Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 463-466).


XIX

Quand l’homme se meut, il donne toujours un but à son mouvement. Pour parcourir mille verstes, l’homme doit penser qu’il y a quelque chose de bon après ces mille verstes, il faut absolument qu’il ait la représentation d’une terre promise pour avoir des forces de se mouvoir.

La terre promise, lors de l’invasion des Français, était pour eux Moscou ; dans la retraite, c’était la patrie. Mais la patrie était trop loin, et pour un homme qui fait mille verstes, il est absolument nécessaire de se dire, oubliant le but final, aujourd’hui j’arriverai au lieu du repos, du coucher, et ce lieu de repos marque le but final et concentre tous les désirs et tous les espoirs. Ces aspirations qui se manifestent en chaque homme à part augmentent toujours dans la foule.

Pour les Français qui retournaient sur la vieille route de Smolensk, le but final, la patrie était trop loin et le but le plus proche, celui auquel tendaient tous les désirs et les espérances était Smolensk. Non que les soldats pensassent trouver à Smolensk beaucoup de vivres et des troupes fraîches, on ne leur avait pas dit cela (au contraire, presque tous et Napoléon lui-même savaient que là-bas il y avait très peu de vivres) mais parce que cela seul pouvait leur donner la force de se mouvoir et de supporter de vraies privations. Ceux qui le savaient et ceux qui l’ignoraient se trompaient mutuellement et aspiraient à Smolensk comme à la terre promise.

Une fois sur la grande route, les Français, avec une énergie extraordinaire, une rapidité inouïe, coururent vers le but qu’ils s’étaient assigné. Outre cette tendance générale qui liait la foule des Français en un seul et leur donnait une certaine énergie, une autre cause les entraînait : c’était leur nombre. Leur grande masse, comme dans la loi physique de l’attraction, attirait les atomes particuliers des hommes. Ils se mouvaient, avec leur masse de cent mille comme un État tout entier.

Chacun d’eux ne désirait qu’une chose : être prisonnier et se débarrasser de toutes les horreurs et de tous les malheurs. Mais d’un côté la force de la tendance générale vers Smolensk attirait chacun dans la même direction. D’autre part, un corps d’armée ne pouvait se rendre prisonnier à une compagnie et, bien que les Français profitassent de chaque occasion pour se débarrasser les uns des autres, et de chaque prétexte convenable pour se rendre prisonniers, ces prétextes ne se présentaient pas toujours. Leur nombre et les mouvements rapides, étroits, les privaient de cette possibilité, et rendaient aux Russes non seulement difficile mais impossible d’arrêter ce mouvement dans lequel était engagée toute l’énergie des masses françaises. La déchirure mécanique du corps ne pouvait accélérer au delà d’une certaine limite le processus de la décomposition. On ne peut faire fondre instantanément un monceau de neige ; il y a une certaine limite de temps avant lequel aucun apport de chaleur ne peut faire fondre la neige, au contraire, plus la chaleur est forte, plus la neige qui reste devient dure. Parmi les chefs militaires russes, personne, sauf Koutouzov, ne comprenait cela. Quand la direction de la foule de l’armée française sur la route de Smolensk se dessina bien, alors commença la réalisation de ce que prévoyait Koutouzov, la nuit du 11 octobre : tous les hauts gradés de l’armée voulaient se distinguer, cerner, saisir, renverser les Français et tous exigeaient l’attaque.

Koutouzov seul employait toutes ses forces (elles ne sont pas grandes chez un commandant en chef) à empêcher l’offensive.

Il ne pouvait leur dire ce que nous disons maintenant : pourquoi se battre, pourquoi barrer les routes et perdre des soldats, pourquoi massacrer des malheureux, pourquoi tout cela, quand depuis Moscou jusqu’à Viazma, sans bataille, un tiers de cette armée s’est évanoui ? Mais il leur disait, en tirant des arguments de sa sagesse de vieillard, ce qu’ils pouvaient comprendre. Il leur parlait de l’épée d’or et eux se moquaient de lui, le calomniaient, se fâchaient et montraient de la bravoure sur la bête tuée. Sous Viazma, Ermolov, Miloradovitch, Platov, etc., se trouvant à proximité des Français, ne purent refréner leur désir de couper et d’anéantir deux corps de l’armée française. En annonçant leur intention à Koutouzov, en place du rapport, ils lui envoyèrent sous enveloppe une feuille de papier blanc, et, malgré tous les soins de Koutouzov pour retenir nos troupes, elles attaquèrent en tâchant de couper la route. Les régiments d’infanterie, dit-on, allèrent à l’attaque avec la musique et les tambours, tuèrent et perdirent des milliers d hommes. Mais ils ne coupèrent et n’anéantirent personne et l’armée française, se serrant encore plus étroitement à cause du danger, continua, en fondant, sa marche pernicieuse sur Smolensk.


fin de la treizième partie et du cinquième volume
de
Guerre et Paix.


FIN DU TOME ONZIÈME
DES ŒUVRES COMPLÈTES DU Cte LÉON TOLSTOÏ




ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)