle en réponse à une question de son beau-père, qui lui demandait de ses nouvelles.

— Besoin de rien ?

— Non, merci, mon père.

— C’est bien, c’est bien !… »

Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l’antichambre.

« La route est-elle recouverte ?

— Oui, Excellence : pardonnez-moi, c’était par bêtise. »

Le prince l’interrompit avec un sourire forcé :

« C’est bon, c’est bon !… »

Et lui tendant la main, que l’autre baisa, il rentra dans son cabinet.

Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à force de cris et de jurons, firent franchir à son « vasok » (voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été amoncelée exprès.

On avait préparé pour chacun d’eux une chambre séparée.

Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était assis. Toute l’existence n’était pour lui qu’une série de plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat comique. Et pourquoi ne pas l’épouser puisqu’elle est riche ? La richesse ne gâte rien ! Une fois rasé et parfumé avec ce soin et cette élégance qu’il apportait toujours aux moindres détails de sa toilette, portant haut sa belle tête avec une expression naturellement conquérante, il rentra chez son père, autour duquel s’agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua son fils gaiement d’un signe de tête, comme pour lui dire :

« Tu es très bien ainsi !

— Voyons, mon père, sans plaisanterie, elle est tout simplement monstrueuse ? dit Anatole, en reprenant un sujet qu’il avait plus d’une fois abordé pendant le voyage.

— Pas de folies, je t’en prie, fais ton possible, et c’est là le principal, pour être respectueux et convenable envers le vieux.

— S’il me décoche des choses par trop désagréables, je m’en irai, je vous en avertis ; je les déteste, ces vieux !

— N’oublie pas que tout dépend de toi. »

En attendant, on connaissait déjà, du côté des femmes, non seulement l’arrivée du ministre et de son fils, mais les moindres détails sur leurs personnes. La princesse Marie, seule dans sa chambre, faisait d’inutiles efforts pour surmonter son émotion intérieure :

« Pourquoi ont-ils écrit ? Pourquoi Lise m’en a-t-elle parlé ? C’est impossible, je le sens !… »

Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace :

« Comment ferai-je mon entrée dans le salon ? Je ne pourrai jamais être moi-même, même s’il me plaît ? »

Et la pensée de son père la remplissait de terreur. Macha avait déjà raconté à la petite princesse et à Mlle Bourrienne comment ce beau garçon, au visage vermeil et aux sourcils noirs, s’était élancé sur l’escalier comme un aigle, enjambant trois marches à la fois, tandis que le vieux papa traînait lourdement, clopin-clopant, un pied après l’autre.

« Ils sont arrivés, Marie, le savez-vous ? » lui dit sa belle-sœur, en entrant chez elle avec Mlle Bourrienne.

La petite princesse, dont la marche s’alourdissait de plus en plus, s’approcha d’un fauteuil et s’y laissa tomber : elle avait quitté son déshabillé du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes ; sa coiffure était soignée, mais l’animation de sa figure ne parvenait pas à cacher le changement de ses traits. Cette mise élégante le faisait au contraire ressortir davantage. Mlle Bourrienne, de son côté, avait fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie personne.

« Eh bien, et vous restez comme vous êtes, chère princesse ? dit-elle. On va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra descendre, et vous ne faites pas un petit bout de toilette ? »

La petite princesse sonna aussitôt une femme de chambre et passa gaiement en revue la garde-robe de sa belle-sœur. La princesse Marie s’en voulait à elle-même de son émotion, comme d’un manque de dignité, et en voulait aussi à ses deux compagnes de trouver cela tout simple. Le leur reprocher, c’eût été trahir les sensations qu’elle éprouvait ; le refus de se parer aurait amené des plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l’éclat de ses beaux yeux s’éteignit, sa figure se marbra, et, en victime résignée, elle s’abandonna à la direction de sa belle-sœur et de Mlle Bourrienne, qui toutes deux s’occupèrent, à qui mieux mieux, à la rendre jolie. La pauvre fille était si laide, qu’aucune rivalité entre elles n’était possible ; aussi déployèrent-elles toute leur science à l’habiller convenablement, avec la foi naïve des femmes dans la puissance de l’ajustement.

« Vraiment, ma bonne amie, cette robe n’est pas jolie, dit Lise en se reculant pour mieux juger de l’ensemble. Faites apporter l’autre, la robe massacat ! Il s’agit peut-être du sort de toute ta vie… Ah non ! elle est trop claire, elle ne te va pas. »

Ce n’était pas la robe qui manquait de grâce, mais bien la personne qu’elle habillait. La petite princesse et Mlle Bourrienne ne s’en rendaient pas compte, persuadées qu’un nœud bleu par-ci, une mèche de cheveux relevée par-là, qu’une écharpe abaissée sur la robe brune, remédieraient à tout. Elles ne voyaient pas qu’il était impossible de remédier à l’expression de ce visage effaré ; elles avaient beau en changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans attrait. Après deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise, se trouva tout à coup coiffée avec les cheveux relevés, ce qui la défigurait encore davantage, et vêtue de l’élégante robe massacat à écharpe bleue ; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour pour la bien examiner de tous les côtés et en arranger les plis, s’écria enfin avec désespoir :

« C’est impossible ! Non, Marie, décidément cela ne vous va pas ! Je vous aime mieux dans votre petite robe grise de tous les jours ; non, de grâce, faites cela pour moi !… Katia, dit-elle à la femme de chambre, apportez la robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle à Mlle Bourrienne, en souriant d’avance à ses combinaisons artistiques, vous allez voir ce que je vais produire. »

Katia apporta la robe ; la princesse Marie restait immobile devant la glace. Mlle Bourrienne remarqua que ses yeux étaient humides, que ses lèvres tremblaient, et qu’elle était prête à fondre en larmes.

« Voyons, chère princesse, encore un petit effort. »

La petite princesse, enlevant la robe à la femme de chambre, s’approcha de sa belle-sœur.

« Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien simplement. »

Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des oiseaux.

« Non, laissez-moi ! »

Et sa voix avait une inflexion si sérieuse, si mélancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s’arrêta court. Elles comprirent à l’expression de ces beaux yeux suppliants qu’il était inutile d’insister.

« Au moins changez de coiffure ! Je vous le disais bien, continua la princesse en s’adressant à Mlle Bourrienne, que Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout, mais du tout ! Changez-la, de grâce !

— Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m’est parfaitement égal. »

Ses compagnes ne pouvaient en effet s’empêcher de le reconnaître. La princesse Marie, parée de la sorte, était, il est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la puissance de ce regard mélancolique, indice chez elle d’une décision ferme et résolue.

« Vous changerez tout cela, n’est-ce pas ? » dit Lise à sa belle-sœur, qui demeura silencieuse.

Et la petite princesse quitta la chambre. Restée seule, Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de mettre une autre coiffure, elle resta complètement immobile. Elle pensait au mari, à cet être fort et puissant, doué d’un attrait incompréhensible, qui devait la transporter dans son monde à lui, complètement différent du sien, et plein de bonheur. Elle pensait à l’enfant, à son enfant semblable à celui de la fille de sa nourrice, qu’elle avait vu la veille. Elle le voyait déjà suspendu à son sein… son mari était là… il les regardait tendrement, elle et son enfant… « Mais tout cela est impossible ! je suis trop laide ! » pensa-t-elle.

« Le thé est servi, le prince va sortir de chez lui ! » lui cria tout à coup la femme de chambre, à travers la porte.

Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées. Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur l’image noircie du Sauveur, éclairée par la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme : les joies de l’amour, de l’amour terrestre lui seraient-elles données ? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par des enfants ; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce sentiment était d’autant plus fort, qu’elle le cachait aux autres et à elle-même : « Mon Dieu, comment chasser de mon cœur ces insinuations diaboliques ? Comment me dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec calme à ta volonté ? » À peine avait-elle adressé à Dieu cette prière qu’elle en trouva la réponse dans son cœur : « Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne ; l’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à tout ! S’il plaît à Dieu de t’éprouver par les devoirs du mariage, que sa volonté s’accomplisse ! » Ces pensées la calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de voir se réaliser son rêve d’amour, elle soupira, se signa et descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni à son entrée, ni à ce qu’elle dirait. Quelle valeur ces misères pouvaient-elles avoir devant les desseins du Tout-Puissant, sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu de la tête de l’homme !


IV

La princesse Marie trouva déjà au salon le prince Basile et son fils, causant avec la petite princesse et Mlle Bourrienne. Elle s’avança gauchement, en marchant pesamment sur ses talons. Les deux hommes et Mlle Bourrienne se levèrent, et la petite princesse s’écria : « Voilà Marie ! »

Son coup d’œil les enveloppa tous distinctement. Elle vit se fondre en un aimable sourire l’expression grave qui avait passé sur le visage du prince Basile à sa vue ; elle vit les yeux de sa belle-sœur suivre avec curiosité sur la figure des visiteurs l’impression qu’elle produisait ; elle vit Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui n’avait jamais été aussi animé, tourné vers lui, mais elle ne le vit pas, lui ! Seulement, elle comprit instinctivement que quelque chose de grand, de lumineux, de beau, s’approchait d’elle à son entrée. Le prince Basile fut le premier à lui baiser la main ; ses lèvres effleurèrent le front chauve incliné sur elle[1], et, répondant à ses compliments, elle l’assura qu’elle ne l’avait point oublié. Anatole survint, mais elle ne pouvait le voir : elle sentit sa main emprisonnée dans une autre main ferme et douce, et elle toucha à peine de ses lèvres un front blanc, ombragé de beaux cheveux châtains. Relevant les yeux, elle fut frappée de sa beauté. Il se tenait devant elle, un doigt passé dans la boutonnière de son uniforme, la taille cambrée ; il se balançait légèrement sur un pied, et la regardait en silence, sans penser à elle. Anatole n’avait pas la compréhension vive, il n’était pas éloquent, mais en revanche il possédait ce calme si précieux dans le monde et cette assurance que rien ne pouvait ébranler. Un homme timide, qui se serait montré embarrassé de l’inconvenance de son silence à une première entrevue, et qui aurait fait des efforts pour en sortir, aurait empiré la situation, tandis qu’Anatole, qui ne s’en préoccupait guère, continuait à examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se presser le moins du monde de sortir de son mutisme :

« Je ne vous empêche pas de causer, avait-il l’air de dire, mais quant à moi, je n’en ai nulle envie ! »

La conscience de sa supériorité donnait à ses rapports avec les femmes une certaine nuance de dédain, qui avait le don d’éveiller en elles la curiosité, la crainte, l’amour même. Il paraissait leur dire :

« Je vous connais, croyez-moi ! Pourquoi dissimuler ?… vous ne demandez pas mieux ! »

Peut-être ne le pensait-il pas, c’était même probable, car jamais il ne se donnait la peine de réfléchir, mais il imposait cette conviction, et la princesse Marie l’éprouva si bien, qu’elle s’empara aussitôt du prince Basile, afin de faire comprendre à son fils qu’elle ne se trouvait pas digne d’occuper son attention. La conversation était vive et animée, grâce surtout au babillage de la petite princesse, qui entr’ouvrait à plaisir ses lèvres pour montrer ses dents blanches. Elle avait engagé avec le prince Basile une de ces causeries qui lui étaient habituelles et qui pouvaient faire supposer qu’entre elle et son interlocuteur il y avait un échange de souvenirs mutuels, d’anecdotes connues d’eux seuls, tandis que ce n’était qu’un léger tissu de phrases brillantes, qui ne supposait aucune intimité antérieure.

Le prince Basile lui donnait la réplique, ainsi qu’Anatole, qu’elle connaissait à peine. Mlle Bourrienne crut aussi de son devoir de faire sa partie dans cet échange de souvenirs, étrangers pour elle, et la princesse Marie se vit entraînée à y prendre gaiement part.

« Nous pourrons au moins jouir de vous complètement, cher prince : ce n’était pas ainsi aux soirées d’Annette, vous vous sauviez toujours… cette chère Annette !

— Vous n’allez pas au moins me parler politique, comme Annette ?

— Et notre table de thé ?

— Oh oui !

— Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette ? demanda-t-elle à Anatole. Ah ! je le sais, allez, votre frère Hippolyte m’a raconté vos exploits ! » Et elle ajouta, en le menaçant de son joli doigt : « Je les connais, vos exploits de Paris !

— Et Hippolyte ne t’a pas raconté, demanda le prince Basile à son fils, en saisissant la main de la petite princesse comme pour la retenir, il ne t’a pas raconté comme il séchait sur pied pour cette charmante princesse et comme elle le mettait à la porte… Oh ! c’est la perle des femmes, princesse, » dit-il à la princesse Marie.

Mlle Bourrienne, de son côté, au mot de « Paris », profita de l’occasion pour jeter dans la conversation ses souvenirs personnels.

Elle questionna Anatole sur son séjour à Paris :

« Paris lui avait-il plu ?

Anatole, heureux de lui répondre, souriait en la regardant ; ayant décidé à l’avance dans son for intérieur qu’il ne s’ennuierait pas à Lissy-Gory :

« Elle n’est pas mal, pas mal du tout, cette demoiselle de compagnie, disait-il à part lui ; j’espère que l’autre la prendra avec elle quand elle m’épousera… ; la petite est, ma foi, gentille ! »

Le vieux prince s’habillait dans son cabinet sans se hâter : grognon et pensif, il réfléchissait à ce qu’il devait faire. L’arrivée de ces visiteurs le contrariait.

« Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils ? Le père est un hâbleur, un homme de rien, son fils doit être gentil !

Leur arrivée le contrariait surtout parce qu’elle ramenait sur le tapis une question qu’il s’efforçait toujours d’éloigner, en cherchant à se tromper lui-même. Il s’était bien souvent demandé s’il se déciderait un jour à se séparer de sa fille, mais jamais il ne se posait catégoriquement cette question, sachant bien que, s’il y répondait en toute justice, sa réponse serait contraire non seulement à ses sentiments, mais encore à toutes ses habitudes. Son existence sans elle, malgré le peu de cas qu’il paraissait en faire, lui semblait impossible :

« Qu’a-t-elle besoin de se marier pour être malheureuse ? Voilà Lise, qui certainement n’aurait pu trouver un meilleur mari… est-elle contente de son sort ? Laide et gauche comme elle est, qui l’épousera pour elle ? On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances ! Ne serait-elle pas beaucoup plus heureuse de rester fille ? »

Ainsi pensait le vieux prince, en s’habillant, et il se disait que cette terrible alternative était à la veille d’une solution, car l’intention évidente du prince Basile est de faire sa demande, sinon aujourd’hui, à coup sûr demain. Sans doute le nom, la position dans le monde, tout est convenable, mais est-il digne d’elle ?… « C’est ce que nous verrons ! c’est ce que nous verrons, » ajouta-t-il tout haut.

Et il se dirigea d’un pas ferme et décidé vers le salon. En entrant, il embrassa d’un seul coup d’œil tous les détails, et le changement de toilette de la petite princesse, et les rubans de Mlle Bourrienne, et la monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires de Bourrienne et d’Anatole :

« Elle est attifée comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui n’a pas l’air d’y prendre garde !

— Bonjour, dit-il en s’approchant du prince Basile. Je suis content de te voir.

— L’amitié ne connaît pas les distances, répondit le prince Basile, en parlant comme toujours d’un ton assuré et familier. Voici mon cadet, aimez-le, je vous le recommande !

— Beau garçon, beau garçon, dit le maître de la maison, en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi là. »

Et il lui présenta sa joue. Anatole l’embrassa, en le regardant curieusement, mais avec une tranquillité parfaite, dans l’attente d’une de ces sorties originales et brusques dont son père lui avait parlé.

Le vieux prince s’assit à sa place habituelle dans le coin du canapé, et, après avoir offert un fauteuil au prince Basile, il l’entreprit sur la politique et les nouvelles du jour ; sans cesser de paraître l’écouter avec attention, il ne perdait pas de vue sa fille.

« Ah ! c’est ce qu’on écrit de Potsdam. »

Et, répétant les dernières paroles de son interlocuteur, il se leva et s’approcha d’elle :

« Est-ce pour les visiteurs que tu t’es ainsi parée ? belle, très belle, ma foi ! une nouvelle coiffure à leur intention !… Eh bien, alors je te défends, devant eux, de jamais te permettre à l’avenir de te pomponner sans mon autorisation.

— C’est moi, mon père, qui suis la coupable, dit la petite princesse en s’interposant.

— Vous avez, madame, tous les droits possibles de vous parer à votre guise, lui répondit-il en lui faisant un profond salut, mais elle n’a pas besoin de se défigurer : elle est assez laide comme cela !… »

Et il se rassit à sa place, sans s’occuper davantage de la princesse Marie, qui était prête à pleurer.

« Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien à la princesse, dit le prince Basile.

— Eh bien, dis donc, mon jeune prince… comment t’appelle-t-on ? Viens ici, causons et faisons connaissance.

— C’est maintenant que la farce va commencer, se dit Anatole en s’asseyant à côté de lui.

— Ainsi donc, mon bon, on vous a élevé à l’étranger ? Ce n’est pas comme nous, ton père et moi, auxquels un sacristain a enseigné à lire et à écrire !… Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde à cheval à présent ? ajouta-t-il en le regardant fixement de très près.

— Non, j’ai passé dans l’armée, répondit Anatole, qui réprimait avec peine une folle envie de rire.

— Ah ! ah ! c’est parfait ! C’est donc que vous voulez servir l’Empereur et la patrie ? On est à la guerre… un beau garçon comme cela doit servir, doit servir… au service actif !

— Non, prince, le régiment est déjà en marche, et moi j’y suis attaché… — À quoi donc suis-je attaché, papa ? dit-il en riant à son père.

— Il sert bien, ma foi : il demande à quoi il est attaché ! ha ! ha ! »

Et le vieux prince partit d’un éclat de rire, auquel Anatole fit écho, quand tout à coup le premier s’arrêta tout court et fronça violemment les sourcils :

« Eh bien, va-t-en, » lui dit-il.

Et Anatole alla rejoindre les dames.

« Tu l’as fait élever à l’étranger, n’est-ce pas, prince Basile ?

— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le prince Basile, car l’éducation que l’on donne là-bas est infiniment supérieure.

— Oui, tout est changé aujourd’hui, tout est nouveau !… Beau garçon, beau garçon ! Allons chez moi. »

À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le prince Basile s’empressa de lui faire part de ses désirs et de ses espérances.

« Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne puisse pas m’en séparer ? Que se figurent-ils donc ? s’écria-t-il avec colère ; mais demain si elle veut, cela m’est bien égal ! Seulement je veux mieux connaître mon gendre !… Tu connais mes principes : agis donc franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera ; il restera ici, je veux l’étudier !… »

Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel, en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu’il avait eue en prenant congé de son fils.

« Je vous parlerai bien franchement, — dit le prince Basile, et il prit le ton matois de l’homme convaincu qu’il est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant, — car vous voyez au travers des gens. Anatole n’est pas un génie, mais c’est un honnête et brave garçon, c’est un bon fils.

— Bien, bien, nous verrons ! »

À l’apparition d’Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et privées depuis longtemps de la société des hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de penser, de sentir, d’observer, se trouva décuplée en une seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les enveloppaient s’éclairèrent tout à coup d’une lumière inattendue et vivifiante.

La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa malencontreuse coiffure, elle s’absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux, énergique, généreux ; au moins en était-elle persuadée ; mille rêveries de bonheur domestique s’élevaient dans son imagination : elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son cœur :

« Ne suis-je pas trop froide ? pensait-elle ; si je garde cette réserve, c’est parce que je me sens trop vivement attirée vers lui !… Il ne peut pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu’il m’est désagréable. »

Et la princesse Marie faisait son possible pour être aimable, sans y réussir.

« La pauvre fille ! elle est diablement laide ! » pensait Anatole.

Mlle Bourrienne avait aussi son petit lot de pensées éveillées en elle par la présence d’Anatole. La jolie jeune fille, qui n’avait ni position dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie, n’avait jamais songé sérieusement à être toute sa vie la lectrice du vieux prince et l’amie de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince russe, qui, du premier coup d’œil, saurait apprécier sa supériorité sur ses jeunes compatriotes, laides et mal fagotées, s’éprendrait d’elle et l’enlèverait. Mlle Bourrienne s’était composée toute une petite histoire, qu’elle tenait d’une de ses tantes et que son imagination se complaisait à achever. C’était le roman d’une jeune fille séduite, que sa pauvre mère accablait de reproches, et souvent elle se sentait émue jusqu’aux larmes de ce récit fait à un séducteur imaginaire… Ce prince russe qui devait l’enlever était là… Il lui déclarerait son amour… elle mettrait en avant : « ma pauvre mère, » et il l’épouserait. C’est ainsi que Mlle Bourrienne imposait, chapitre par chapitre, son roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n’avait aucun plan préconçu, mais tout était classé à l’avance dans sa tête, et tous ces éléments épars se groupaient autour d’Anatole, auquel elle voulait plaire à tout prix.

Quant à la petite princesse, comme un vieux cheval de bataille qui, malgré son âge, dresse instinctivement l’oreille au son de la trompette, elle se préparait à faire une charge à fond de coquetterie, sans y mettre la moindre arrière-pensée, et sous la seule impulsion d’une gaieté naïve et étourdie.

Anatole avait l’habitude, lorsqu’il se trouvait dans la société des femmes, de se poser en homme blasé et fatigué de leurs avances ; mais, en voyant l’impression qu’il produisait sur celles-ci, il ne put s’empêcher d’éprouver une véritable satisfaction d’amour-propre, d’autant plus qu’il sentait déjà naître dans son cœur, pour la jolie et provocante Mlle Bourrienne, un de ces accès de passion sans frein qui s’emparaient de lui avec une violence irrésistible et l’entraînaient à commettre les actions les plus hardies et les plus brutales.

Après le thé, la société avait passé dans le salon voisin ; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano. Anatole s’accouda sur l’instrument à côté de Mlle Bourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante, sous l’influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et cependant il ne s’adressait en réalité qu’au petit pied de Mlle Bourrienne, qu’Anatole pressait doucement du sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux trahissait également une expression de joie émue et mêlée d’espérance.

« Comme elle m’aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel bonheur pour moi d’avoir une amie comme elle, et un mari comme lui !… Mais sera-t-il jamais mon mari ? »

Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa également la main de la jeune Française : ce n’était pas assurément convenable, mais il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayée, et regarda la princesse Marie :

« Quelle délicatesse, pensa cette dernière. Amélie craindrait-elle par hasard ma jalousie ? Croit-elle que je ne sais pas apprécier sa tendresse si pure et son dévouement ? »

Et, s’approchant de Mlle Bourrienne, elle l’embrassa avec affection. Anatole s’avança galamment vers la petite princesse pour lui baiser la main :

« Non, non ! Quand votre père m’écrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas avant.

Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.


V

Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui s’endormit aussitôt, personne ne ferma l’œil de longtemps.

« Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si bon ! » pensait la princesse Marie.

Et elle éprouvait une terreur qui n’était pas dans sa nature : elle avait peur de se retourner, de bouger ; il lui semblait que quelqu’un se tenait là, dans ce coin sombre, derrière le paravent, et ce quelqu’un était le diable, ce quelqu’un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux lèvres vermeilles !

Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit auprès d’elle.

Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d’hiver, attendant vainement aussi quelqu’un, souriant à quelqu’un, et s’émouvant parfois aux paroles de sa « pauvre mère », qui lui reprochait sa chute.

La petite princesse grondait sa femme de chambre : son lit était mal fait : elle ne pouvait s’y coucher d’aucune façon ; tout lui était lourd et incommode… c’était son fardeau qui la gênait. Il la gênait d’autant plus ce soir, que la présence d’Anatole l’avait reportée à une époque où, vive et légère, elle n’avait aucun souci : assise, en camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre endormie.

« Je t’avais bien dit qu’il n’y avait que des creux et des bosses ; tu comprends bien que je n’aurais pas mieux demandé que de dormir ? Ainsi ce n’est pas ma faute, » disait-elle du ton boudeur d’un enfant qui va pleurer.

Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à travers son sommeil, l’entendait marcher et s’ébrouer ; il lui semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense était d’autant plus vive, qu’elle ne se rapportait pas à lui, mais à sa fille, à sa fille qu’il aimait plus que lui-même. Il avait beau se dire qu’il prendrait son temps pour décider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre, une ligne de conduite selon la justice et l’équité, ses réflexions ne faisaient que l’irriter davantage :

« Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu’à son père… et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même ! Et la voilà enchantée d’abandonner son père, et pourtant elle savait que je le remarquerais ! Frr… frr… frr… Est-ce que je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la Bourrienne ?… Il faut que je la chasse ! Et pas un brin de fierté pour le comprendre ; si elle n’en a pas pour elle, qu’elle en ait pour moi ! Il faudra lui montrer que ce bellâtre ne pense qu’à la Bourrienne. Pas de fierté !… je le lui dirai ! »

Dire à sa fille qu’elle se faisait des illusions et qu’Anatole s’occupait de la Française était, il le savait bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnée ; en d’autres termes, son désir de garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il appela Tikhone pour se faire déshabiller.

« C’est le diable qui les a envoyés, » se disait-il pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte d’une épaisse toison de poils gris.

« Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre… Au diable ! »

Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout haut ; aussi reçut-il d’un visage impassible le coup d’œil furibond qui émergeait de la chemise.

« Sont-ils couchés ? »

Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait d’instinct la direction des pensées de son maître :

« Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières, Excellence.

— Bien nécessaire, bien nécessaire, » marmotta le vieux.

Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s’étendre sur le divan qui lui servait de lit.

Quoique peu de paroles eussent été échangées entre Anatole et Mlle Bourrienne, ils s’étaient parfaitement compris ; quant à la partie du roman qui précédait l’apparition de « ma pauvre mère », ils sentaient qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire en secret ; aussi, dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d’un tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le jardin d’hiver, pendant que la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l’heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait que son sort allait se décider dans la journée, mais qu’elle-même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu’elle croisa dans le corridor, portant de l’eau chaude à son maître, et qui lui fit un profond salut.

Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de bienveillance et d’aménité pour sa fille ; elle connaissait depuis longtemps cette façon d’agir, qui n’empêchait pas ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour un problème d’arithmétique qu’elle ne saisissait pas assez vite, et qui le poussait à se lever, à s’éloigner d’elle et à répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d’une voix sourde et contenue.

Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer :

« On m’a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant d’un sourire forcé ; vous aurez probablement deviné que le prince Basile n’a pas amené ici son élève (c’est ainsi qu’il appelait Anatole, sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux ; vous connaissez mes principes : c’est pour cela que je vous parle en ce moment.

— Comment dois-je vous comprendre, mon père ? dit la princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.

— Comment comprendre ? s’écria le vieux en s’échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève : c’est clair ! Comment comprendre ? c’est à toi que je le demande.

— Je ne sais pas, mon père, ce que vous… murmura la princesse.

— Moi, moi, je n’ai rien à y voir, laissez-moi donc de côté, ce n’est pas moi qui me marie !… Que voulez-vous ?… c’est là ce qu’il me serait agréable d’apprendre ? »

La princesse devina que son père ne voyait pas ce mariage d’un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c’était le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté de penser et devant lequel elle était habituée à plier :

« Je ne désire qu’une chose : agir selon votre volonté, mais s’il m’était permis d’exprimer mon désir…

— Parfait ! s’écria le prince en l’interrompant : il te prendra avec la dot et il y accrochera Mlle Bourrienne ; c’est elle qui sera sa femme, et toi… »

Il s’arrêta en voyant l’impression que ses paroles produisaient sur sa fille ; elle baissait la tête, et elle était prête à fondre en larmes.

« Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d’une chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune fille le droit de choisir. Tu es libre, mais n’oublie pas que le bonheur de toute ta vie dépend du parti que tu vas prendre… je ne parle pas de moi.

— Mais je ne sais, mon père…

— Je n’en parle pas ; quant à lui, il épousera qui on voudra ; mais toi, tu es libre : va dans ta chambre, réfléchis, et apporte-moi ta réponse dans une heure ; tu auras à te prononcer devant lui. Je sais bien, tu vas prier, je ne t’en empêche pas ; prie, tu ferais mieux de réfléchir pourtant ; va !… Oui ou non, oui ou non, oui ou non ! » criait-il pendant que sa fille s’éloignait chancelante, car son sort était décidé et décidé pour son bonheur.

Mais l’allusion de son père à Mlle Bourrienne était terrible ; à la supposer fausse, elle n’y pouvait penser de sang-froid. Elle retournait chez elle par le jardin d’hiver, lorsque la voix si connue de Mlle Bourrienne la tira de son trouble. Elle leva les yeux et vit à deux pas d’elle Anatole qui embrassait la jeune Française, en lui parlant à l’oreille. La figure d’Anatole exprimait les sentiments violents qui l’agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant son bras autour de la taille de la jolie fille.

« Qui est là ? Que me veut-on ? » semblait-il dire.

La princesse Marie s’était arrêtée pétrifiée, les regardant sans comprendre. Mlle Bourrienne poussa un cri et s’enfuit. Anatole salua la princesse avec un sourire fanfaron, et haussant les épaules, il se dirigea vers la porte qui conduisait à son appartement.

Une heure plus tard, Tikhone, qui avait été envoyé prévenir la princesse Marie, lui annonça qu’on l’attendait, et que le prince Basile était là. Il la trouva dans sa chambre, assise sur le canapé, passant doucement la main sur les cheveux de Mlle Bourrienne, qui pleurait à chaudes larmes. Les doux yeux de la princesse Marie, pleins d’une pitié tendre et affectueuse, avaient retrouvé leur calme et leur lumineuse beauté.

« Non, princesse, je suis perdue à jamais dans votre cœur.

— Pourquoi donc ? Je vous aime plus que jamais et je tâcherai de faire tout mon possible…, répondit la princesse Marie avec un triste sourire. Remettez-vous, mon amie, je vais aller trouver mon père. »

Le prince Basile, assis les jambes croisées, et tenant une tabatière dans sa main, simulait un profond attendrissement, qu’il paraissait s’efforcer de cacher sous un rire ému. À l’entrée de la princesse Marie, aspirant à la hâte une petite prise, il lui saisit les deux mains :

« Ah ! ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre vos mains. Décidez, ma bonne, ma chère, ma douce Marie, que j’ai toujours aimée comme ma fille. »

Il se détourna, car une larme venait en effet de poindre dans ses yeux.

« Frr… Frr… ! Au nom de son élève et fils, le prince te demande si tu veux, oui ou non, devenir la femme du prince Anatole Kouraguine ? Oui ou non, dis-le, s’écria-t-il ; je me réserve ensuite le droit de faire connaître mon opinion… oui, mon opinion, rien que mon opinion, ajouta-t-il en répondant au regard suppliant du prince Basile… Eh bien ! oui ou non ?

— Mon désir, mon père, est de ne jamais vous quitter, de ne jamais séparer mon existence de la vôtre. Je ne veux pas me marier, répondit la princesse Marie, en adressant un regard résolu de ses beaux yeux au prince Basile et à son père.

— Folies, bêtises, bêtises, bêtises ! » s’écria le vieux prince, en attirant sa fille à lui, et en lui serrant la main avec une telle violence, qu’elle cria de douleur.

Le prince Basile se leva.

« Ma chère Marie, c’est un moment que je n’oublierai jamais ; mais dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu d’espérance ? Ne pourra-t-il toucher votre cœur si bon, si généreux ? Je ne vous demande qu’un seul mot : peut-être ?

— Prince, j’ai dit ce que mon cœur m’a dicté, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait, mais je ne serai jamais la femme de votre fils !

— Voilà qui est terminé, mon cher ; très content de te voir, très content. Retourne chez toi, princesse… Très content, très content, » répéta le vieux prince, en embrassant le prince Basile.

« Je suis appelée à un autre bonheur, se disait la princesse Marie, je serai heureuse en me dévouant et en faisant le bonheur d’autrui, et, quoi qu’il m’en coûte, je n’abandonnerai pas la pauvre Amélie. Elle l’aime si passionnément et s’en repent si amèrement. Je ferai tout pour faciliter son mariage avec lui. S’il manque de fortune, je lui en donnerai à elle, et je prierai mon père et André d’y consentir !… Je me réjouirais tant de la voir sa femme, elle si triste, si seule, si abandonnée !… Comme elle doit l’aimer pour s’être oubliée ainsi ! Qui sait ? J’aurais peut-être agi de même ! »


VI

La famille Rostow se trouvait depuis longtemps sans nouvelles de Nicolas, lorsque dans le courant de l’hiver le comte reçut une lettre sur l’adresse de laquelle il reconnut l’écriture de son fils. Il se précipita aussitôt, en marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas être entendu, tout droit dans son cabinet, où il s’enferma pour la lire tout à son aise. Anna Mikhaïlovna, qui avait eu connaissance de l’arrivée de la lettre, car elle n’ignorait jamais rien de ce qui se passait dans la maison alla, à pas discrets, retrouver le comte dans son cabinet et l’y surprit pleurant et riant tout à la fois.

« Mon bon ami ? dit d’un ton interrogatif et mélancolique Anna Mikhaïlovna, toute prête à prendre part à ce qui lui arrivait, et qui, malgré l’heureuse tournure de ses affaires, continuait à demeurer chez les Rostow.

— De Nicolouchka… une lettre !… Il a été blessé, ma chère… blessé, ce cher enfant… ma petite comtesse !… fait officier, ma chère… grâce à Dieu !… Mais comment le lui dire ? » balbutia le comte en sanglotant.

Anna Mikhaïlovna s’assit à ses côtés, essuya les larmes du comte qui tombaient sur la lettre, la parcourut et, après s’être également essuyé les yeux, calma l’agitation du comte, lui assurant que pendant le dîner elle préparerait la comtesse, et que le soir, après le thé, on pourrait lui annoncer la nouvelle.

Elle tint en effet sa promesse, et pendant le repas elle ne cessa de broder sur le thème de la guerre, demanda à deux reprises quand on avait reçu la dernière lettre de Nicolas, quoiqu’elle le sût parfaitement, et fit observer qu’on devait s’attendre, à tout moment, à avoir de ses nouvelles, peut-être même avant que la journée fût passée. Chaque fois qu’elle recommençait ses allusions, la comtesse l’examinait, ainsi que son mari, avec inquiétude, et Anna Mikhaïlovna détournait adroitement la conversation sur des sujets indifférents. Natacha, qui, de toute la famille, saisissait le plus facilement la moindre nuance dans les inflexions de la voix, le plus léger changement dans les traits et les regards, avait aussitôt dressé les oreilles, devinant qu’il y avait là-dessous un secret concernant son frère, entre son père et Anna Mikhaïlovna, et que cette dernière y préparait sa mère. Malgré toute son audace, connaissant la sensibilité de cette mère par rapport à son fils, Natacha n’osa adresser aucune question ; son inquiétude l’empêcha de manger, elle ne faisait que se tourner et se retourner sur sa chaise, au grand déplaisir de sa gouvernante. Aussitôt le dîner fini, elle se précipita à la poursuite d’Anna Mikhaïlovna, qu’elle rattrapa dans le salon ; elle se suspendit à son cou de toute la force de son élan :

« Tante, bonne tante, qu’y a-t-il ?

— Rien, ma petite.

— Chère petite âme de tante, je sais que vous savez quelque chose, et je ne vous lâcherai pas. »

Anna Mikhaïlovna secoua la tête.

« Vous êtes une fine mouche, mon enfant !

— Nicolas a écrit, pas vrai ? s’écria Natacha, lisant une réponse affirmative sur la figure de sa tante.

— Chut ! sois prudente ; tu sais comme ta mère est impressionnable !

— Je le serai, je vous le promets ; dites-moi seulement ce qu’il y a ? Vous ne voulez pas me le raconter ? eh bien, alors j’irai tout de suite le lui dire ! »

Anna Mikhaïlovna la mit au courant en peu de mots, en lui réitérant l’injonction de garder le silence.

« Je vous donne ma parole d’honneur, dit Natacha en se signant, que je ne le dirai à personne… »

Et elle courut aussitôt rejoindre Sonia, à laquelle elle cria de loin, avec une joie exubérante :

« Nicolas est blessé ! une lettre !

— Nicolas ! » dit Sonia en pâlissant subitement.

À la vue de l’impression produite par ses paroles, Natacha comprit tout à coup ce qui se mêlait de triste à cette joyeuse nouvelle.

Elle se jeta sur Sonia et l’embrassa en pleurant :

« Il n’a été qu’un peu blessé, il a été fait officier et il se porte bien, car c’est lui-même qui écrit !

— Quelles pleurnicheuses vous faites, vous autres femmes ! dit Pétia en faisant de grandes enjambées dans la chambre, d’un air décidé. — Eh bien, moi, je suis content, très content, que mon frère se soit distingué ! Vous n’êtes que des pleurnicheuses, vous n’y comprenez rien ! »

Natacha sourit à travers ses larmes.

« Et tu as lu la lettre ? demanda Sonia.

— Non, je ne l’ai pas lue, mais Anna Mikhaïlovna m’a dit que le mauvais moment était passé et qu’il était officier.

— Dieu soit loué, dit Sonia en faisant le signe de la croix, mais elle t’aura peut-être trompée. Allons chez maman. »

Pétia continuait sa promenade en silence.

« Si j’avais été à la place de Nicolouchka, j’en aurais tué encore davantage, de ces Français ; ce sont des misérables ; j’en aurais tué tant et tant que j’en aurais fait une montagne, voilà !

— Tais-toi donc, Pétia, tu es un imbécile !

— Ce n’est pas moi qui suis un imbécile, c’est vous qui êtes des sottes ! Peut-on pleurer pour des bagatelles ?

— Tu te le rappelles ? demanda Natacha après un moment de silence.

— Si je me rappelle Nicolas ? dit Sonia en souriant.

— Mais non, Sonia… je veux dire… te le rappelles-tu bien… clairement ?… te rappelles-tu tout ?… disait avec force gestes Natacha, qui tâchait de donner à ses paroles une signification sérieuse. Moi, je me rappelle Nicolas… très bien. Quant à Boris, je ne me souviens plus de lui, mais là, pas du tout.

— Comment ! tu ne te souviens pas de Boris ? demanda Sonia stupéfaite.

— Ce n’est pas que je l’aie oublié,… je sais bien comment il est ! Quand je ferme les yeux, je vois Nicolas, mais Boris… »

Et elle ferma les yeux.

« Il n’y a plus rien, rien !

— Ah ! Natacha, » dit Sonia avec une exaltation sérieuse ; elle la regardait sans doute comme indigne d’entendre ce qu’elle allait lui dire, ce qui ne l’empêcha pas d’accentuer malgré elle ses paroles avec une conviction émue : « J’aime ton frère, et quoi qu’il nous arrive, à lui ou à moi, je ne cesserai de l’aimer ! »

Natacha la regardait de ses yeux curieux : elle sentait que Sonia venait de dire la vérité, que c’était de l’amour et qu’elle n’avait jamais encore éprouvé rien de pareil ; elle voyait, mais sans le comprendre, que cela pouvait exister !

« Lui écriras-tu ? »

Sonia réfléchit, car c’était une question qui la préoccupait depuis longtemps. Comment lui écrirait-elle ? Et d’abord fallait-il lui écrire ? Maintenant qu’il était un officier, et un héros blessé, le moment était venu, croyait-elle, de se rappeler à son souvenir et de lui rappeler ainsi l’engagement qu’il avait pris à son égard :

« Je ne sais pas ; s’il m’écrit, je lui écrirai, répondit-elle en rougissant.

— Et ça ne t’embarrassera pas ?

— Non.

— Eh bien, moi, j’aurais honte d’écrire à Boris, et je ne lui écrirai pas.

— Et pourquoi en aurais-tu honte ?

— Je ne sais pas, mais j’en aurais honte.

— Et moi, je sais pourquoi elle en aurait honte, dit Pétia, offensé de l’apostrophe de sa sœur. C’est parce qu’elle s’est amourachée de ce gros avec des lunettes (c’est ainsi que Pétia désignait son homonyme, le nouveau comte Besoukhow), et maintenant c’est le tour du chanteur (il faisait allusion à l’Italien, au nouveau maître de chant de Natacha)… C’est pour cela qu’elle a honte !

— Es-tu bête, Pétia !

— Pas plus bête que vous, madame, » reprit le gamin de neuf ans du ton d’un vieux brigadier.

Cependant la comtesse s’était émue des réticences d’Anna Mikhaïlovna, et, revenue chez elle, elle ne quittait pas, de ses yeux prêts à fondre en larmes, la miniature de son fils. Anna Mikhaïlovna, tenant la lettre, s’arrêta sur le seuil de la chambre :

« N’entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la suivait… plus tard… »

Et elle referma la porte derrière elle.

Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et n’entendit tout d’abord qu’un échange de propos indifférents, puis Anna Mikhaïlovna qui faisait un long discours, puis un cri, un silence… et deux voix qui se répondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna Mikhaïlovna introduisit le comte. Elle portait sur sa figure l’orgueilleuse satisfaction d’un opérateur qui a mené à bonne fin une amputation dangereuse, et qui désire voir le public apprécier le talent dont il vient de faire preuve.

« C’est fait ! » dit-elle au comte, pendant que la comtesse, tenant d’une main le portrait et de l’autre la lettre, les baisait tour à tour. Elle tendit les mains à son mari, embrassa sa tête chauve, par-dessus laquelle elle envoya un nouveau regard à la lettre et au portrait, et le repoussa doucement, pour approcher encore une fois la lettre et le portrait de ses lèvres. Véra, Natacha, Sonia, Pétia entrèrent au même moment, et on leur lut la lettre de Nicolas, dans laquelle il décrivait, en quelques lignes, la campagne, les deux batailles auxquelles il avait pris part, son avancement, et qui finissait par ces mots : « Je baise les mains à maman, et à papa, en demandant leur bénédiction, et j’embrasse Véra, Natacha et Pétia. » Il envoyait aussi ses compliments à M. Schelling, à Mme Shoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mère de vouloir bien donner de sa part un baiser à sa chère Sonia, à laquelle il pensait toujours autant, et qu’il aimait toujours. Sonia à ces mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant soutenir les regards dirigés sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en fit le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s’accroupit sur le plancher. La comtesse pleurait.

« Il n’y a pas de quoi pleurer, maman, dit Véra. Il faut se réjouir au contraire ! »

C’était juste, et cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la regardèrent d’un air de reproche :

« De qui donc tient-elle ? » se demanda la comtesse.

La lettre du fils bien-aimé fut lue et relue une centaine de fois, et ceux qui désiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la comtesse, car elle ne s’en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture aux gouverneurs, aux gouvernantes, à Mitenka, aux connaissances de la maison, c’était chaque fois pour elle une nouvelle jouissance, et chaque fois elle découvrait de nouvelles qualités à son Nicolas chéri. C’était si étrange en effet pour elle de se dire que ce fils qu’elle avait porté dans son sein, il y avait vingt ans, que ce fils à propos duquel elle se disputait avec son mari qui le gâtait, que cet enfant qu’elle croyait entendre bégayer « maman »… était là-bas, loin d’elle, dans un pays étranger, qu’il s’y conduisait en brave soldat, qu’il y remplissait sans mentor son devoir d’homme de cœur ! L’expérience de tous les jours, qui nous montre le chemin parcouru insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu’à l’âge d’homme, n’avait jamais existé pour elle. Chaque pas de son fils vers la virilité lui paraissait aussi merveilleux que s’il eût été le premier exemple d’un semblable développement.

« Quel style, quelles jolies descriptions ! Et quelle âme ! Et sur lui-même, rien… aucun détail ! Il parle d’un certain Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage qu’eux tous. Quel cœur ! Je le disais toujours lorsqu’il était petit, toujours ! »

Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la comtesse et du comte, on préparait l’argent et les effets nécessaires à l’équipement du nouvel officier, Anna Mikhaïlovna, en femme pratique, avait su ménager à son fils une protection dans l’armée, et se faciliter avec lui des moyens de correspondre, en envoyant ses lettres au grand-duc Constantin, commandant de la garde. Les Rostow, de leur côté, supposaient qu’en adressant leurs lettres « à la garde russe, à l’étranger », c’était parfaitement clair et précis, et que, si les lettres arrivaient jusqu’au grand-duc commandant de la garde, il n’y avait aucune raison pour qu’elles n’arrivassent pas également au régiment de Pavlograd, qui devait se trouver dans le voisinage. Il fut pourtant décidé qu’on enverrait le tout à Boris par le courrier du grand-duc, et que Boris serait chargé de le transmettre à leur fils. Père, mère, Sonia et les enfants, tous avaient écrit, et le vieux comte avait joint au paquet six mille roubles pour l’équipement.


VII

Le 12 novembre, l’armée de Koutouzow, campée aux alentours d’Olmütz, se préparait à être passée en revue par les deux empereurs de Russie et d’Autriche. La garde, qui venait d’arriver, bivouaquait à quinze verstes de là, pour paraître le lendemain matin à dix heures sur le champ de manœuvres.

Nicolas Rostow avait reçu ce même jour un billet de Boris. Boris lui annonçait que le régiment d’Ismaïlovsky s’arrêtait à quelques verstes, et qu’il l’attendait pour lui remettre la lettre et l’argent. La nécessité de ce dernier envoi se faisait vivement sentir, car, après la campagne, et pendant le séjour à Olmütz, Nicolas avait été exposé à toutes les tentations imaginables, grâce aux cantines bien fournies des vivandiers, et grâce aussi aux juifs autrichiens, qui pullulaient dans le camp. Ce n’était dans le régiment de Pavlograd que banquets sur banquets pour fêter les récompenses reçues ; puis des courses sans fin à la ville, où une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert un restaurant, dont le service était fait par des femmes. Rostow avait fêté tout dernièrement son avancement, avait acheté Bédouin, le cheval de Denissow, et se trouvait endetté jusqu’au cou envers ses camarades et le vivandier, Après avoir dîné avec des amis, il se mit en quête de son camarade d’enfance, dans le bivouac de la garde. Il n’avait pas encore eu le temps de s’équiper, et portait toujours sa veste râpée de junker, ornée de la croix de soldat, un pantalon à fond de cuir et le ceinturon avec l’épée d’officier ; son cheval était un cheval cosaque acheté d’occasion, et son shako bosselé était posé de côté, d’un air tapageur. En s’approchant du régiment d’Ismaïlovsky, il ne pensait dans sa joie qu’à émerveiller Boris et ses camarades de la garde par son air de hussard aguerri qui n’en est pas à sa première campagne.

La garde avait exécuté une promenade plutôt qu’une marche, en faisant parade de sa belle tenue et de son élégance. Les havresacs étaient transportés dans des charrettes, et, à chacune de leurs courtes étapes, les officiers trouvaient des dîners excellents, préparés par les autorités de l’endroit. Les régiments entraient dans les villes et en sortaient musique en tête, et pendant toute la marche, ce dont la garde était très fière, les soldats, obéissant à l’ordre du grand-duc, marchaient au pas et les officiers suivaient à leur rang. Depuis leur départ, Boris n’avait pas quitté Berg, qui était devenu chef de compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su gagner la confiance de ses chefs, et arranger fort avantageusement ses petites affaires. Boris avait eu soin de faire bon nombre de connaissances, qui pouvaient lui devenir très utiles dans un moment donné, entre autres celle du prince André Bolkonsky, à qui il avait apporté une lettre de Pierre, et il espérait être attaché, par sa protection, à l’état-major du général en chef. Berg et Boris, tous deux tirés à quatre épingles, et complètement reposés de leur dernière étape, jouaient aux échecs sur une table ronde, dans le logement propre et soigné qui leur avait été assigné ; le long tuyau de la pipe de Berg se prélassait entre ses jambes, pendant que Boris, de ses blanches mains, mettait les pièces en piles, sans perdre de vue la figure de son partenaire, absorbé comme toujours par son occupation du moment :

« Eh bien, comment en sortirez-vous ?

— Nous allons voir ! »

La porte s’ouvrit à ce moment.

« Le voilà enfin ! s’écria Rostow… Ah ! et Berg est aussi là ?

— Petits enfants, allez faire dodo, » ajouta-t-il en fredonnant une chanson de sa vieille bonne, qui avait toujours le don de les faire pouffer de rire, Boris et lui.

« Dieu de Dieu, que tu es changé ! »

Boris se leva pour aller à la rencontre de son ami, sans oublier toutefois d’arrêter dans leur chute les différentes pièces du jeu ; il allait l’embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de côté. Avec cet instinct naturel à la jeunesse, qui ne songe qu’à s’écarter des sentiers battus, Rostow cherchait constamment à exprimer ses sentiments d’une façon neuve et originale, et à ne se conformer en rien aux habitudes reçues. Il n’avait d’autre désir que de faire quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que de pincer son ami, et surtout d’éviter l’accolade habituelle. Boris au contraire déposa tout tranquillement et affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.

Six mois à peine s’étaient écoulés depuis leur séparation, et en se retrouvant ainsi au moment où ils faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent frappés de l’énorme changement qui était survenu en eux, et qui résultait évidemment du milieu dans lequel ils s’étaient développés.

« Ah ! vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d’une promenade, coquets et pimpants, tandis que nous, pauvres pécheurs de l’armée… » disait Rostow, qui, avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements accentués, cherchait à se donner la désinvolture d’un militaire de l’armée, par opposition avec l’élégance de la garde, en montrant son pantalon couvert de boue.

L’hôtesse allemande passa en ce moment la tête par la porte.

« Est-elle jolie ? dit Rostow, en clignant de l’œil.

— Ne crie donc pas si fort ! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien que je ne t’attendais pas sitôt, car ce n’est qu’hier soir que j’ai remis mon billet à Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je n’espérais pas qu’il te le ferait parvenir aussi vite… Eh bien, comment vas-tu ? Tu as reçu le baptême du feu ? »

Rostow, sans répondre, joua avec la croix de soldat de Saint-Georges qui était suspendue aux brandebourgs de son uniforme et, indiquant son bras en écharpe :

« Comme tu vois !

— Ah ! ah ! dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait une campagne charmante. Son Altesse Impériale suivait le régiment, et nous avions toutes nos aises. En Pologne, des réceptions, des dîners, des bals à n’en plus finir… Le césarévitch est très bienveillant pour tous les officiers ! »

Et ils se racontèrent mutuellement toutes les différentes phases de leur existences : l’un, la vie de bivouac, l’autre les avantages de sa position dans la garde avec de hautes protections.

« Oh ! la garde ! dit Rostow. Donne-moi du vin. »

Boris fit une grimace, mais, tirant sa bourse de dessous ses oreillers bien blancs, il fit apporter du vin.

« À propos, voici ton argent et la lettre. »

Rostow jeta l’argent sur le canapé, et saisit la lettre en mettant ses deux coudes sur la table pour la lire commodément. La présence de Berg le gênait ; se sentant regardé fixement par lui, il se fit aussitôt un écran de sa lettre.

« On ne vous a pas ménagé l’argent ! dit Berg, en contemplant le gros sac enfoncé dans le canapé, et nous autres, nous tirons le diable par la queue, avec notre solde.

— Écoutez, mon cher, la première fois que vous recevrez une lettre de chez vous et que vous aurez mille questions à faire à votre ami, je vous assure que je m’en irai tout de suite pour vous laisser toute liberté : ainsi donc, disparaissez bien vite… et allez-vous-en au diable ! s’écria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant amicalement pour adoucir la vivacité par trop franche de ses paroles. Ne m’en veuillez pas, n’est-ce pas, je vous traite en vieille connaissance !

— Mais je vous en prie, comte, je le comprends parfaitement, dit Berg de sa voix enrouée.

— Allez chez les maîtres de la maison : ils vous ont invité, » ajouta Boris.

Berg passa une redingote sans tache, releva ses cheveux par devant à la façon de l’empereur Alexandre, et, convaincu de l’effet irrésistible produit par sa toilette, il sortit avec un sourire de satisfaction sur les lèvres.

« Ah ! quel animal je suis ! dit Rostow, en lisant sa lettre.

— Pourquoi ?

— Un véritable animal de ne pas leur avoir écrit une seconde fois… ils se sont tellement effrayés ! Eh bien, as-tu envoyé Gavrilo chercher du vin ? Bravo ! nous allons nous en donner ! »

Parmi les missives de ses parents il y avait une lettre de recommandation pour le prince Bagration. La vieille comtesse, d’après le conseil d’Anna Mikhaïlovna, l’avait obtenue d’une de ses connaissances, et elle demandait à son fils de la porter au plus tôt à son destinataire, afin d’en tirer profit.

« Quelle folie ! j’en ai bien besoin ! dit Rostow, en jetant la lettre sur la table.

— Pourquoi l’as-tu jetée ?

— C’est une lettre de recommandation, je m’en moque pas mal.

— Comment, tu t’en moques pas mal ? mais elle te sera nécessaire.

— Je n’ai besoin de rien ; ce n’est pas moi qui irai mendier une place d’aide de camp !

— Pourquoi donc ?

— C’est un service de domestique.

— Ah ! tu es toujours le même, à ce que je vois, dit Boris.

— Et toi, toujours le même diplomate ; mais il ne s’agit pas de cela… que deviens-tu ? dit Rostow.

— Comme tu le vois, jusqu’à présent tout va bien, mais je t’avoue que mon but est d’être attaché comme aide de camp, et de ne pas rester dans les rangs.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’une fois qu’on est entré dans la carrière militaire, il faut tâcher de la faire aussi brillante que possible.

— Ah ! c’est comme cela ! »

Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s’efforçant, mais en vain, de pénétrer le fond de sa pensée.

Le vieux Gavrilo entra avec le vin demandé.

« Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il boirait avec toi à ma place.

— Si tu veux ; comment est-il ce Tudesque ? demanda Rostow d’un air méprisant.

— C’est un excellent homme, très honnête et très agréable. »

Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une fois revenu, la conversation des trois officiers devint plus vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow au courant des plaisirs qu’ils rencontraient sur leur marche, des réceptions qu’on leur avait faites en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils citaient les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, à propos de sa bonté et de la violence de son caractère. Berg, qui, selon son habitude, se taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas directement, raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l’honneur de causer avec Son Altesse Impériale, comment le grand-duc s’était plaint à lui de l’irrégularité de leur marche, et comment, s’approchant un jour en colère de la compagnie, il en avait appelé le chef « Arnaute » ! C’était l’expression favorite du césarévitch, dans ses accès d’emportement.

« Vous ne me croirez pas, comte, mais j’étais si sûr de mon bon droit, que je n’éprouvai pas la moindre frayeur ; sans me vanter, je vous avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos règlements, que « Notre Père qui êtes aux cieux ». Aussi n’y a-t-il jamais de fautes de discipline à reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui avec une conscience tranquille… »

À ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment il s’était avancé, en faisant le salut militaire. Il aurait été difficile de voir une figure témoignant à la fois plus de respect et de contentement de soi-même.

« Il écume, poursuivit-il, m’envoie à tous les diables, et m’accable d’« Arnaute » et de « Sibérie » ! Je me garde bien de répondre. « Es-tu muet ? » s’écrie-t-il. Je continue à me taire… Eh bien ! comte, qu’en dites-vous ? Le lendemain, dans l’ordre du jour, pas un mot à propos de cette scène ! Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la tête ! Oui, comte, c’est ainsi, répéta-t-il, en allumant sa pipe et en lançant en l’air des anneaux de fumée.

— Je vous en félicite, » dit Rostow.

Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses à l’endroit de Berg, détourna adroitement la conversation en priant son ami de leur dire quand et comment il avait été blessé. Rien ne pouvait être plus agréable à Rostow, qui commença son récit ; s’animant de plus en plus, il se mit à raconter l’affaire de Schöngraben, non pas comme elle s’était passée, mais comme il aurait souhaité qu’elle se fût passée c’est-à-dire embellie par sa féconde imagination. Rostow aimait sans doute la vérité, et tenait à s’y confirmer ; cependant il s’en éloigna malgré lui, imperceptiblement. Un exposé exact et prosaïque aurait été mal reçu par ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d’une fois décrire des batailles, et s’en étant fait une idée précise, n’auraient ajouté aucune foi à ses paroles, et peut-être même l’auraient accusé de ne pas avoir saisi l’ensemble de ce qui s’était passé sous ses yeux. Comment leur raconter tout simplement qu’il était parti au galop, que, tombé de cheval, il s’était foulé le poignet et enfui à toutes jambes devant un Français ? Se borner ainsi à la pure vérité aurait demandé un grand effort de sa part. Lâchant la bride à sa fantaisie, il leur narra comment, au milieu du feu, une folle ardeur s’étant emparée de lui, il avait tout oublié, s’était précipité comme la tempête sur un carré, y sabrant de droite et de gauche, comment enfin il était tombé d’épuisement…, etc., etc.

« Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il, l’étrange et terrible fureur qui s’empare de vous pendant la mêlée ! »

Comme il prononçait cette belle péroraison, le prince Bolkonsky entra dans la chambre. Le prince André, qui était flatté de voir les jeunes gens s’adresser à lui, aimait à les protéger. Boris lui avait plu, et il ne demandait pas mieux que de lui rendre service. Envoyé chez le césarévitch par Koutouzow avec des papiers, il était venu en passant. À la vue du hussard d’armée, échauffé par le récit de ses exploits (il ne pouvait souffrir les individus de cette espèce), il fronça le sourcil, sourit affectueusement à Boris et, s’inclinant légèrement, s’assit sur le canapé. Rien ne pouvait lui être plus désagréable que de tomber dans une société déplaisante pour lui. Rostow, devinant sa pensée, rougit jusqu’au blanc des yeux : malgré son indifférence et son dédain pour l’opinion de ces messieurs de l’état-major, il se sentit gêné par le ton cassant et moqueur du prince André ; remarquant aussi que Boris semblait avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier demanda s’il y avait des nouvelles et si l’on pouvait sans indiscrétion connaître les dispositions futures.

« On va probablement marcher en avant, » dit Bolkonsky, qui tenait à ne pas se compromettre devant des étrangers.

Berg profita de l’occasion pour s’informer, avec sa politesse habituelle, si la ration de fourrage ne serait pas doublée pour les chefs de compagnie de l’armée. Le prince André lui répondit, avec un sourire, qu’il n’était pas juge de questions d’État aussi graves.

« J’ai un mot à vous dire concernant votre affaire, dit-il à Boris, mais nous en causerons plus tard. Venez chez moi après la revue, nous ferons tout ce qu’il sera possible de faire… »

Et s’adressant à Rostow, dont il ne semblait pas remarquer l’air confus et passablement irrité :

« Vous racontiez l’affaire de Schöngraben ? Vous étiez là ?

— J’étais là ! » répondit Rostow d’un ton agressif.

Bolkonsky, trouvant l’occasion toute naturelle de s’amuser de sa mauvaise humeur, lui dit :

« Oui, on invente pas mal d’histoires sur cet engagement !

— Oui, oui, on invente des histoires ! dit Rostow en jetant tour à tour sur Boris et sur Bolkonsky un regard devenu furieux ; oui, il y a beaucoup d’histoires, mais nos relations, les relations de ceux qui ont été exposés au feu de l’ennemi, celles-là ont du poids, et un poids d’une bien autre valeur que celles de ces élégants de l’état-major, qui reçoivent des récompenses sans rien faire…

— Selon vous, je suis de ceux-là ? » reprit avec sang-froid et en souriant doucement le prince André.

Un singulier mélange d’impatience et de respect pour le calme du maintien de Bolkonsky agitait Rostow.

« Je ne dis pas cela pour vous, je ne vous connais pas, et n’ai pas, je l’avoue, le désir de vous connaître davantage. Je le dis pour tous ceux des états-majors en général.

— Et moi, dit le prince André, en l’interrompant d’une voix mesurée et tranquille, je vois que vous voulez m’offenser, ce qui serait par trop facile si vous vous manquiez de respect à vous-même ; mais vous reconnaîtrez sans doute aussi que l’heure et le lieu sont mal choisis pour l’essayer. Nous sommes tous à la veille d’un duel sérieux et important, et ce n’est pas la faute de Droubetzkoï, votre ami d’enfance, si ma figure a le malheur de vous déplaire. Du reste, ajouta-t-il en se levant, vous connaissez mon nom et vous savez où me trouver ; n’oubliez pas que je ne me considère pas le moins du monde comme offensé, et, comme je suis plus âgé que vous, je me permets de vous conseiller de ne donner aucune suite à votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris, à vendredi après la revue, je vous attendrai… »

Et le prince André sortit en les saluant.

Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s’en voulait mortellement de n’avoir rien trouvé à répondre, et, s’étant fait amener son cheval, il prit congé de Boris assez sèchement.

« Fallait-il aller provoquer cet aide de camp poseur, ou laisser tomber l’affaire dans l’eau ? »

Cette question le tourmenta tout le long de la route. Tantôt il se représentait le plaisir qu’il éprouverait à voir la frayeur de ce petit homme orgueilleux, tantôt il se surprenait avec étonnement à désirer, avec une ardeur qu’il n’avait jamais ressentie, l’amitié de cet aide de camp qu’il détestait.


VIII

Le lendemain de l’entrevue de Boris et de Rostow, les troupes autrichiennes et russes, au nombre de 80 000 hommes, y compris celles qui arrivaient de Russie et celles qui avaient fait la campagne, furent passées en revue par l’empereur Alexandre, accompagné du césarévitch, et l’empereur François, suivi d’un archiduc.

Dès l’aube du jour, les troupes, dans leur tenue de parade, s’alignaient sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante, aux drapeaux flottants, s’arrêtait au commandement des officiers, se divisait et se formait en détachements, se laissant dépasser par un autre flot bariolé d’uniformes différents. Plus loin, c’était la cavalerie, habillée de bleu, de vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodés, qui s’avançait au pas cadencé des chevaux noirs, gris et alezans ; puis venait l’artillerie, qui, au bruit d’airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs affûts, se déroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l’infanterie, pour se rendre à la place qui lui était réservée, en répandant sur son passage l’odeur des mèches allumées. Les généraux en grande tenue, chamarrés de décorations, collets relevés, et la taille serrée, les officiers élégants et parés, les soldats aux visages rasés de frais, aux fourniments brillants, les chevaux bien étrillés, à la robe miroitante comme le satin, à la crinière bien peignée, tous comprenaient qu’il allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du général au soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante, mais avait conscience en même temps de sa force comme partie de ce grand tout.

Après maints efforts, à dix heures, tout fut prêt. L’armée était placée sur trois rangs : la cavalerie en premier, l’artillerie ensuite et l’infanterie en dernier.

Entre chaque arme différente il y avait un large espace. Chacune de ces trois parties se détachait vivement sur les deux autres. L’armée de Koutouzow, dont le premier rang de droite était occupé par le régiment de Pavlograd, puis les nouveaux régiments de l’armée et de la garde arrivés de Russie, puis l’armée autrichienne, tous, rivalisant de bonne tenue, étaient sur la même ligne et sous le même commandement.

Tout à coup un murmure, semblable à celui du vent bruissant dans le feuillage, parcourut les rangs :

« Ils arrivent ! Ils arrivent ! » s’écrièrent quelques voix.

Et la dernière inquiétude de l’attente se répandit comme une traînée de poudre.

Un groupe s’était en effet montré dans le lointain. Au même moment, un léger souffle traversant le calme de l’air agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis s’enroulaient autour des hampes. Il semblait que ce frissonnement témoignât de la joie de l’armée à l’approche des souverains :

« Silence ! » cria une voix.

Puis, ainsi que le chant des coqs se répondant aux premières lueurs de l’aurore, le mot fut répété sur différents points, et tout se tut.

On n’entendit plus, dans ce calme profond, que le pas des chevaux qui approchaient : les trompettes du 1er régiment sonnèrent une fanfare, dont les sons entraînants paraissaient sortir de ces milliers de poitrines joyeusement émues à l’arrivée des empereurs. À peine la musique avait-elle cessé, que la voix jeune et douce de l’empereur Alexandre prononça distinctement ces mots :

« Bonjour, mes enfants ! »

Et le 1er régiment fit éclater un hourra si retentissant et si prolongé, que chacun de ces hommes tressaillit à la pensée du nombre et de la puissance de la masse dont il faisait partie.

Rostow, placé au premier rang dans l’armée de Koutouzow, la première sur le passage de l’empereur, éprouva, comme tous les autres, ce sentiment général d’oubli de soi-même, d’orgueilleuse conscience de sa force et d’attraction passionnée vers le héros de cette solennité.

Il se disait qu’à une parole de cet homme toute cette masse et lui-même, infime atome, se précipiteraient dans le feu et dans l’eau, tout prêts à commettre des crimes ou des actions héroïques, et il se sentait frémir et presque défaillir à la vue de celui qui personnifiait cette parole.

Les cris de hourra ! hourra ! retentissaient de tous côtés, et les régiments, l’un après l’autre, sortant de leur immobilité et de leur silence de mort, étaient évoqués à la vie, lorsque l’Empereur passait devant eux, et le recevaient au son des fanfares, en poussant des hourras qui se confondaient avec les hourras précédents en une clameur assourdissante.

Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui semblaient pétrifiées sous leurs larges shakos, des centaines de cavaliers caracolaient dans une élégante symétrie. C’était la suite des deux Empereurs, sur qui était, concentrée toute l’attention contenue et émue de ces 80 000 hommes.

Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde à cheval, le tricorne posé de côté, avec son visage agréable, sa voix douce et bien timbrée, attirait surtout les regards.

Rostow, qui était placé non loin des trompettes, suivait de sa vue perçante l’approche de son souverain, et, lorsqu’il en eut distingué à vingt pas les traits rayonnants de beauté, de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d’un élan irrésistible de tendresse et d’enthousiasme : tout dans l’extérieur du souverain le ravissait.

Arrêté en face du régiment de Pavlograd, le jeune Empereur, s’adressant à l’Empereur d’Autriche, prononça en français quelques paroles et sourit.

Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que croître ; il aurait voulu lui en donner une preuve, et l’impossibilité de le faire le rendait tout malheureux. L’Empereur appela le chef de régiment.

« Mon Dieu ! que serait-ce s’il s’adressait à moi ! j’en mourrais de joie !

— Messieurs, dit l’Empereur en s’adressant aux officiers (et Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon cœur. Vous avez mérité les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en montrerez dignes !

— Rien que mourir, mourir pour lui ! » se disait Rostow.

À ce moment éclatèrent de formidables hourras, auxquels se joignit Rostow, de toute la force de ses poumons, pour mieux témoigner, au risque de se briser la poitrine, du degré de son enthousiasme.

L’Empereur resta quelques instants indécis.

« Comment peut-il être indécis ? » se dit Rostow.

Mais cette indécision lui parut aussi majestueuse et aussi pleine de charme que tout ce que faisait l’Empereur, qui, ayant touché, du bout de sa botte étroite, comme on les portait alors, sa belle jument bai brun, rassembla les rênes de sa main gantée de blanc, et s’éloigna, suivi du flot de ses aides de camp, pour aller s’arrêter, de plus en plus loin, devant les autres régiments ; et l’on ne voyait plus à la fin que le plumet blanc de son tricorne ondulant au-dessus de la foule.

Rostow avait remarqué Bolkonsky parmi les officiers de la suite. Il se rappela la dispute de la veille, et se demanda s’il fallait, oui ou non, le provoquer : « Non certainement, se dit-il… Peut-on penser à cela à présent ? Que signifient nos querelles et nos offenses, quand nos cœurs débordent d’amour, de dévouement et d’exaltation ? J’aime tout le monde et je pardonne à tous ! »

Lorsque l’Empereur eut passé devant tous les régiments, ils défilèrent à leur tour. Rostow, monté sur Bédouin, qu’il avait tout nouvellement acheté à Denissow, passa le dernier de son escadron, seul et bien en vue.

Excellent cavalier, il éperonna vivement son cheval et le mit au grand trot. Abaissant sur son poitrail sa bouche écumante, la queue élégamment arquée, fendant l’air, rasant la terre, jetant haut et avec grâce ses jambes fines, Bédouin semblait sentir, lui aussi, que le regard de l’Empereur était fixé sur lui.

Le cavalier, de son côté, les jambes en arrière, la figure rayonnante et inquiète, le buste correctement redressé, ne faisait qu’un avec son cheval, et ils passèrent tous deux devant l’Empereur, dans toute leur beauté.

« Bravo les hussards de Pavlograd ! dit l’Empereur.

— Mon Dieu, que je serais heureux s’il voulait me dire là tout de suite de me jeter dans le feu ! » pensa Rostow.

La revue terminée, les officiers nouvellement arrivés et ceux de Koutouzow se formèrent en groupes et s’entretinrent des récompenses, des Autrichiens et de leurs uniformes, de Bonaparte et de sa situation critique, surtout lorsque le corps d’Essen les aurait rejoints et que la Prusse se serait franchement alliée à la Russie.

Mais c’était la personne même de l’empereur Alexandre qui faisait le fond de toutes les conversations : on se répétait chacun de ses mots, de ses mouvements, et l’enthousiasme allait toujours croissant.

On ne désirait qu’une chose : marcher à l’ennemi sous son commandement, car avec lui on était sûr de la victoire, et, après la revue, l’assurance de vaincre était plus forte qu’après deux victoires remportées.


IX

Le lendemain de la revue, Boris, ayant mis son plus bel uniforme, se rendit à Olmütz accompagné des vœux de Berg, pour profiter des bonnes dispositions de Bolkonsky. Une petite place bien commode, celle d’aide de camp près d’un personnage haut placé, était tout ce qu’il lui fallait.

« C’est bon pour Rostow, se disait-il, à qui son père envoie six mille roubles à la fois, de faire le dédaigneux et de traiter cela de service de laquais ; mais moi, qui n’ai rien que ma tête, il faut que je me pousse dans la carrière, et que je profite de toutes les occasions favorables.

Le prince André n’était point à Olmütz ce jour-là. Mais l’aspect de la ville, animée par la présence du quartier général, du corps diplomatique, des deux empereurs, avec leur suite, leurs cours et leurs familiers, ne fit qu’augmenter en lui le désir de pénétrer dans ces hautes sphères.

Bien qu’il fût dans la garde, il n’y connaissait personne. Tout ce monde chamarré de cordons et de décorations, aux plumets multicolores, parcourant les rues avec de beaux attelages, aussi bien militaire que civil, lui paraissait à une telle hauteur au-dessus de lui, petit officier, qu’il ne voulait ni ne pouvait assurément soupçonner même son existence. Dans la maison occupée par le général en chef Koutouzow, et où il était allé chercher Bolkonsky, l’accueil qu’il reçut des aides de camp et des domestiques semblait destiné à lui faire comprendre qu’ils avaient par-dessus la tête des flâneurs comme lui. Cependant le lendemain, qui était le 15 du mois, il renouvela sa tentative. Le prince André était chez lui, et l’on fit entrer Boris dans une grande salle ; c’était une ancienne salle de bal, où l’on avait entassé cinq lits, des meubles de toute espèce, tables, chaises, plus un piano. Un aide de camp en robe de chambre persane écrivait à côté de la porte d’entrée. Un second, le gros et beau Nesvitsky, étendu sur son lit, les bras passés sous la tête en guise d’oreiller, riait avec un officier assis à ses pieds. Le troisième jouait une valse viennoise. Le quatrième, à moitié couché sur l’instrument, la lui fredonnait. Bolkonsky n’y était pas. Personne ne changea d’attitude à la vue de Boris, sauf l’aide de camp en robe de chambre, qui lui répondit d’un air de mauvaise humeur que Bolkonsky était de service, et qu’il le trouverait dans le salon d’audience, la porte à gauche dans le corridor. Boris le remercia, s’y rendit et y vit effectivement une dizaine d’officiers et de généraux.

Au moment où il entrait, le prince André, avec cette politesse fatiguée qui dissimule l’ennui, mais que le devoir impose, écoutait un général russe décoré, d’un certain âge et rouge de figure, qui, planté sur la pointe des pieds, lui exposait son affaire de cet air craintif habituel au soldat :

« Très bien, ayez l’obligeance d’attendre, » répondit-il au général, avec cet accent français qu’il affectait en parlant russe, lorsqu’il voulait être dédaigneux.

Ayant aperçu Boris, et sans plus s’occuper du pétitionnaire qui courait après lui en réitérant sa demande et en assurant qu’il n’avait pas fini, le prince André vint à lui et le salua amicalement. À ce changement à vue, Boris comprit ce qu’il avait soupçonné tout d’abord, c’est qu’en dehors de la discipline et de la subordination, telles qu’elles sont écrites dans le code militaire, et telles qu’on les pratiquait au régiment, il y en avait une autre bien plus essentielle, qui forçait ce général à la figure enluminée à attendre patiemment le bon plaisir du capitaine André, du moment que celui-ci préférait causer avec le sous-lieutenant prince Boris Droubetzkoï. Il se promit de se guider à l’avenir d’après ce dernier code et non d’après celui qui était en vigueur. Grâce aux lettres de recommandation dont on l’avait pourvu, il se sentait placé cent fois plus haut que ce général, qui, une fois dans les rangs, pouvait l’écraser, lui simple sous-lieutenant de la garde.

« Je regrette de vous avoir manqué hier, dit le prince André en lui serrant la main. J’ai couru toute la journée avec des Allemands. J’ai été avec Weirother faire une inspection et étudier la dislocation des troupes, et vous savez que, lorsque les Allemands se piquent d’exactitude, on n’en finit plus. »

Boris sourit et fit semblant de comprendre ce qui devait être connu de tout le monde. C’était pourtant la première fois qu’il entendait le nom de Weirother et le mot de « dislocation ».

« Ainsi donc, mon cher, vous voulez devenir aide de camp ?

— Oui, répondit Boris en rougissant malgré lui, je désirerais le demander au général en chef ; le prince Kouraguine lui en aura sans doute écrit. Je le désirerais surtout parce que je doute que la garde voie le feu, ajouta-t-il enchanté de trouver ce prétexte plausible à sa requête.

— Bien, bien, nous en causerons, dit le prince André ; aussitôt mon rapport présenté au sujet de ce monsieur, je serai à vous. »

Pendant son absence, le général, qui comprenait autrement que Boris les avantages de la discipline sous-entendue, jeta un regard furieux sur cet impudent sous-lieutenant qui l’avait empêché de raconter en détail son affaire ; ce dernier en fut un peu décontenancé, et attendit avec impatience le retour du prince André, qui l’emmena aussitôt dans la grande salle aux cinq lits.

« Voici, mon cher, mes conclusions : vous présenter au général en chef est parfaitement inutile ; il vous dira mille amabilités, vous engagera à dîner chez lui… (Ce ne serait pourtant pas trop mal par rapport à cette autre discipline, se dit Boris en lui-même…) et il ne fera rien de plus, car on formerait bientôt tout un bataillon de nous autres aides de camp et officiers d’ordonnance. Je vous propose autre chose, d’autant mieux que Koutouzow et son état-major n’ont plus la même importance. Dans ce moment, tout est concentré dans la personne de l’Empereur ; ainsi donc, nous irons voir le général aide de camp prince Dolgoroukow, un de mes bons amis, un excellent homme, à qui j’ai parlé de vous ; peut-être trouvera-t-il moyen de vous placer auprès de lui, ou bien même plus haut, plus près du soleil. »

Le prince André, toujours prêt à guider un jeune homme et à lui rendre sa carrière plus facile, s’acquittait de ce devoir avec un plaisir tout particulier, et, sous le couvert de cette protection accordée à autrui et qu’il n’aurait jamais acceptée pour lui-même, il gravitait autour de cette sphère qui l’attirait malgré lui, et de laquelle rayonnait le succès.

La soirée était déjà assez avancée, lorsqu’ils franchirent le seuil du palais occupé par les deux empereurs et leurs cours.

Leurs Majestés avaient assisté ce même jour à un conseil de guerre, auquel avaient également pris part tous les membres du Hofkriegsrath. On y avait décidé, contre l’avis des vieux militaires, tels que Koutouzow et le prince Schwarzenberg, qu’on reprendrait l’offensive et qu’on livrerait bataille à Bonaparte. Au moment où le prince André se mettait en quête du prince Dolgoroukow, il aperçut encore, sur les différents visages qu’il rencontrait, la trace de cette victoire remportée par le parti des jeunes dans le conseil de guerre. Les voix des temporiseurs qui conseillaient d’attendre avaient été si bien étouffées par leurs adversaires, et leurs arguments renversés par des preuves si infaillibles à l’appui des avantages de l’offensive, que la future bataille et la victoire qui devait en être la conséquence incontestable appartenaient pour ainsi dire déjà au passé plutôt qu’à l’avenir. Les forces considérables de Napoléon (excédant à coup sûr les nôtres) étaient massées sur un seul point. Nos troupes, excitées par la présence des empereurs, ne demandaient qu’à se battre ; le point stratégique sur lequel elles auraient à agir était connu dans ses moindres détails du général Weirother, qui devait servir de guide aux deux armées. Par une heureuse coïncidence, l’armée autrichienne ayant manœuvré l’année précédente sur ce terrain, il fut tracé sur les cartes avec une exactitude mathématique ; l’inaction de Napoléon faisait naturellement croire qu’il s’était affaibli.

Le prince Dolgoroukow, l’un des plus chauds défenseurs du plan d’attaque, venait de rentrer du conseil, ému, épuisé, mais fier de son triomphe, lorsque le prince André, auquel il serra aimablement la main, lui présenta son protégé. Incapable de contenir plus longtemps les pensées qui l’agitaient en ce moment, et ne faisant guère attention à Boris :

« Eh bien, mon cher, dit-il en français, en s’adressant au prince André, nous l’avons remportée, la victoire ! Dieu veuille seulement que celle qui s’ensuivra soit aussi brillante ! Et je vous avoue, mon cher, que je reconnais mes torts envers les Autrichiens, et surtout envers Weirother. Quelle minutie ! Quelle connaissance des lieux ! Quelle prévoyance de toutes les conditions, de toutes les éventualités, des moindres détails ! On ne saurait décidément imaginer un ensemble aussi avantageux que celui de notre situation actuelle. La réunion de la scrupuleuse exactitude autrichienne avec la bravoure russe, que faut-il de plus ?

— L’attaque est donc décidée ?

— Oui, mon cher, et Bonaparte me paraît avoir perdu la tête ! L’Empereur a reçu une lettre de lui aujourd’hui… »

Et Dolgoroukow sourit d’une manière significative.

« Oui-da ! que lui écrit-il donc ?

— Mais que peut-il lui écrire ? Traderidera… etc., rien que pour gagner du temps. Il tombera entre nos mains, soyez-en sûr ! Mais le plus amusant, et il sourit avec une bonhomie pleine de malice, c’est qu’on ne savait comment lui adresser la réponse. Ne pouvant l’adresser au consul, il va de soi qu’on ne pouvait l’adresser à l’Empereur ; il ne restait plus que le général Bonaparte, c’était au moins mon avis.

— Mais, lui dit Bolkonsky, il me semble qu’entre ne pas le reconnaître Empereur et l’appeler général il y a une différence.

— Certainement, et c’était là la difficulté, continua vivement Dolgoroukow. Aussi Bilibine, qui est fort intelligent, proposa l’adresse suivante : « À l’usurpateur et à l’ennemi du genre humain. »

— Rien que cela ?

— En tout cas, Bilibine a sérieusement tourné la difficulté, en homme d’esprit qu’il est…

— Comment ?

— Au chef du gouvernement français ! — C’est bien, n’est-ce pas.

— Très bien, mais ça lui déplaira fort, dit Bolkonsky.

— Oh ! sans aucun doute ! Mon frère, qui le connaît, ayant plus d’une fois dîné chez cet Empereur à Paris, me racontait qu’il n’avait jamais vu de plus fin et de plus rusé diplomate : l’habileté française jointe à l’astuce italienne ! Vous connaissez sans doute toutes les histoires du comte Markow, le seul qui ait su se conduire avec lui. Connaissez-vous celle du mouchoir ? elle est ravissante ! Et ce bavard de Dolgoroukow, s’adressant tantôt à Boris, tantôt au prince André, leur raconta comment Bonaparte, voulant éprouver notre ambassadeur, avait laissé tomber son mouchoir à ses pieds, et, dans l’attente de le lui voir ramasser, s’était arrêté devant lui ; comment Markow, laissant aussitôt tomber le sien tout à côté, le ramassa sans toucher à l’autre.

— Charmant, dit Bolkonsky ; mais deux mots, mon prince : je viens en solliciteur pour ce jeune homme… »

Un aide de camp qui venait chercher Dolgoroukow de la part de l’Empereur ne donna pas au prince André le temps de finir sa phrase.

« Oh ! quel ennui, dit le prince Dolgoroukow, en se levant à la hâte et en serrant la main aux deux jeunes gens. Je ferai tout ce qui me sera possible, tout ce qui dépendra de moi, pour vous et ce charmant jeune homme. Mais ce sera pour une autre fois ! Vous voyez… » ajouta-t-il en serrant de nouveau la main de Boris avec une familiarité bienveillante et légère.

Boris était tout ému du voisinage de cette personnalité puissante, ému aussi de se trouver en contact avec un des ressorts qui mettaient en mouvement ces énormes masses, dont lui, dans son régiment, ne se sentait qu’une petite, soumise et infime parcelle. Ils traversèrent le corridor à la suite du prince Dolgoroukow, et au moment où celui-ci entrait dans les appartements de l’Empereur, il en sortit un homme en habit civil, de haute taille, à figure intelligente, et dont la mâchoire proéminente, loin d’enlaidir les traits, y ajoutait au contraire beaucoup de vivacité et de mobilité. Il salua en passant Dolgoroukow comme un intime, et jeta un regard fixe et froid sur le prince André, vers lequel il s’avança avec la certitude que l’autre le saluerait et se rangerait pour le laisser passer ; mais le prince André ne fit ni l’un ni l’autre ; la figure de l’inconnu exprima l’irritation, et, se détournant, il longea l’autre côté du corridor.

« Qui est-ce ? demanda Boris.

— Un des hommes les plus remarquables et les plus antipathiques, à mon avis. C’est le ministre des affaires étrangères, le prince Adam Czartorisky… Ce sont ces hommes-là, dit le prince André avec un soupir qu’il ne put réprimer, qui décident du sort des nations ! »

Les troupes se mirent en marche le lendemain, et Boris, n’ayant revu ni Bolkonsky ni Dolgoroukow, pendant le temps qui s’écoula jusqu’à la bataille d’Austerlitz, fut laissé dans son régiment.


X

Le 16, à l’aube, l’escadron de Denissow, faisant partie du détachement du prince Bagration, quitta sa dernière étape pour gagner le champ de bataille, à la suite des autres colonnes ; mais, à la distance d’une verste, il reçut l’ordre de s’arrêter. Rostow vit défiler devant lui les cosaques, le 1er et le 2e escadron de hussards, quelques bataillons d’infanterie et de l’artillerie, les généraux prince Bagration, Dolgoroukow et leurs aides de camp. La lutte intérieure qu’il avait soutenue pour vaincre la terreur qui s’emparait de lui au moment de l’engagement, tous ses beaux rêves sur la façon dont il s’y distinguerait à l’avenir, s’évanouissaient en fumée, car son escadron fut laissé dans la réserve, et la journée s’écoula triste et ennuyeuse. À neuf heures du matin, il entendit au loin une fusillade, des cris, des hourras, il vit ramener quelques blessés et enfin, au milieu d’une centaine de cosaques, tout un détachement de cavalerie française ; si l’engagement, comme on le voyait, avait été court, il s’était du moins terminé à notre avantage ; officiers et soldats parlaient d’une brillante victoire, de la prise de Vischau et d’un escadron français fait prisonnier. Le temps était pur, un beau soleil réchauffait l’air après la légère gelée de la nuit, et le radieux éclat d’une belle journée d’automne, en harmonie avec la joie et l’expression du triomphe, se reflétait sur les traits des soldats, des officiers, des généraux et des aides de camp qui se croisaient en tous sens. Après avoir souffert l’angoisse inévitable qui précède une affaire, pour passer ensuite cette joyeuse journée dans l’inaction, Rostow ressentait une vive impatience.

« Rostow, viens ici, noyons notre chagrin ! lui cria Denissow, qui, assis sur le bord de la route, avait un flacon d’eau-de-vie et quelques victuailles à côté de lui, et était entouré d’officiers qui partageaient ses provisions.

— Encore un qu’on amène ! dit l’un d’eux, en désignant un dragon français qui marchait entre deux cosaques, dont l’un menait par la bride la belle et forte monture du prisonnier.

— Vends-moi le cheval, cria Denissow au cosaque.

— Volontiers, Votre Noblesse. »

Les officiers se levèrent et entourèrent le cosaque et le prisonnier. Ce dernier était un jeune Alsacien, qui parlait français avec un accent allemand des plus prononcés. Il était rouge d’émotion ; ayant entendu parler sa langue, il s’adressait à chacun d’eux alternativement, en leur expliquant qu’il n’avait pas été pris par sa faute, que c’était le caporal qui en était cause, qu’il l’avait envoyé chercher des housses, quoiqu’il l’assurât que les Russes étaient déjà là, et à chaque phrase il ajoutait :

« Qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval. »

Et il le caressait. Il avait l’air de ne pas se rendre bien compte de ce qu’il disait : tantôt il s’excusait d’avoir été fait prisonnier, tantôt il faisait parade de sa ponctualité à remplir ses devoirs de soldat, comme s’il était encore en présence de ses chefs. C’était pour notre arrière-garde un spécimen exact des armées françaises, que nous connaissions encore si peu.

Les cosaques échangèrent son cheval contre deux pièces d’or, et Rostow, qui pour le moment se trouvait le plus riche des officiers, en devint propriétaire.

« Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, » lui répéta l’Alsacien.

Rostow le rassura et lui donna un peu d’argent.

« Allez ! allez ! dit le cosaque, en prenant le prisonnier français par la main pour le faire avancer.

— L’Empereur ! l’Empereur ! cria-t-on tout à coup autour d’eux. Tous s’agitèrent, se dispersèrent, se placèrent à leur poste, et Rostow, voyant venir de loin quelques cavaliers avec des plumets blancs, gagna prestement sa place et se mit en selle. Toute sa mauvaise humeur, tout son ennui, toute pensée personnelle s’effacèrent à l’instant de son esprit ; devant le sentiment de joie ineffable qui le pénétrait tout entier, à l’approche de son souverain. C’était pour lui une compensation complète à la déception du matin ; exalté, comme un amoureux qui a obtenu le rendez-vous désiré, il n’osait se retourner, et devinait son arrivée, non au bruit des chevaux, mais à l’intensité de l’émotion qui s’épanouissait en lui et qui éclairait et illuminait tout ce qui l’entourait. Cependant le « soleil » arrivait plus près, plus près… Rostow se sentait comme enveloppé des rayons de sa douce et majestueuse lumière…, et il entendit cette voix si bienveillante, si calme, si imposante et si naturelle à la fois, qui résonna au milieu d’un silence de mort :

« Les hussards de Pavlograd ? demanda l’Empereur.

— La réserve, Sire ! » répondit une voix humaine, après la voix divine qui avait parlé.

L’Empereur s’arrêta devant Rostow. La beauté de sa figure, plus frappante encore dans ce moment que le jour de la revue, brillait d’entrain et de jeunesse, et cet air d’innocente jeunesse, tout rayonnant de la vivacité de l’adolescence, n’enlevait rien à la sereine majesté de ses traits. En parcourant des yeux l’escadron, son regard rencontra l’espace d’une seconde celui de Rostow. Avait-il compris ce qui bouillonnait dans l’âme de ce dernier ? Rostow en était convaincu, car il avait senti passer sur lui le doux chatoiement de ses beaux yeux bleus.

Relevant les sourcils, l’Empereur éperonna brusquement son cheval et s’élança au galop en avant.

Le jeune souverain n’avait pu se refuser le plaisir d’assister à l’engagement, malgré tous les avis contraires de ses conseillers, et, s’étant séparé à midi de la troisième colonne qu’il suivait, il allait rejoindre l’avant-garde, lorsqu’au moment où il atteignait les hussards, plusieurs aides de camp lui apportèrent la nouvelle de l’heureuse issue de l’affaire.

Cette bataille, qui ne consistait, par le fait, qu’en la prise d’un escadron français, lui fut représentée comme une grande victoire, si bien que l’Empereur et même l’armée, avant que la fumée se fût dissipée, étaient persuadés que les Français avaient été vaincus, et obligés de battre en retraite. Peu d’instants après le départ de l’Empereur, la division du régiment de Pavlograd reçut l’ordre d’avancer, et Rostow eut encore une fois le bonheur d’apercevoir l’Empereur dans la petite ville de Vischau. Quelques blessés et quelques tués qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever y gisaient encore sur la place où la fusillade avait été la plus chaude. L’Empereur, accompagné de sa suite civile et militaire, monté sur un cheval alezan, se penchait de côté, portant d’un geste plein de grâce une lorgnette d’or à ses yeux, et regardait un soldat étendu à ses pieds, sans casque et la tête ensanglantée. L’aspect de ce blessé, horrible à voir, si près de l’Empereur, fut désagréable à Rostow ; il s’aperçut de la contraction de son visage et du frissonnement qui parcourait tout son être ; il vit son pied presser nerveusement le flanc de sa monture, qui, bien dressée, conservait une immobilité complète. Un aide de camp descendit de cheval pour soulever le blessé, qui poussa un gémissement, et il le posa sur un brancard.

« Doucement, doucement ; ne peut-on pas faire cela plus doucement ? » dit l’Empereur, avec un accent de compassion qui prouvait que sa souffrance était plus vive que celle du mourant.

Il s’éloigna, et Rostow, qui avait remarqué ses yeux humides de larmes, l’entendit dire en français à Czartorisky :

« Quelle terrible chose que la guerre ! »

L’avant-garde établie en avant de Vischau, en vue de l’ennemi, qui ce jour-là cédait le terrain sans la moindre résistance, avait reçu les remerciements de l’Empereur, la promesse de récompenses et une double ration d’eau-de-vie pour les hommes. Les grands feux du bivouac pétillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants des soldats remplissaient l’air. Denissow fêtait son avancement au rang de major, et Rostow, légèrement gris à la fin du souper, proposa de porter la santé de Sa Majesté, non pas la santé officielle de l’Empereur comme souverain, mais la santé de l’Empereur comme homme plein de cœur et de charme…

« Buvons à sa santé, s’écria-t-il, et à la prochaine victoire !… Si nous nous sommes bien battus, si nous n’avons pas reculé à Schöngraben devant les Français, que sera-ce maintenant que nous l’avons, lui, à notre tête ? Nous mourrons avec bonheur pour lui, n’est-ce pas, messieurs ? Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais je le sens et vous aussi ! À la santé de l’empereur Alexandre 1er ! Hourra !

— Hourra ! » répondirent en chœur les officiers.

Et le vieux Kirstein criait avec autant d’enthousiasme que l’officier de vingt ans.

Leurs verres vidés et brisés, Kirstein en remplit d’autres, et, s’avançant en manches de chemise, un verre à la main, vers les soldats groupés autour du feu, il leva le verre au-dessus de sa tête, pendant que la flamme éclairait de ses rouges reflets sa pose triomphale, ses grandes moustaches grises, et sa poitrine blanche, que sa chemise entr’ouverte laissait à découvert.

« Enfants, à la santé de notre Empereur et à la victoire sur l’ennemi ! » s’écria-t-il de sa voix basse et vibrante.

Ses hommes l’entourèrent en lui répondant par de bruyantes acclamations.

En se séparant à la nuit, Denissow frappa sur l’épaule de son favori Rostow :

« Pas moyen de s’amouracher, hein ? alors on s’est épris de l’Empereur !

— Denissow, ne plaisante pas là-dessus, c’est un sentiment trop élevé, trop sublime !

— Oui, oui, mon jeune ami, je suis de ton avis, je le partage et je l’approuve !

— Non, tu ne le comprends pas ! »

Et Rostow alla se promener au milieu des feux, qui s’éteignaient peu à peu, en rêvant au bonheur de mourir, sans songer à sa vie, de mourir simplement sous les yeux de l’Empereur ; il se sentait en effet transporté d’enthousiasme pour lui, pour la gloire des armes russes et pour le triomphe du lendemain. Du reste, il n’était pas le seul à penser ainsi : les neuf dixièmes des soldats éprouvaient, quoique à un moindre degré, ces sensations enivrantes, pendant les heures mémorables qui précédèrent la journée d’Austerlitz.


XI

L’Empereur séjourna le lendemain à Vischau. Son premier médecin Willier ayant été appelé par lui plusieurs fois, la nouvelle d’une indisposition de l’Empereur s’était répandue dans le quartier général, et dans son entourage intime on disait qu’il n’avait ni appétit ni sommeil. On attribuait cet état à la violente impression qu’avait produite sur son âme sensible la vue des morts et des blessés.

Le 17, de grand matin, un officier français, protégé par le drapeau parlementaire, et demandant une audience de l’Empereur lui-même, fut amené des avant-postes. Cet officier était Savary. L’empereur venait de s’endormir. Savary dut attendre ; à midi, il fut introduit, et une heure après il repartit avec le prince Dolgoroukow.

Il avait, disait-on, mission de proposer à l’empereur Alexandre une entrevue avec Napoléon. À la grande joie de toute l’armée, cette entrevue fut refusée, et le prince Dolgoroukow, le vainqueur de Vischau, fut envoyé avec Savary pour entrer en pourparlers avec Napoléon, dans le cas où, contre toute attente, ces pourparlers auraient la paix pour objet.

Dolgoroukow, de retour le même soir, resta longtemps en tête-à-tête avec l’Empereur.

Le 18 et le 19 novembre, les troupes firent encore deux étapes, pendant que les avant-postes ennemis ne cessaient de se replier, après avoir échangé quelques coups de fusil avec les nôtres. Dans l’après-midi du 19, un mouvement inaccoutumé d’allées et venues eut lieu dans les hautes sphères de l’armée, et se continua jusqu’au lendemain matin, 20 novembre, date de la mémorable bataille d’Austerlitz.

Jusqu’à l’après-midi du 19, l’agitation inusitée, les conversations animées, les courses des aides de camp, n’avaient pas dépassé les limites du quartier général des empereurs, mais elles ne tardèrent pas à gagner l’état-major de Koutouzow, et bientôt après les états-majors des chefs de division. Dans la soirée, les ordres portés par les aides de camp avaient mis en mouvement toutes les parties de l’armée, et pendant la nuit du 19 au 20 cette énorme masse de 80 000 hommes se souleva en bloc, s’ébranla et se mit en marche avec un sourd roulement.

Le mouvement, concentré le matin dans le quartier général des Empereurs, en se répandant de proche en proche, avait atteint et tiré de leur immobilité jusqu’aux derniers ressorts de cette immense machine militaire, comparable au mécanisme si compliqué d’une grande horloge. L’impulsion une fois donnée, nul ne saurait plus l’arrêter : la grande roue motrice, en accélérant rapidement sa rotation, entraîne à sa suite toutes les autres : lancées à fond de train, sans avoir idée du but à atteindre, les roues s’engrènent, les essieux crient, les poids gémissent, les figurines défilent, et les aiguilles, se mouvant lentement, marquent l’heure, résultat final obtenu par la même impulsion donnée à ces milliers d’engrenages, qui semblaient destinés à ne jamais sortir de leur immobilité ! C’est ainsi que les désirs, les humiliations, les souffrances, les élans d’orgueil, de terreur, d’enthousiasme, la somme entière des sensations éprouvées par 160 000 Russes et Français eurent comme résultat final, marqué par l’aiguille sur le cadran de l’histoire de l’humanité, la grande bataille d’Austerlitz, la bataille des trois Empereurs !

Le prince André était de service ce jour-là, et n’avait pas quitté le général en chef Koutouzow, qui, arrivé à six heures du soir au quartier général des deux Empereurs, après avoir eu une courte audience de Sa Majesté, se rendit chez le grand maréchal de la cour, comte Tolstoï.

Bolkonsky, ayant remarqué l’air contrarié et mécontent de Koutouzow, en profita pour entrer chez Dolgoroukow, et lui demander les détails sur ce qui se passait ; il avait cru s’apercevoir également qu’on en voulait à son chef au quartier général, et qu’on affectait avec lui le ton de ceux qui savent quelque chose que les autres ignorent.

« Bonjour, mon cher, lui dit Dolgoroukow, qui prenait le thé avec Bilibine. La fête est pour demain. Que fait votre vieux, il est de mauvaise humeur ?

— Je ne dirai pas qu’il soit de mauvaise humeur, mais il aurait voulu, je crois, qu’on l’eût entendu.

— Comment donc, mais on l’a écouté au conseil de guerre et on l’écoutera toujours lorsqu’il parlera sensément, mais traîner en longueur et toujours attendre, lorsque Bonaparte a visiblement peur de la bataille,… c’est impossible.

— Mais vous l’avez vu, Bonaparte ? Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Oui, je l’ai vu, et je demeure convaincu qu’il redoute terriblement cette bataille, répéta Dolgoroukow, enchanté de la conclusion qu’il avait tirée de sa visite à Napoléon. S’il ne la redoutait pas, pourquoi aurait-il demandé cette entrevue, entamé ces pourparlers ? Pourquoi se serait-il replié, lorsque cette retraite est tout l’opposé de sa tactique habituelle ? Croyez-moi : il a peur, son heure est venue, je puis vous l’assurer.

— Mais comment est-il ? demanda le prince André.

— C’est un homme en redingote grise, très désireux de m’entendre l’appeler Votre Majesté, mais je ne l’ai honoré d’aucun titre, à son grand chagrin. Voilà quel homme c’est, rien de plus ! Et malgré le profond respect que je porte au vieux Koutouzow, nous serions dans une jolie situation si nous continuions à attendre l’inconnu, et à lui donner ainsi la chance de s’en aller ou de nous tromper, tandis qu’à présent nous sommes sûrs de le prendre. Il ne faut pas oublier le principe de Souvarow : qu’il vaut mieux attaquer que de se laisser attaquer. L’ardeur des jeunes gens à la guerre, est, croyez-moi, un indicateur plus sûr que toute l’expérience des vieux tacticiens.

— Mais quelle est donc sa position ? Je suis allé aujourd’hui aux avant-postes, et il est impossible de découvrir où se trouve le gros de ses forces, reprit le prince André, qui brûlait d’envie d’exposer au prince Dolgoroukow son plan d’attaque particulier.

— Ceci est parfaitement indifférent. Tous les cas sont prévus s’il est à Brünn…, » repartit Dolgoroukow, en se levant pour déployer une carte sur la table et expliquer à sa façon le projet d’attaque de Weirother, qui consistait en un mouvement de flanc.

Le prince André fit des objections pour prouver que son plan valait celui de Weirother, qui n’avait pour lui que la bonne fortune d’avoir été approuvé. Pendant que le prince André faisait ressortir les côtés faibles de ce dernier et les avantages du sien, le prince Dolgoroukow avait cessé de l’écouter et jetait des regards distraits tour à tour sur la carte et sur lui.

« Il y aura un conseil de guerre ce soir chez Koutouzow, et vous pourrez exposer vos objections, dit Dolgoroukow.

— Et je le ferai certainement, reprit le prince André.

— De quoi vous préoccupez-vous, messieurs ? dit avec un sourire railleur Bilibine, qui, après les avoir écoutés en silence, se préparait à les plaisanter. Qu’il y ait une victoire ou une défaite demain, l’honneur de l’armée russe sera sauf, car, à l’exception de notre Koutouzow, il n’y a pas un seul Russe parmi les chefs des différentes divisions ; voyez plutôt : Herr général Wimpfen, le comte de Langeron, le prince de Lichtenstein, le prince de Hohenlohe et enfin Prsch…, Prsch… et ainsi de suite, comme tous les noms polonais.

— Taisez-vous, mauvaise langue, dit Dolgoroukow, vous vous trompez : il y a deux Russes, Miloradovitch et Doktourow ; il y en a même un troisième, Araktchéiew, mais il n’a pas les nerfs solides.

— Je vais rejoindre mon chef, dit le prince André. Bonne chance, messieurs ! »

Et il sortit en leur serrant la main à tous deux.

Pendant le trajet, le prince André ne put s’empêcher de demander à Koutouzow, qui était assis en silence à ses côtés, ce qu’il pensait de la bataille du lendemain. Celui-ci, avec un air profondément sérieux, lui répondit, au bout d’une seconde :

« Je pense qu’elle sera perdue, et j’ai prié le comte Tolstoï de transmettre mon opinion à l’Empereur… Eh bien, que croyez-vous qu’il m’ait répondu ? « Eh, mon cher général, je me mêle du riz et des côtelettes, mêlez-vous des affaires de la guerre. » Oui, mon cher, voilà ce qu’ils m’ont répondu ! »


XII

À dix heures du soir, Weirother porta son plan au logement de Koutouzow, où devait se rassembler le conseil de guerre. Tous les chefs de colonnes avaient été convoqués, et tous, à l’exception du prince Bagration, qui s’était fait excuser, se réunirent à l’heure indiquée.

Weirother, le grand organisateur de la bataille du lendemain, avec sa vivacité et sa hâte fiévreuse, faisait un contraste complet avec Koutouzow, mécontent et endormi, qui présidait malgré lui le Conseil de guerre. Weirother se trouvait, à la tête de ce mouvement que rien ne pouvait plus arrêter, dans la situation d’un cheval attelé qui, se précipitant sur une descente, ne sait plus si c’est lui qui entraîne la voiture ou si c’est la voiture qui le pousse. Emporté par une force irrésistible, il ne se donnait plus le temps de réfléchir à la conséquence de cet élan. Il avait été deux fois dans la soirée inspecter les lignes ennemies, deux fois chez les empereurs pour faire son rapport et donner des explications, et de plus dans sa chancellerie, où il avait dicté en allemand un projet de disposition des troupes. Aussi arriva-t-il au conseil de guerre complètement épuisé.

Sa préoccupation était si évidente qu’il en oubliait la déférence qu’il devait au général en chef : il l’interrompait à tout moment par des paroles sans suite, sans même le regarder, sans répondre aux questions qui lui étaient adressées. Avec ses habits couverts de boue, il avait un air piteux, fatigué, égaré, qui cependant n’excluait pas l’orgueil et la jactance.

Koutouzow occupait un ancien château. Dans le grand salon, transformé en cabinet, étaient réunis : Koutouzow, Weirother, tous les membres du conseil de guerre et le prince André, qui, après avoir transmis les excuses du prince Bagration, avait obtenu l’autorisation de rester.

« Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons commencer notre séance, » dit Weirother, en se levant avec empressement pour se rapprocher de la table, sur laquelle était étalée, une immense carte topographique des environs de Brünn.

Koutouzow, dont l’uniforme déboutonné laissait prendre l’air à son large cou de taureau, enfoncé dans un fauteuil à la Voltaire, ses petites mains potelées de vieillard symétriquement posées sur les bras du fauteuil, paraissait endormi, mais le son de la voix de Weirother lui fit ouvrir avec effort l’œil qui lui restait.

« Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard… »

Et sa tête retomba sur sa poitrine, et son œil se referma.

Quand la lecture commença, les membres du conseil auraient pu croire qu’il faisait semblant de dormir, mais son ronflement sonore leur prouva bientôt qu’il avait cédé malgré lui à cet invincible besoin de sommeil, inhérent à la nature humaine, en dépit de son désir de témoigner son dédain pour les dispositions qui avaient été arrêtées. En effet, il dormait profondément. Weirother, trop occupé pour perdre une seconde, lui jeta un coup d’œil, prit un papier et commença d’un ton monotone la lecture très compliquée et très difficile à suivre de la dislocation des troupes :

« Dislocation des troupes pour l’attaque des positions ennemies derrière Kobelnitz et Sokolenitz, du 30 novembre 1805.

« Vu que le flanc gauche de l’ennemi s’appuie sur des montagnes boisées et que son aile droite s’étend le long des étangs derrière Kobelnitz et Sokolenitz et que notre flanc gauche déborde de beaucoup son flanc droit, il serait avantageux d’attaquer l’aile droite de l’ennemi ; si nous parvenons surtout à nous emparer des villages de Kobelnitz et de Sokolenitz, nous nous trouverions alors dans la possibilité de tomber sur le flanc de l’ennemi et de le poursuivre dans la plaine, entre Schlappanitz et le bois de Turass, en évitant les défilés entre Schlappanitz et Bellovitz, qui couvrent le front de l’ennemi. Il est indispensable dans ce but… La première colonne marche… la seconde colonne marche… la troisième colonne marche, etc. »

Ainsi lisait Weirother, pendant que les généraux essayaient de le suivre, avec un déplaisir manifeste. Le blond général Bouxhevden, de haute taille, debout et le dos appuyé au mur, les yeux fixés sur la flamme d’une des bougies, affectait même de ne pas écouter. À côté de lui, Miloradovitch, avec sa figure haute en couleur, sa moustache retroussée, assis avec un laisser-aller militaire, les coudes en dehors et les mains sur les genoux, en face de Weirother, fixait sur lui, tout en gardant un silence opiniâtre, ses grands yeux brillants, qu’il reportait, à la moindre pause, sur ses collègues, sans qu’il leur fût possible de se rendre compte de la signification de ce regard. Était-il pour ou contre, mécontent ou satisfait des mesures prises ? Le plus rapproché de Weirother était le comte de Langeron, qui avait le type d’un Français du midi ; un fin sourire n’avait cessé d’animer son visage pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses doigts fluets qui faisaient tourner une tabatière en or ornée d’une miniature. Au milieu d’une des plus longues périodes il avait relevé la tête, et il était sur le point d’interrompre Weirother avec une politesse presque blessante : mais le général autrichien, sans s’arrêter, fronçant le sourcil, fit un geste impératif de la main comme s’il voulait lui dire : « Après, après, vous me ferez vos observations ; maintenant suivez sur la carte et écoutez. » Langeron, surpris, leva les yeux au ciel, se tourna en cherchant une explication du côté de Miloradovitch ; mais, rencontrant son regard sans expression, il pencha tristement la tête et recommença à faire tourner sa tabatière.

« Une leçon de géographie ! » murmura-t-il à demi-voix, mais assez haut cependant pour être entendu.

Prsczebichewsky, tenant comme un cornet acoustique la main près de son oreille avec une politesse respectueuse mais digne, avait l’air d’un homme dont l’attention est complètement absorbée. Doktourow, de petite taille, d’un extérieur modeste et d’une volonté à toute épreuve, à demi penché sur la carte, étudiait consciencieusement le terrain qui lui était inconnu. Il avait à plusieurs reprises prié Weirother de répéter les mots qu’il n’avait pas saisis au passage et les noms des différents villages, qu’il inscrivait au fur et à mesure sur son carnet.

La lecture, qui avait duré plus d’une heure, une fois terminée, Langeron, arrêtant le mouvement de rotation de sa tabatière sans s’adresser à personne en particulier, exprima son opinion sur la difficulté d’exécuter ce plan, qui n’était fondé que sur une position supposée de l’ennemi, tandis que cette position ne pouvait être exactement reconnue, vu la fréquence de ses mouvements. Ces objections étaient fondées ; mais leur but évident était, cela se voyait, de faire sentir au général autrichien qu’il leur avait lu son projet avec l’assurance d’un régent de collège dictant une leçon à ses écoliers, et qu’il avait affaire, non à des imbéciles, mais à des gens parfaitement capables de lui en remontrer dans l’art militaire. Le son de la voix monotone de Weirother ayant cessé de se faire entendre, Koutouzow ouvrit l’œil, comme le meunier qui se réveille lorsque s’arrête le bruit somnifère des roues de son moulin ; après avoir écouté Langeron, il referma l’œil de nouveau et pencha la tête encore plus sur sa poitrine, témoignant ainsi du peu d’intérêt qu’il prenait à cette discussion.

Mettant tous ses efforts à irriter Weirother et à le froisser dans son amour-propre d’auteur, Langeron continuait à démontrer que Bonaparte pouvait tout aussi bien prendre l’initiative de l’attaque que se laisser attaquer, et que dans ce cas il détruisait du coup toutes les combinaisons du plan. Son adversaire ne répondait à ses arguments que par un sourire de profond mépris, qui lui tenait lieu de toute réplique :

« S’il avait pu nous attaquer, il l’aurait déjà fait !

— Vous ne le croyez donc pas fort ? dit Langeron.

— S’il a 40 000 hommes, c’est beaucoup, répondit Weirother, avec le dédain d’un docteur auquel une bonne femme indique un remède.

— Dans ce cas, il court à sa perte en attendant notre attaque, » continua Langeron d’un ton ironique.

Il cherchait un appui dans Miloradovitch, mais celui-ci était à cent lieues de la discussion.

« Ma foi, dit-il, demain nous le verrons sur le champ de bataille. »

Sur la figure de Weirother, on lisait clairement qu’il lui paraissait étrange de rencontrer des objections chez les généraux russes, lorsque non seulement lui, mais encore les deux empereurs étaient convaincus de la justesse de son plan.

« Les feux sont éteints dans le camp ennemi, et on y entend un bruit incessant, dit-il. Que veut dire cela, si ce n’est qu’il se retire, et c’est la seule chose que nous ayons à craindre, ou bien encore qu’il change ses positions. Même en supposant qu’il prenne celle de Turass, il nous épargnera beaucoup de peine, et nos dispositions resteront les mêmes dans leurs moindres détails.

— De quelle manière ?… » demanda le prince André, qui cherchait depuis longtemps l’occasion d’exprimer ses doutes.

Mais Koutouzow se réveilla en toussant avec bruit :

« Messieurs, dit-il, nos dispositions pour demain ; je dirai même pour aujourd’hui, puisqu’il est une heure du matin, nos dispositions ne sauraient être changées. Vous les connaissez ; nous ferons tous notre devoir. Et rien n’est plus important, la veille d’une bataille, — il s’arrêta un moment, — que de faire un bon somme ! »

Il fit mine de se lever. Les généraux le saluèrent, et on se sépara.


Le Conseil de guerre, devant lequel le prince André n’avait pas eu le loisir d’exprimer sa manière de voir, lui laissa une impression de trouble et d’inquiétude, et il se demandait qui d’eux tous avait raison, de Dolgoroukow et Weirother, ou bien de Koutouzow et Langeron. Koutouzow ne pouvait-il donc dire son opinion franchement à l’Empereur ? Cela se passait-il toujours ainsi, et en vient-on à risquer des milliers d’existences et la mienne, pensait-il, grâce à des intérêts de cour tout personnels ?… Oui, on me tuera peut-être demain… ? Et tout à coup cette idée de la mort évoqua en lui toute une série de souvenirs lointains et intimes, ses adieux à son père, à sa femme, les premiers temps de son mariage et son amour pour elle ! Il se souvint de sa grossesse, il s’attendrit sur elle, sur lui-même, et sortant, tout ému et agité, de la cabane où il logeait avec Nesvitsky, il se mit à marcher.

La nuit était brumeuse, et un mystérieux rayon de lune essayait d’en percer les ténèbres.

« Oui, demain, demain ! » se disait-il. Tout sera peut-être fini pour moi et ces souvenirs n’auront peut-être plus de valeur. Ce sera demain, je le sens, qu’il me sera donné de montrer tout ce que je puis faire… »

Et il se représentait la bataille, les pertes, la concentration de la lutte sur un point, la confusion des chefs :

« Voilà enfin l’heureux moment, le Toulon si ardemment désiré ! »

Il se vit ensuite exposant son opinion claire et précise à Koutouzov, à Weirother, aux empereurs. Tous étaient frappés de la justesse de ses combinaisons, mais personne n’osait prendre sur lui de les exécuter… Il choisissait un régiment, une division, posait ses conditions pour qu’on ne se mît pas en travers de ses projets, menait sa division sur le point décisif et remportait la victoire !… Et la mort et l’agonie ? lui soufflait une autre voix. Mais le prince André continuait à rêver à ses futurs succès. C’est à lui que l’on confiait le plan de la prochaine bataille. Il n’était, il est vrai, qu’un officier de service auprès de Koutouzow, mais c’était lui qui faisait tout, et la seconde bataille était également gagnée !… c’était lui qui remplaçait Koutouzow !… Eh bien, après ? reprit l’autre voix, après, si en attendant tu n’es pas blessé, tué ou déçu, qu’arrivera-t-il ? — Après, se répondait le prince André, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Ce n’est pas ma faute si je tiens à obtenir de la gloire, si je tiens à me rendre célèbre, à me faire aimer des hommes, si c’est mon seul but dans la vie ! Je ne le dirai à personne, mais qu’y puis-je faire, si je ne tiens qu’à la gloire et à l’amour des hommes ? La mort, les blessures, la perte de ma famille, rien de tout cela ne m’effraye, et quelque chers que me soient les êtres que j’aime, mon père, ma sœur, ma femme, quelque étrange que cela puisse paraître, je les donnerais tous pour une minute de gloire, de triomphe, d’amour de la part de ces hommes que je ne connais pas et que je ne connaîtrai jamais, pensait-il.

Prêtant l’oreille au murmure confus qui s’élevait autour de la demeure de Koutouzow, il y distingua les voix de la domesticité occupée à l’emballage, et celle d’un cocher qui raillait sur son nom le vieux cuisinier de Koutouzow, appelé Tite.

« Le diable t’emporte ! grommela le vieillard, au milieu des rires de ceux qui l’entouraient.

— Et pourtant, se disait le prince Bolkonsky, je ne tiens qu’à m’élever au-dessus d’eux tous, je ne tiens qu’à cette gloire mystérieuse que je sens planer dans ce brouillard au-dessus de ma tête ! »


XIII

Rostow passa cette nuit-là avec son peloton aux avant-postes du détachement de Bagration. Ses hussards étaient en vedette deux par deux ; lui-même parcourait leur ligne au pas de son cheval, pour vaincre l’irrésistible sommeil qui s’emparait de lui. Derrière, sur une vaste étendue, brillaient indistinctement à travers le brouillard les feux de nos bivouacs, tandis qu’autour de lui et devant lui s’étendait la nuit profonde. Malgré tous ses efforts pour percer la brume, il ne voyait rien. Il croyait parfois entrevoir une lueur indécise, quelques feux tremblotants puis tout s’effaçait, et il se disait, qu’il avait été le jouet d’une illusion ; ses yeux se refermaient, et son imagination lui représentait tantôt l’Empereur, tantôt Denissow, tantôt sa famille, et il ouvrait de nouveau les yeux et n’apercevait devant lui que les oreilles et la tête de son cheval, les ombres de ses hussards et la même obscurité impénétrable.

« Pourquoi ne m’arriverait-il pas ce qui est arrivé à tant d’autres ? se disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas sur le passage de l’Empereur, qui me donnerait une commission comme à tout autre officier et, une fois la commission remplie, me rapprocherait de sa personne ! Oh ! s’il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui dirais la vérité, comme je démasquerais les fourbes ! »

Et Rostow, pour mieux se représenter son amour et son entier dévouement à l’Empereur, se voyait aux prises avec un traître allemand, qu’il souffletait et tuait sous les yeux de son souverain. Un cri éloigné le fit tressaillir.

« Où suis-je ? ah ! oui, aux avant-postes ! le mot d’ordre et de ralliement :« Timon et Olmütz ! » Quel guignon d’être laissé demain dans la réserve ! Si du moins on me permettait de prendre part à l’affaire ! Ce serait peut-être la seule chance de voir l’Empereur. Je vais être relevé tout à l’heure, et j’irai le demander au général. »

Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter encore une fois ses hussards. La nuit lui parut moins sombre : il distinguait confusément à gauche une pente douce, et vis-à-vis, s’élevant à pic, un noir mamelon, sur le plateau duquel s’étalait une tache blanche dont il ne pouvait se rendre compte. Était-ce une clairière éclairée par la lune, des maisons blanches, ou une couche de neige ? Il crut même y apercevoir un certain mouvement :

« Une tache blanche ? se dit Rostow, c’est de la neige à coup sûr ; une tache ! » répéta-t-il, à moitié endormi.

Et il retomba dans ses rêves…

« Natacha ! murmura-t-il, elle ne voudra jamais croire que j’ai vu l’Empereur !

— À droite, Votre Noblesse, il y a là des buissons ! » lui dit le hussard devant lequel il passait.

Il releva la tête, et s’arrêta. Il se sentait vaincu par le sommeil de la jeunesse :

« Oui, mais à quoi vais-je penser ? Comment parlerai-je à l’Empereur ?… Non, non, ce n’est pas ça… »

Et sa tête s’inclinait de nouveau, lorsque dans son rêve, croyant qu’on tirait sur lui, il s’écria en se réveillant en sursaut :

« Qui va là ?… »

Et il entendit au même instant, là où il supposait devoir être l’ennemi, les cris retentissants de milliers de voix ; son cheval et celui du hussard qui marchait à ses côtés dressèrent les oreilles. À l’endroit d’où ces cris partaient brilla et s’éteignit un feu solitaire, puis un autre scintilla, et toute la ligne des troupes ennemies échelonnées sur la montagne s’éclaira subitement d’une traînée de feux, pendant que les clameurs allaient en augmentant. Rostow pouvait reconnaître, par les intonations, que c’était du français, bien qu’il fût impossible de distinguer les mots à cause du brouhaha.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’en penses-tu ? demanda-t-il à son hussard. C’est pourtant bien chez l’ennemi ?… Ne l’entends-tu donc pas ? ajouta-t-il, en voyant qu’il ne lui répondait pas.

— Eh ! qu’est-ce qui peut le savoir, Votre Noblesse ?

— D’après la direction, ce doit bien être chez lui.

— Peut-être chez lui, peut-être pas ! il se passe tant de choses la nuit ! Hé, voyons, pas de bêtises, » dit-il à son cheval.

Celui de Rostow s’échauffait également et frappait du pied la terre gelée. Les cris augmentaient de force et de violence et se confondaient en une immense clameur, comme seule pouvait la produire une armée de plusieurs milliers d’hommes. Les feux s’allumaient sur toute la ligne. Le sommeil de Rostow avait été chassé par le bruit des acclamations triomphantes :

« Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! entendait-il distinctement.

— Ils ne sont pas loin, ils doivent être là, derrière le ruisseau, » dit-il à son hussard.

Celui-ci soupira sans répondre et fit entendre une toux de mauvaise humeur.

Le pas d’un cheval approchait, et il vit, surgissant tout à coup devant lui du milieu du brouillard, une figure qui lui parut gigantesque : c’était un sous-officier, qui lui annonça l’arrivée des généraux. Rostow, se dirigeant à leur rencontre, se retourna pour suivre du regard les feux de l’ennemi. Le prince Bagration et le prince Dolgoroukow, accompagnés de leurs aides de camp, étaient venus voir cette fantasmagorie de feux et écouter les clameurs de l’ennemi. Rostow s’approcha de Bagration et, après lui avoir fait son rapport, se joignit à sa suite, prêtant l’oreille à la conversation des deux chefs.

« Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n’est qu’une ruse de guerre : il s’est retiré, et il a donné l’ordre à l’arrière-garde d’allumer des feux et de faire du bruit afin de nous tromper.

— J’ai peine à le croire, reprit Bagration ; ils occupent ce mamelon depuis hier soir ; s’ils se retiraient, ils l’auraient aussi abandonné. Monsieur l’officier, dit-il à Rostow, les éclaireurs y sont-ils encore ?

— Ils y étaient hier au soir, Excellence, mais maintenant je ne pourrais vous le dire. Faut-il y aller voir avec mes hussards ? »

Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la figure de Rostow.

« Bien, allez-y » dit-il après un moment de silence.

Rostow lança son cheval en avant, appela le sous-officier et deux hussards, leur donna l’ordre de l’accompagner, et descendit au trot la montagne dans la direction des cris. Il éprouvait un mélange d’inquiétude et de plaisir à se perdre ainsi avec ses trois hussards dans les ténèbres pleines de vapeurs, de mystères et de dangers. Bagration lui enjoignit, de la hauteur où il était placé, de ne pas franchir le ruisseau, mais Rostow feignit de ne pas l’avoir entendu. Il allait, il allait toujours, prenant les buissons pour des arbres et les ravines pour des hommes. Arrivé au pied de la montagne, il ne voyait plus ni les nôtres ni l’ennemi. En revanche, les cris et les voix étaient plus distincts. À quelques pas devant lui, il crut apercevoir une rivière, mais en approchant il reconnut une grande route, et il s’arrêta indécis sur la direction à prendre : fallait-il la suivre ou la traverser pour continuer à travers champs vers la montagne opposée ? Suivre cette route, qui tranchait dans le brouillard, était plus sage, parce qu’on y pouvait voir devant soi.

« Suis-moi, » dit-il.

Et il la franchit pour monter au galop le versant opposé, occupé depuis la veille par un piquet français.

« Votre Noblesse, le voilà ! » lui dit un de ses hussards.

Rostow eut à peine le temps de remarquer un point noir dans le brouillard, qu’une lueur parut, un coup partit, et une balle siffla comme à regret bien haut dans la brume et se perdit au loin. Un second éclair brilla, le coup ne partit point. Rostow tourna bride et s’éloigna au galop. Quatre coups partirent sur différents points, et les balles chantèrent sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval, excité comme lui, et le mit au pas :

« Encore, et encore ! » se disait-il gaiement.

Mais les fusils se turent. Arrivé au galop auprès de Bagration, il porta deux doigts à sa visière.

Dolgoroukow défendait toujours son opinion :

« Les Français se retiraient et n’avaient allumé leurs feux que pour nous tromper. Ils ont parfaitement pu se retirer et laisser des piquets.

— En tout cas, ils ne sont pas tous partis, Prince, dit Bagration. Nous ne le saurons que demain.

— Le piquet est sur la montagne, Excellence, et toujours là au même endroit, dit Rostow, sans pouvoir réprimer un sourire de satisfaction, causé par sa course et par le sifflement des balles.

— Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie, monsieur l’officier.

— Excellence, dit Rostow, permettez-moi de…

— Qu’y a-t-il ?

— Notre escadron sera laissé dans la réserve, ayez la bonté de m’attacher au 1er escadron.

— Comment vous appelez-vous ?

— Comte Rostow.

— Ah ! c’est bien, bien ! Je te garde auprès de moi comme ordonnance.

— Vous êtes le fils d’Élie Andréïévitch, dit Dolgoroukow. Mais… »

Rostow, sans lui répondre, demanda au prince Bagration : « Puis-je alors espérer, Excellence ?…

— J’en donnerai l’ordre.

— Demain, qui sait, oui, demain on m’enverra peut-être porter un message à l’Empereur. Dieu soit loué ! » se dit-il.

Les cris et les feux de l’armée ennemie étaient causés par la lecture de la proclamation de Napoléon, pendant laquelle l’Empereur faisait lui-même à cheval le tour des bivouacs. Les soldats l’ayant aperçu, allumaient des torches de paille et le suivaient en criant : Vive l’Empereur ! L’ordre du jour contenant la proclamation de Napoléon venait de paraître ; elle était ainsi conçue :


« Soldats !

« L’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrünn, et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici.

« Les positions que nous occupons sont formidables, et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il s’agit de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation.

« Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation !

« Cette victoire finira la campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d’hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.

« Napoléon. »


XIV

Il était cinq heures du matin, et le jour n’avait pas encore paru. Les troupes du centre, de la réserve et le flanc droit de Bagration se tenaient immobiles ; mais, sur le flanc gauche, les colonnes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, qui avaient ordre de descendre dans les bas-fonds pour attaquer le flanc droit des Français et le rejeter, selon les dispositions prises, dans les montagnes de la Bohême, s’éveillaient et commençaient leurs préparatifs. Il faisait froid et sombre. Les officiers déjeunaient et avalaient leur thé en toute hâte ; les soldats grignotaient leurs biscuits, battaient la semelle pour se réchauffer et se groupaient autour des feux, en y jetant tour à tour les débris de chaises, de tables, de roues, de tonneaux, d’abris, en un mot tout ce qu’ils ne pouvaient emporter et dont l’acre fumée les enveloppait. L’arrivée des guides autrichiens devint le signal de la mise en mouvement : le régiment s’agitait, les soldats quittaient leur feu, serraient leurs pipes dans la tige de leurs bottes, et, mettant leurs sacs dans les charrettes, saisissaient leurs fusils et s’alignaient en bon ordre. Les officiers boutonnaient leurs uniformes, bouclaient leurs ceinturons, accrochaient leurs havresacs et inspectaient minutieusement les rangs. Les soldats des fourgons et les domestiques militaires attelaient les chariots et y entassaient tous les bagages. Les aides de camp, les commandants de régiment, de bataillon, montaient à cheval, se signaient, donnaient leurs derniers ordres, leurs commissions et leurs instructions aux hommes du train, et les colonnes s’ébranlaient au bruit cadencé de milliers de pieds, sans savoir où elles allaient, et sans même apercevoir, à cause de la fumée et du brouillard intense, le terrain qu’elles abandonnaient et celui sur lequel elles s’engageaient.

Le soldat en marche est tout aussi limité dans ses moyens d’action, aussi entraîné par son régiment, que le marin sur son navire. Pour l’un, ce sera toujours le même pont, le même mât, le même câble ; pour l’autre, malgré les énormes distances inconnues et pleines de dangers qu’il lui arrive de franchir, il a également autour de lui les mêmes camarades, le même sergent-major, le chien fidèle de la compagnie et le même chef. Le matelot est rarement curieux de se rendre compte des vastes étendues sur lesquelles navigue son navire ; mais, le jour de la bataille, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, une seule note solennelle, la même pour tous, fait vibrer les cordes du moi moral du soldat par l’approche de cet inconnu inévitable et décisif, qui éveille en lui une inquiétude inusitée. Ce jour-là, il est excité, il regarde, il écoute, il questionne et cherche à comprendre ce qui se passe en dehors du cercle de ses intérêts habituels.

L’épaisseur du brouillard était telle que le premier rayon de jour était trop faible pour le percer, et l’on ne distinguait rien à dix pas. Les buissons se transformaient en grands arbres, les plaines en descentes et en ravins, et l’on risquait de se trouver inopinément devant l’ennemi. Les colonnes marchèrent longtemps dans ce nuage, descendant et montant, longeant des jardins et des murs dans une localité inconnue, sans le rencontrer. Devant, derrière, de tous côtés, le soldat entendait l’armée russe suivant la même direction, et il se réjouissait de savoir qu’un grand nombre des siens se dirigeaient comme lui vers ce point inconnu.

« As-tu entendu ? voilà ceux de Koursk qui viennent de passer, disait-on dans les rangs.

— Ah ! c’est effrayant ce qu’il y a de nos troupes ! Quand on a allumé les feux hier soir, j’ai regardé… c’était Moscou, quoi ! »

Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il s’agit de prendre l’offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s’en étaient pas encore approchés et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que nous avons vus au conseil de guerre étaient en effet de mauvaise humeur et mécontents de la décision prise : ils se bornaient à exécuter les instructions qu’on leur avait données, sans s’occuper d’encourager le soldat). Une heure environ se passa ainsi : le gros des troupes s’arrêta, et aussitôt on éprouva le sentiment instinctif d’une grande confusion et d’un grand désordre. Il serait difficile d’expliquer comment ce sentiment d’abord confus devient bientôt une certitude absolue : le fait est qu’il gagne insensiblement de proche en proche avec une rapidité irrésistible, comme l’eau se déverse dans un ravin. Si l’armée russe s’était trouvée seule, sans alliés, il se serait écoulé plus de temps pour transformer une appréhension pareille en un fait certain ; mais ici on ressentait comme un plaisir extrême et tout naturel à en accuser les Allemands, et chacun fut aussitôt convaincu que cette fatale confusion était due aux mangeurs de saucisses.

« Nous voilà en plan !… Qu’est-ce qui barre donc la route ? Est-ce le Français ?… Non, car il aurait déjà tiré !… Avec cela qu’on nous a pressés de partir, et nous voilà arrêtés en plein champ ! Ces maudits Allemands qui brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle à l’envers !… Fallait les flanquer en avant, tandis qu’ils se pressent là, derrière. Et nous voilà à attendre sans manger ! Sera-ce long ?… — Bon, voilà la cavalerie qui est maintenant en travers de la route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui ne connaissent pas leur pays !

— Quelle division ? demanda un aide de camp en s’approchant des soldats.

— Dix-huitième !

— Que faites-vous donc là ? vous auriez dû être en avant depuis longtemps ; maintenant, vous ne passerez plus jusqu’au soir.

— Quelles fichues dispositions ! Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils font ! » dit l’officier en s’éloignant.

Puis ce fut un général qui criait avec colère en allemand :

« Taffa-lafa !

— Avec ça qu’il est facile de le comprendre, dit un soldat. Je les aurais fusillées, ces canailles !

— Nous devions être sur place à neuf heures, et nous n’avons pas fait la moitié de la route… En voilà des dispositions ! »

On n’entendait que cela de tous côtés, et l’ardeur première des troupes se changeait insensiblement en une violente irritation, causée par la stupidité des instructions qu’avaient données les Allemands.

Cet embarras était le résultat du mouvement opéré par la cavalerie autrichienne vers le flanc gauche. Les généraux en chef, ayant trouvé notre centre trop éloigné du flanc droit, avaient fait rebrousser chemin à toute la cavalerie, l’avaient dirigée vers le flanc gauche, et, par suite de cet ordre, plusieurs milliers de chevaux passaient à travers l’infanterie, qui était ainsi forcée de s’arrêter sur place.

Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et le général russe. Ce dernier s’époumonait à exiger que la cavalerie suspendît son mouvement ; l’Autrichien répondait que la faute en était non pas à lui, mais au chef, et pendant ce temps-là les troupes immobiles et silencieuses perdaient peu à peu leur entrain. Après une heure de halte, elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les bas-fonds, où le brouillard s’épaississait de plus en plus, tandis qu’il commençait à s’éclaircir sur la hauteur, lorsque devant elles retentit à travers cette brume impénétrable un premier coup, puis un second suivi de quelques autres à intervalles irréguliers, auxquels succéda un feu vif et continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.

Ne comptant pas y rencontrer l’ennemi et arrivés sur lui à l’improviste, ne recevant aucune parole d’encouragement de leurs chefs, et conservant l’impression d’avoir été inutilement retardés, les Russes, complètement enveloppés par ce brouillard épais, tiraient mollement et sans hâte, avançaient, s’arrêtaient, sans recevoir à temps aucun ordre de leurs chefs, ni des aides de camp, qui erraient comme eux dans ces bas-fonds à la recherche de leur division. Ce fut le sort de la première, de la seconde et de la troisième colonne, qui toutes trois avaient opéré leur descente. L’ennemi était-il à dix verstes avec le gros de ses forces, comme on le supposait, ou bien était-il là, caché à tous les yeux ? Personne ne le sut jusqu’à neuf heures du matin. La quatrième colonne, commandée, par Koutouzow, occupait le plateau de Pratzen.

Pendant que tout cela se passait, Napoléon, entouré de ses maréchaux, se tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-dessus de sa tête se déroulait un ciel bleu, et l’immense globe du soleil se balançait, comme un brûlot enflammé, sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les troupes françaises, ni Napoléon, entouré de son état-major, ne se trouvaient de l’autre côté du ruisseau et des bas-fonds des villages de Sokolenitz et de Schlapanitz, derrière lesquels nous comptions occuper la position et commencer l’attaque, mais tout au contraire ils étaient en deçà, et à une telle proximité de nous, que Napoléon pouvait distinguer, à l’œil nu, un fantassin d’un cavalier. Vêtu d’une capote grise, la même qui avait fait la campagne d’Italie, monté sur un petit cheval arabe gris, il se tenait un peu en avant de ses maréchaux, examinant en silence les contours des collines qui émergeaient peu à peu du brouillard et sur lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et prêtant l’oreille à la fusillade engagée au pied des hauteurs. Pas un muscle ne bougeait sur sa figure, encore maigre à cette époque, et ses yeux brillants s’attachaient fixement sur un point. Ses prévisions se trouvaient justifiées. Une grande partie des troupes russes étaient descendues dans le ravin et marchaient vers la ligne des étangs. L’autre partie abandonnait le plateau de Pratzen que Napoléon, qui le considérait comme la clef de la position, avait eu l’intention d’attaquer. Il voyait défiler et briller au milieu du brouillard, comme dans un enfoncement formé par deux montagnes, descendant du village de Pratzen et suivant la même direction vers le vallon, les milliers de baïonnettes des différentes colonnes russes, qui se perdaient l’une après l’autre dans cette mer de brumes. D’après les rapports reçus la veille au soir, d’après le bruit très sensible de roues et de pas entendu pendant la nuit aux avant-postes, d’après le désordre des manœuvres des troupes russes, il comprenait clairement que les alliés le supposaient à une grande distance, que les colonnes de Pratzen composaient le centre de l’armée russe, et que ce centre était suffisamment affaibli pour qu’il pût l’attaquer avec succès,… et cependant il ne donnait pas le signal de l’attaque.

C’était pour lui un jour solennel, — l’anniversaire de son couronnement. S’étant assoupi vers le matin d’un léger sommeil, il s’était levé gai, bien portant, confiant dans son étoile, dans cette heureuse disposition d’esprit où tout paraît possible, où tout réussit ; montant à cheval, il alla examiner le terrain ; sa figure calme et froide trahissait dans son immobilité un bonheur conscient et mérité, comme celui qui illumine parfois la figure d’un adolescent amoureux et heureux.

Lorsque le soleil se fut entièrement dégagé et que les gerbes d’éclatante lumière se répandirent sur la plaine, Napoléon, qui semblait n’avoir attendu que ce moment, déganta sa main blanche, d’une forme irréprochable, et fit un geste qui était le signal de commencer l’attaque. Les maréchaux, accompagnés de leurs aides de camp, galopèrent dans différentes directions, et quelques minutes plus tard, le gros des forces de l’armée française se dirigeait rapidement vers le plateau de Pratzen, que les Russes continuaient à abandonner, en se déversant à gauche dans la vallée.


XV

À huit heures du matin, Koutouzow se rendit à cheval à Pratzen, à la tête de la quatrième colonne, celle de Miloradovitch, qui allait remplacer les colonnes de Prsczebichewsky et de Langeron descendues dans les bas-fonds. Il salua les soldats du premier régiment et donna l’ordre de se mettre en marche, montrant par là son intention de commander en personne. Il s’arrêta au village de Pratzen. Le prince André, excité, exalté, mais calme et froid en apparence, comme l’est généralement un homme qui se sent arrivé au but ardemment désiré, faisait partie de la nombreuse suite du général en chef. La journée qui commençait serait, il en était sûr, son Toulon ou son pont d’Arcole. Le pays et la position de nos troupes lui étaient aussi connus qu’ils le pouvaient être à tout officier supérieur de notre armée ; quant à son plan stratégique, inexécutable à présent, il l’avait complètement oublié. Suivant en pensée le plan de Weirother, il se demandait, à part lui, quels seraient les coups du hasard et les incidents qui lui permettraient de mettre en évidence sa fermeté et la rapidité de ses conceptions.

À gauche, au pied de la montagne, dans le brouillard, des troupes invisibles échangeaient des coups de fusil. « Là, se disait-il, se concentrera la bataille, là surgiront les obstacles, et c’est là qu’on m’enverra avec une brigade ou une division et que, le drapeau en main, j’avancerai, en culbutant tout sur mon passage ! » si bien qu’en voyant défiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s’empêcher de se dire : « Voici peut-être justement le drapeau avec lequel je m’élancerai en avant ! »

Sur le sol s’étendait un givre léger, qui fondait peu à peu en rosée, tandis que dans le ravin tout était enveloppé d’un brouillard intense ; on n’y voyait absolument rien, surtout à gauche, où étaient descendues nos troupes et d’où partait la fusillade. Le soleil brillait de tout son éclat au-dessus de leurs têtes, dans un ciel bleu foncé. Au loin devant elles, sur l’autre bord de cette mer blanchâtre, se dessinaient les crêtes boisées des collines ; c’était là que devait se trouver l’ennemi. À droite, la garde s’engouffrait dans ces vapeurs, ne laissant après elle que l’écho de sa marche ; à gauche, derrière le village, des masses de cavalerie s’avançaient pour disparaître à leur tour. Devant et derrière s’écoulait l’infanterie. Le général en chef assistait au défilé des troupes à la sortie du village : il avait l’air épuisé et irrité. L’infanterie s’arrêta tout à coup devant lui, sans en avoir reçu l’ordre, évidemment à cause d’un obstacle qui barrait la route à sa tête de colonne :

« Mais dites donc enfin qu’on se fractionne en bataillons et qu’on tourne le village, dit Koutouzow sèchement au général qui s’avançait. Comment ne comprenez-vous pas qu’il est impossible de se développer ainsi dans les rues d’un village quand on marche à l’ennemi ?

— Je comptais précisément, Votre Excellence, me reformer en avant du village. »

Koutouzow sourit aigrement.

« Charmante idée vraiment que de développer votre front en face de l’ennemi !

— L’ennemi est encore loin, Votre Haute Excellence. D’après la disposition…

— Quelle disposition ? s’écria-t-il avec colère. Qui vous l’a dit ?… Veuillez faire ce que l’on vous ordonne.

— J’obéis, dit l’autre.

— Mon cher, dit Nesvitsky à l’oreille du prince André, le vieux est d’une humeur de chien. »

Un officier autrichien, en uniforme blanc avec un plumet vert, aborda en ce moment Koutouzow et lui demanda, de la part de l’Empereur, si la quatrième colonne était engagée dans l’action.

Koutouzow se détourna sans lui répondre ; son regard tombant par hasard sur le prince André, il s’adoucit, comme pour le mettre en dehors de sa mauvaise humeur.

« Allez voir, mon cher, lui dit-il, si la troisième division a dépassé le village. Dites-lui de s’arrêter et d’attendre mes ordres, et demandez-lui, ajouta-t-il en le retenant, si les tirailleurs sont postés et ce qu’ils font… ce qu’ils font ? » murmura-t-il, sans rien répondre à l’envoyé autrichien.

Le prince André, ayant dépassé les premiers bataillons, arrêta la troisième division et constata en effet l’absence de tirailleurs en avant des colonnes. Le chef du régiment reçut avec stupéfaction l’ordre envoyé par le général en chef de les poster ; il était convaincu que d’autres troupes se déployaient devant lui et que l’ennemi devait être au moins à dix verstes. Il ne voyait en effet devant lui qu’une étendue déserte, qui semblait s’abaisser doucement et que recouvrait un épais brouillard. Le prince André revint aussitôt faire son rapport au général en chef, qu’il trouva au même endroit, toujours à cheval et lourdement affaissé sur sa selle, de tout le poids de son corps. Les troupes étaient arrêtées, et les soldats avaient mis leurs fusils la crosse à terre.

« Bien, bien, » dit-il.

Et se tournant vers l’Autrichien, qui, une montre à la main, l’assurait qu’il était temps de se remettre en marche, puisque toutes les colonnes du flanc gauche avaient opéré leur descente :

« Rien ne presse, Excellence, dit-il en bâillant… Nous avons bien le temps ! »

Au même moment, ils entendirent derrière eux les cris des troupes, répondant au salut de certaines voix, qui s’avançaient avec rapidité le long des colonnes en marche. Lorsque les soldats du régiment devant lequel il se tenait crièrent à leur tour, Koutouzow recula de quelques pas et fronça le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop un escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux se détachaient en avant des autres ; l’un, en uniforme noir, avec un plumet blanc, montait un cheval alezan à courte queue ; l’autre, en uniforme blanc, était sur un cheval noir. C’étaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzow, avec l’affectation d’un subordonné qui est à son poste, commanda aux troupes le silence, et, faisant le salut militaire, s’approcha de l’Empereur. Toute sa personne et ses manières, subitement métamorphosées, avaient pris l’apparence de cette soumission aveugle de l’inférieur, qui ne raisonne pas. Son respect affecté sembla frapper désagréablement l’empereur Alexandre, mais cette impression fugitive s’effaça aussitôt, pour ne laisser aucune trace sur sa jeune figure, rayonnante de bonheur. Son indisposition de quelques jours l’avait maigri, sans rien lui faire perdre de cet ensemble réellement séduisant de majesté et de douceur, qui se lisait sur sa bouche aux lèvres fines et dans ses beaux yeux bleus.

S’il était majestueux à la revue d’Olmütz, ici il paraissait plus gai et plus ardent. La figure colorée par la course rapide qu’il venait de faire, il arrêta son cheval, et, respirant à pleins poumons, il se retourna vers sa suite aussi jeune, aussi animée que lui, composée de la fleur de la jeunesse austro-russe, des régiments d’armée et de la garde. Czartorisky, Novosiltsow, Volkonsky, Strogonow et d’autres en faisaient partie, et causaient en riant entre eux. Revêtus de brillants uniformes, montés sur de beaux chevaux bien dressés, ils se tenaient à quelques pas de l’empereur. Des écuyers tenaient en main, tout prêts pour les deux souverains, des chevaux de rechange aux housses brodées. L’empereur François, encore jeune, avec le teint vif, maigre, élancé, raide en selle sur son bel étalon, jetant des regards anxieux autour de lui, fit signe à un de ses aides de camp d’approcher. « Il va sûrement lui demander l’heure du départ, » se dit le prince André, en suivant les mouvements de son ancienne connaissance. Il se souvenait des questions que Sa Majesté Autrichienne lui avait adressées à Brünn.

La vue de cette brillante jeunesse, pleine de sève et de confiance dans le succès, chassa aussitôt la disposition morose dans laquelle était l’état-major de Koutouzow : telle une fraîche brise des champs, pénétrant par la fenêtre ouverte, disperse au loin les lourdes vapeurs d’une chambre trop chaude.

« Pourquoi ne commencez-vous pas, Michel Larionovitch ?

— J’attendais Votre Majesté, » dit Koutouzow, en s’inclinant respectueusement.

L’Empereur se pencha de son côté comme s’il ne l’avait pas entendu.

« J’attendais Votre Majesté, répéta Koutouzow, — et le prince André remarqua un mouvement de sa lèvre supérieure au moment où il prononça : « j’attendais »… — Les colonnes ne sont pas toutes réunies, sire. »

Cette réponse déplut à l’Empereur ; il haussa les épaules et regarda Novosiltsow, comme pour se plaindre de Koutouzow.

« Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch, où l’on attend pour commencer la revue que tous les régiments soient rassemblés, continua l’Empereur, en jetant cette fois un coup d’œil à l’empereur François comme pour l’inviter, sinon à prendre part à la conversation, au moins à l’écouter ; mais ce dernier ne parut pas s’en préoccuper.

« C’est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow à haute et intelligible voix, car nous ne sommes pas à une revue, nous ne sommes pas sur le Champ-de-Mars. »

À ces paroles, les officiers de la suite s’entre-regardèrent. « Il a beau être vieux, il ne devrait pas parler ainsi, » disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la désapprobation.

L’Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur Koutouzow, dans l’attente de ce qu’il allait sans doute ajouter. Celui-ci, inclinant respectueusement la tête, garda le silence. Ce silence dura une seconde, après laquelle, reprenant l’attitude et le ton d’un inférieur qui demande des ordres :

« Du reste, si tel est le désir de Votre Majesté ? » dit-il.

Et appelant à lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna l’ordre d’attaquer.

Les rangs s’ébranlèrent, et deux bataillons de Novgorod et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent.

Au moment où passait le bataillon d’Apchéron, Miloradovitch s’élança en avant ; son manteau était rejeté en arrière et laissait voir son uniforme chamarré de décorations. Le tricorne orné d’un immense panache posé de côté, il salua crânement l’Empereur en arrêtant court son cheval devant lui.

« Avec l’aide de Dieu, général ! lui dit celui-ci.

— Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons, » s’écria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son étrange accent français.

Miloradovitch fit faire volte-face à son cheval et se retrouva à quelques pas en arrière de l’Empereur. Les soldats, excités par la vue du tsar, marchaient en cadence d’un pas rapide et plein d’entrain.

« Enfants ! leur cria tout à coup Miloradovitch, oubliant la présence de son souverain et partageant lui-même l’élan de ses braves, dont il avait été le compagnon sous le commandement de Souvarow… enfants ! ce n’est pas le premier village que vous allez enlever à la baïonnette !

— Prêts à servir, » répondirent les soldats.

À leurs cris, le cheval de l’Empereur, le même qu’il montait pendant les revues en Russie, eut comme un frisson d’inquiétude. Ici, sur le champ de bataille d’Austerlitz, surpris du voisinage de l’étalon noir de l’Empereur François, il dressait les oreilles au bruit inusité des décharges, sans en comprendre la signification, et sans se douter de ce que pensait et ressentait son auguste cavalier.

L’Empereur sourit, en désignant à un de ses intimes les bataillons qui s’éloignaient.


XVI

Koutouzow, accompagné de ses aides de camp, suivit au pas les carabiniers.

À une demi-verste de distance, il s’arrêta près d’une maison isolée, une auberge abandonnée sans doute, située à l’embranchement de deux routes qui descendaient toutes deux la montagne et qui étaient toutes deux couvertes de nos troupes.

Le brouillard se dissipait, et on commençait à distinguer les masses confuses de l’armée ennemie sur les hauteurs d’en face. On entendait un feu très vif à gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le général autrichien ; le prince André pria ce dernier de lui passer la longue-vue.

« Voyez, voyez, disait l’étranger, voilà les Français ! » Et il indiqua, non un point éloigné, mais le pied de la montagne qu’ils avaient devant eux.

Les deux généraux et les aides de camp se passèrent fiévreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs traits : les Français, qu’on croyait à deux verstes, s’étaient dressés inopinément devant eux !

« C’est l’ennemi !… Mais non !… Mais certainement !… Comment est-ce possible ? » dirent plusieurs voix…

Et le prince André voyait à droite monter à la rencontre du régiment d’Apchéron une formidable colonne de Français, à cinq cents pas de l’endroit où ils se tenaient.

« Voilà l’heure ! se dit-il… Il faut arrêter le régiment, Votre Haute Excellence ! » À ce moment, une épaisse fumée couvrit tout le paysage, une forte décharge de mousqueterie retentit à leurs oreilles, et une voix haletante de frayeur s’écria à deux pas : « Fini, camarades, fini !… » Et, comme si un ordre émanait de cette voix, des masses énormes de soldats refoulés, se poussant, se bousculant, passèrent en fuyant, au même endroit, où, cinq minutes auparavant, ils avaient défilé devant les empereurs. Essayer d’arrêter cette foule était une folie, car elle entraînait tout sur son passage. Bolkonsky résistait avec peine au torrent et ne comprenait que vaguement ce qui venait d’arriver. Nesvitsky, rouge et hors de lui, criait à Koutouzow qu’il allait être fait prisonnier, s’il ne se portait pas en arrière. Koutouzow, immobile, tira son mouchoir et s’en couvrit la joue d’où le sang coulait. Le prince André se fraya un passage jusqu’à lui :

« Vous êtes blessé ? lui dit-il avec émotion.

— La plaie n’est pas là, mais ici ! » dit Koutouzow, en pressant son mouchoir sur sa blessure et en désignant les fuyards.

« Arrêtez-les ! » s’écria-t-il.

Mais, comprenant aussitôt l’inutilité de cet appel, il piqua des deux, et, prenant sur la droite au milieu d’une nouvelle troupe de fuyards, il se vit entraîné avec elle en arrière.

Leur masse était si serrée qu’il lui était impossible de s’en dégager. Dans cette confusion les uns criaient, les autres se retournaient et tiraient en l’air. Koutouzow, parvenu enfin à sortir du courant, se dirigea avec sa suite, terriblement diminuée, vers l’endroit d’où partait la fusillade. Le prince André, faisant des efforts surhumains pour le rejoindre, aperçut sur la descente, à travers la fumée, une batterie russe, qui n’avait pas encore cessé son feu et vers laquelle se précipitaient des Français. Un peu, au-dessus d’elle se tenait immobile l’infanterie russe. Un général s’en détacha et s’approcha de Koutouzow, dont la suite se réduisait à quatre personnes. Pâles et émues, ces quatre personnes se regardaient en silence.

« Arrêtez ces misérables ! » dit Koutouzow au chef de régiment. Et, comme pour le punir de ces mots, une volée de balles, semblable à une nichée d’oiseaux, passa en sifflant au-dessus du régiment et de sa tête. Les Français attaquaient la batterie, et, ayant aperçu Koutouzow, ils tiraient sur lui. À cette nouvelle décharge, le commandant de régiment porta vivement la main à sa jambe ; quelques soldats tombèrent, et le porte-drapeau laissa échapper le drapeau de ses mains : vacillant un moment, il s’accrocha aux baïonnettes des soldats ; ceux-ci se mirent à tirer sans en avoir reçu l’ordre.

Un soupir désespéré sortit de la poitrine de Koutouzow.

« Bolkonsky, murmura-t-il d’une voix de vieillard affaibli et en lui montrant le bataillon à moitié détruit, que veut donc dire cela ? »

À peine avait-il prononcé ces mots, que le prince André, le gosier serré par des larmes de honte et de colère, s’était jeté à bas de son cheval et se précipitait vers le drapeau.

« Enfants, en avant ! » cria-t-il d’une voix perçante. « Le moment est venu ! » se dit-il, en saisissant la hampe et écoutant avec bonheur le sifflement des balles dirigées contre lui. Quelques soldats tombèrent encore.

« Hourra ! » s’écria-t-il, en soulevant avec peine le drapeau.

Et courant en avant, persuadé que tout le bataillon le suivait, il fit encore quelques pas ; un soldat, puis un second, puis tous s’élancèrent à sa suite en le dépassant. Un sous-officier s’empara du précieux fardeau, dont le poids faisait trembler le bras du prince André, mais il fut tué au même moment. Le reprenant encore une fois, André continua sa course avec le bataillon. Il voyait devant lui nos artilleurs : les uns se battaient, les autres abandonnaient leurs pièces et couraient à sa rencontre ; il voyait les fantassins français s’emparer de nos chevaux et tourner nos canons. Il en était à vingt pas, les balles pleuvaient et fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rivés sur la batterie ne s’en détachaient pas. Là, un artilleur roux, le schako enfoncé, et un Français se disputaient la possession d’un refouloir ; l’expression égarée et haineuse de leur figure lui était parfaitement visible ; on sentait qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient.

« Que font-ils ? se demanda le prince André. Pourquoi l’artilleur ne fuit-il pas, puisqu’il n’a plus d’arme, et pourquoi le Français ne l’abat-il pas ? Il n’aura pas le temps de se sauver, que le Français se souviendra qu’il a son fusil ! En effet, un second Français arriva sur les combattants, et le sort de l’artilleur roux, qui venait d’arracher le refouloir des mains de son adversaire, allait se décider. Mais le prince André n’en vit pas la fin. Il reçut sur la tête un coup d’une violence extrême, qu’il crut lui avoir été appliqué par un de ses voisins. La douleur était moins sensible que désagréable, dans ce moment où elle faisait une diversion à sa pensée :

« Mais que m’arrive-t-il ? je ne me tiens plus ? mes jambes se dérobent sous moi. » Et il tomba sur le dos. Il rouvrit les yeux, dans l’espoir d’apprendre le dénouement de la lutte des deux Français avec l’artilleur, et si les canons étaient sauvés ou emmenés. Mais il ne vit plus rien que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. « Quel calme, quelle paix ! se disait-il ; ce n’était pas ainsi quand je courais, quand nous courions en criant ; ce n’était pas ainsi, lorsque les deux figures effrayées se disputaient le refouloir ; ce n’était pas ainsi que les nuages flottaient dans ce ciel sans fin ! Comment ne l’avais-je pas remarquée plus tôt, cette profondeur sans limites ? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçue !… Oui ! tout est vide, tout est déception, excepté cela ! Et Dieu soit loué pour ce repos, pour ce calme !… »


XVII

À neuf heures du matin, au flanc droit, que commandait Bagration, l’affaire n’était pas encore engagée. Malgré l’insistance de Dolgoroukow, désireux de n’en point assumer la responsabilité, il lui proposa d’envoyer demander les ordres du général en chef. Vu la distance de dix verstes qui séparait les deux ailes de l’armée, l’envoyé, s’il n’était pas tué, ce qui était peu probable, et s’il parvenait à découvrir le général en chef, ce qui était très difficile, ne pourrait revenir avant le soir ; il en était bien convaincu.

Jetant un regard sur sa suite, les yeux endormis et sans expression de Bagration s’arrêtèrent sur la figure émue, presque enfantine de Rostow. Il le choisit.

« Et si je rencontre Sa Majesté avant le général en chef, Excellence ? lui dit Rostow.

— Vous pourrez demander les ordres de Sa Majesté, » dit Dolgoroukow, en prévenant la réponse de Bagration.

Après avoir été relevé de sa faction, Rostow avait dormi quelques heures et se sentait plein d’entrain, d’élasticité, de confiance en lui-même et en son étoile, et prêt à tenter l’impossible.

Ses désirs s’étaient accomplis : une grande bataille se livrait ; il y prenait part, et de plus, attaché à la personne du plus brave des généraux, il était envoyé en mission auprès de Koutouzow, avec chance de rencontrer l’Empereur. La matinée était claire, son cheval était bon. Son âme s’épanouissait toute joyeuse. Longeant d’abord les lignes immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain occupé par la cavalerie d’Ouvarow ; il y remarqua les premiers signes précurseurs de l’attaque ; l’ayant dépassé, il entendit distinctement le bruit du canon et les décharges de mousqueterie, qui augmentaient d’intensité à chaque instant.

Ce n’était plus un ou deux coups solitaires qui retentissaient à intervalles réguliers dans l’air frais du matin, mais bien un roulement continu, dans lequel se confondaient les décharges d’artillerie avec la fusillade et qui se répercutait sur le versant des montagnes, en avant de Pratzen.

De légers flocons de fumée, voltigeant, se poursuivant l’un l’autre, s’échappaient des fusils, tandis que des batteries s’élevaient de gros tourbillons de nuages, qui se balançaient et s’étendaient dans l’espace. Les baïonnettes des masses innombrables d’infanterie en mouvement brillaient à travers la fumée et laissaient apercevoir l’artillerie avec ses caissons verts, qui se déroulait au loin comme un étroit ruban.

Rostow s’arrêta pour regarder ce qui se passait : où allaient-ils ? pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant, derrière ? il ne pouvait le comprendre ; mais ce spectacle, au lieu de lui inspirer de la crainte et de l’abattement, ne faisait au contraire qu’augmenter son ardeur.

« Je ne sais ce qui en résultera, mais à coup sûr ce sera bien, » se disait-il.

Après avoir dépassé les troupes autrichiennes, il arriva à la ligne d’attaque… C’était la garde qui donnait.

« Tant mieux ! je le verrai de plus près. »

Plusieurs cavaliers venaient à lui en galopant. Il reconnut les uhlans de la garde, dont les rangs avaient été rompus et qui abandonnaient la mêlée. Rostow remarqua du sang sur l’un d’eux.

« Peu m’importe, » se dit-il. À quelques centaines de pas de là, il vit arriver au grand trot sur sa gauche, de façon à lui couper la route, une foule énorme de cavaliers, aux uniformes blancs et scintillants, montés sur des chevaux noirs. Lançant son cheval à toute bride, afin de leur laisser le champ libre, il y serait certainement parvenu, si la cavalerie n’avait pressé son allure ; il la voyait gagner du terrain et entendait le bruit des chevaux, et le cliquetis des armes se rapprochait de plus en plus de lui. Au bout d’une minute à peine, il distinguait les visages des chevaliers-gardes qui allaient attaquer l’infanterie française : ils galopaient, tout en retenant leurs montures.

Rostow entendit le commandement : « Marche ! Marche ! » donné par un officier qui lançait son pur-sang ventre à terre. Craignant d’être écrasé ou entraîné, Rostow longeait leur front au triple galop, dans l’espoir de traverser le terrain qu’il avait en vue, avant leur arrivée.

Il craignait de ne pouvoir éviter le choc du dernier chevalier-garde, dont la haute taille contrastait avec sa frêle apparence. Il aurait été immanquablement foulé aux pieds, et son Bédouin avec lui, s’il n’avait eu l’heureuse inspiration de faire siffler son fouet devant les yeux de la belle et forte monture du chevalier-garde : elle tressaillit et dressa les oreilles ; mais, à un vigoureux coup d’éperon de son cavalier, Bédouin releva la queue et, tendant le cou, s’élança encore plus rapide. À peine Rostow les avait-il distancés qu’il entendit crier : « Hourra ! » et, se retournant, il vit les premiers rangs s’engouffrer dans un régiment d’infanterie française, aux épaulettes rouges. L’épaisse fumée d’un canon invisible les déroba aussitôt à sa vue.

C’était cette brillante et fameuse charge des chevaliers-gardes tant admirée des Français eux-mêmes ! Avec quel serrement de cœur n’entendit-il pas raconter, plus tard, que de toute cette masse de beaux hommes, de toute cette brillante fleur de jeunesse, riche, élégante, montée sur des chevaux de prix, officiers et junkers, qui l’avaient dépassé dans un galop furieux, il ne restait que dix-huit hommes !

« Mon heure viendra, je n’ai rien à leur envier, se disait Rostow en s’éloignant. Peut-être vais-je voir l’Empereur. »

Atteignant enfin notre infanterie de la garde, il se trouva au milieu des boulets, qu’il devina plutôt qu’il ne les entendit, en voyant les figures inquiètes des soldats et l’expression grave et plus contenue des officiers.

Une voix, celle de Boris, lui cria tout à coup :

« Rostow ! Qu’en dis-tu ? nous voilà aux premières loges ! Notre régiment a été rudement engagé ! »

Et il souriait de cet heureux sourire de la jeunesse, qui vient le recevoir le baptême du feu. Rostow s’arrêta :

« Eh bien ! et quoi ?

— Repoussés ! » répondit Boris, devenu bavard.

Et là-dessus il lui raconta comment la garde, voyant des troupes devant elle et les ayant prises pour des Autrichiens, le sifflement des boulets leur avait prouvé bientôt qu’ils formaient la première ligne et qu’ils devaient attaquer.

« Où vas-tu ? lui demanda Boris.

— Trouver le commandant en chef.

— Le voilà ! lui répondit Boris en lui indiquant le grand-duc Constantin à cent pas d’eux, en uniforme de chevalier-garde, la tête dans les épaules, les sourcils froncés, criant et gesticulant contre un officier autrichien, blanc et blême.

— Mais c’est le grand-duc, et je cherche le général en chef ou l’Empereur, dit Rostow en s’éloignant.

— Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa main enveloppée d’un mouchoir ensanglanté, je suis blessé au poignet droit, et je suis resté à mon rang ! Voyez, comte, je suis obligé de tenir mon épée de la main gauche ! Dans ma famille tous les « Von Berg » ont été des chevaliers ! »

Et Berg continuait à parler que Rostow était déjà loin.

Franchissant un espace désert, pour ne pas se trouver exposé au feu de l’ennemi, il suivit la ligne des réserves, en s’éloignant par là du centre de l’action. Tout à coup devant lui et sur les derrières de nos troupes, dans un endroit où l’on ne pouvait guère supposer la présence des Français, il entendit tout près de lui une vive fusillade.

« Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda-t-il. L’ennemi sur nos derrières ?… C’est impossible, — et une peur folle s’empara de lui à la pensée de l’issue possible de la bataille… — Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à l’éviter, il faut que je découvre le général en chef, et, si tout est perdu, il ne me reste qu’à mourir avec eux. »

Le noir pressentiment qui l’avait envahi se confirmait à chaque pas qu’il faisait sur le terrain occupé par les troupes de toute arme derrière le village de Pratzen.

« Que veut dire cela ? Sur qui tire-t-on ? Qui tire ? se demandait Rostow en rencontrant des soldats russes et autrichiens qui fuyaient en courant pêle-mêle.

— Le diable sait ce qui en est ! Il a battu tout le monde ! Tout est perdu ! lui répondirent en russe, en allemand, en tchèque tous ces fuyards, comprenant aussi peu que lui ce qui se passait autour d’eux.

— Qu’ils soient rossés, ces Allemands !

— Que le diable les écorche, ces traîtres ! » répondit un autre.

— Que le diable emporte ces Russes ! » grommelait un Allemand.

Quelques blessés se traînaient le long du chemin. Les jurons, les cris, les gémissements se confondaient en un écho prolongé et sinistre. La fusillade avait cessé, et Rostow apprit plus tard que les fuyards allemands et russes avaient tiré les uns sur les autres.

« Mon Dieu ! se disait Rostow, et l’Empereur qui peut, d’un moment à l’autre, voir cette débandade !… Ce ne sont que quelques misérables sans doute ! Ça ne se peut pas, ça ne se peut pas ; il faut les dépasser au plus vite ! »

La pensée d’une complète déroute ne pouvait lui entrer dans l’esprit, malgré la vue des batteries et des troupes françaises sur le plateau de Pratzen, sur le plateau même où on lui avait enjoint d’aller trouver l’Empereur et le général en chef.


XVIII

Aux environs du village de Pratzen, pas un chef n’était visible. Rostow n’y aperçut que des troupes fuyant à la débandade. Sur la grande route, des calèches, des voitures de toute espèce, des soldats russes, autrichiens, de toute arme, blessés et non blessés, défilèrent devant lui. Toute cette foule se pressait, bourdonnait, fourmillait et mêlait ses cris au son sinistre des bombes lancées par les bouches à feu françaises des hauteurs de Pratzen.

« Où est l’Empereur ? où est Koutouzow ? » demandait-il au hasard sans obtenir de réponse.

Enfin, attrapant un soldat au collet, il le força à l’écouter :

« Hé ! l’ami ! Il y a longtemps qu’ils sont tous là-bas, qu’ils ont filé en avant, » lui répondit le soldat en riant.

Lâchant ce soldat, évidemment ivre, Rostow arrêta un domestique militaire, qui lui semblait devoir être écuyer d’un personnage haut placé. Le domestique lui raconta que l’Empereur avait passé en voiture sur cette route une heure auparavant à fond de train, et qu’il était dangereusement blessé.

« C’est impossible, ce n’était pas lui, dit Rostow.

— Je l’ai vu de mes propres yeux, répondit le domestique avec un sourire malin. Il y a assez longtemps que je le connais : combien de fois ne l’ai-je pas vu à Pétersbourg. Il était très pâle, dans le fond de sa voiture. Comme il les avait lancés ses quatre chevaux noirs, Ilia Ivanitch ! On dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et que l’Empereur peut avoir un autre cocher qu’Ilia Ivanitch !

— Qui cherchez-vous ? lui demanda, quelques pas plus loin, un officier blessé… le général en chef ? Il a été tué par un boulet dans la poitrine, devant notre régiment !

— Il n’a pas été tué, il a été blessé ! dit un autre.

— Qui ? Koutouzow ? demanda Rostow.

— Non, pas Koutouzow… comment l’appelle-t-on ?… Enfin qu’importe ! Il n’en est pas resté beaucoup de vivants. Allez de ce côté, vous trouverez tous les chefs réunis au village de Gostieradek. »

Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus que faire, ni à qui s’adresser. L’Empereur blessé ! La bataille perdue !… Suivant la direction indiquée, il voyait au loin une tour et les clochers d’une église. Pourquoi se dépêcher ? Il n’avait rien à demander à l’Empereur, ni à Koutouzow, fussent-ils même sains et saufs.

« Prenez le chemin à gauche, Votre Noblesse ; si vous allez tout droit, vous vous ferez tuer. »

Rostow réfléchit un instant et suivit la route qu’on venait de lui signaler comme dangereuse.

« Ça m’est bien égal ! l’Empereur étant blessé, qu’ai-je besoin de me ménager ? »

Et il déboucha sur l’espace où il y avait eu le plus de morts et de fuyards. Les Français n’y étaient pas encore, et le peu de Russes qui avaient survécu l’avaient abandonné. Sur ce champ gisaient, comme des gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes tués et blessés ; les blessés rampaient pour se réunir par deux et par trois, et poussaient des cris qui frappaient péniblement l’oreille de Rostow ; il lança son cheval au galop pour éviter ce spectacle des souffrances humaines. Il avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui lui était si nécessaire et qu’il avait senti faiblir en voyant ces malheureux.

Les Français avaient cessé de tirer sur cette plaine désertée par les vivants ; mais, à la vue de l’aide de camp qui la traversait, leurs bouches à feu lancèrent quelques boulets. Ces sons stridents et lugubres, ces morts dont il était entouré lui causèrent une impression de terreur et de pitié pour lui-même. Il se souvint de la dernière lettre de sa mère et se dit à lui-même : « Qu’aurait-elle éprouvé en me voyant ici sous le feu de ces canons ? »

Dans le village de Gostieradek, qui était hors de la portée des boulets, il retrouva les troupes russes, quittant le champ de bataille en ordre, quoique confondues entre elles. On y parlait de la bataille perdue, comme d’un fait avéré : mais personne ne put indiquer à Rostow où étaient l’Empereur et Koutouzow. Les uns assuraient que le premier était réellement blessé ; d’autres démentaient ce bruit, en l’expliquant par la fuite du grand-maréchal comte Tolstoï, pâle et terrifié, que l’on avait vu passer dans la voiture de l’Empereur. Ayant appris que quelques grands personnages se trouvaient derrière le hameau à gauche, Rostow s’y dirigea, non plus dans l’espoir de rencontrer celui qu’il cherchait, mais par acquit de conscience. À trois verstes plus loin, il dépassa les dernières troupes russes, et, à côté d’un verger séparé de la route par un fossé, il vit deux cavaliers. Il lui sembla connaître l’un d’eux, qui portait un plumet blanc ; l’autre, sur un magnifique cheval alezan, qu’il crut aussi avoir déjà vu, arrivé au fossé, éperonna sa monture et, lui rendant la bride, le franchit légèrement ; quelques parcelles de terre jaillirent sous les sabots du cheval, et alors, lui faisant faire volte-face, il franchit de nouveau le fossé et s’approcha respectueusement de son compagnon, comme pour l’engager à suivre son exemple. Celui auquel il s’adressait fit un geste négatif de la tête et de la main, et Rostow reconnut aussitôt son Empereur, son Empereur adoré, dont il pleurait la défaite.

« Mais il ne peut pas rester là, tout seul, au milieu de ce champ désert ! » se dit-il. Alexandre tourna la tête, et il put apercevoir ces traits si profondément gravés dans son cœur. L’Empereur était pâle ; ses joues étaient creuses, ses yeux enfoncés ; mais la douceur et la mansuétude, empreintes sur sa figure, n’en étaient que plus frappantes. Rostow était heureux de le voir, heureux de la certitude que sa blessure n’était qu’une invention sans fondement, et il se disait qu’il était de son devoir de lui transmettre sans plus tarder le message du prince Dolgoroukow.

Mais, comme un jeune amoureux ému et tremblant, qui n’ose donner cours à ses rêveries passionnées de la nuit, et cherche avec effroi un faux fuyant, afin de retarder le moment du rendez-vous si ardemment désiré, Rostow, en présence de son désir réalisé, ne savait s’il lui fallait s’approcher de l’Empereur ou si cette tentative ne serait pas inconvenante et déplacée.

« J’aurais peut-être l’air, se disait-il, de profiter avec empressement de ce moment de solitude et d’abattement. Une figure inconnue peut lui être désagréable, et puis, que lui dirai-je, quand un regard de lui suffit pour m’ôter la voix ?

Les paroles qu’il aurait dû prononcer lui expiraient sur les lèvres, d’autant plus qu’il leur avait donné un tout autre cadre, l’heure triomphante d’une victoire, ou le moment où, étendu sur son lit de douleur, l’Empereur le remercierait de ses exploits héroïques, et où, lui mourant, il ferait à son souverain bien aimé l’aveu de son dévouement, si noblement confirmé par sa mort.

« Et d’ailleurs que lui demanderais-je ? il est quatre heures du soir, et la bataille est perdue ! Non, non, je ne m’approcherai pas de lui : je ne dois pas interrompre ses pensées. Il vaut mieux mourir mille fois que d’en recevoir un regard courroucé. »

Il s’éloigna donc tristement, le désespoir dans l’âme, en se retournant toujours pour suivre les mouvements de son souverain.

Il vit le capitaine Von Toll s’approcher de l’Empereur et l’aider à franchir à pied le fossé et à s’asseoir ensuite sous un pommier. Toll resta debout à côté de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de regrets et d’envie, surtout lorsqu’il vit l’Empereur, portant une main à ses yeux, tendre l’autre à Toll.

« J’aurais pu être à sa place, » se dit-il. Et, ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua à s’éloigner, ne sachant à quoi se décider ni de quel côté se diriger. Son désespoir était d’autant plus violent, qu’il s’accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait dû s’approcher. C’était le moment ou jamais de faire preuve de dévouement, et il n’en avait pas profité. Il tourna bride et revint à l’endroit où il avait aperçu l’Empereur, et où il n’y avait plus personne. Une longue file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow apprit d’un des conducteurs que l’état-major de Koutouzow était non loin du village, et qu’ils s’y rendaient. Il les suivit.


À cinq heures du soir, la bataille était perdue sur tous les points. Plus de cent bouches à feu étaient tombées au pouvoir des Français.

Tout le corps d’armée de Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la moitié de leurs hommes, se repliaient en troupes débandées.

Le reste des colonnes de Langeron et de Doktourow se pressait confusément autour des étangs et des écluses du village d’Auguest.

Sur ce point seul, à six heures du soir, continuait encore le feu de l’ennemi, qui, ayant placé des batteries à mi-côte de la hauteur de Pratzen, tirait sur nos troupes en retraite.

Doktourow et d’autres à l’arrière-garde, reformant leurs bataillons, se défendaient contre la cavalerie française qui les poursuivait. Le jour tombait. Sur l’étroite chaussée d’Auguest, pendant une longue série de paisibles années, le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait jeté ses lignes dans l’étang, pendant que son petit-fils, ses manches de chemise retroussées, s’amusait à plonger la main dans le grand arrosoir où frétillaient les poissons argentés ; sur cette même chaussée, sous l’œil du paysan morave en bonnet de fourrure, en habit gros bleu, d’énormes chariots avaient longtemps passé au pas, amenant au moulin de riches gerbes de froment et remportant de gros sacs d’une farine blanche et légère dont la fine poussière voltigeait en l’air ; et maintenant on y voyait une foule égarée, affolée, se pressant, se heurtant, s’écrasant sous les pieds des chevaux, les roues des fourgons, des avant-trains, et foulant aux pieds les mourants, pour aller se faire tuer quelques pas plus loin.

Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade tombait et éclatait au milieu de cette foule compacte, tuant et couvrant de sang tous ceux qu’ils atteignaient. Dologhow, déjà officier, blessé à la main, seul avec ses dix hommes et son chef à cheval, représentait tout ce qui restait du régiment. Entraînés par la masse, ils s’étaient frayé un chemin jusqu’à l’entrée de la chaussée, où ils s’étaient vus arrêtés par le cheval d’un avant-train, qui était tombé et qu’il fallait dégager. Un boulet tua un homme derrière eux, un second en frappa un autre devant, et le sang jaillit sur Dologhow. La foule se rua en avant avec désespoir et s’arrêta de nouveau.

« Le salut est au delà de ces cent pas ; rester ici c’est la mort ! » voilà ce que tout le monde disait.

Dologhow, qui avait été refoulé au milieu, parvint jusqu’au bord de la digue, et courut sur la faible couche de glace qui recouvrait l’étang.

« Voyons ! tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle tient… ! » La glace le supportait effectivement, mais elle craquait et cédait sous ses pas, et il était évident que, sans attendre le poids du canon et de cette foule, elle allait s’enfoncer sous lui. On le regardait, on se pressait sur les bords, sans se décider à l’imiter. Le commandant du régiment, à cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui parler, lorsqu’un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces têtes terrifiées, qu’elles s’inclinèrent, et quelque chose tomba. C’était le général qui s’affaissait dans une mare de sang ! Personne ne le regarda, personne ne songea à le relever !

« Sur la glace ! sur la glace ! n’entends-tu pas ! Tourne, tourne, » crièrent plusieurs voix ; les gens ne savaient pas encore même pourquoi ils criaient ainsi.

Un des derniers avant-trains s’y engagea, et la foule se précipita sur la glace, qui craqua sous l’un des fuyards ; son pied s’enfonça dans l’eau ; en faisant un effort pour le retirer, il y tomba jusqu’à la ceinture. Les plus proches hésitèrent, l’homme de l’avant-train arrêta son cheval, tandis que derrière continuaient les cris : « En avant ! En avant sur la glace ; » et des hurlements de terreur retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et battaient les chevaux pour les forcer à avancer. Les chevaux partirent, la glace s’effondra d’un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant les boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre régularité, tantôt sur la glace, tantôt dans l’eau, et de décimer cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les étangs et leurs rives.


XIX

Pendant ce temps, le prince André gisait toujours au même endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un morceau de la hampe du drapeau, perdant du sang et poussant à son insu des gémissements plaintifs et faibles comme ceux d’un enfant.

Vers le soir, ses gémissements cessèrent : il était sans connaissance. Tout à coup il rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps écoulé et se sentant de nouveau vivant et souffrant d’une blessure cuisante à la tête :

« Où est-il donc ce ciel sans fond que j’ai vu ce matin et que je ne connaissais pas auparavant ?… » Ce fut sa première pensée. « … Et ces souffrances aussi m’étaient inconnues ! Oui, je ne savais rien, rien jusqu’à présent. Mais où suis-je ? »

Il écouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de voix qui s’avançaient de son côté. On parlait français. Il ne tourna pas la tête. Il regardait toujours ce ciel si haut au-dessus de lui, dont l’azur insondable apparaissait à travers de légers nuages.

Ces cavaliers, c’étaient Napoléon et deux aides de camp. Bonaparte avait fait le tour du champ de bataille et donné des ordres pour renforcer les batteries dirigées sur la digue d’Auguest ; il examinait maintenant les blessés et les morts abandonnés sur le terrain.

« De beaux hommes ! dit-il à la vue d’un grenadier russe, étendu sur le ventre, la face contre terre, la nuque noircie et les bras déjà raidis par la mort.

— Les munitions des pièces de position sont épuisées, sire ! lui dit un aide de camp, envoyé des batteries qui mitraillaient Auguest.

— Faites avancer celles de la réserve, répondit Napoléon en s’éloignant de quelques pas et en s’arrêtant à côté du prince André, qui serrait toujours la hampe mutilée dont le drapeau avait été pris comme trophée par les Français.

— Voilà une belle mort ! » dit Napoléon.

Le prince André comprit qu’il était question de lui et que c’était Napoléon qui parlait ; mais ses paroles bourdonnèrent à son oreille sans qu’il y attachât le moindre intérêt, et il les oublia aussitôt. Sa tête était brûlante ; ses forces s’en allaient avec son sang, et il ne voyait devant lui que ce ciel lointain et éternel. Il avait reconnu Napoléon, — son héros ; — mais dans ce moment ce héros lui paraissait si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son âme et ce ciel sans limites ! Ce qu’on disait, qui s’était arrêté près de lui, tout lui était indifférent, mais il était content de leur halte ; il sentait confusément qu’on allait l’aider à rentrer dans cette existence qu’il trouvait si belle, depuis qu’il l’avait comprise autrement. Il rassembla toutes ses forces pour faire un mouvement et pour articuler un son ; il remua un pied et poussa un faible gémissement.

« Ah ! il n’est pas mort ? dit Napoléon. Qu’on relève ce jeune homme, qu’on le porte à l’ambulance ! »

Et l’Empereur alla à la rencontre du maréchal Lannes qui, souriant, se découvrit devant lui et le félicita de la victoire.

Bientôt le prince André ne se souvint plus de rien ; la douleur causée par les efforts de ceux qui le soulevaient, les secousses du brancard et le sondage de sa plaie à l’ambulance lui avaient de nouveau fait perdre connaissance. Il ne revint à lui que le soir, pendant qu’on le transportait à l’hôpital avec plusieurs autres Russes blessés et prisonniers. Pendant ce trajet, il se sentit ranimé et put regarder ce qui se passait autour de lui et même parler.

Les premiers mots qu’il entendit furent ceux de l’officier français chargé d’escorter les blessés :

« Arrêtons-nous ici : l’Empereur va passer ; il faut lui procurer le plaisir de voir ces messieurs.

— Bah ! il y a tant de prisonniers cette fois… une grande partie de l’armée russe… il doit en avoir assez, dit un autre.

— Oui ! mais pourtant, reprit le premier en désignant un officier russe blessé, en uniforme de chevalier-garde, celui-là est, dit-on, le commandant de toute la garde de l’empereur Alexandre ! »

Bolkonsky reconnut le prince Repnine, qu’il avait rencontré dans le monde à Pétersbourg. À côté de lui se tenait un jeune chevalier-garde de dix-neuf ans, également blessé. »

Bonaparte, arrivant au galop, arrêta court son cheval devant eux :

« Qui est le plus élevé en grade ? » demanda-t-il en voyant les blessés.

On lui nomma le colonel prince Repnine.

« Êtes-vous le commandant du régiment des chevaliers-gardes de l’empereur Alexandre ?

— Je ne commandais qu’un escadron.

— Votre régiment a fait son devoir avec honneur !

— L’éloge d’un grand capitaine est la plus belle récompense du soldat, répondit Repnine.

— C’est avec plaisir que je vous le donne, dit Napoléon. Qui est ce jeune homme à côté de vous ? »

Repnine nomma le lieutenant Suchtelen.

Napoléon le regarda en souriant :

« Il est venu bien jeune se frotter à nous ?

— La jeunesse n’empêche pas le courage, murmura Suchtelen d’une voix émue.

— Belle réponse, jeune homme ; vous irez loin ! »

Pour compléter ce spectacle de triomphe, le prince André avait été aussi placé, sur le premier rang, de façon à frapper forcément le regard de l’Empereur, qui se souvint de l’avoir déjà aperçu sur le champ de bataille.

« Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous, mon brave ? »

Le prince André, les yeux fixés sur lui, gardait le silence. Tandis que, cinq minutes auparavant, le blessé avait pu échanger quelques mots avec les soldats qui le transportaient, maintenant, les yeux fixés sur l’Empereur, il gardait le silence !… Qu’étaient en effet les intérêts, l’orgueil, la joie triomphante de Napoléon ? qu’était le héros lui-même, en comparaison de ce beau ciel, plein de justice et de bonté, que son âme avait embrassé et compris… ? Tout lui semblait si misérable, si mesquin, si différent de ces pensées solennelles et sévères qu’avaient fait naître en lui l’épuisement de ses forces et l’attente de la mort !

Les yeux fixés sur Napoléon, il pensait à l’insignifiance de la grandeur, à l’insignifiance de vie, dont personne ne comprenait le but, à l’insignifiance encore plus grande de la mort, dont le sens restait caché et impénétrable aux vivants !

« Qu’on s’occupe de ces messieurs, dit Napoléon sans attendre la réponse du prince André, qu’on les mène au bivouac et que le docteur Larrey examine leurs blessures. Au revoir, prince Repnine ! » Et il les quitta, les traits illuminés par le bonheur.

Témoins de la bienveillance de l’Empereur envers les prisonniers, les soldats qui portaient le prince André, et qui lui avaient enlevé la petite image suspendue à son cou par sa sœur, s’empressèrent de la lui rendre ; il la trouva subitement posée sur sa poitrine au-dessus de son uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait été remise.

« Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le profond sentiment de vénération de sa sœur, quel bonheur ce serait, si tout était aussi simple, aussi clair que Marie semble le croire ! Comme il serait bon de savoir où chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous attend après la mort !… Je serais si heureux, si calme si je pouvais dire : Seigneur, ayez pitié de moi !… Mais à qui le dirais-je ? Ou cette force incommensurable, incompréhensible, à laquelle je ne puis ni m’adresser, ni exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c’est le néant, ou bien c’est ce Dieu qui est renfermé ici dans cette image de Marie ! Rien, rien n’est certain, sinon le peu de valeur de ce qui est à la portée de mon intelligence et la majesté de cet inconnu insondable, le seul réel peut-être et le seul grand ! »

Le brancard fut emporté, et, à chaque secousse, il sentait une douleur intense, augmentée par la fièvre et le délire qui s’emparaient de lui. Il revoyait son père, sa sœur, sa femme, ce fils qui allait lui naître, la petite et insignifiante personne de Napoléon, et toutes ces images passaient et repassaient sur l’azur de ce ciel bleu et profond, qui se mêlait à toutes ses fiévreuses hallucinations. Il lui semblait déjà jouir à Lissy-Gory de la vie de famille calme et tranquille, lorsqu’apparaissait tout à coup à ses yeux un petit Napoléon, dont le regard indifférent, heureux du malheur d’autrui, le pénétrait de doute et de souffrance… et il se tournait vers son ciel idéal, qui seul lui promettait l’apaisement ! Vers le matin, tous ces rêves se mêlèrent et se confondirent dans les ténèbres et le chaos d’un état d’inconscience complète, qui, selon l’avis de Larrey (médecin de Napoléon), devait se terminer par la mort plutôt que par la guérison.

« C’est un sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n’en réchappera pas ! » Et le prince André fut confié, avec quelques autres blessés qui ne laissaient plus d’espoir, aux soins des habitants du pays.


  1. Il est, et il était surtout d’usage pour une femme d’embrasser l’homme qui lui baisait la main. (Note du traducteur.)