Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 1/Chapitre 4

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (1p. 327-384).
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Partie 1


CHAPITRE IV

I

Au commencement de l’année 1806, Nicolas Rostow et Denissow retournèrent chez eux en congé. Comme ce dernier allait à Voronège, Rostow lui proposa de faire avec lui la route jusqu’à Moscou, et même de s’y arrêter quelques jours chez ses parents. À l’avant-dernier relais, Denissow fêta la rencontre d’un ancien camarade, en vidant avec lui trois bouteilles de vin : aussi, malgré les terribles secousses qui le cahotaient dans le traîneau où il était couché tout de son long, il ne se réveilla pas un instant. Plus ils approchaient, plus l’impatience de Rostow augmentait :

« Plus vite, plus vite ! Oh ! ces rues interminables, ces magasins, ces vendeurs de kalatch[1], ces lanternes, ces isvostchiki ! se disait-il après avoir passé la barrière, où l’on avait inscrit leurs noms et leur arrivée en congé… — Denissow, nous y sommes ! Il dort ! — et il se pencha en avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait augmenter la vitesse de leur course. — Voilà le carrefour où se tient Zakhar l’isvostchiki, et voilà Zakhar lui-même et son cheval !… Ah ! voilà la boutique où j’achetais du pain d’épice ! Quand donc arriverons-nous ? Va donc !

— Où faut-il s’arrêter ? demanda le postillon.

— Mais là-bas au bout, à ce grand bâtiment ! Comment, ne le vois-tu pas ? Tu sais pourtant bien que c’est notre maison ! — Denissow ! Denissow ! Nous arrivons ! »

Denissow souleva la tête et toussa sans répondre.

« Dmitri, dit Rostow en s’adressant au laquais assis près du cocher, est-ce bien chez nous cette lumière ?

— Oh ! que oui, c’est dans le cabinet de votre père.

— Ils ne seront pas encore couchés ? Hein, qu’en penses-tu ?… À propos, n’oublie pas de déballer aussitôt mon nouvel uniforme, — et il passa la main sur sa jeune moustache… — Eh bien donc, en avant ! Réveille-toi donc, Vasia… !

Mais Denissow s’était de nouveau endormi.

« Marche ! marche ! Trois roubles de pourboire ! » s’écria Rostow, qui, à quelques pas de chez lui, croyait ne jamais arriver. Le traîneau prit sur la droite et s’arrêta devant le perron. Rostow reconnut la corniche ébréchée, la borne du trottoir, et s’élança hors du traîneau avant qu’il se fût arrêté. Il franchit les marches d’un bond. L’extérieur de la maison était aussi froid, aussi calme que par le passé. Que faisait à ces murs de pierre l’arrivée ou le départ ? Personne dans le vestibule ! « Mon Dieu ! serait-il arrivé quelque chose ? » se dit Rostow avec un serrement de cœur ; il s’arrêta une minute, puis reprit sa course dans l’escalier aux marches usées, qu’il connaissait si bien. « Et voilà le même bouton de porte déjeté, dont la malpropreté agaçait toujours la comtesse, et voilà l’antichambre ! » Elle n’était éclairée dans ce moment que par une chandelle.

Le vieux Michel dormait sur une banquette, et Procope, le laquais, cet athlète d’une force proverbiale qui soulevait l’arrière-train d’une voiture, tressait dans un coin des chaussures en écorce. Il se retourna au bruit de la porte qui s’ouvrait avec fracas, et sa figure endormie et insouciante exprima subitement une joie mêlée de terreur :

« Ah ! notre père et les saints archanges ! Le jeune comte ! s’écria-t-il. C’est-il possible ? » Et Procope, tremblant d’émotion, se précipita vers la porte du salon ; mais, revenant aussitôt sur ses pas, il se jeta sur l’épaule de son maître et la baisa.

« Ils se portent tous bien ? demanda Rostow, en lui retirant sa main.

— Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Ils viennent seulement de finir de dîner. Laisse-toi donc regarder, Votre Excellence !

— Ainsi donc, tout va bien ?

— Dieu merci, Dieu merci ! »

Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se laisser devancer par le domestique, jeta sa pelisse et entra, en courant sur la pointe des pieds, dans la grande salle obscure ; les tables de jeux y étaient à la même place, et le lustre était toujours enveloppé dans sa housse. Il n’était pas arrivé au salon qu’un ouragan impétueux s’abattit sur lui d’une porte latérale et le couvrit de baisers. Un second, un troisième l’enveloppèrent à leur tour. Ce ne fut plus qu’embrassements, exclamations et larmes de joie. Il ne savait lequel des trois était son père, Natacha, ou Pétia ; tous criaient, parlaient et l’embrassaient en même temps, mais il remarqua l’absence de sa mère.

« Et moi qui ne le savais pas ?… Nicolouschka… mon ami.

— Le voilà ! C’est bien lui… Kolia, mon bijou… Est-il changé ! Et il n’y a pas de lumière ! Vite du thé…

— Mais embrasse-moi donc !…

— Ma bonne petite âme !… »

Sonia, Natacha, Pétia, Anna Mikhaïlovna, Véra, le vieux comte, tous le serraient dans leurs bras à tour de rôle, et les domestiques et les filles de chambre, entrant à la suite les uns des autres, poussaient des exclamations. Pétia se cramponnait à ses jambes et criait :

« Et moi donc, et moi donc ! »

Natacha, après l’avoir étouffé de baisers, avait saisi sa veste et sautait comme une chèvre, sans changer de place et en poussant des cris aigus.

On ne voyait que des yeux brillants de larmes de joie et d’affection, et les lèvres se rapprochaient pour échanger de nouveaux baisers.

Sonia, rouge comme le koumatch[2], le tenait par la main et fixait sur lui un regard rayonnant de bonheur. Elle venait d’avoir seize ans : elle était jolie, et l’exaltation du moment doublait encore sa beauté. Toute haletante, elle ne le quittait pas des yeux et souriait. Il lui répondit par un regard plein de reconnaissance ; mais on voyait qu’il cherchait, qu’il attendait quelqu’un, sa mère, qui ne s’était pas encore montrée. Tout à coup on entendit derrière la porte des pas si précipités, rapides, qu’ils ne pouvaient être que ceux de la comtesse.

Tous s’écartèrent, et il s’élança à son cou. Elle tomba dans ses bras en sanglotant ; sans avoir la force de relever la tête, elle se serrait contre lui, sa figure appuyée contre les froids brandebourgs de son uniforme. Denissow, qui était entré sans être remarqué, les regardait et s’essuyait les yeux.

« Vasili Denissow, l’ami de votre fils, dit-il au comte qui regardait avec étonnement le nouveau venu.

— Ah ! je sais, je sais. Très heureux, dit le comte en l’embrassant. Nicolouchka nous l’avait écrit… Natacha, Véra, le voilà, c’est Denissow ! »

Tous ces visages rayonnants de joie se tournèrent aussitôt vers la personne ébouriffée de Denissow et l’entourèrent.

« Mon cher petit Denissow ! » dit Natacha, à laquelle la joie avait troublé la cervelle, et, s’élançant vers lui, elle l’embrassa. Denissow, légèrement embarrassé, rougit et, prenant la main de Natacha, la baisa galamment.

Sa chambre étant préparée, on l’y conduisit, pendant que les Rostow se groupaient autour de Nicolas dans le grand salon.

La vieille comtesse n’avait pas lâché la main de son fils, et elle la portait à chaque instant à ses lèvres ; frères et sœurs suivaient à l’envi chacun de ses gestes, de ses mots, de ses regards, se disputant à qui serait le plus près de lui, et s’arrachant la tasse de thé, le mouchoir, la pipe, pour les lui présenter.

La première minute du retour de Rostow lui avait fait éprouver une sensation de bonheur si complète, qu’elle lui semblait ne pouvoir plus que s’affaiblir, et, dans son émotion, il en demandait encore et encore.

Le lendemain, il dormit jusqu’à dix heures du matin.

Dans la pièce voisine, imprégnée d’une forte odeur de tabac, traînaient de tous côtés des sabres, des gibernes, des havresacs, des malles ouvertes, des bottes sales, à côté desquelles se dressaient contre le mur d’autres bottes bien cirées, avec leurs éperons. Les domestiques portaient des lavabos, de l’eau chaude pour la barbe, et les habits qu’ils venaient de brosser.

« Eh ! Grichka, la pipe ! s’écria Denissow d’une voix enrouée. — Rostow, lève-toi donc ! » Rostow, se frottant les yeux, souleva de dessus son chaud oreiller sa chevelure emmêlée :

« Est-il tard ?

— Mais oui, il est tard, il est dix heures, » répondit la voix de Natacha. Et l’on entendit derrière la porte un frôlement de robes et de jupons, fortement empesés, qui se mêlait aux chuchotements et aux rires des jeunes filles, dont on apercevait par l’entrebâillement les rubans bleus, les yeux noirs et les figures joyeuses. C’étaient Natacha, Sonia et Pétia qui venaient savoir s’il était levé.

« Nicolouchka, lève-toi ! répétait Natacha.

— Tout de suite ! »

Pétia, ayant aperçu un sabre, s’en saisit aussitôt. Emporté par l’élan guerrier que la vue d’un frère aîné, militaire, provoque toujours chez les petits garçons, et oubliant qu’il n’était pas convenable pour ses sœurs de voir des hommes déshabillés, il ouvrit brusquement la porte :

« Est-ce ton sabre ? » se mit-il à crier, pendant que les petites filles se jetaient de côté. Denissow, épouvanté, cacha aussitôt ses pieds velus sous la couverture, en appelant des yeux son camarade à son secours. La porte se referma sur Pétia.

« Nicolas, dit Natacha, viens ici en robe de chambre.

— Est-ce son sabre ou le vôtre ? » demanda Pétia en s’adressant à Denissow, dont les longues moustaches noires lui inspiraient du respect.

Rostow se chaussa à la hâte, endossa sa robe de chambre et passa dans l’autre pièce, où il trouva Natacha qui avait mis une de ses bottes à éperons et glissait son pied dans l’autre. Sonia pirouettait et faisait le ballon. Toutes deux, fraîches, gaies et animées, portaient de nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s’enfuit au plus vite, et Natacha, s’emparant de son frère, l’emmena pour causer avec lui plus à son aise. Il s’établit alors entre eux un feu roulant de questions et de réponses, qui avaient pour objet des bagatelles d’un intérêt tout personnel. Natacha riait à chaque mot, non de ce qu’il disait, mais parce que la joie qui remplissait son âme ne pouvait se traduire que par le rire.

« Comme c’est bien ! c’est parfait ! » répétait-elle.

Et Rostow, sous l’influence de ces chaudes effluves de tendresse, retrouvait insensiblement ce sourire d’enfant, qui, depuis son départ, ne s’était pas épanoui une seule fois sur ses traits.

« Sais-tu que tu es devenu un homme, un véritable homme ?… et je suis si fière de t’avoir pour frère ! » Elle lui passa les doigts sur la moustache. « Je voudrais bien savoir comment vous êtes, vous autres hommes… Est-ce que vous nous ressemblez ? Non, n’est-ce pas ?

— Pourquoi Sonia s’est-elle sauvée ? lui demanda son frère.

— Oh ! c’est toute une histoire. Comment parleras-tu à Sonia ? La tutoieras-tu ?

— Mais je ne sais pas, comme cela viendra.

— Eh bien, alors, dis-lui : « vous, » je t’en prie, et tu sauras après pourquoi.

— Mais pourquoi ?

— Eh bien, je vais te le dire : Sonia est mon amie, et une si grande amie, que j’ai brûlé mon bras pour elle, — et, relevant sa manche de mousseline, elle laissa voir sur son bras blanc et mince, un peu plus bas que l’épaule, à l’endroit couvert ordinairement par le haut des manches, une tache rouge.

— C’est moi qui me suis brûlée pour lui prouver mon amour. J’ai pris une règle rougie au feu et me la suis appliquée là ! »

Étendu sur le canapé, garni de coussins, de leur chambre d’étude, regardant les yeux brillants de Natacha, Rostow s’enfonçait de nouveau avec bonheur dans ce monde enfantin, dans ce monde intime de la famille, dont les propos n’avaient de sens et de valeur que pour lui, et lui faisaient éprouver une des plus douces jouissances de sa vie ; aussi la brûlure du bras, comme témoignage d’affection, lui parut-elle toute simple : il le comprenait sans s’en étonner.

« Et bien, et après ? c’est tout ?

— Nous sommes si liées, si liées, que ceci n’est rien… ce ne sont que des folies… nous sommes amies pour toujours ! Quand elle aime quelqu’un, c’est pour la vie ; quant à moi, je ne la comprends pas, j’oublie tout de suite.

— Eh bien, et puis ?

— Eh bien, elle t’aime comme elle m’aime ! » Natacha rougit. — Tu dois te rappeler, tu sais, avant ton départ… Eh bien, elle assure que tu oublieras tout cela… Et elle dit : « Je l’aimerai, moi, toujours ; mais lui il faut qu’il soit libre ! » N’est-ce pas que c’est beau et que c’est noble, bien noble, n’est-ce pas ? »

Et Natacha demandait cela avec un tel sérieux et avec une telle émotion, qu’on voyait bien qu’elle devait s’être attendrie plus d’une fois déjà sur ce sujet. Rostow réfléchit quelques secondes.

« Je ne reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia est si ravissante, qu’il faudrait être un triple imbécile pour refuser un honneur pareil…

— Non, non, s’écria Natacha. Nous en avons déjà parlé, Nous étions sûres, vois-tu, que tu répondrais ainsi. Mais cela ne se peut pas, parce que, comprends-le bien, si tu te regardes seulement comme lié par ta parole, il en résulte qu’elle a l’air de l’avoir dit exprès… Tu l’épouseras alors par point d’honneur, et ce ne sera plus du tout la même chose. »

Rostow ne trouva rien à redire : Sonia l’avait frappé la veille par sa beauté, et ce matin elle lui avait semblé encore plus jolie. Elle avait seize ans, elle l’aimait avec passion, et il en était sûr ! Pourquoi ne pas l’aimer dès lors, même en ajournant toute idée de mariage ? « J’ai encore tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi ! se disait-il. Oui, c’est très bien combiné, il ne faut pas s’engager. »

« C’est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il à haute voix… Mais comme je suis content de te revoir ! et toi, es-tu restée fidèle à Boris ?

— Ah ! quelle folie ! s’écria Natacha en riant. Je ne pense, ni à lui, ni à personne, et je n’en veux rien savoir.

— Bravo ! mais alors…

— Moi, dit Natacha ? — et un sourire éclaira son petit visage. As-tu vu Duport, le fameux danseur ? Non ! Alors tu ne comprendras pas, regarde ! — Natacha, arrondissant les bras et levant le coin de sa robe, s’élança, se retourna, fit un entrechat, puis deux, et, s’élevant sur les pointes, fit ainsi quelques pas. — Je me tiens, tu vois, sur mes pointes ! tu le vois ? Eh bien, jamais je ne me marierai, je me ferai danseuse. Seulement n’en parle pas ! »

Rostow éclata d’un rire si joyeux et si franc, que Denissow le lui envia, et Natacha ne put s’empêcher de le partager.

« Qu’en dis-tu ? c’est bien, n’est-ce pas ?

— Comment ! si c’est bien ?… Tu ne veux donc plus épouser Boris ? »

Elle devint pourpre :

« Je ne veux épouser personne, et je le lui dirai à lui-même, lorsque je le verrai.

— Oui dà ! dit Rostow.

— Bah ! ce sont des folies, continua-t-elle en riant… et ton Denissow, est-il bon ?

— Très bon.

— Eh bien, adieu, habille-toi… Et il n’est pas effrayant, ton Denissow ?

— Pourquoi effrayant ?… Vaska est un brave garçon.

— Tu l’appelles Vaska ? Comme c’est drôle !… Et il est vraiment bon ?

— Mais oui !

— Adieu, dépêche-toi, et viens prendre le thé… tous ensemble ! »

Natacha quitta la chambre sur la pointe des pieds comme une véritable danseuse, et en souriant comme une petite fille de quinze ans. Rostow se rendit bientôt au salon, où il trouva Sonia ; il rougit et ne sut comment l’aborder. Ils s’étaient embrassés la veille dans leur première explosion de joie, mais aujourd’hui ils comprenaient que ce n’était plus possible ; il sentait peser sur lui le regard interrogateur de sa mère et de ses sœurs, qui cherchaient à pressentir ce qu’il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit « vous », tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer et s’embrasser avec tendresse ; ceux de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir osé lui rappeler sa promesse par l’intermédiaire de Natacha et le remercier de son amour. Lui, de son côté, la remerciait de l’avoir dégagé de sa parole et lui disait qu’il ne cesserait jamais de l’aimer, parce que la voir c’était l’aimer.

« Voilà qui est singulier, dit Véra, profitant d’un moment de silence général : Sonia et Nicolas se disent « vous, » comme des étrangers. » Elle avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi elle avait parlé mal à propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse, qui voyait dans cet amour un obstacle à un brillant mariage pour son fils, rougit d’un air embarrassé. Denissow entra au même moment, vêtu d’un nouvel uniforme, pommadé, parfumé, frisé comme un jour de bataille, et son amabilité inusitée avec les dames causa à Rostow une profonde surprise.


II

Revenu de l’armée, Nicolas Rostow fut reçu, par sa famille, en fils chéri, en héros ; par sa parenté, en jeune homme distingué et bien élevé ; par ses connaissances, comme un charmant lieutenant de hussards, danseur élégant et l’un des plus beaux partis de Moscou.

Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitués. Le comte, qui avait renouvelé à la Banque l’engagement de ses terres, était complètement à flot cette année, et Nicolas, devenu propriétaire d’un superbe trotteur, poussait le genre jusqu’à porter un pantalon comme personne n’en avait encore vu dans la ville, et des bottes à la mode, aux points relevées, avec de petits éperons en argent. Il passait gaiement son temps, et éprouvait ce sentiment du bien-être retrouvé que l’on ressent si vivement lorsqu’on en a été longtemps privé. Grandi et devenu homme à ses propres yeux, le souvenir de son désespoir, quand il avait manqué son examen de catéchisme, de l’emprunt fait à Gavrilo l’isvostchik, des baisers échangés en secret avec Sonia, tout cela ne lui semblait qu’un enfantillage qui se perdait bien loin derrière lui ; tandis que maintenant il était un lieutenant de hussards avec le dolman argenté, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine ; il avait un beau trotteur qu’il entraînait pour les courses de société, en compagnie d’amateurs connus, âgés et respectables ; il avait lié connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et chez laquelle il passait ses soirées ; enfin, il dirigeait la mazurka au bal des Arkharow, parlait guerre avec le feld-maréchal Kamenski, dînait au club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.

Comme il n’avait pas vu l’Empereur depuis longtemps, la passion qu’il éprouvait autrefois pour lui s’était affaiblie, mais il aimait à en parler et à laisser croire que son dévouement avait un motif inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond de son cœur, l’adoration dont Moscou, qui avait décerné à l’empereur Alexandre le surnom d’« Ange terrestre », entourait son souverain bien-aimé.

Pendant son court séjour dans sa famille, Rostow s’était plutôt éloigné que rapproché de Sonia, malgré sa beauté, ses attraits et l’amour qui éclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de jeunesse où chaque minute est si emplie, que le jeune homme n’a pas le temps de penser à aimer. Il craignait de s’engager, il était jaloux de cette indépendance qui pouvait seule lui permettre de réaliser tous ses désirs, et il se disait à la vue de Sonia : « J’en trouverai beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues ! Il sera toujours temps d’aimer et de m’en occuper plus tard. » Il dédaignait, dans sa virilité, de vivre au milieu des femmes et faisait mine d’aller à contre-cœur au bal et dans le monde ; mais les courses, le club anglais, les parties fines, Denissow et les visites là-bas, c’était autre chose, et c’était vraiment là ce qui convenait à un jeune et élégant hussard !

Au commencement de mars, le vieux comte Ilia Andréïévitch fut très occupé des préparatifs d’un dîner qu’on donnait au club anglais en l’honneur du prince Bagration.

Le comte se promenait en robe de chambre dans la grande salle, donnant des ordres à Phéoctiste, le célèbre maître d’hôtel du club, et lui recommandait de se pourvoir de primeurs, de poisson bien frais, de veau bien blanc, d’asperges, de concombres, de fraises !… Le comte était membre et directeur du club depuis sa fondation. Personne mieux que lui ne savait organiser sur une grande échelle un banquet solennel, d’autant mieux qu’il payait de sa poche le surplus des dépenses prévues. Le chef et le maître d’hôtel recevaient avec une satisfaction évidente les instructions du comte, sachant par expérience ce que leur rapporterait un dîner de plusieurs milliers de roubles.

« Rappelle-toi bien, n’oublie pas les crêtes, les crêtes dans le potage à la tortue.

— Il faudra donc trois plats froids ? demanda le cuisinier.

— Il me paraît difficile qu’il y en ait moins, répondit le comte après un moment de silence.

— Il faudra donc acheter les grands sterlets ? demanda le maître d’hôtel.

— Certainement ! Que faire d’ailleurs, puisqu’on ne cède pas sur le prix… Ah ! mon Dieu, mon Dieu, et moi qui allait oublier une seconde entrée ! Où est ma tête ? mon Dieu !

— Où me procurerai-je des fleurs ?

— Mitenka ! Mitenka ! va-t’en au grand galop à ma « datcha » s’écria le comte en s’adressant à son intendant. Donne l’ordre à Maxime, le jardinier, d’employer à la corvée pour m’amener tout ce qu’il y a dans mes orangeries. Il faut que deux cents orangers soient ici vendredi. Qu’on les emballe bien et qu’on les recouvre de feutre ! »

Ses dispositions achevées, il se disposait à aller retrouver « sa petite comtesse » et à se reposer un peu chez elle, lorsque se souvenant de différentes recommandations qu’il avait oubliées, il fit appeler de nouveau le maître queux et le maître d’hôtel, et recommença ses explications. La porte s’ouvrit, et le jeune comte entra d’un pas léger et assuré, en faisant sonner ses éperons. Les bons résultats d’une vie tranquille et heureuse se lisaient sur son teint reposé.

« Ah ! mon garçon, la tête me tourne, dit le vieux comte un peu honteux de ses graves occupations ; allons, aide-moi, il faudra avoir les chanteurs de régiment, il y aura aussi un orchestre… et les bohémiens ? qu’en penses-tu ? Vous les aimez vous autres militaires ?

— Vraiment, cher père, je parie que le prince Bagration quand il se préparait à la bataille de Schöngraben, était moins affairé que vous aujourd’hui.

— Essayes-en, je te le conseille, » dit le vieux comte avec une feinte colère, et se retournant vers le maître d’hôtel, qui les examinait tour à tour avec une bonhomie intelligente : « Voilà la jeunesse, Phéoctiste ; elle se moque de nous autres vieux.

— C’est vrai, Excellence ; elle ne demande qu’à bien boire et à bien manger ; quant aux apprêts et au service ça lui est bien égal.

— C’est ça, c’est ça, » s’écria le comte, et, empoignant les deux mains de son fils : « Je te tiens, polisson, et tu vas me faire le plaisir de prendre mon traîneau à deux chevaux et d’aller chez Besoukhow lui demander de ma part des fraises et des ananas. Il n’y en a que chez lui. S’il n’y est pas, va les demander aux princesses, puis tu iras au Rasgoulaï. Ipatka, le cocher, connaît le chemin ; tu y trouveras Illiouchka le bohémien, celui qui dansait en casaquin blanc chez le comte Orlow, et tu l’amèneras ici.

— Avec les bohémiennes ? ajouta Nicolas en riant.

— Voyons, voyons ! » dit son père.

Le vieux comte en était là de ses recommandations, lorsque Anna Mikhaïlovna, qui, selon son habitude, était entrée à pas de loup, parut subitement auprès d’eux, avec cet air affairé et mêlé de fausse humilité chrétienne qui lui était habituel. Le comte, surpris en robe de chambre, ce qui du reste lui arrivait tous les jours, se confondit en excuses.

« Ce n’est rien, cher comte, dit-elle, en fermant doucement les yeux. Quant à votre commission, c’est moi qui la ferai. Le jeune Besoukhow vient d’arriver, et nous en obtiendrons tout ce dont vous avez besoin. Il faut que je le voie. Il m’a envoyé une lettre de Boris, qui, Dieu merci, est attaché à l’état-major. »

Le comte, enchanté de son obligeance, lui fit atteler sa petite voiture.

« Vous lui direz de venir ; je l’inscrirai, Est-il avec sa femme ? »

Anna Mikhaïlovna leva les yeux au ciel, et son visage exprima une profonde douleur.

« Ah ! mon ami, il est bien malheureux, et, si ce qu’on dit est vrai, c’est affreux, mais qui pouvait le prévoir ? C’est une âme si belle et si noble que ce jeune Besoukhow ! Ah ! oui, je le plains de tout cœur, et je ferai tout ce qui me sera humainement possible pour le consoler.

— Mais qu’y a-t-il donc ? demandèrent à la fois le père et le fils.

— Vous connaissez, n’est-ce pas ? Dologhow, le fils de Marie Ivanovna, dit Anna Mikhaïlovna en soupirant et en parlant à mi-voix et à mots couverts, comme si elle craignait de se compromettre. Eh bien… c’est « lui » qui l’a protégé, qui l’a invité à venir chez « lui » à Pétersbourg, et maintenant « elle », elle est arrivée ici, avec cette tête à l’envers à sa suite, et le pauvre Pierre est, dit-on, abîmé de douleur. »

Malgré tout son désir de témoigner sa sympathie pour le jeune comte, les intonations et les demi-sourires d’Anna Mikhaïlovna en laissaient percer une plus vive encore peut-être pour cette « tête à l’envers », comme elle appelait Dologhow.

« Tout cela est bel et bon, mais il faut qu’il vienne au club… cela le distraira. Ce sera un banquet monstre ! »

Le lendemain, 3 mars, à deux heures de l’après-midi, deux cent cinquante membres du club anglais et cinquante invités attendaient pour dîner leur hôte illustre, le prince Bagration, le héros de la campagne d’Autriche.

La nouvelle de la bataille d’Austerlitz avait frappé Moscou de stupeur. Jusqu’à ce moment, la victoire avait été si fidèle aux Russes que la nouvelle d’une défaite ne rencontra que des incrédules, et l’on essaya de l’attribuer à des causes extraordinaires. Lorsque dans le courant du mois de décembre le fait fut devenu incontestable, on avait l’air, au club anglais, où se réunissaient toute l’aristocratie de la ville et tous les hauts dignitaires les mieux informés, de s’être donné le mot pour ne faire aucune allusion ni à la guerre ni à la dernière bataille. Les personnages influents, qui donnaient d’habitude le ton aux conversations, tels que le comte Rostopchine, le prince Youry Vladimirovitch Dolgoroukow, Valouïew, le comte Markow, le prince Viazemsky, ne se montraient pas au club, mais se voyaient en petit comité, et les Moscovites, habitués d’ordinaire, comme le comte Rostow, à n’exprimer d’autre opinion que celle d’autrui, étaient restés quelque temps sans guide et sans données précises sur la marche de la guerre. Sentant instinctivement que les nouvelles étaient mauvaises et qu’il était difficile de s’en rendre exactement compte, ils gardaient un silence prudent. Les gros bonnets, semblables au jury qui sort de la salle des délibérations, rentrèrent au club et donnèrent leur avis ; tout redevint pour eux d’une clarté inéluctable, et ils découvrirent à l’instant mille et une raisons pour expliquer à leur façon cette catastrophe incroyable, inadmissible : la déroute des Russes. À partir de ce moment, on ne fit plus, dans tous les coins de Moscou, que broder sur le même thème, qui était invariablement la mauvaise fourniture des vivres, la trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky, du Français Langeron, l’incapacité de Koutouzow, et (bien bas, bien bas) la jeunesse, l’inexpérience et la confiance mal placée de l’Empereur. En revanche, on était unanime pour dire que nos troupes avaient accompli des prodiges de valeur : soldats, officiers, généraux, tous avaient été héroïques. Mais le héros des héros était le prince Bagration, qui s’était couvert de gloire à Schöngraben et à Austerlitz, où seul il avait su conserver sa colonne en bon ordre, tout en se repliant avec elle et en défendant pas à pas sa retraite contre un ennemi deux fois plus nombreux. Son manque de parenté à Moscou, où il était étranger, y avait singulièrement facilité sa promotion au titre de héros. On saluait en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans protections, sans intrigues, qui ne songe qu’à se battre pour son pays, et dont le nom se rattachait du reste aux souvenirs de la campagne d’Italie et de Souvarow. La malveillance et la désapprobation que Koutouzow avait accumulées sur sa tête s’accentuaient plus vivement encore par le contraste des honneurs rendus à Bagration, « qu’il aurait fallu inventer s’il n’avait pas existé, » comme avait dit un jour ce mauvais plaisant de Schinchine, en parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait de Koutouzow que pour le blâmer et l’accuser d’être une girouette de cour et un vieux satyre.

Tout Moscou répétait les paroles du prince Dolgoroukow : « À force de forger, on devient forgeron, » en se consolant de la défaite actuelle par le souvenir des victoires passées, et les aphorismes de Rostopchine, qui disait à qui voulait l’entendre que « le soldat français avait besoin d’être excité à la bataille par des phrases ronflantes ; qu’il fallait à l’Allemand une logique serrée pour le convaincre qu’il était plus dangereux de fuir que de marcher à l’ennemi, et que, quant au Russe, on était obligé de le retenir et de le supplier de se modérer. »

Chaque jour, on citait de nouveaux traits de courage accomplis à Austerlitz par nos soldats et par nos officiers : celui-ci avait sauvé un drapeau, celui-là avait tué cinq français, cet autre avait pris cinq canons. Berg n’était pas oublié, et, ceux mêmes qui ne le connaissaient pas racontaient que, blessé à la main droite, il avait pris son épée de la main gauche et avait bravement continué sa marche en avant. Quant à Bolkonsky, personne n’en disait mot ; ses plus proches parents regrettaient seuls sa mort prématurée et plaignaient sa jeune femme enceinte et son original de père.


III

Le 3 mars, de nombreuses voix, pareilles à un essaim d’abeilles printanières, bourdonnaient dans les chambres du club anglais. Les membres du club et les invités, les uns en uniforme, les autres en frac, quelques-uns même en habit à la française, allaient et venaient, s’asseyaient, se relevaient et se formaient en groupes animés. Les laquais poudrés, en bas de soie et en culotte courte, se tenaient deux par deux à chaque porte, tout prêts à faire leur service. La majorité de cette réunion était composée d’hommes âgés, d’un extérieur respectable, avec des figures satisfaites, de gros doigts, des gestes et des inflexions de voix assurées. Cette catégorie de membres avait ses places habituelles, réservées à l’avance, et se réunissait en petit comité intime. La minorité se composait d’invités pris au hasard, et surtout de jeunes gens, parmi lesquels se trouvaient Nesvitsky, ancien membre du club, Denissow, Rostow, Dologhow, redevenu officier du régiment de Séménovsky, et plusieurs autres. Cette jeunesse semblait faire profession d’une déférence légèrement dédaigneuse envers la génération des vieux et leur dire : « Nous sommes tout disposés à vous respecter, mais rappelez-vous que l’avenir est à nous. »

Pierre, qui, pour complaire à sa femme, avait laissé pousser ses cheveux, ôté ses lunettes, et s’habillait à la dernière mode, promenait sa tristesse et son ennui d’une salle à l’autre. Là, comme ailleurs, il était entouré de gens qui adoraient en lui le veau d’or, et auxquels, habitué qu’il était à leur encens, il ne répondait qu’avec une distraction méprisante. Par son âge, il appartenait à la jeunesse, mais par sa fortune et ses relations il faisait partie de la société des hommes âgés et influents et passait indifféremment des uns aux autres.

La conversation des vieux les plus marquants, tels que Rostopchine, Valouïew et Narischkine, attirait sur eux l’attention de membres plus ou moins connus du club, qui s’en approchaient pour les écouter religieusement. Rostopchine racontait comment les Russes, refoulés par les fuyards autrichiens, avaient dû se frayer un chemin au milieu d’eux en les chargeant à la baïonnette ; Valouïew expliquait à ses voisins, sous le sceau du secret, que l’envoi d’Ouvarow à Moscou n’avait d’autre but que de connaître l’opinion des Moscovites sur la bataille d’Austerlitz, tandis que Narischkine rappelait l’anecdote de Souvorow, se mettant à faire « cocorico » en pleine séance du conseil de guerre autrichien, pour toute réponse à l’ineptie de ses membres. Schinchine, qui cherchait toujours l’occasion de lancer une plaisanterie, ajouta avec tristesse que Koutouzow n’avait même pas su apprendre de Souvorow à faire « cocorico » ; mais le regard sévère des vieux lui fit comprendre qu’il était inconvenant de s’exprimer ainsi ce jour-là sur Koutouzow.

Le comte Rostow allait de la salle à manger au salon et du salon à la salle à manger, d’un air affairé et inquiet, saluant indifféremment, avec sa bonhomie habituelle, les grands et les petits, cherchant parfois du regard ce beau garçon qui était son fils et lui adressant de joyeux clignements d’yeux. Nicolas, debout près de la fenêtre, causait avec Dologhow, dont il avait fait récemment la connaissance et qu’il appréciait beaucoup. Le vieux comte s’approcha pour serrer la main à ce dernier.

« Vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ? puisque vous connaissez mon guerrier et que vous êtes deux héros de là-bas !… Ah ! Vassili Ignatieïtch… bonjour, mon vieux !… »

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car un laquais, tout essoufflé et tout effaré, annonça :

« Il est arrivé ! »

Des coups de sonnette retentirent sur l’escalier, les directeurs s’élancèrent, et les différents membres du club, dispersés dans tous les coins comme des grains de blé sur le van, se réunirent, se massèrent et s’arrêtèrent à la porte du grand salon.

Au même instant, Bagration parut à l’entrée de cette pièce. Il était sans épée et sans tricorne. Selon l’usage du club, il les avait déposés dans le vestibule. Il portait un uniforme neuf, décoré d’ordres étrangers et russes, avec la croix de Saint-Georges sur la poitrine, et n’avait plus le bonnet fourré et le fouet de cosaque en bandoulière, comme Rostow l’avait vu la veille d’Austerlitz. Il avait fait couper un peu ses cheveux et ses favoris, ce qui le changeait à son désavantage. Son air endimanché, peu en rapport avec ses traits mâles et décidés, donnait à sa physionomie une expression tant soit peu comique. Béklechow et Fédor Pétrovitch Ouvarow, arrivés en même temps que lui, s’arrêtèrent à la porte pour laisser passer l’hôte illustre, qui, confus de leur politesse, s’arrêta un moment, et, après un échange de phrases banales, se décida enfin à passer le premier. Rien qu’à voir la gaucherie de ses mouvements et la façon dont il glissait sur le parquet d’un air embarrassé, on sentait qu’il lui était mille fois plus habituel et plus facile de traverser un champ labouré, sous une pluie de balles, comme il l’avait fait à Schöngraben, à la tête du régiment de Koursk. Les directeurs, qui s’étaient avancés au-devant de lui, lui exprimèrent en peu de mots la joie que tous ressentaient à le recevoir, et, sans attendre sa réponse, l’entourèrent à l’envi et s’en emparèrent pour le conduire à la porte du salon, dont la foule, qui s’y était pressée, rendait l’accès presque impossible ; chacun en effet essayait d’apercevoir Bagration par-dessus l’épaule de son voisin, comme s’il s’était agi d’une bête curieuse ! Le comte Rostow, tout en jouant des coudes et répétant : « Je vous en prie, mon cher, laissez, laissez passer ! » fraya le chemin au nouvel arrivant jusqu’au grand divan où il parvint enfin à le faire asseoir. Les gros bonnets du club formèrent aussitôt le cercle autour de lui, pendant que le vieux comte se glissait hors de la chambre, pour revenir un instant après, en compagnie des autres directeurs, offrir à Bagration une ode composée en son honneur et déposée sur un immense plat d’argent.

À la vue de ce plat, Bagration jeta autour de lui des regards inquiets, comme s’il cherchait un secours invisible ; mais, se soumettant à ce qu’il ne pouvait éviter et se sentant à la merci de tous ces yeux braqués sur lui, il saisit vivement le plat des deux mains, non sans jeter un coup d’œil de reproche au comte, qui le lui tendait avec un air de profonde déférence. Heureusement, un membre du club lui vint en aide, en lui retirant obligeamment le plat, qu’il semblait ne plus vouloir lâcher, et en recommandant les vers à son attention. « Puisqu’il le faut ! » avait-il l’air de dire, en prenant le rouleau de papier, et, le regardant de ses yeux fatigués, il en commença la lecture d’un air sérieux et concentré.

L’auteur des vers lui offrit de les lire lui-même, et le prince Bagration, résigné, pencha la tête et écouta.

« Sois la gloire du siècle d’Alexandre,
Sois le bouclier de Titus sur le trône,
À la fois homme de bien et guerrier redoutable.
De la patrie sois le rempart,
Comme tu es César sur le champ de bataille !
C’en est fait, l’heureux Napoléon
Sait aujourd’hui ce qu’est Bagration,
Et n’osera plus se mesurer avec les Achilles russes !… »

Il n’avait pas achevé sa période que le maître d’hôtel annonça d’une voix retentissante :

« Le dîner est servi ! »

Les portes s’ouvrirent, et l’on entendit dans la salle à manger les sons de l’orchestre qui jouait la fameuse polonaise : Qu’il éclate le tonnerre des victoires, et que le Russe, vaillant se réjouisse !

Le comte Rostow, impatienté contre le malencontreux auteur, s’avança vers Bagration et lui fit un profond salut. Comme, pour le moment, le dîner était plus intéressant que la poésie, tous se levèrent, et se rendirent, Bagration en tête, dans la salle à manger. L’illustre général occupait la place d’honneur entre Béklechow et Narischkine, ayant tous deux le prénom d’Alexandre, ce qui était une allusion délicate au nom même de l’Empereur. Trois cents personnes s’assirent à cette longue table, selon leur rang et leurs dignités, les plus notables à côté de l’hôte qu’on fêtait.

Un peu avant le dîner, le comte Ilia Andréïévitch lui avait présenté son fils, et il regardait autour de lui avec une orgueilleuse satisfaction, pendant que Bagration, qui avait reconnu Nicolas, lui balbutiait quelques mots inintelligibles.

Denissow, Rostow et Dologhow avaient pris place au milieu de la table, en face de Pierre et de Nesvitsky. Le vieux comte, assis vis-à-vis de Bagration, faisait, avec les autres directeurs, les honneurs du dîner, et ils représentaient en leurs personnes la bienveillante hospitalité de Moscou.

Toute la peine que s’était donnée le comte était couronnée de succès. Bien que les deux dîners, le dîner gras et le dîner maigre, fussent tous deux exquis et admirablement réussis, il ne cessa, jusqu’à la fin du repas, d’éprouver une inquiétude involontaire qui se traduisait, à l’apparition de chaque nouveau plat, par un signe au sommelier ou un mot à l’oreille du laquais placé debout derrière lui. Le gigantesque sterlet, dont la vue le fit rougir d’une modeste fierté, venait à peine de faire son entrée, que les bouteilles furent débouchées sur toute la ligne, et le champagne coula à flots dans les verres. Lorsque l’émotion produite par le poisson fut un peu calmée, le comte Ilia Andréïévitch se concerta avec les autres directeurs.

« Il est temps, leur dit-il, de porter la première santé, car il y en aura beaucoup !… »

Et il se leva, le verre à la main. On se tut pour écouter ce qu’il allait dire :

« À la santé de Sa Majesté l’Empereur ! » s’écria-t-il, les yeux humides de larmes de joie et d’enthousiasme, et l’orchestre éclata en fanfares. On se leva, on cria hourra ! Bagration répondit par un hourra aussi éclatant que celui qu’il avait poussé à Schöngraben, et la voix de Rostow se fit entendre au-dessus des voix des trois cents autres convives. Ému, sur le point de pleurer, il ne cessait de répéter : « À la santé de Sa Majesté l’Empereur ! » et, vidant son verre d’un trait, il le jeta sur le parquet. Plusieurs suivirent son exemple et les cris retentirent de plus belle. Lorsqu’enfin le silence se rétablit, les domestiques ramassèrent les cristaux brisés, et chacun se rassit, heureux du bruit qu’il avait fait. Le comte Ilia Andréïévitch, jetant un regard sur la liste posée à côté de son assiette, se releva et porta la santé du héros de notre dernière campagne, le prince Pierre Ivanovitch Bagration ! De nouveau ses yeux se remplirent de larmes, et de nouveau un hourra répété par trois cents voix répondit à son toast ; mais, au lieu de l’orchestre, ce fut cette fois un chœur de chanteurs qui entonna la cantate composée par Paul Ivanovitch Koutouzow :

« Les Russes ne connaissent pas d’obstacles,
De la victoire leur valeur est le gage,
Car nous avons des Bagration,
Et les ennemis sont à nos pieds, etc. »

Les chants avaient à peine cessé, qu’on reprit la kyrielle des toasts.

Le vieux comte continuait à s’attendrir ; on brisait de plus en plus les assiettes et les verres, et on criait à en perdre la voix. On avait bu à la santé de Béklechow, de Narischkine, d’Ouvarow, de Dolgoroukow, d’Apraxine, de Valouïew, à la santé des directeurs, des membres du club, des invités, et enfin à celle de l’organisateur du dîner, le comte Ilia Andréïévitch, qui, dès les premiers mots de ce toast, vaincu par son émotion, tira son mouchoir, y cacha sa figure et fondit complètement en larmes.


IV

Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidité habituelle. Mais, ce jour-là, silencieux, morose et abattu, il regardait d’un air distrait autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien qu’à le voir ainsi préoccupé, ses amis devinaient sans peine qu’il était absorbé par quelque question accablante et insoluble.

Cette question, qui tourmentait à la fois son cœur et son esprit, c’étaient les allusions de la princesse Catherine, sa cousine, au sujet de l’intimité de Dologhow avec sa femme.

Le matin même, il avait reçu une lettre anonyme écrite sur le ton de grossière raillerie propre à ce genre de lettres, dans laquelle on lui disait que ses lunettes lui étaient bien inutiles, puisque la liaison de sa femme et de Dologhow n’était un mystère que pour lui seul. Il n’avait ajouté foi ni à la lettre ni aux allusions de sa cousine ; mais la vue de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible malaise. Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de Pierre, ils faisaient naître dans l’âme de ce dernier un sentiment effroyable, monstrueux, et il se détournait brusquement. En se rappelant le passé que l’on prêtait à Hélène et ses relations actuelles avec Dologhow, il comprenait qu’il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre anonyme, s’il ne s’était pas agi de sa femme. Pierre se rappela involontairement la première visite de Dologhow, et comment, en souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait prêté de l’argent, comment il l’avait installé dans sa maison, comment Hélène, sans se départir de son éternel sourire, lui avait exprimé son ennui de cet arrangement, et comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beauté de sa femme, ne les avait plus quittés d’une semelle depuis ce jour-là.

« Il est très beau, c’est vrai, se disait Pierre… et je sais qu’il éprouverait une jouissance toute particulière à déshonorer mon nom, à se jouer de moi, précisément à cause des services que je lui ai rendus ; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte, mais je n’y crois pas, je n’ai pas le droit d’y croire ! »

Il avait souvent été frappé de l’expression méchante de la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à l’eau l’ours et l’officier de police, ou bien lorsqu’il provoquait quelqu’un sans raison, ou qu’il tuait d’un coup de pistolet le cheval d’un isvostchik, et aujourd’hui, lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette même expression. « Oui, c’est un bretteur ; tuer un homme est le dernier de ses soucis ; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le premier… et cela doit lui faire plaisir… Et au fond c’est vrai… J’ai peur de lui ! » Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow s’entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l’un était un brave hussard et l’autre un franc vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d’ailleurs n’avait pas de sympathie : primo, c’était un pékin millionnaire, le mari d’une beauté à la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard ; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son salut, et lorsqu’on avait porté la santé de l’Empereur, abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s’était pas levé !

« Eh bien, et vous ? lui cria Rostow irrité de plus en plus. N’entendez-vous pas ? À la santé de l’Empereur ! »

Pierre soupira, se leva avec résignation, vida son verre, et quand tout le monde fut rassis, il s’adressa à Rostow avec son bon sourire :

« Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu ! »

Rostow, qui s’égosillait à crier hourra ! n’entendit même pas.

« Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance ? dit Dologhow.

— Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile ! répondit Rostow.

— Il faut soigner les maris des jolies femmes, » lui dit à demi-voix Denissow.

Pierre devinait qu’ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se détourna.

« Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes ! dit Dologhow d’un air moitié sérieux et moitié souriant… Pétroucha !… À la santé des jolies femmes et de leurs amants ! »

Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais qui distribuait la cantate en remit un exemplaire à Pierre, comme étant un des principaux membres du club. Il allait le prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la feuille pour la lire. Pierre releva la tête, et, entraîné par un mouvement irrésistible de colère, il lui cria de toute sa force :

« Je vous le défends ! »

À ces mots, et voyant à qui ils s’adressaient, Nesvitsky et son voisin de droite, effrayés, cherchèrent à le calmer, tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et froids comme l’acier, lui disait, en accentuant chaque syllabe :

« Je la garde ! »

Pâle, les lèvres tremblantes, Pierre la lui arracha des mains :

« Vous êtes un misérable !… vous m’en rendrez raison ! »

Il se leva de table et comprit tout à coup que la question de l’innocence de sa femme, cette question qui le torturait depuis vingt-quatre heures, était tranchée sans retour. Il la détestait maintenant et sentait que tout était rompu avec elle à jamais. Malgré les instances de Denissow, Rostow consentit à servir de témoin à Dologhow, et, le dîner terminé, il discuta avec Nesvitsky, le témoin de Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow restèrent au club très avant dans la nuit à écouter les bohémiennes et les chanteurs de régiment.

« Ainsi, à demain, à Sokolniki, dit Dologhow, en prenant congé de Rostow, sur le perron.

— Et tu es calme ? lui dit Rostow.

— Vois-tu, répondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux mots : si, la veille d’un duel, tu te mets à écrire ton testament et des lettres larmoyantes à tes parents, si surtout tu penses à la possibilité d’être tué, tu es un imbécile, un homme fini ! Si, au contraire, tu as la ferme intention de tuer ton adversaire et cela le plus tôt possible, tout va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre chasseur d’ours : « Comment ne pas en avoir peur de l’ours ?… et, pourtant, quand on le voit, on ne craint plus qu’une chose : c’est qu’il ne vous échappe ! » Eh bien, mon cher, c’est tout juste comme moi. Au revoir, à demain ! »

Le lendemain, à huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky, en arrivant au bois de Sokolniki, y trouvèrent Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre paraissait complètement indifférent à ce qui allait se passer ; on voyait, à sa figure fatiguée, qu’il avait veillé toute la nuit, et ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux questions le préoccupaient exclusivement : la culpabilité de sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et l’innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit de ne pas ménager l’honneur d’un homme, qui après tout lui était étranger : « Peut-être en aurais-je fait tout autant, se dit Pierre, oui, certainement je l’aurais fait !… Mais alors ce duel, alors ce duel serait un assassinat ?… Ou bien je le tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au coude, au pied, au genou… Ne pourrais-je donc me cacher et m’enfuir quelque part ? » Et, en même temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux qui l’observaient : « Serons-nous bientôt prêts ? »

Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué l’endroit jusqu’où chacun devait marcher, et chargé les pistolets, Nesvitsky s’approcha de Pierre :

« Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d’une voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous m’avez témoignée et l’honneur que vous m’avez fait en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la vérité… Je ne crois pas que le motif de l’affaire soit assez grave pour verser du sang… Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté…

— Ah ! oui, c’était bien bête !… dit Pierre.

— Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires d’honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu’au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d’avouer ses torts que d’en arriver à l’irréparable. Il n’y a pas eu d’offense grave, ni d’un côté ni de l’autre. Permettez-moi…

— Les paroles sont inutiles ! dit Pierre… Ça m’est bien égal… Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où je dois tirer. » Il prit le pistolet, et, n’en ayant jamais tenu un de sa vie et ne s’inquiétant guère de l’avouer, il questionna ses témoins sur la façon de presser la détente : « Ah ! c’est ainsi… c’est vrai, je l’avais oublié.

— Aucune excuse, aucune, décidément ! » répondit Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une tentative de réconciliation.

L’endroit choisi était une petite clairière, dans un bois de pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À partir de l’endroit où se tenaient les témoins jusqu’aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à dix pas l’un de l’autre, en guise de barrières, ils avaient laissé des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les quarante pas qui devaient séparer les adversaires. Il dégelait, et d’humides vapeurs voilaient le paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt depuis trois minutes, personne ne donnait encore le signal ; tous se taisaient.


V

« Eh bien, qu’on commence ! s’écria Dologhow.

— Eh bien ! » répéta Pierre en souriant.

La situation devenait terrible. L’affaire, si insignifiante au début, ne pouvait plus maintenant être arrêtée. Elle suivait fatalement sa marche en dehors de toute volonté humaine ; elle devait s’accomplir ! Denissow s’avança jusqu’à la barrière :

« Les adversaires, dit-il, s’étant refusés à toute réconciliation, on peut commencer. Qu’on prenne les pistolets, et qu’on se porte en avant au mot « trois ! »

« Une ! deux ! trois ! » compta Denissow d’une voix sourde, en se reculant. Les combattants s’avancèrent sur le sentier frayé, et chacun d’eux voyait peu à peu émerger du brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de tirer à volonté en marchant. Dologhow s’avançait sans se hâter et sans lever son pistolet : ses yeux bleus brillaient et regardaient fixement Pierre ; sa bouche se plissait en un semblant de sourire.

Au mot : « trois ! » Pierre marcha rapidement ; s’écartant du sentier battu, il s’enfonça dans la neige. Tenant son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte de se blesser lui-même, il cherchait à soutenir sa main droite avec sa main gauche, qu’il avait instinctivement rejetée en arrière, tout en comprenant l’inutilité de cet effort ; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda à ses pieds, jeta un coup d’œil sur Dologhow, et tira. Ne s’attendant pas à un choc aussi violent, Pierre tressaillit, s’arrêta et sourit de son impression. La fumée, rendue encore plus épaisse par le brouillard, l’empêcha d’abord de rien distinguer, et il attendait en vain l’autre coup, lorsque des pas précipités se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la fumée, Dologhow pressant d’une main son côté gauche, et de l’autre serrant convulsivement son pistolet abaissé. Rostow était accouru à lui.

« Non… siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n’est pas fini ! » et, faisant en chancelant quelques pas, il tomba sur la neige à côté du sabre. Sa main gauche était couverte de sang ; il l’essuya à son uniforme et s’appuya dessus ; son visage pâle et sombre tremblait avec une contraction nerveuse.

« Je vous… commença-t-il à dire, et il ajouta avec effort : prie !… » Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait s’approcher de lui, lorsqu’il lui cria : « À la barrière ! » Pierre comprit et s’arrêta. Ils n’étaient plus qu’à dix pas l’un de l’autre. Dologhow plongea sa tête dans la neige, en remplit sa bouche avec avidité, se redressa sur son séant et chercha à retrouver son équilibre, tout en ne cessant de sucer et de manger cette neige glacée. Ses lèvres frissonnaient, mais ses yeux brillaient de l’éclat de la haine, et, réunissant toutes ses forces dans un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.

« De côté, couvrez-vous du pistolet, s’écria Nesvitsky.

— Couvrez-vous donc ! » s’écria malgré lui Denissow, bien qu’il fût le témoin de Dologhow.

Pierre, avec un doux sourire de pitié et de regret, s’était abandonné sans défense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow, qu’il regardait tristement. Les trois témoins fermèrent les yeux. Le coup partit, et Dologhow, s’écriant avec férocité : « Manqué ! » retomba la face contre terre.

Pierre se prit la tête dans les mains et, retournant sur ses pas, entra dans la forêt en marchant dans la neige à grandes enjambées.

« C’est bête… c’est bête ! disait-il. Mort ? ce n’est pas vrai ! »

Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.

Rostow et Denissow emmenèrent Dologhow, qui, grièvement blessé et étendu au fond du traîneau, restait immobile, les yeux fermés, sans répondre à leurs questions ; ils étaient à peine rentrés en ville qu’il revint à lui, et, relevant péniblement la tête, il prit la main de Rostow, qui fut frappé du changement complet de l’expression de sa figure, devenue douce et attendrie.

« Comment te sens-tu ?

— Mal ! mais ce n’est pas là l’important. Mon ami, dit-il d’une voix entrecoupée, où sommes-nous ? À Moscou, n’est-ce pas ? Écoute,… je l’ai tuée, elle… elle ne le supportera pas, elle ne le supportera pas !

— Mais qui donc ? dit Rostow surpris.

— Ma mère, ma pauvre mère, ma mère adorée ! »

Et Dologhow éclata en sanglots. Quand il fut un peu calmé, il expliqua à Rostow qu’il vivait avec sa mère, que, si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas à sa douleur, et le supplia d’aller la prévenir, ce que Rostow fit aussitôt, tout en apprenant, à sa grande stupéfaction, que ce mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mère et une sœur bossue, et qu’il était pour elles le plus tendre des fils et le meilleur des frères.


VI

Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d’aller retrouver sa femme dans sa chambre à coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent, dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le vieux comte était mort.

Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui venait de lui arriver ; mais il s’éleva dans son âme une telle tempête de sensations, de pensées, de souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait aux premiers temps de leur mariage, à ses belles épaules, à son regard langoureux et passionné ; tantôt il voyait se dresser à côté d’elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu’il l’avait vu au dîner du club ; tantôt il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s’affaissant sur la neige.

« Et après tout, se disait-il, j’ai tué son amant… oui, l’amant de ma femme ! Comment cela s’est-il fait ? — C’est arrivé, parce que tu l’as épousée, lui répondait une voix intérieure. — Mais en quoi suis-je donc coupable ? — Tu es coupable de l’avoir épousée sans l’aimer, continuait la voix ; tu l’as trompée, car tu t’es aveuglé volontairement. » Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant d’effort : « Je vous aime ! » se retraça vivement à sa mémoire. « Oui, là était la faute ! je sentais bien alors que je n’avais pas le droit de le lui dire. » Il se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le souvenir l’humiliait aujourd’hui ; peu de temps après son mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et vêtu d’une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu’il prenait à son bonheur.

« Et que de fois n’ai-je pas été fier d’elle, de son tact si fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté ! Je croyais ne pas la comprendre, et je m’étonnais de ne pas l’aimer. Quand j’étudiais son caractère, je me disais que c’était ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout intérêt… et maintenant je connais le mot terrible de cette énigme… C’est une femme pervertie ! »

« Anatole allait lui emprunter de l’argent et baiser ses belles épaules. Elle ne lui donnait pas d’argent, mais elle se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille, qu’elle n’était pas assez sotte pour être jalouse. « Il n’a qu’à faire ce qu’il veut, » disait-elle de moi. Un jour, lui ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme de grossesse, elle me répondit qu’elle n’était pas assez niaise pour désirer des enfants, et que d’ailleurs elle n’en aurait jamais de moi ! »

Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré son éducation aristocratique. « Non, je ne l’ai jamais aimée ! se disait-il… Et maintenant, voilà Dologhow affaissé sur la neige, s’efforçant de sourire, mourant peut-être et répondant à mon repentir par une feinte bravade ! »

Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.

« Je suis coupable, et je dois supporter, quoi ?… la honte de mon nom, le malheur de ma vie ? Folies que tout cela ! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon être en est indépendant !

« On a exécuté Louis XVI parce qu’il était criminel, et ils avaient raison tout autant que ceux qui, après en avoir fait un saint, mouraient pour lui en martyrs ! N’a-t-on pas ensuite exécuté Robespierre parce qu’il était un despote ? Qui avait tort ? Qui avait raison ? Personne. Vis tant que tu seras vivant : demain, qui le sait, tu mourras comme j’aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter quand on pense à ce qu’est notre existence en comparaison de l’éternité ! »

Et au moment où il se croyait apaisé, il la revoyait, elle et les transports de son amour passager : alors, recommençant à marcher, il brisait tout ce qui lui tombait sous la main : « Pourquoi lui ai-je dit : « Je vous aime ? » se demandait-il pour la dixième fois, et il se surprit à sourire en se rappelant le mot de Molière : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Il était encore nuit lorsqu’il sonna son valet de chambre pour lui donner ses ordres de départ. Ne comprenant plus la possibilité de parler à sa femme, il retournait à Pétersbourg, et comptait lui laisser une lettre pour lui annoncer son intention de vivre séparé d’elle à tout jamais.

Quelques heures après, le valet de chambre, qui lui apporta son café, le trouva étendu sur le canapé, un livre à la main, et dormant profondément.

Réveillé en sursaut, il fut longtemps avant de comprendre pourquoi il était là.

« La comtesse fait demander si Votre Excellence est à la maison ? »

Pierre n’avait pas encore répondu, que la comtesse, en déshabillé de satin blanc, brodé d’argent, les deux épaisses nattes de ses cheveux relevées en diadème autour de sa ravissante tête, entra dans la chambre, calme et imposante comme toujours, bien que sur son front de marbre légèrement bombé se dessinât un pli creusé par la colère. Contenant ses impressions jusqu’à la sortie du valet de chambre, et, connaissant d’ailleurs toute l’histoire du duel dont elle venait parler à son mari, elle s’arrêta devant lui, sans pouvoir réprimer un sourire de dédain. Pierre, intimidé, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit de reprendre sa lecture, comme un lièvre aux abois rabat ses oreilles et reste immobile en face de ses ennemis.

« Qu’est-ce encore ? Qu’avez-vous fait, je vous le demande ? dit-elle sévèrement, lorsque la porte se fut refermée sur le valet de chambre.

— Comment, moi ? demanda Pierre.

— Que veut dire ce beau courage ! Que veut dire ce duel ? Voyons, répondez ! »

Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la bouche et ne trouva rien à dire.

« Eh bien, c’est moi qui vous répondrai… Vous croyez tout ce qu’on vous raconte, et on vous a raconté que Dologhow était mon amant ? continua-t-elle en prononçant en français le mot « amant » avec la netteté cynique qui lui était habituelle, aussi simplement que si elle eût employé toute autre expression… Vous l’avez cru ! et qu’avez-vous prouvé en vous battant ? que vous êtes un sot, que vous êtes un imbécile, ce que du reste tout le monde savait ! Qu’en résultera-t-il ! C’est que je serai la risée de tout Moscou, et que chacun racontera qu’étant gris, vous avez provoqué un homme dont vous étiez jaloux sans raison, un homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports… » Plus elle parlait, plus elle élevait la voix en s’animant.

Pierre immobile murmurait des mots inarticulés sans lever les yeux.

« Et pourquoi avez-vous cru qu’il était mon amant ? Parce que sa société me faisait plaisir ? Si vous étiez plus intelligent, plus agréable, j’aurais préféré la vôtre !

— Ne me parlez pas… je vous en supplie, dit Pierre d’une voix rauque.

— Pourquoi ne parlerais-je pas ? J’ai le droit de vous parler, car je puis dire hautement qu’une femme qui n’aurait pas d’amant, avec un mari comme vous, serait une rare exception, et je n’en ai pas ! »

Pierre lui lança un regard étrange, dont elle ne comprit pas la signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement : sa poitrine se serrait, il ne pouvait respirer… Il savait qu’il aurait pu mettre un terme à cette torture, mais il savait aussi que ce qu’il voulait faire était terrible.

« Il vaut mieux nous séparer, dit-il d’une voix étouffée.

— Nous séparer, parfaitement, à condition que vous me donniez de la fortune, » répondit Hélène.

Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tête, se jeta sur elle.

« Je te tuerai ! » s’écria-t-il. Et saisissant sur la table un morceau de marbre, il fit un pas vers Hélène, en le brandissant avec une force dont lui-même fut épouvanté.

La figure de la comtesse devint effrayante à voir : elle poussa un cri de bête fauve et se rejeta en arrière. Pierre subissait tout l’attrait, toute l’ivresse de la fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se brisa, et s’avançant vers elle les bras tendus :

« Sortez ! » s’écria-t-il d’une voix si formidable, qu’elle répandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu’il aurait fait en ce moment, si Hélène ne s’était enfuie au plus vite.


Une semaine plus tard, Pierre partit pour Pétersbourg, après avoir donné à sa femme un plein pouvoir pour la régie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une bonne moitié de sa fortune.


VII

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis les nouvelles reçues à Lissy-Gory de la bataille d’Austerlitz et de la disparition du prince André, et malgré les lettres adressées à l’ambassade, malgré toutes les recherches, son corps n’avait pas été retrouvé, et son nom ne figurait pas sur la liste des prisonniers. La pensée la plus pénible pour ses proches était de se dire qu’il pouvait bien aussi avoir été ramassé sur le champ de bataille par les habitants du pays, et se trouver malade ou mourant, seul, au milieu d’étrangers, et incapable de donner signe de vie à sa famille. Les journaux, qui avaient été les premiers à renseigner le vieux prince sur la défaite d’Austerlitz, disaient simplement, en termes laconiques et vagues, que les Russes, après de brillants engagements, avaient dû opérer leur retraite et qu’elle s’était effectuée en bon ordre. Le prince tira de ce bulletin officiel la conclusion évidente que les nôtres avaient essuyé une défaite. Huit jours plus tard, une lettre de Koutouzow annonçait au vieux prince le sort mystérieux de son fils :

« Votre fils, lui écrivait-il, est tombé en héros, en avant du régiment, son drapeau à la main, digne de son père et de sa patrie. Nos regrets à tous sont unanimes, et personne ne sait jusqu’à présent s’il faut le compter au nombre des vivants ou des morts. Tout espoir n’est pas cependant perdu, car s’il était mort, son nom aurait figuré dans les listes des officiers trouvés sur le champ de bataille, qui m’ont été transmises par les parlementaires. »

Le vieux prince reçut cette lettre très tard dans la soirée, et le lendemain matin il sortit pour faire sa promenade habituelle ; morose et sombre, il n’adressa pas une parole à son homme d’affaires, ni à son jardinier, ni à l’architecte.

Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupé à son tour, mais il ne se retourna pas comme il en avait coutume.

« Ah ! princesse Marie ! » dit-il tout à coup en jetant le repoussoir. La roue, par suite de l’impulsion reçue, continuait à tourner, et le grincement de cette roue, qui allait en s’affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de sa fille, avec la scène qui suivit.

Elle s’approcha de lui, et, à la vue de sa physionomie, un sentiment indéfinissable lui comprima le cœur. Ses yeux se troublèrent. Les traits de son père avaient une contraction plutôt de méchanceté que de tristesse et d’abattement ; ils trahissaient la lutte violente qui se passait en lui, et lui disaient qu’un terrible malheur allait tomber sur sa tête, le plus terrible de tous, celui qu’elle n’avait pas encore éprouvé, la perte irréparable d’une de ses plus chères affections !

« Mon père ! André ?… » et cette pauvre fille, gauche et disgracieuse, prononça ces paroles avec un charme si puissant de sympathie et d’abnégation, que le vieux prince, sous l’influence de ce regard, laissa échapper un sanglot en se détournant.

« J’ai reçu des nouvelles : on ne le trouve nulle part, ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m’a écrit… Il a été tué !… » dit-il tout à coup de sa voix perçante, comme pour chasser sa fille par ce cri.

La princesse ne bougea pas, et ne s’évanouit pas. Elle était déjà pâle, mais, à ces mots, son visage sembla se transformer, et ses beaux yeux s’éclairèrent subitement. On aurait dit qu’un sentiment ineffable venu d’en haut, indépendant des douleurs et des joies de ce monde, s’étendait comme un baume sur le coup qui venait de les frapper. Oubliant la crainte qu’elle avait de son père, elle lui saisit la main, l’attira à elle, et baisa sa joue sèche et parcheminée.

« Mon père, lui dit-elle, ne vous détournez pas de moi, pleurons ensemble.

— Ces misérables, ces pleutres ! s’écria le prince, en l’écartant. Perdre une armée, perdre des hommes ! Et pourquoi ?… Va l’annoncer à Lise ! » La princesse Marie se laissa tomber sans force dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle revoyait son frère au moment des adieux, lorsqu’il s’était approché d’elle et de sa femme : elle revoyait son expression attendrie et légèrement dédaigneuse, lorsqu’elle lui avait passé l’image au cou. Était-il devenu croyant ? S’était-il repenti de son incrédulité ? Était-il là-haut dans les demeures célestes de la paix et du bonheur ?

« Mon père, dit-elle, comment est-ce arrivé ?

— Va, va, il a été tué pendant cette bataille, où l’on a mené à la mort les meilleurs hommes de Russie et sacrifié la gloire russe. Allez, princesse Marie ! Allez l’annoncer à Lise ! »

La princesse Marie entra chez sa belle-sœur qu’elle trouva travaillant, et dont le regard se leva sur elle avec cette expression de bonheur calme et intime, particulière aux femmes qui sont dans sa situation ; ses yeux regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans d’elle-même ce doux et mystérieux travail qui s’accomplissait dans son sein.

« Marie, dit-elle, en repoussant son métier, donne-moi ta main. »

Ses yeux riaient, sa petite lèvre se retroussa et se fixa en un sourire d’enfant. La princesse Marie se mit à ses genoux devant elle, et cacha sa tête dans les plis de sa robe.

« Ici, ici… n’entends-tu pas ?… c’est si étrange ! Et sais-tu, Marie, je l’aimerai bien…, » et ses yeux rayonnants de bonheur s’attachaient sur la jeune princesse, qui ne pouvait relever la tête, car elle pleurait.

« Qu’as-tu donc, Marie ?

— Rien… J’ai pensé à André, et cela m’a attristée, » répondit-elle en essuyant ses pleurs.

Dans le courant de la matinée, la princesse Marie essaya à plusieurs reprises de préparer sa belle-sœur à la catastrophe, mais chaque fois elle se mettait à pleurer. Ces larmes, dont la petite princesse ne comprenait pas la cause, l’inquiétaient malgré son manque d’esprit d’observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait avec inquiétude, comme si elle cherchait quelque chose autour d’elle. Le vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant le dîner : il avait l’air méchant et agité. Il sortit sans lui avoir parlé. Elle regarda sa belle-sœur et éclata en sanglots.

« A-t-on reçu des nouvelles d’André ? demanda-t-elle.

— Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon père s’inquiète, et moi, je m’effraye.

— Il n’y a donc rien ?

— Rien, » répondit la princesse, en la regardant franchement. Elle s’était décidée, et avait décidé son père à ne rien lui dire jusqu’après sa délivrance, qui était attendue de jour en jour. Le père et la fille portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun à sa façon. Quoiqu’il eût envoyé un émissaire en Autriche pour chercher les traces d’André, le vieux prince était convaincu que son fils était mort, et il avait déjà commandé pour lui, à Moscou, un monument qui devait être placé dans son jardin. Il n’avait rien changé à son genre de vie, mais ses forces le trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et s’affaiblissait visiblement. La princesse Marie espérait : elle priait pour son frère, comme s’il était vivant, et attendait à toute heure l’annonce de son retour.

VIII

« Ma bonne amie, lui dit un matin la petite princesse…, » et sa petite lèvre se retroussa comme d’habitude, mais cette fois avec une tristesse marquée, car depuis le jour où la terrible nouvelle avait été reçue, les sourires, les voix, la démarche même de chacun, tout portait dans la maison l’empreinte de la douleur, et la petite princesse, sans s’en rendre compte, en subissait involontairement l’influence.

« Ma bonne amie, je crains que le « fruschtique[3] » de ce matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m’ait fait du mal ?

— Qu’as-tu, ma petite âme ? Tu es pâle, tu es très pâle, s’écria la princesse Marie, en accourant tout effrayée auprès d’elle.

— Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie Bogdanovna, Votre Excellence ? dit une des filles de chambre qui se trouvait là. Marie Bogdanovna était la sage-femme du chef-lieu de district, et depuis quinze jours on l’avait fait venir à Lissy-Gory.

— Tu as raison, c’est vrai, c’est peut-être ça… Je vais y aller… Courage, mon ange !…, et embrassant sa belle-sœur, elle s’apprêta à sortir de la chambre.

— Non, non ! s’écria la petite princesse, dont la pâle figure exprima non seulement une souffrance physique, mais encore une terreur d’enfant, à l’idée des douleurs inévitables dont elle avait le pressentiment.

— Non, c’est l’estomac… dites que c’est l’estomac, Marie, dites, dites… » Et elle pleurait comme pleurent les enfants capricieux et malades en se tordant les mains avec désespoir et en s’écriant : « Mon Dieu, mon Dieu ! »

La princesse Marie courut chercher la sage-femme qu’elle rencontra à mi-chemin.

« Marie Bogdanovna ! C’est commencé, je crois, dit-elle, les yeux agrandis par la terreur.

— Eh bien, tant mieux, princesse, répondit la sage-femme sans hâter le pas, et en se frottant les mains de l’air assuré d’une personne qui connaît sa valeur… Il est inutile que vous sachiez ça, vous autres demoiselles.

— Et le docteur qui n’est pas encore arrivé de Moscou ! dit la princesse, car, selon le désir du prince André et de sa femme, on y avait envoyé chercher un accoucheur.

— Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas, tout ira bien, même sans le docteur. »

Cinq minutes après, la princesse Marie entendit de sa chambre porter un objet très lourd. Elle regarda. C’était un divan en cuir du cabinet du prince André, que les gens transportaient dans la chambre à coucher, et elle remarqua que leur figure était empreinte d’un sentiment inusité de gravité et de douceur. La princesse Marie prêtait l’oreille à tous les bruits de la maison, ouvrait sa porte, regardait, inquiète, ce qui se passait dans le corridor. Quelques femmes allaient et venaient en silence et se détournaient à sa vue. N’osant pas les questionner, elle rentrait dans sa chambre, et tantôt se jetant dans son fauteuil, elle prenait son livre de prières, tantôt s’agenouillant devant les images, elle s’apercevait, avec surprise et chagrin, que la prière était impuissante à calmer son agitation. La porte s’ouvrit tout à coup, et sa vieille bonne, coiffée d’un large mouchoir, se montra sur le seuil. Prascovia Savischna ne venait chez elle que rarement : tel était l’ordre du vieux prince.

« C’est moi, Machinka, et j’ai apporté, mon ange, les bougies de leur mariage pour les allumer devant les saints, dit-elle en soupirant.

— Ah ! ma bonne, comme je suis contente.

— Le Seigneur est miséricordieux, ma petite colombe !… » Et la vieille bonne alluma les bougies à la lampe des images, et s’assit à la porte, en tirant de sa poche un bas, qu’elle se mit à tricoter. La princesse Marie prit un livre et feignit de lire, mais à chaque pas, à chaque bruit, elle tournait ses yeux effrayés et interrogateurs sur sa bonne, qui la calmait aussitôt du regard. Ce sentiment qu’éprouvait la princesse Marie était d’ailleurs partagé par tous les habitants de cette vaste maison. D’après une ancienne superstition, plus les douleurs de l’accouchement sont ignorées, moins l’accouchée est censée souffrir : aussi tous feignaient-ils de n’en rien savoir ; personne n’en soufflait mot, mais en dehors de la tenue grave et respectueuse, habituelle aux gens du vieux prince, il se trahissait chez eux une inquiétude attendrie et l’intuition de ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand et d’incompréhensible.

Aucun éclat de rire ne retentissait dans l’aile habitée par les filles et les femmes de service. Les domestiques et les laquais se tenaient silencieusement sur le qui-vive dans l’antichambre. Dans les dépendances, personne ne dormait, et des feux et de la lumière y étaient entretenus. Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant sur ses talons, et envoyait à tout instant le vieux Tikhone demander à Marie Bogdanovna ce qui en était, lui répétant chaque fois :

« Tu diras : « Le prince demande »… et reviens me dire…

— Dites au prince, répondit avec emphase Marie Bogdanovna, que le travail est commencé.

— Bien, dit le prince, en fermant sa porte, » et Tikhone n’entendit plus le moindre bruit dans le cabinet.

Un instant après il y rentra, en se donnant à lui-même pour excuse les bougies à remplacer, et il vit le prince étendu sur le canapé. À la vue de son visage défait, il secoua la tête, et s’approchant de son vieux maître, il le baisa à l’épaule, et sortit, en oubliant les bougies et son excuse. Le plus solennel des mystères qui soient en ce monde continuait à s’accomplir. La soirée se passa ainsi, la nuit vint, et ce sentiment d’attente émue, au lieu de s’apaiser, s’accroissait de minute en minute.


Il faisait une de ces nuits du mois de mars où l’hiver semble reprendre son empire, et déchaîne avec une fureur désespérée ses derniers ouragans et ses dernières bourrasques de neige. On avait envoyé un relais de chevaux sur la grand’route pour le docteur allemand, et des hommes munis de lanternes, postés au tournant, devaient le conduire à travers les ornières et les trous du chemin de Lissy-Gory.

La princesse Marie ne lisait plus depuis longtemps son livre de prières, et elle regardait fixement sa bonne, dont la petite figure ratatinée, avec sa mèche de cheveux gris échappée de dessous le mouchoir et sa peau ridée sous le menton, lui était si familière dans ses moindres détails. Tout en tricotant, la vieille Savischna racontait à voix basse, pour la centième fois, comment la princesse-mère était accouchée de la princesse Marie à Kichinew, sans sage-femme, et n’ayant pour tous soins que ceux d’une paysanne moldave :

« Dieu est grand, le « docteur » est inutile !… »

Un violent coup de vent ébranla le châssis de la fenêtre, fit sauter la targette mal assujettie, et un courant d’air humide et glacé passa au travers des rideaux d’étoffe, et éteignit la bougie. La princesse Marie tressaillit. La vieille bonne, posant son tricot sur la table, s’approcha de la fenêtre et se pencha en dehors, pour essayer de ramener le battant.

« Princesse, ma petite mère, on arrive sur la route avec des lanternes ! dit-elle en refermant la fenêtre,… ce doit être le « doctoure ».

— Ah ! Dieu merci ! s’écria la princesse, il faut aller le recevoir : il ne comprend pas le russe. »

Jetant un châle sur ses épaules, elle quitta la chambre, et vit en passant par l’antichambre que la voiture était déjà arrêtée devant le perron. Elle s’avança sur le palier de l’escalier. Sur un des piliers de la balustrade on avait placé une chandelle que le vent faisait couler. Un peu plus bas, sur le second palier, le valet de chambre, Philippe, l’air tout effrayé, en tenant une autre à la main. Encore plus bas, au tournant même de l’escalier, on entendait comme le pas lourd de bottes fourrées, et le timbre d’une voix bien connue frappa l’oreille de la princesse Marie :

« Dieu merci ! disait cette voix, et mon père ?

— Le prince est couché, répondit le maître d’hôtel, Demiane.

— C’est André ! se dit la princesse Marie… et les pas se rapprochèrent… C’est impossible, ce serait trop extraordinaire !… » Au même moment, le prince André, couvert d’une pelisse dont le collet était blanc de neige, se montra sur le palier inférieur… C’était bien lui, mais pâle, amaigri, changé, avec une expression, inaccoutumée chez lui, de douceur attendrie et inquiète. Il gravit les dernières marches, et embrassa sa sœur, que l’émotion étouffait.

« Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ? lui demanda-t-il en l’embrassant de nouveau, pendant que l’accoucheur, avec lequel il s’était rencontré à la dernière station, montait l’escalier.

— Marie ! quelle étrange coïncidence ! » Et, ôtant sa pelisse et ses bottes fourrées, il passa chez sa femme.


IX

La petite princesse, la tête couverte d’un bonnet blanc, était étendue sur des oreillers. Les douleurs venaient de cesser. Ses longs cheveux noirs s’enroulaient autour de ses joues enflammées et moites ; sa jolie petite bouche vermeille entr’ouverte souriait. Le prince André entra et s’arrêta au pied du divan sur lequel elle était étendue. Ses yeux brillants, pareils à ceux d’un enfant inquiet et agité, se fixèrent sur lui sans changer d’expression : « Je vous aime tous, semblaient-ils dire, je ne vous ai fait aucun mal… pourquoi donc faut-il que je souffre ? venez à mon secours. » Elle voyait son mari sans se rendre compte de son apparition. Il la baisa au front.

« Ma petite âme, lui dit-il, — il n’avait jamais employé cette expression envers elle, — Dieu est bon ! »

Elle le regarda d’un air étonné, et ses yeux continuaient à lui dire : « J’attendais du secours de toi, et tu ne m’aides pas, toi non plus ! » Les douleurs reprirent et Marie Bogdanovna engagea le prince André à quitter la chambre.

Il céda la place au médecin. La princesse Marie se trouva sur son passage ; ils se mirent à causer à voix basse, en s’interrompant à chaque instant dans une attente fiévreuse.

« Allez, mon ami, » lui dit-elle, et il alla s’asseoir dans la pièce voisine de celle où était sa femme. Une fille de chambre en sortit, et se troubla à la vue du prince André, qui, la figure cachée dans ses mains, restait immobile. Les gémissements et les cris plaintifs qu’arrachaient à la princesse ces douleurs toutes physiques, s’entendaient à travers la porte ; il se leva et fit un effort pour l’ouvrir, quelqu’un la retenait de l’autre côté :

« On ne peut pas, on ne peut pas ! » dit une voix effrayée. Il essaya de marcher. La chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes, tout à coup un cri formidable retentit :

« Ce n’est pas elle, elle n’en aurait pas eu la force ! » se dit le prince André, et il courut à la porte ; le cri cessa, il entendit le vagissement d’un enfant.

« Pourquoi a-t-on apporté ici un enfant ? s’écria-t-il dans le premier moment. Que fait là cet enfant ? Ou bien, est-ce cet enfant qui est né ? »

Quand il comprit tout à coup ce que ce cri renfermait de bonheur, les larmes l’étouffèrent et, se reposant sur l’appui de la fenêtre, il se mit à sangloter. La porte s’ouvrit. Le docteur, sans habit, les manches de chemise retroussées, sortit pâle et tremblant. Le prince André se retourna, mais le docteur, le regardant d’un air égaré, passa sans mot dire. Une femme se précipita hors de la chambre, et s’arrêta, interdite, à la vue du prince André. Il entra chez sa femme. Elle était morte, et couchée dans la même position où il l’avait vue quelques instants auparavant : son jeune et ravissant visage avait conservé la même expression, malgré la fixité des yeux et la pâleur des joues :

« Je vous aime tous, je n’ai fait de mal à personne, et qu’avez-vous fait de moi ? » semblait dire cette tête charmante que la vie avait abandonnée. Dans un coin de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait dans les bras tremblants de la sage-femme.


Deux heures après, le prince André entra à pas lents dans le cabinet de son père, qui savait tout. En ouvrant la porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince étreignit en silence, de ses bras secs, pareils à des tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en larmes.


Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et le prince André monta les degrés du catafalque pour lui dire un dernier adieu. Les yeux de la morte étaient fermés, mais son petit visage n’avait pas changé et elle semblait toujours dire : « Qu’avez-vous fait de moi ? » Le prince André ne pleurait pas, mais il sentit son cœur se déchirer à la pensée qu’il était coupable de torts, désormais irréparables et inoubliables. Le vieux prince baisa à son tour une des frêles mains de cire, qui étaient croisées l’une sur l’autre, et l’on aurait cru que la pauvre petite figure lui répétait aussi : « Qu’avez-vous fait de moi » ? Il se détourna brusquement après l’avoir regardée.


Cinq jours plus tard, le nouveau-né fut baptisé : la sage-femme retenait les langes avec son menton, pendant que le prêtre oignait d’huile sainte, avec les barbes d’une plume, la paume des mains et la plante des pieds du petit prince Nicolas Andréïévitch.

Le grand-père, après l’avoir porté, en sa qualité de parrain, autour du vieux baptistère, s’était empressé de le remettre entre les mains de la marraine, la princesse Marie. Le père, tout ému, et redoutant que le prêtre ne laissât tomber l’enfant dans l’eau, attendait avec anxiété dans la pièce voisine la fin du sacrement ; aussi le regarda-t-il d’un air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui apporta, et il lui répondit par un signe de tête amical à la bonne nouvelle qu’elle lui donna que le morceau de cire, sur lequel on avait mis quelques petits cheveux coupés sur la tête du nouveau-né, avait surnagé[4].


X

Grâce au vieux comte, il ne fut pas question de la part que Rostow avait prise au duel de Dologhow et de Besoukhow, et au lieu d’être dégradé, comme il s’y attendait, il fut nommé aide de camp du général gouverneur de Moscou, ce qui l’empêcha d’aller passer l’été à la campagne avec sa famille, et l’obligea de rester en ville. Dologhow se lia plus intimement avec lui. La vieille Marie Ivanovna aimait passionnément son fils, et disait souvent à Rostow qu’elle l’avait pris en affection à cause de son amitié pour son Fédia :

« Oui, comte, son âme est trop noble et trop pure pour notre monde si corrompu. Personne n’apprécie la bonté à sa juste valeur, car malheureusement, chacun y voit un reproche à son adresse… Est-ce juste, est-ce honorable, je vous le demande, de la part de Besoukhow ?… Et mon enfant qui jusqu’à présent encore n’en dit jamais de mal ? C’est sur mon garçon que sont retombées leurs folies de Pétersbourg !… Besoukhow n’en a pas souffert. Mon fils vient d’avoir de l’avancement, c’est vrai, mais aussi où trouverez-vous, je vous le demande, un brave comme lui ?… Quant à ce duel,… y a-t-il l’ombre d’honneur chez ces gens-là ?… On sait qu’il est fils unique, et on le provoque, et on tire tout droit sur lui ?… Enfin, heureusement que Dieu l’a sauvé !… Et la raison de tout cela ?… Qui donc, de nos jours, n’a pas une intrigue, et qu’y faire si Besoukhow est un mari jaloux ? Sans doute il aurait pu le montrer plus tôt, mais voilà un an que cela dure, et il le provoque avec l’idée que Fédia s’y refuserait, parce qu’il lui doit de l’argent ! Quelle vilenie, quelle lâcheté ? Je vous aime, vous, de tout mon cœur, parce que vous avez compris mon Fédia, et il y a si peu de personnes qui lui rendent justice, malgré sa belle âme. »

Dologhow, de son côté laissait échapper des phrases qu’on n’aurait jamais attendues de lui :

« On me croit méchant, disait-il à Rostow, mais cela m’est bien égal ! Je ne tiens à reconnaître que ceux que j’aime, et pour ceux-là je donnerais ma vie : quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve sur mon chemin ; j’adore ma mère, j’ai deux ou trois amis, toi surtout. Quant aux autres, ils n’attirent mon attention qu’autant qu’ils peuvent m’être utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, à commencer par les femmes… Oui, mon ami, j’ai connu des hommes à l’âme noble, élevée, tendre, mais les femmes ! Comtesse ou cuisinière, elles se vendent toutes, sans exception. Cette pureté céleste, ce dévouement que je cherche dans la femme, je ne l’ai jamais trouvé. Ah ! si j’avais rencontré la femme rêvée, j’aurais tout sacrifié pour elle, mais les autres !… il fit un geste de mépris. Et te l’avouerai-je, je ne tiens à l’existence que parce que j’espère rencontrer un jour cet être idéal, qui m’élèvera, m’épurera et me régénérera… mais tu ne comprends pas ça, toi ?

— Au contraire, je te comprends parfaitement, » répliqua Rostow, qui était de plus en plus sous le charme de son nouvel ami.


La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow reparut également bientôt après, et s’installa chez eux. Ces premiers mois de l’hiver de 1806 à 1807 furent, pour Rostow et sa famille, pleins de gaieté et d’entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents beaucoup de jeunes gens qui y étaient attirés par Véra, belle personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme d’une fleur à peine éclose, et par Natacha, chez qui l’espièglerie de l’enfant s’unissait aux séductions de la jeune fille. Chacun d’eux subissait plus ou moins l’influence de ces visages souriants, débordants de bonheur, et ouverts à toutes les impressions. Témoins de leur babillage décousu et joyeux, pétillant d’imprévu, débordant de vie, d’espérances naissantes, mêlés à cette agitation entraînante d’où partaient, comme des fusées, leurs essais de chant et de piano, abandonnés, repris, selon le caprice du moment, ils se sentaient à leur tour pénétrés et envahis par cette atmosphère toute chargée d’amour, qui, comme ces jeunes filles, les disposait à un bonheur confusément entrevu.

Tels étaient les effluves magnétiques qui émanaient naturellement de toute cette jeunesse, lorsque Dologhow fut présenté dans la maison de Rostow. Il plut à tous, sauf à Natacha, qui avait été sur le point de se brouiller avec son frère à cause de lui, car elle soutenait qu’il était méchant, et que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison, que Dologhow était coupable, et de plus désagréable et affecté.

« Il n’y a rien à comprendre ! s’écriait Natacha avec une obstination volontaire, il est méchant, il n’a pas de cœur ! Quant à ton Denissow, je l’aime ! C’est un mauvais sujet, c’est possible, et pourtant je l’aime !… C’est pour te dire que je comprends ! Tout est calculé chez l’autre, et c’est ce que je n’aime pas !

— Oh ! Denissow, c’est autre chose, répondit Rostow en ayant l’air de donner à entendre que celui-là ne pouvait être comparé à Dologhow. — Son âme si belle !… Il faut le voir avec sa mère… quel cœur !

— Je ne puis pas en juger, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne suis pas à mon aise avec lui !… Et il est amoureux de Sonia, sais-tu ?

— Quelle folie !

— J’en suis sûre, tu verras ! »

Natacha avait raison. Dologhow, qui n’aimait pas la société des dames, venait souvent néanmoins, et l’on eut bientôt découvert, sans qu’il en fût dit un mot, qu’il était attiré par Sonia. Celle-ci ne l’aurait jamais avoué, bien qu’elle l’eût deviné et qu’elle devînt rouge comme une cerise, chaque fois qu’il paraissait ; il venait dîner presque tous les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les bals de demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s’y trouvaient. Il témoignait à Sonia une attention marquée, et l’expression de ses yeux était telle que, non seulement Sonia n’en pouvait supporter le regard, mais que la vieille comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient à le surprendre.

Il était évident que cet homme étrange et énergique pliait et se soumettait à l’influence irrésistible exercée sur lui par cette brune et gracieuse fillette, qui cependant était éprise d’un autre que lui.

Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow, mais sans bien s’en rendre compte : « Ils sont tous amoureux de l’une d’elles », se disait-il, et, ne se sentant plus aussi à son aise dans ce milieu, il s’absenta très souvent de la maison paternelle.

On recommença, pendant ces mois d’automne, à causer de la guerre avec Napoléon, avec plus d’ardeur encore que par le passé. Il fut question d’un recrutement de dix sur mille, auquel s’ajoutaient neuf sur mille pour la milice. On lançait de tous côtés des anathèmes sur Bonaparte, et Moscou était plein de bruits de guerre. Quant à la famille Rostow, toute la part qu’elle prenait à ces préparatifs belliqueux se concentrait sur Nicolas, qui attendait l’expiration du congé de Denissow, pour retourner avec lui au régiment, après les fêtes. Ce départ prochain ne l’empêchait pas de s’amuser : il l’y excitait au contraire, et il passait la plus grande partie de son temps en dîners, en soirées et en bals.


XI

Le troisième jour de Noël, les Rostow donnèrent un dîner d’adieux quasi officiel en l’honneur de Denissow et de Nicolas, qui partaient après les Rois. Parmi les vingt convives se trouvait Dologhow.

Les courants électriques et passionnés, qui régnaient dans la maison, n’avaient jamais été aussi sensibles que pendant ces derniers jours : « Saisis au vol les fugitifs éclairs de bonheur, semblait dire à la jeunesse cette mystérieuse influence : Aime, sois aimé ! c’est là le seul but où l’on doit tendre, car cela seul est vrai dans le monde ! »

Malgré les deux paires de chevaux que Nicolas avait mises sur les dents, il n’avait fait que la moitié de ses courses, et ne rentra qu’une seconde avant le repas. Il subit et ressentit aussitôt la contrainte qui alourdissait ce jour-là l’atmosphère orageuse d’amour dont il était entouré ; un étrange embarras se trahissait entre quelques-unes des personnes présentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow. Il comprit qu’il avait dû se passer quelque chose, et avec la délicatesse de son cœur, sa conduite envers eux fut tendre et pleine de tact. Ce soir-là il y avait bal chez Ioghel, le maître de danse, qui réunissait fréquemment, les jours de fête, ses élèves des deux sexes.

« Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel ? Va, je t’en prie, il te le demande instamment, et Vasili Dmitritch a promis d’y aller.

— Où n’irais-je pas pour obéir à la comtesse ? dit Denissow, qui, moitié riant, moitié sérieux, s’était déclaré le chevalier de Natacha. Je suis même prêt à danser le pas du châle.

— Oui, si j’en ai le temps ! J’ai promis aux Arkharow de passer la soirée chez eux.

— Et toi ?… » dit-il en s’adressant à Dologhow. Il s’aperçut aussitôt de l’indiscrétion de sa demande, au « oui » sec et froid qu’il reçut de ce dernier, et au regard farouche qu’il jeta sur Sonia.

« Il y a quelque chose entre eux », se dit Nicolas, et le départ de Dologhow après le dîner le confirma dans cette supposition. Il appela à lui Natacha pour la questionner :

« Je te cherchais justement, s’écria-t-elle, en courant après lui, je te l’avais bien dit, tu ne voulais jamais me croire ? ajouta-t-elle d’un air triomphant… il s’est déclaré ! »

Quoique Sonia ne le préoccupât que peu à cette époque, il éprouva cependant, à cette confidence, un certain déchirement de cœur. Dologhow était un parti convenable, brillant même sous quelques rapports pour l’orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde devaient certainement regarder un refus comme impossible. Aussi le premier sentiment de Nicolas fut-il un sentiment d’irritation, et il s’apprêtait à l’exhaler en railleries sur les promesses oubliées et sur le consentement de Sonia, lorsqu’avant même qu’il eût eu le temps de formuler sa pensée, Natacha continua :

« Et figure-toi qu’elle l’a refusé, absolument refusé ! Elle a dit qu’elle en aimait un autre. »

« Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement ! » se dit Nicolas.

« Maman a eu beau la supplier, elle a refusé, et je sais qu’elle ne reviendra pas sur sa décision.

— Maman l’a suppliée ? demanda Nicolas d’un ton de reproche.

— Oui, et ne te fâche pas, Nicolas. Je sais bien, quoique je ne sache pas comment, que tu ne l’épouseras pas… J’en suis sûre.

— Allons donc, tu ne peux pas le savoir… mais il faut que je lui parle. Quelle ravissante créature que cette Sonia ! ajouta-t-il en souriant.

— Je crois bien qu’elle est ravissante ? Je vais te l’envoyer… » Et elle se sauva, après avoir embrassé son frère.

Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayée et confuse, comme une coupable. Nicolas s’approcha d’elle, et lui baisa la main ; depuis le retour de la campagne ils ne s’étaient pas encore trouvés en tête à tête.

« Sophie, lui dit-il d’abord avec timidité, mais en reprenant peu à peu de l’assurance, vous venez de refuser un parti brillant, un parti avantageux… C’est un homme de bien, il a des sentiments élevés… il est mon ami…

— Mais c’est fini, je l’ai déjà refusé, dit Sonia en l’interrompant.

— Si vous le refusez à cause de moi, je crains que…

— Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en l’interrompant de nouveau, et elle l’implorait du regard.

— C’est mon devoir. Peut-être est-ce de la suffisance, de ma part, mais je préfère vous le dire, car dans ce cas je vous dois la vérité. Je vous aime, je le crois, plus que tout…

— C’est assez pour moi, dit-elle en rougissant.

— Mais j’ai été bien souvent amoureux et je m’amouracherai encore, et pourtant je n’ai pour personne, comme pour vous, ce sentiment de confiance, d’amitié, ni d’amour. Je suis jeune : maman, vous le savez, ne désire pas ce mariage. Ainsi donc je ne puis rien vous promettre, et je vous supplie de bien peser la proposition de Dologhow, ajouta-t-il en prononçant avec effort le nom de son ami.

— Ne me parlez pas ainsi. Je ne désire rien. Je vous aime comme un frère, je vous aimerai toujours, et cela me suffit.

— Vous êtes un ange, je ne suis pas digne de vous, j’ai peur de vous tromper… » et Nicolas lui baisa encore une fois la main.


XII

« Les plus jolis bals de Moscou sont ceux de Ioghel », disaient les mères, en regardant leurs filles danser les nouveaux pas qu’elles venaient d’apprendre ; jeunes filles et jeunes garçons étaient du même avis, dansaient jusqu’à extinction de forces, et s’y amusaient comme des rois, et pourtant quelquefois, ils y étaient venus par pure condescendance. Les deux jolies princesses Gortchakow y avaient même, dans le courant de l’hiver, trouvé des promis, ce qui en avait encore augmenté la renommée. Leur grand charme était l’absence de maître et de maîtresse de maison. On n’y voyait que le bon Ioghel voltigeant, léger comme le duvet, saluant, selon toutes les règles de son art, ses invités, auxquels il donnait des leçons au cachet, et tous, y compris les fillettes de treize à quatorze ans, qui y montraient leur première robe longue, n’avaient qu’une pensée, danser et s’amuser à qui mieux mieux. Toutes, sauf de rares exceptions, étaient ou paraissaient jolies ; leurs yeux pétillaient, et leurs sourires rayonnaient à l’envi. Les meilleures élèves, parmi lesquelles Natacha se distinguait par sa grâce, y dansaient parfois le pas du châle ; mais ce jour-là la préférence était aux « anglaises », « aux écossaises » et à la mazurka, qui commençait à être à la mode. La salle choisie par Ioghel était une des grandes salles de l’hôtel Besoukhow et, au dire de chacun, la soirée était admirablement réussie. Les jolies figures se comptaient par douzaines, et les demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus que de coutume, étaient les reines du bal. Sonia, fière de la déclaration de Dologhow, fière de son refus et de son explication avec Nicolas, valsait de joie autour de sa chambre, et, dans le bonheur exubérant qui la transfigurait et l’illuminait, donnait à peine le temps à sa femme de chambre de natter ses beaux cheveux.

Natacha, non moins fière, et fière surtout de la robe longue qu’elle mettait pour la première fois à un vrai bal, portait, comme Sonia, de la mousseline blanche avec des rubans roses. À peine entrée dans la salle, elle fut prise d’une telle exaltation, que tout danseur sur qui son regard s’arrêtait une seconde, lui inspirait aussitôt la passion la plus violente.

« Sonia, Sonia, quel bonheur, comme c’est joli ! »

Nicolas et Denissow passaient en revue les danseuses, d’un air protecteur et affectueux :

« Elle est charmante, dit Denissow en grasseyant.

— Qui, qui cela ?

— La comtesse Natacha, répondit Denissow… Et comme elle danse… quelle grâce !

— Mais de qui parles-tu ?

— Mais, de ta sœur ! » répondit Denissow impatienté.

Rostow sourit.

« Mon cher comte, vous êtes un de mes meilleurs élèves, il faut que vous dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez comme il y a de jolies demoiselles ! et il adressa la même demande à Denissow, dont il avait été aussi le professeur.

— Non, mon cher, je « ferrai tapisserie », Vous avez donc oublié combien j’ai peu profité de vos leçons ?…

— Mais bien au contraire ! s’empressa de lui dire Ioghel, en manière de consolation. Vous ne faisiez pas grande attention, c’est vrai, mais vous aviez des dispositions, vous en aviez ! »

Les premiers accords de la mazurka se firent entendre, et Nicolas engagea Sonia. Denissow, assis à côté des mamans et appuyé sur son sabre, ne cessait de suivre des yeux la jeunesse dansante, en battant du pied la mesure, et il les faisait se pâmer de rire, en leur contant gaiement toutes sortes d’histoires. Ioghel formait le premier couple avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante élève. Assemblant gracieusement ses petits pieds chaussés d’escarpins, il s’élança en glissant sur le parquet et en entraînant à sa suite Natacha, qui, malgré sa timidité, exécutait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne la quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s’il ne dansait pas, c’est qu’il n’en avait pas envie, mais qu’au besoin il aurait pu s’en acquitter à son honneur. Au milieu de la figure, il arrêta Rostow qui passait devant lui :

« Ce n’est pas ça du tout, dit-il ; est-ce que ça ressemble à la mazurka ? Et pourtant, elle danse bien ! »

Denissow s’était acquis en Pologne une brillante réputation de danseur de mazurka. Aussi Nicolas, courant à Natacha :

« Va, lui dit-il, choisir Denissow, en voilà un qui danse à merveille ! »

Quand vint son tour, elle se leva, traversa toute seule la salle de ses petits pieds légers, jusqu’à l’endroit où était Denissow, et remarqua que chacun l’observait, en se demandant ce qu’elle allait faire. Nicolas vit qu’ils se disputaient, et que Denissow refusait avec un joyeux sourire :

« Je vous en prie, Vassili Dmitritch, venez, je vous en prie.

— Mais non, comtesse, vrai, ne m’y forcez point.

— Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de sa sœur.

— Ne dirait-on pas qu’il fait des mamours à son minet ?

— Je chanterai pour vous toute une soirée, dit Natacha.

— Ah ! magicienne, vous faites de moi tout ce que vous voulez, » répliqua Denissow, en décrochant son ceinturon. Franchissant la barricade de chaises, saisissant d’une main ferme celle de sa partenaire, redressant crânement la tête, et rejetant un pied en arrière, il se mit en position et attendit la mesure. Soit qu’il fût à cheval, ou qu’il dansât la mazurka, la petitesse de sa taille passait inaperçue, et il y déployait tous ses avantages. À la première note, jetant un regard triomphant et satisfait à sa dame, il frappa du talon, et bondissant avec l’élasticité d’une balle, il s’élança dans le cercle, en l’entraînant avec lui. Il en parcourut d’abord la moitié sur un pied presque sans toucher terre, et en allant tout droit aux chaises, qu’il semblait ne pas apercevoir ; puis tout à coup, faisant résonner ses éperons, glissant sur ses pieds, arrêté une seconde sur ses talons et choquant de nouveau ses éperons sans bouger de place, tournant rapidement sur lui-même et donnant son coup de talon du pied gauche, il repartait pour l’autre bout de la salle. Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s’en rendre compte, et les suivait en s’y abandonnant sans résistance. Tantôt, la tenant de la main droite ou de la main gauche, il pirouettait avec elle ; tantôt, tombant sur un genou, il la faisait tourner autour de lui, puis, se relevant, il s’élançait avec une telle rapidité, qu’il semblait devoir l’entraîner au travers des mitrailles, et pliait tout à coup le genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses évolutions. Ramenant ensuite sa dame à sa place, et l’ayant de nouveau fait pirouetter avec une élégante désinvolture, en faisant sonner ses éperons, il termina par un profond salut, tandis que Natacha oubliait, dans son trouble, de lui faire la révérence traditionnelle. Ses yeux souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas le reconnaître : « Que lui arrive-t-il donc ? » se dit-elle.

Quoique Ioghel n’acceptât pas la mazurka comme une danse classique, tous étaient enthousiasmés de la façon dont Denissow l’avait dansée ; on venait le choisir à chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du coin de l’œil, parlaient de la Pologne et du bon vieux temps. Denissow, échauffé par la mazurka, s’essuya le front, et s’assit à côté de Natacha, qu’il ne quitta plus de toute la soirée.


XIII

Deux jours après, Rostow, qui n’avait plus revu Dologhow, ni chez ses parents, ni chez lui, reçut de lui ces quelques mots :

« N’ayant plus l’intention de me présenter chez vous, par des motifs qui te sont sans doute connus, et partant bientôt pour l’armée, je réunis ce soir mes amis pour leur dire adieu. Tu nous trouveras à l’hôtel d’Angleterre. »

En quittant le théâtre, où il était allé avec Denissow et les siens, Rostow s’y rendit vers dix heures et on l’introduisit aussitôt dans le plus bel appartement, que Dologhow avait loué pour cette circonstance.

Une vingtaine de personnes entouraient une table, à laquelle il était assis et qui était éclairée par deux bougies. Une pile d’or et d’assignats s’étalait devant lui : il taillait une banque. Nicolas ne l’avait pas rencontré depuis le refus de Sonia, et éprouvait un certain embarras à le revoir.

Dès que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid et tranchant, comme s’il eût été sûr d’avance qu’il allait venir :

« Il y a longtemps que je ne t’ai vu, merci d’être venu ! Laissez-moi finir de tailler ma banque, nous allons avoir Illiouchka avec son chœur.

— Je suis pourtant allé chez toi, lui dit Rostow, en rougissant légèrement.

— Choisis une carte si tu veux, » ajouta Dologhow sans lui répondre.

Une singulière conversation, qu’ils avaient eue un certain jour ensemble, revint dans ce moment à la mémoire de Nicolas : « Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la chance, » lui avait dit son ami.

« Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi ? » lui demanda en souriant Dologhow, qui avait deviné sa pensée.

Rostow comprit, à ce sourire, que Dologhow se trouvait, comme au dîner du club, dans une de ces dispositions d’esprit où, éprouvant le besoin de sortir du train-train monotone de la vie, il se laissait volontiers entraîner à commettre une méchante action.

Nicolas balbutia quelques mots et cherchait, sans y parvenir, une plaisanterie à lui répondre, lorsque l’autre, le regardant en face, articula lentement, nettement, et de façon à être entendu de tous :

« Te rappelles-tu ce que nous disions un jour à propos du jeu : « Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la chance ; il faut jouer à coup sûr… » et pourtant je veux l’essayer !… Et faisant craquer son jeu de cartes, il dit au même moment : « La banque, Messieurs ! »

Écartant l’argent qu’il avait devant lui, il se prépara à tailler. Rostow s’assit à ses côtés sans jouer.

« Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow… Et Nicolas, chose étrange, sentit la nécessité de prendre une carte, en plaçant dessus une somme insignifiante.

— Je n’ai pas d’argent, dit-il.

— Sur parole ! » lui répondit Dologhow.

Rostow perdit les cinq roubles qu’il venait de mettre ; il remit encore et perdit de nouveau. Dologhow passa dix fois.

« Messieurs, dit-il, veuillez placer l’argent sur les cartes ; sans cela, je ne me reconnaîtrai plus dans les comptes. »

Un des joueurs émit l’opinion qu’on pouvait avoir confiance en lui.

« Sans doute, mais j’ai peur de m’embrouiller… de grâce, mettez votre argent sur les cartes… Quant à toi, ne te gêne pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow, nous ferons nos comptes plus tard. »

Le jeu continua, et le domestique ne cessait de verser du champagne à flots.

Rostow avait déjà perdu 800 roubles. Il allait faire son reste sur une carte, lorsque le verre de champagne qu’on lui offrait arrêta son mouvement, et il ne fit que sa mise habituelle de vingt roubles :

« Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant n’avait pas l’air de l’observer, tu te referas plus vite !… C’est étrange, je fais gagner les autres, et toi, je te fais toujours perdre… c’est peut-être parce que tu me crains ? »

Rostow obéit. Ramassant par terre un sept de cœur dont le coin était écorné, et dont plus tard il ne se souvint que trop, il écrivit bien lisiblement dessus le chiffre 800, avala son verre de champagne, et tout en souriant à Dologhow et en suivant avec anxiété le mouvement de ses doigts, il attendit l’apparition d’un sept ! La perte ou le gain, que pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une grande importance, car, le dimanche précédent, son père, en lui remettant 2 000 roubles, lui avait confié qu’il se trouvait dans des embarras d’argent, et l’avait prié de bien économiser cette somme jusqu’au mois de mai. Nicolas lui avait assuré qu’elle lui suffirait et au delà, et il ne lui restait plus déjà que 1 200 roubles. Aussi, s’il venait à perdre sur ce sept de cœur, non seulement il aurait 1 600 roubles à payer, mais il se verrait obligé de manquer à sa parole ! « Qu’il me donne au plus vite cette carte, se disait-il, et je prends ma casquette, et je file à la maison souper avec Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne plus toucher une carte de ma vie ! » Tous les détails de sa vie de famille, ses plaisanteries avec Pétia, ses conversations avec Sonia, ses duos avec Natacha, la partie de piquet avec son père ou sa mère, tous ces plaisirs intimes se représentèrent à lui avec la netteté et le charme d’un bonheur perdu et inappréciable. Il ne pouvait admettre qu’un hasard aveugle, en faisant tomber à droite ou à gauche ce sept de cœur, pût le priver de ces joies reconquises, et le précipiter dans un abîme de malheur indéfini et inconnu. Cela ne pouvait être, et il suivait, avec une anxiété fiévreuse, le mouvement des mains rouges, velues, à larges articulations, de Dologhow, qui s’arrêtèrent, et déposèrent le paquet de cartes, pour prendre un verre et une pipe.

« Tu n’as donc pas peur de jouer avec moi ? lui dit Dologhow en se renversant sur le dossier de sa chaise, comme pour raconter à ses amis quelque chose de gai :

— Oui, Messieurs, on m’a assuré qu’on avait fait courir à Moscou le bruit que je trichais au jeu… S’il en est ainsi, je vous conseille d’être sur vos gardes !

— Voyons, taille donc ! lui dit Rostow.

— Oh ! ces vieilles commères de Moscou ! » ajouta-t-il, en reprenant le talon.

À ce moment Rostow, réprimant avec peine une exclamation se prit la tête à deux mains. Le sept de cœur, qui lui était si nécessaire, était la première carte de la taille, et il avait perdu plus qu’il ne pouvait payer !

« Écoute, lui dit Dologhow, ne va pas t’enfoncer !… » et il continua à tailler.


XIV

Une heure et demie plus tard, tout l’intérêt de la partie était concentré sur Rostow. Au lieu des premiers 1 600 roubles qu’il avait perdus, il avait devant lui, inscrite à son débit, une longue colonne de chiffres, dont le total pouvait, à ce qu’il croyait, s’élever à 15 000 roubles, mais qui en réalité dépassait 20 000. Dologhow ne racontait plus d’histoires : il suivait chaque mouvement de Rostow, et supputait le chiffre de son gain, résolu à continuer le jeu, jusqu’à ce qu’il eût atteint le chiffre de 43 000 roubles. Il s’était fixé ce chiffre dans son idée, parce qu’il formait le total de son âge et de celui de Sonia. Rostow, les coudes sur la table et la tête dans ses mains, assis devant ce tapis vert barbouillé de craie et de taches de vin, et sur lequel s’amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la mort dans le cœur, le mouvement de ces doigts qui le tenaient en son pouvoir :

« Six cents roubles, as, neuf… impossible de se refaire ?… Et comme on doit être gai, là-bas, à la maison !… Valet sur le cinq… Pourquoi donc fait-il cela avec moi ? » Parfois il augmentait sa mise, mais Dologhow refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait, et priait Dieu, comme il l’avait prié sur le champ de bataille, sur le pont d’Amstetten. Tantôt, il tentait le sort, en relevant au hasard une carte dans le tas tombé sur le tapis, en se disant qu’elle ferait tourner la chance ; tantôt, il comptait les brandebourgs de son uniforme et plaçait sur une seule carte la somme représentant le nombre de leurs points ; tantôt, il regardait d’un air effaré les autres joueurs, comme pour leur demander secours, et reportant son regard sur le visage de marbre de son adversaire, il essayait de pénétrer ce qui se passait en lui :

« Il sait pourtant quelle est l’importance de cette perte pour moi, et il est mon ami, et je l’aimais !… Mais ce n’est pas sa faute, puisque la chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus !… Quel mal ai-je fait ?… Ai-je tué ou offensé quelqu’un ?… Pourquoi donc cet effroyable malheur ? Il n’y a qu’un moment que je me suis approché de cette table, avec le désir de gagner cent roubles, d’acheter à maman un coffret pour sa fête et de m’en retourner bien vite… J’étais heureux, libre !… Quand donc a commencé pour moi ce fatal revirement ?… Je suis le même cependant, je suis à la même place !… Non, c’est impossible !… cela ne peut durer ! »

Il était rouge, tout en nage, et faisait peine à voir, surtout à cause de ses efforts surhumains pour conserver du calme.

La colonne des pertes s’élevait à la somme fatale de 43 000 roubles, et Rostow avait déjà apprêté sa carte pour un paroli de 3 000 roubles qu’il venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit de côté, fit rapidement l’addition avec la craie et en inscrivit le total en chiffres bien alignés :

« Allons souper, il en est temps ! Voilà les bohémiens » dit-il, et une dizaine d’hommes et de femmes, au teint cuivré, entrèrent dans la chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas comprit que tout était perdu.

« Quoi, c’est tout ? et moi qui t’avais préparé une jolie petite carte, » dit-il à Dologhow, en feignant l’indifférence, et comme si l’action seule du jeu l’intéressait.

« Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout ! Maintenant une balle dans la tête… c’est tout ce qui me reste à faire ! »

« Voyons, encore une petite carte, reprit-il.

— Volontiers, fit Dologhow, en finissant d’additionner le total de 43 021 roubles. Va pour 21 roubles ! Rostow, qui avait marqué 6 000 sur une carte, les effaça pour écrire 21.

— Cela m’est égal, dit-il, ce qui m’intéresse, c’est de savoir si tu me donneras ce dix. »

Dologhow taillait sérieusement. Oh ! comme Rostow le haïssait en ce moment !… Le dix fut pour lui !

« Vous me devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en s’étirant… On se fatigue à la fin de rester assis.

— Moi aussi, je suis fatigué, répliqua Rostow.

— Quand pourrai-je recevoir l’argent, comte ? » reprit l’autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie était déplacée.

Nicolas rougit jusqu’au blanc des yeux, et l’emmenant à l’écart :

« Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une lettre de change.

— Écoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu connais le proverbe : « Heureux en amour, malheureux au jeu. » Ta cousine t’aime, je le sais.

« Oh ! c’est épouvantable de se sentir entre les mains de cet homme ! » se dit Nicolas. Il pensait au coup qu’il allait porter à son père, à sa mère ; il comprenait quel bonheur c’eût été pour lui de n’avoir pas à faire ce terrible aveu ; il sentait que Dologhow le comprenait aussi, qu’il pouvait lui épargner cette honte, ce chagrin, et que cependant il jouait avec lui comme le chat avec la souris.

« Ta cousine…, reprit Dologhow.

— Ma cousine n’a rien à voir ici, dit Rostow en l’interrompant avec colère, il est inutile de prononcer son nom !

— Alors, quand puis-je recevoir ?

— Demain ! » répondit Rostow, et il quitta la chambre.


XV

Rien de plus facile que de dire d’un ton convenable : « À demain ! » mais ce qui était épouvantable, c’était de rentrer, de revoir ses sœurs, son père, sa mère, de leur dire tout, et de demander l’argent, pour ne pas manquer à la parole donnée.

Personne ne dormait encore. La jeunesse avait soupé en revenant du théâtre, et s’était groupée autour du piano. Lorsque Nicolas entra dans la salon, il se sentit pénétré par ces effluves d’amour pleines de poésie qui régnaient dans leur maison, et qui semblaient, après la déclaration de Dologhow et le bal de Ioghel, s’être concentrées, comme avant l’orage, sur la tête de Sonia et de Natacha. Vêtues de bleu toutes les deux, et telles qu’elles avaient paru au théâtre, jolies, gentilles, et s’en rendant bien compte, elles riaient et causaient auprès du piano. Véra et Schinchine jouaient aux échecs dans le salon. La comtesse, en attendant le retour de son mari et de son fils, faisait « une patience » que suivait avec attention une vieille dame, noble et pauvre, qu’ils avaient recueillie. Denissow, les yeux brillants, les cheveux ébouriffés, assis au piano, un pied rejeté en arrière, tapait les touches de ses gros doigts, et plaquait des accords, en roulant les yeux et en cherchant, de sa petite voix enrouée, mais juste, un accompagnement au quatrain qu’il venait de composer en l’honneur de la Magicienne :

« Magicienne, où prends-tu l’invincible pouvoir
D’éveiller dans mon cœur les notes endormies ?
Oh, dis-le-moi, d’où vient la flamme qui, ce soir,
Évoque dans mon cœur l’essaim des mélodies ? »

La passion faisait vibrer sa voix, et il fixait ses yeux noirs sur Natacha émue, mais heureuse :

« Charmant, parfait ! » criait-elle, encore un couplet ! »

« Rien n’est changé ici, » se dit Nicolas.

« Ah ! le voilà ! s’écria Natacha.

— Papa est-il à la maison ? demanda-t-il.

— Comme je suis contente de te voir ! reprit-elle sans lui répondre. Nous nous amusons tant… Vassili Dmitritch reste encore un jour pour me faire plaisir.

— Non, papa n’est pas encore rentré, dit Sonia.

— Nicolas, viens ici, mon ami, » lui cria sa mère, de l’autre bout de chambre.

Nicolas alla lui baiser la main, et s’assit en silence auprès d’elle, suivant du regard ses doigts, qui disposaient des cartes sur la table, pour faire « une patience »…, et le bruit des rires et des voix arrivait de la salle jusqu’à eux.

« Bien, bien, s’écriait Denissow, il n’y a plus à vous en défendre : chantez-moi la barcarolle, je vous en supplie ! »

La comtesse regarda son fils, qui continuait à se taire.

« Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.

— Rien, répondit-il, comme s’il était fatigué d’une question qu’on lui aurait adressée plusieurs fois… mon père viendra-t-il bientôt ?

— Je le crois ! »

« Rien n’est changé ici… Ils ne savent rien ! Où me cacher ! » pensait-il, et il rentra dans la salle où Sonia, assise au piano, venait de commencer le prélude de la barcarolle. Natacha allait chanter, et Denissow fixait sur elle des regards enflammés.

Nicolas se mit à marcher en long et en large :

« Voilà une belle idée de la faire chanter !… Que peut-elle chanter ? que trouvent-ils donc là de si gai ? »

Sonia plaqua un accord.

« Mon Dieu, mon Dieu ! se disait-il, je suis un homme perdu… déshonoré… oui, il ne me reste plus qu’à me loger une balle dans la tête… pourquoi donc chanter ? S’en aller ?… Bah, ils n’ont qu’à continuer, après tout ça m’est bien égal !… » et Nicolas, sombre et morose, marchait toujours, en évitant le regard des jeunes filles.

« Nicolas, qu’avez-vous ? » semblait lui demander Sonia, qui avait tout d’abord remarqué sa tristesse.

Natacha, avec son flair habituel, en était également frappée, mais elle était si loin de toute idée de chagrin, de douleur et de repentir, sa gaieté était si exubérante que, comme il arrive souvent à la jeunesse, elle ne tarda pas à ne plus s’en préoccuper : « Je m’amuse trop, pensa-t-elle, pour gâter mon plaisir par sympathie pour une douleur qui n’est pas la mienne… et puis je me trompe sans doute, il est probablement aussi gai que moi ».

« Voyons, Sonia, » dit-elle, en s’élançant vivement au milieu de la salle, où l’acoustique lui semblait devoir être meilleure. Relevant la tête et laissant pendre ses bras le long de son corps, comme font les danseuses, elle semblait dire, en réponse au regard passionné de Denissow : « Voilà comme je suis ! »

« De quoi donc peut-elle se réjouir ? pensait Nicolas… Comment cela ne l’ennuie-t-il pas ? »

Natacha lança sa première note, sa poitrine se gonfla, et ses yeux prirent une expression profonde. Elle ne pensait à rien, ni à personne, en ce moment ; sa bouche entr’ouverte en un sourire laissa échapper des sons, ces sons que le premier gosier venu peut lancer à toute heure avec les mêmes inflexions, et qui nous laisseront froids et indifférents mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer d’émotion à la mille et unième.

Natacha avait sérieusement étudié son chant pendant l’hiver, à cause surtout de Denissow, que sa voix ravissait au septième ciel. Elle ne chantait plus en enfant, et l’on ne sentait plus les efforts maladroits de l’écolière. Bien que d’une rare étendue, sa voix n’était pas suffisamment travaillée, au dire des connaisseurs. Et cependant, les connaisseurs, malgré leurs critiques, s’abandonnaient à leur insu à la jouissance que leur causait cette voix, encore inhabile à prendre sa respiration à temps et à se jouer des difficultés ; et longtemps après qu’elle s’était tue, ils ne demandaient qu’à l’entendre encore et encore. On sentait si bien s’épanouir en elle cette suave virginité dont rien jusqu’à ce moment n’avait effleuré le velouté et l’inconsciente puissance, qu’on aurait cru, en y changeant la moindre chose, en altérer le charme.

« Qu’est-ce donc ? pensa Nicolas, tout surpris de l’entendre chanter ainsi, et en écarquillant les yeux… que lui est-il arrivé ? Comme elle chante ! » Oubliant tout, il attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment il n’y eut plus pour lui au monde que la mesure à trois temps du : « Oh mio crudele affetto ! »… « Quelle absurde existence que la nôtre, pensait-il. Le malheur, l’argent, Dologhow, la haine, l’honneur… tout cela n’est rien !… voilà le vrai !… Natacha, ma petite colombe !… voyons si elle va atteindre le « si » ? … Elle l’a atteint ; Dieu merci ! »… Pour renforcer le « si », il l’accompagna en tierce : « Quel bonheur ! je l’ai donné aussi ! » s’écria-t-il, et la vibration de cette tierce éveilla dans son âme tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus pur. Qu’étaient à côté de cette sensation surhumaine et divine, et sa perte au jeu, et sa parole donnée ?… Folies ! On pouvait tuer, voler et pourtant être encore heureux.

XVI

Il y avait longtemps que la musique n’avait fait éprouver à Rostow de pareilles jouissances. À peine Natacha eut-elle fini sa barcarolle que le sentiment de la réalité lui revint, et il gagna sa chambre sans mot dire. Un quart d’heure après, le vieux comte revenait du club, gai et content ; son fils se rendit chez lui.

« Eh bien, t’es-tu amusé ? » lui demanda-t-il, en souriant d’orgueil à sa vue. Nicolas essaya en vain de dire oui… il étouffait. Son père allumait sa pipe, sans remarquer son trouble.

« Allons, c’est inévitable ! » pensa-t-il, et prenant un ton dégagé, qui lui fit honte à lui-même, et comme s’il ne s’agissait que de demander une voiture à son père pour aller faire un tour de promenade :

« Papa, lui dit-il, je suis venu pour affaires, je l’avais presque oublié : j’ai besoin d’argent !

— Vraiment, lui répondit le vieux comte qui était très bien disposé ce soir-là… Je savais bien que ce ne serait pas assez ! T’en faut-il beaucoup ?

— Oui, beaucoup, répliqua-t-il, en affectant un laisser-aller niais et indifférent. Oui, j’ai un peu perdu, pas mal, beaucoup même, 43 000 roubles !

— Comment ? Avec qui ?… mais c’est une plaisanterie ! s’écria le comte, dont la nuque se couvrit d’une rougeur apoplectique.

— Je me suis engagé à payer demain !

— Oh ! fit le père avec un geste de désespoir, et en se laissant tomber sans force sur le canapé.

— Qu’y faire ! continua Nicolas, d’un ton assuré et hardi. Cela arrive à tout le monde… » et pendant qu’il parlait, ainsi il se traitait au fond de son cœur de misérable, de lâche : sa conscience lui disait que toute sa vie ne suffirait pas à expier sa faute, et pendant qu’il assurait à son père, d’un ton grossier, que « cela arrivait à tout le monde », il avait envie de se jeter à ses genoux, de lui baiser la main et d’implorer se pardon.

À ces mots, le vieux comte baissa les yeux et s’agita d’un air embarrassé :

« Oui, oui, dit-il… seulement je crains… il me sera difficile de trouver… À qui n’est-ce pas arrivé ? à qui n’est-ce pas arrivé ?… » et jetant un coup d’œil à son fils, il se dirigea vers la porte… Nicolas, qui s’attendait à des reproches, ne put y tenir plus longtemps :

« Papa ! Papa ! pardonnez-moi, » s’écria-t-il en éclatant en sanglots, alors saisissant la main de son père et pleurant comme un enfant, il la porta vivement à ses lèvres.


Pendant que le fils avait cette explication avec son père, un entretien non moins grave avait lieu entre la mère et la fille :« Maman !… Maman ! il me l’a faite !

— Que veux-tu dire ?

— Il m’a fait sa déclaration, maman ! »

La comtesse n’en croyait pas ses oreilles… Comment ! Denissow avait fait une déclaration à cette fillette de Natacha, qui, il y a quelques jours à peine, jouait à la poupée et prenait encore des leçons !

« Voyons, Natacha, pas de bêtises ! lui dit avec douceur la comtesse, qui espérait lui faire avouer que ce n’était qu’une plaisanterie.

— Comment, des bêtises !… Mais c’est très sérieux, dit Natacha piquée au vif. Je viens vous demander ce que je dois faire, et vous me dites que ce sont des bêtises ! »

La comtesse haussa les épaules.

« S’il est vrai que M. Denissow t’ait fait une déclaration, tu lui diras de ma part que c’est un imbécile.

— Mais non, ce n’est pas un imbécile.

— Eh bien, alors que veux-tu ? Vous avez toutes la tête tournée. Si tu en es éprise, épouse-le, et que Dieu te bénisse !

— Mais non, maman, je ne suis pas éprise de lui ! Je vous jure qu’il me semble que je ne le suis pas.

— Eh ! bien alors, va le lui dire toi-même.

— Ah ! maman, vous vous fâchez ? Ne vous fâchez pas, chère petite maman !… Voyons, est-ce ma faute ?

— Non, mais que veux-tu, mon cœur ! Veux-tu que j’aille le lui dire ?

— Non, je le lui dirai moi-même, seulement enseignez-moi comment ?… Vous riez ? mais si vous l’aviez vu, quand il m’a fait sa déclaration… Je sais bien qu’il n’en avait pas l’intention… Ça lui a échappé !

— Soit, mais il faut alors que tu lui répondes par un refus.

— Ah ! non, il ne faut pas le refuser,… il me fait tant de peine !… il est si bon !

— Eh bien, alors accepte-le, car il est vraiment grand temps de te marier, ajouta la comtesse, moitié riant et moitié fâchée.

— Pour cela non, maman, mais je t’assure qu’il me fait de la peine… Comment lui dire cela ?

— Aussi bien tu ne lui diras rien, c’est moi qui vais lui parler, dit la comtesse, qui commençait à trouver malséant qu’on pût considérer cette petite Natacha comme une grande personne.

— Non, pour rien au monde, je le dirai moi-même, vous n’avez qu’à écouter à la porte… » et Natacha rentra en courant dans la salle, où Denissow, assis au piano et la figure dans ses mains, était encore à la même place. Au bruit de ses pas, il releva la tête :

« Natacha, lui dit-il en s’approchant d’elle vivement, mon sort est entre vos mains… décidez !

— Vassili Dmitritch, vous me faites tant de peine !… vous êtes si bon !… mais cela ne se peut pas… cela ne se peut pas… mais je vous jure que je vous aimerai toujours ! »

Denissow s’inclina sur la main de Natacha, et il ne put réprimer quelques sanglots étouffés, en la sentant poser un baiser sur ses cheveux noirs, crépus et ébouriffés. À ce moment, le frôlement de la robe de la comtesse se fit entendre :

« Vassili Dmitritch, merci pour l’honneur que vous nous faites, lui dit la comtesse d’un air ému, qui cependant lui parut sévère…, mais ma fille est si jeune !… et j’aurais pensé que vous vous seriez adressé à moi avant de lui en parler.

— Comtesse ! » lui dit Denissow, en baissant les yeux de l’air d’un coupable, et en essayant vainement de trouver quelques mots à lui répondre.

Natacha, le voyant si abattu, se mit à pleurer convulsivement.

« Comtesse, j’ai eu tort, reprit Denissow d’une voix brisée par l’émotion, mais j’adore votre fille et j’aime tant votre famille que pour vous tous je donnerais deux fois ma vie !… » mais remarquant le visage sérieux de la comtesse :… « Eh bien, adieu, » lui dit-il, et lui baisant la main sans regarder Natacha, il quitta la salle d’un pas résolu.


Nicolas passa la journée du lendemain chez Denissow, qui brûlait du désir de quitter Moscou au plus tôt. Ses camarades donnèrent une soirée d’adieux avec accompagnement de bohémiens et de bohémiennes, et depuis il ne put jamais se souvenir comment on l’avait emballé dans son traîneau, et comment il avait franchi les trois premiers relais.

Après son départ, Rostow, auquel le vieux comte n’avait pu fournir encore la grosse somme en question, resta quinze jours de plus à Moscou sans sortir de chez lui, passant presque tout son temps dans l’appartement des jeunes filles, à couvrir de vers et de musique les pages de leurs albums.

Sonia, plus tendre, plus affectueuse que jamais, semblait vouloir lui prouver par là que cette perte au jeu était un exploit véritable, et qu’elle ne pouvait que l’en aimer davantage, tandis que de son côté Nicolas se regardait désormais comme indigne d’elle.

Ayant enfin envoyé les 43 000 roubles à Dologhow qui lui donna un reçu en règle, il partit à la fin de novembre, sans prendre congé d’aucune de ses connaissances, et alla rejoindre son régiment, qui se trouvait déjà en Pologne.


  1. Pain blanc particulier à Moscou. (Note du traducteur.)
  2. Cotonnade rouge à l’usage des paysans. (Note du trad.)
  3. Le déjeuner. (Note du trad.)
  4. En coupant les cheveux du nouveau-né, le prêtre accomplit un des rites du baptême, et un usage superstitieux les fait déposer sur un morceau de cire qu’on jette dans l’eau lustrale. Si la cire flotte à la surface, c’est un bon présage ; si elle va au fond, c’est mauvais signe.(Note du trad.)