Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Chapitre 6

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (3p. 331-381).
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Partie 3


CHAPITRE VI

I

Lorsqu’un homme voit mourir un animal quelconque, il est pris d’un sentiment involontaire de terreur, car il assiste à l’anéantissement d’une fraction de cette nature animale à laquelle il appartient ; mais, lorsqu’il s’agit d’un être aimé, on ressent, en dehors de la terreur causée par le spectacle de la destruction, un déchirement intérieur, et cette blessure de l’âme tue ou se cicatrise, comme une blessure ordinaire ; mais elle reste toujours sensible, et frissonne au moindre attouchement.

La princesse Marie et Natacha en firent l’une et l’autre la triste expérience après la mort du prince André. Moralement courbées et affaissées sous l’influence du nuage menaçant de la mort qu’elles avaient vue si longtemps planer sur leurs têtes, elles n’osaient plus regarder la vie en face, et elles ne retrouvaient un peu de force que pour protéger leur plaie, toujours saignante, contre les douloureuses impressions du dehors. Tout, jusqu’au roulement de la voiture dans la rue, l’annonce du dîner, la question de la femme de chambre au sujet de la robe qu’il fallait mettre, ou, ce qui était pis encore, un mot banal, un intérêt trop faiblement exprimé, irritait leur blessure, car tout cela les empêchait de plonger leurs regards dans ce lointain mystérieux qu’elles avaient entrevu pendant quelques secondes. Tout cela semblait insulter à ce calme profond qui leur était si nécessaire à toutes deux, pour se reprendre à écouter les chants de ce chœur solennel et terrible qui n’avaient pas encore cessé de vibrer dans leur imagination. Elles échangeaient peu de paroles, mais elles éprouvaient une véritable consolation à se trouver ensemble ; elles évitaient même toute allusion à l’avenir, à leur tristesse, au défunt, car en parler n’était-ce pas porter atteinte à la grandeur et à la sainteté du mystère qui s’était accompli sous leurs yeux ? Cette réserve qu’elles s’imposaient ne faisait qu’aiguillonner leur chagrin, mais la douleur aussi bien que la joie ne peut être éternelle et sans alliage.

La princesse Marie, la première, par sa position personnelle et indépendante, par les obligations que lui imposait la tutelle de son neveu, fut attirée hors de la sphère de deuil dans laquelle elle avait vécu pendant près de deux semaines. Une lettre reçue exigeait une réponse, la chambre du petit Nicolas était humide, il avait attrapé un rhume ; Alpatitch, arrivé de Yaroslaw, lui présentait le compte rendu des affaires, etc. Il fallut discuter avec lui à propos du conseil qu’il lui donnait de retourner à Moscou et de s’établir à nouveau dans leur hôtel ; car l’hôtel était resté intact, et n’exigeait que quelques réparations insignifiantes. La vie habituelle suivait donc son cours, sans qu’il fût possible de l’arrêter, et, quelque pénible qu’il fût pour la princesse Marie de sortir de sa solitude contemplative, quoiqu’elle se fît de vifs scrupules de quitter Natacha, en la laissant seule en proie à tous ses regrets, les soucis de l’existence la réclamaient. Elle y reprit, à son cœur défendant, sa part d’activité ; elle revit les comptes avec Alpatitch, prit conseil de Dessalles au sujet de son neveu, et s’occupa des préparatifs de son retour à Moscou.

Natacha, livrée à un isolement plus complet, s’éloigna insensiblement de la princesse Marie, dès que son départ fut décidé. Cette dernière proposa à la comtesse de l’emmener avec elle. Son père et sa mère y consentirent avec empressement, car, s’apercevant que leur fille s’affaiblissait de plus en plus, ils espéraient que le changement d’air et les soins des médecins de Moscou contribueraient à la rétablir !

« Je n’irai nulle part, répondit Natacha, je ne demande qu’une chose : c’est qu’on me laisse en paix ! » Et elle sortit précipitamment, en retenant à grand’peine des larmes de colère plutôt que de douleur.

Blessée de l’abandon de la princesse Marie, elle passait la plus grande partie de son temps seule dans sa chambre, enfoncée dans un coin du divan, agitant machinalement, sans s’en apercevoir, ce qui lui tombait sous la main, pendant que ses yeux immobiles regardaient, sans voir, dans l’espace. Cette solitude la fatiguait, l’épuisait, mais elle lui était nécessaire. Dès que quelqu’un entrait chez elle, elle se levait brusquement, changeait de position, d’expression de physionomie, saisissait un livre ou un ouvrage quelconque, et attendait avec une visible impatience qu’on la laissât à elle-même. Il lui semblait toujours qu’elle était sur le point de pénétrer et de résoudre l’effrayant problème sur lequel se concentraient toutes les forces de son âme.

Un jour, à la fin de décembre, les cheveux négligemment noués sur le sommet de la tête, habillée d’une robe de laine noire, pâle, amaigrie, elle était à moitié étendue comme d’habitude dans l’angle du divan et chiffonnait machinalement le bout de sa ceinture. Ses yeux fixés sur la porte semblaient regarder du côté par où il avait disparu ; alors cette rive inconnue de la vie, où jamais jusque-là elle n’avait fixé sa pensée, cette rive qui lui avait toujours paru si lointaine et si problématique, se rapprochait d’elle ; elle devenait visible et presque palpable, tandis que celle où elle était restée lui apparaissait déserte, désolée, pleine de souffrances et de larmes. Le cherchant là où elle savait qu’il devait être, elle ne pouvait néanmoins se le représenter autrement qu’elle ne l’avait vu dans ces derniers temps : elle voyait sa figure, elle entendait sa voix, elle se répétait ses paroles, y ajoutant de nouvelles paroles qu’elle s’imaginait avoir entendues… Le voilà !… Il est tendu dans son fauteuil, avec son vêtement de velours fourré, la tête appuyée sur sa main maigre et diaphane ; sa poitrine est enfoncée, ses épaules relevées, ses lèvres serrées, ses yeux brillants, et des plis se creusent et se détendent sur son front pâle. Une de ses jambes tremble imperceptiblement, et Natacha devine qu’il lutte contre une poignante douleur… « Quelle est cette douleur ? Que sent-il ? » se demande-t-elle… Mais il a remarqué son attention ; il la regarde et lui dit sans sourire : « Se lier pour la vie à un homme qui souffre est une chose horrible, c’est un tourment éternel… » Et il essaye de pénétrer sa pensée… Natacha répond alors comme elle répondait toujours : « Cela ne durera pas, vous vous remettrez !… » Mais son regard sévère et scrutateur lui adresse un reproche plein de désespoir… « Je lui avais dit, pensait Natacha, que rester ainsi malade serait en effet terrible, mais il a donné un autre sens à mes paroles : je le disais pour lui, et il a cru que je parlais de moi, car alors il tenait encore à la vie et il craignait la mort !… J’ai parlé sans réfléchir, autrement je lui aurais dit que j’aurais été heureuse de le voir toujours mourant plutôt que d’éprouver ce que j’éprouve aujourd’hui !… C’est inutile maintenant de chercher à réparer ma faute, il ne le saura jamais !… Son imagination se complaisant à recommencer la même scène, elle modifiait sa réponse et lui disait : « Oui, c’eût été affreux pour vous, mais pas pour moi, car vous savez que vous êtes tout pour moi : souffrir avec vous est encore un bonheur ! » Alors elle sentait le serrement de sa main, elle entendait sa propre voix lui répéter des paroles de tendresse et d’amour qu’elle n’avait pas dites alors, mais qu’elle disait aujourd’hui : « Je t’aime, je t’aime ! » répétait-elle en joignant convulsivement les mains, et sa douleur devenait moins amère et ses yeux se remplissaient de larmes… puis tout à coup elle se demandait avec terreur à qui elle parlait ainsi… « Qui était-il ? Où était-il à présent ?… » Tout se dérobait derrière une appréhension indicible qui arrêtait son effusion, et, se laissant de nouveau aller à ses réflexions, il lui semblait qu’elle allait enfin pénétrer le mystère. Mais, au moment où elle allait saisir l’insaisissable, Douniacha, la fille de chambre, entra vivement, le visage décomposé, et lui dit, sans s’inquiéter de l’effet produit par son apparition :

« Venez vite, mademoiselle, un malheur est arrivé !… Pierre Illitch… une lettre ! » dit-elle en sanglotant.

II

L’aversion que chacun inspirait à Natacha était plus marquée encore envers les membres de sa famille. Son père, sa mère, Sonia, lui étaient si familiers et si proches, que leurs paroles lui paraissaient toujours sonner faux dans ce monde idéal qui l’absorbait complètement. Elle leur témoignait non seulement de l’indifférence, mais même de l’inimitié. Elle écouta la nouvelle apportée par Douniacha sans la comprendre : « De quel malheur parle-t-elle ? Qu’est-ce qui peut leur être arrivé, à eux, dont les jours coulent et se succèdent avec la même tranquillité ? » Voilà ce qu’elle se demandait.

Lorsqu’elle entra dans le salon, son père sortait de la chambre de la comtesse. Sa figure contractée était couverte de larmes ; en apercevant sa fille, il fit un geste désespéré, et éclata en sanglots déchirants, qui bouleversaient sa bonne et placide figure :

« Pétia, Pétia !… Va ! Va ! Elle t’appelle ! » Pleurant à chaudes larmes comme un enfant, et traînant ses jambes affaiblies, il s’affaissa sur une chaise, en couvrant sa figure de ses mains.

On aurait dit qu’un courant électrique enveloppait dans ce moment Natacha de la tête aux pieds, et la frappait douloureusement au cœur ; elle sentit quelque chose éclater en elle, elle crut mourir, mais cette horrible angoisse fut instantanément suivie d’une sensation de délivrance. La torpeur qui pesait sur elle s’était évanouie. La vue de son père, les cris de douleur sauvage de sa mère, lui firent oublier sa propre désolation ; elle courut à son père, mais celui-ci, d’un geste qui trahissait sa faiblesse, lui indiqua la porte de la chambre de la comtesse, sur le seuil de laquelle la princesse Marie venait d’apparaître, pâle et tremblante. Saisissant Natacha par la main, elle murmura quelques mots, mais celle-ci, incapable de la voir et de l’entendre, la repoussa, se précipita vers sa mère, et s’arrêta une seconde devant elle, comme si elle luttait contre elle-même. La comtesse, à moitié couchée dans un fauteuil, en proie à des mouvements nerveux qui agitaient tout son corps, se frappait la tête contre la muraille. Sonia et les femmes de chambre tenaient ses mains étroitement serrées.

« Natacha, criait la comtesse, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, il ment ?… Natacha ! poursuivait-elle, en repoussant ceux qui entouraient, dis-moi que ce n’est pas vrai ! »

Natacha s’agenouilla sur le fauteuil, se pencha au-dessus de sa mère, releva sa tête affaissée, et colla sa figure contre la sienne.

« Maman, ma chérie !… Je suis là, maman ! murmurait-elle sans interruption, et, la prenant dans ses bras, elle luttait tendrement avec elle en la faisant entourer d’oreillers, en la forçant à boire un peu d’eau, en dégrafant sa robe.

« Je suis là, maman, je suis là ! » lui disait-elle toujours, en baisant sa tête, son visage, ses mains, et aveuglée par le torrent de larmes qui coulait le long de ses joues.

La comtesse serra la main de sa fille, ferma les yeux et se calma un moment. Tout à coup, se soulevant avec un violent effort, elle promena autour d’elle un regard terne, et, apercevant sa fille, elle lui prit la tête à deux mains et la serra de toutes ses forces, puis, fixant ses yeux sur son visage, qu’elle pressait à lui faire mal, elle la regarda longtemps d’un air égaré.

« Natacha, tu m’aimes ? lui dit-elle tout bas d’une voix confiante… Tu ne me tromperas pas, tu me diras la vérité ? »

Les yeux de Natacha, voilés de larmes, semblaient implorer son pardon.

« Mère chérie ! » dit-elle en employant tout son amour filial à soulager sa mère d’une part de son terrible malheur, pendant que celle-ci, impuissante à conjurer l’horrible réalité, s’obstinait à repousser l’idée qu’elle pouvait encore vivre, lorsque son fils bien-aimé venait d’être tué à la fleur de l’âge, et elle retombait dans le monde du délire pour fuir la fatale vérité.

Natacha n’aurait pu dire comment se passèrent cette première nuit et la journée qui suivit. Elle ne dormit pas, et ne quitta pas sa mère d’une minute. Son affection, tenace et patiente, ne cherchait ni à consoler ni à expliquer, mais enveloppait la pauvre affligée d’effluves de tendresse qui étaient comme un appel à la vie. La troisième nuit, profitant d’un moment d’assoupissement de sa mère, elle venait de fermer les yeux en appuyant sa tête sur le bras du fauteuil, lorsque, à un craquement du lit, elle les rouvrit tout à coup, et vit la malade, assise sur son séant, parlant tout bas :

« Comme je suis heureuse de ton retour !… Tu es fatigué ?… veux-tu du thé ? »

Natacha s’approcha.

« Comme te voilà grand et beau ! » poursuivit la comtesse en prenant la main de sa fille…

— Maman, à qui parlez-vous ?

— Natacha, il est mort, mort !… Je ne le verrai plus ! » Alors, se jetant au cou de sa fille, elle fondit en larmes pour la première fois.

III

Sonia et le vieux comte essayaient en vain de remplacer Natacha ; elle était décidément la seule qui pût arrêter sa mère sur la pente d’un désespoir voisin de la folie. Pendant trois semaines elle resta constamment auprès d’elle, sommeillant à ses côtés dans un fauteuil : elle lui donnait à boire, à manger, et ne cessait de lui adresser de douces et tendres paroles.

La blessure de cette pauvre âme ne pouvait se cicatriser. La mort de Pétia avait emporté la meilleure part de sa vie. Un mois plus tard, cette femme, que la nouvelle de la mort de son fils avait trouvée portant légèrement et avec vigueur ses cinquante ans, sortit de sa chambre, vieille, à moitié morte, et ne prenant plus aucun intérêt à l’existence. Ce coup, qui l’avait terrassée, arracha au contraire sa fille à sa léthargie. Natacha avait cru que sa vie était finie lorsque son affection pour sa mère lui démontra que l’essence de son être, c’est-à-dire l’amour, était encore vivace en elle, et, l’amour une fois réveillé dans son âme, elle revint à la vie.

Les derniers jours du prince André avaient déjà lié Natacha et la princesse Marie ; ce nouveau malheur les rapprocha davantage. Cette dernière avait remis son départ ; elle soigna avec dévouement Natacha, dont les forces physiques avaient été soumises à une trop rude épreuve dans la chambre de sa mère, et qui était tombée malade à son tour. S’apercevant un jour qu’elle avait le frisson, la princesse Marie voulut qu’elle vînt chez elle, la coucha sur son lit, baissa les stores, et allait la quitter, lorsque Natacha la rappela.

« Je n’ai pas sommeil, Marie, reste avec moi.

— Mais tu es fatiguée, dors.

— Non, non, pourquoi m’as-tu emmenée ?… Elle me demandera.

— Non, ma chérie, elle est au contraire beaucoup mieux aujourd’hui. »

Natacha, étendue sur le lit, examinait dans la demi-obscurité les traits de la princesse Marie : « Lui ressemble-t-elle ? se demandait Natacha. Oui et non : elle a quelque chose de particulier, d’étrange, quelque chose qui m’est inconnu, mais elle m’aime, et son cœur est essentiellement bon… mais que pense-t-elle ? Comment me juge-t-elle ? »

« Mâcha, dit-elle timidement en l’attirant par la main, ne crois pas que je sois mauvaise, non, ma petite âme, je t’aime bien, je t’assure, soyons amies, complètement amies. » Et elle lui couvrit de baisers la figure et les mains.

La princesse Marie, confuse et embarrassée, répondit cependant avec joie à cet épanchement.

À dater de ce jour, elles eurent l’une pour l’autre cette amitié exaltée et passionnée qui ne se rencontre qu’entre femmes. Elles s’embrassaient à tout instant, s’adressaient de tendres paroles, et passaient ensemble la plus grande partie de leur journée. Si l’une s’en allait, l’autre s’inquiétait, et ne se rassurait que lorsqu’elle l’avait rejointe. Elles se sentaient plus en paix avec elles-mêmes, réunies que séparées ; c’était un sentiment plus fort que l’amitié, et si exclusif, que la vie ne devenait possible que si l’amie était là. Parfois, elles gardaient le silence pendant de longues heures, ou bien, couchées l’une à côté de l’autre, elles bavardaient toute la nuit jusqu’au matin. Les souvenirs les plus lointains étaient leur thème favori. La princesse Marie racontait son enfance, ses rêveries, parlait de sa mère et de son père, et Natacha, qui jusque-là s’était détournée avec une indifférence hautaine de cette vie de dévouement et de soumission, dont elle ne pouvait comprendre la poétique et chrétienne abnégation, aujourd’hui ardemment attachée à la princesse Marie, s’éprit de sympathie pour son passé, et en comprit enfin le côté intime, resté si longtemps impénétrable à ses yeux. Sans doute, elle ne songeait pas à pratiquer cette abnégation absolue, car elle était habituée à chercher d’autres joies, mais elle apprécia d’autant plus vivement cette vertu, qu’elle ne la possédait pas. Quant à la princesse Marie, elle aussi, en écoutant les récits de l’enfance et de l’adolescence de Natacha, elle entrevoyait un horizon qui lui était inconnu, la foi dans la vie et dans les jouissances qu’elle apporte avec elle. De « lui » elles ne parlaient qu’à de bien rares intervalles, pour ne pas insulter (c’était leur idée) à l’élévation de leurs sentiments, mais ce silence volontaire accomplissait peu à peu, et malgré elles, l’œuvre de l’oubli.

Natacha avait singulièrement pâli, et sa faiblesse était si grande que, lorsqu’on lui parlait de sa santé, elle en éprouvait un certain plaisir ; mais tout à coup, par une révolution subite, elle se sentait envahir, non pas par la crainte de la mort, mais par celle de la maladie et de la perte de sa beauté. Examinant alors son visage amaigri, elle s’étonnait du changement survenu dans ses traits, et les étudiait tristement dans son miroir. « C’était inévitable, » se disait-elle, et cependant elle en avait peur, et regrettait qu’il en fût ainsi ! Un jour, ayant monté trop vite l’escalier, elle s’arrêta essoufflée, et trouva aussitôt une raison pour redescendre, puis une autre pour remonter : elle cherchait ainsi à essayer et à mesurer ses forces. Une autre fois elle appela Douniacha, et la voix lui manqua. Bien qu’elle l’entendît s’approcher, elle l’appela de nouveau, à pleins poumons, comme lorsqu’elle chantait, et elle s’écouta avec attention. Elle ne s’en doutait pas et n’aurait pu le croire possible, mais, à travers la couche épaisse de limon dont elle croyait son âme recouverte, perçaient déjà les fines et tendres pointes de l’herbe nouvelle, qui devait prendre le dessus, et faire bientôt disparaître, sous la sève de sa verdure, la douleur qui l’avait écrasée. La plaie intérieure se cicatrisait.

La princesse Marie partit pour Moscou à la fin de janvier, emmenant Natacha avec elle, car le comte insistait pour qu’elle consultât les médecins.

IV

Après le choc des deux armées qui avait eu lieu à Viazma, et où il avait été impossible à Koutouzow d’arrêter l’élan de ses troupes, désireuses de culbuter l’ennemi et de lui couper la retraite, la fuite des Français et la poursuite des Russes continuèrent sans nouvelle bataille. La fuite de l’armée française était tellement rapide, que l’armée russe ne pouvait l’atteindre ; les chevaux de l’artillerie tombaient, épuisés, sur la route, et nos soldats, exténués de fatigue par cette course incessante de quarante verstes par vingt-quatre heures, ne pouvaient plus en accélérer la vitesse.

Voici qui suffira à donner une idée du degré d’épuisement auquel notre armée était arrivée ; depuis Taroutino elle n’avait perdu, en blessés et en morts, que 5 000 hommes, dont une centaine à peine avaient été faits prisonniers, tandis qu’en arrivant à Krasnoé elle était déjà réduite à la moitié des 100 000 hommes d’effectif qu’elle comptait à sa sortie de Taroutino. La rapidité de sa poursuite agissait par conséquent sur elle d’une façon aussi dissolvante que la fuite sur les Français, avec cette différence toutefois qu’elle marchait de plein gré, sans se sentir, comme l’ennemi, menacée d’un anéantissement complet, et que ses traînards étaient recueillis par leurs compatriotes ; au contraire, les Français restés en arrière tombaient infailliblement entre les mains des Russes. Koutouzow employa, autant qu’il le put, toute son activité à ne pas entraver la retraite des Français, à la favoriser au contraire, tout en facilitant le mouvement en avant de nos troupes. Depuis les fatigues et les pertes qu’elles avaient subies, une autre raison le forçait encore à temporiser : c’était seulement à condition de suivre les Français à distance, qu’on pouvait espérer les tourner dans leur course désordonnée. Koutouzow sentait, comme tout soldat russe, que l’ennemi était vaincu et irrémédiablement vaincu par la seule force des circonstances. Mais ses généraux, surtout les étrangers, brûlant du désir de se distinguer personnellement, de faire prisonnier un duc ou un roi, s’obstinaient à trouver le moment propice pour livrer une bataille en règle, et pourtant rien n’était plus absurde. Aussi ne cessaient-ils de lui présenter des plans, dont le seul résultat était l’augmentation des marches forcées et un surcroît de fatigue pour les hommes, tandis que le plan unique, fermement poursuivi par Koutouzow, de Moscou à Vilna était de diminuer pour ses soldats les misères de cette campagne. Malgré tous ses efforts, il fut néanmoins impuissant à mettre un frein à toutes ces ambitions qui s’agitaient autour de lui, et qui se manifestaient surtout lorsque les troupes russes venaient à tomber inopinément sur les troupes françaises.

C’est ce qui arriva à Krasnoé ; là, au lieu d’avoir affaire à une colonne française isolée, on se heurta contre Napoléon lui-même entouré de 16 000 hommes ; là il fut impossible à Koutouzow d’épargner à son armée une funeste et inutile collision ; le carnage des hommes débandés de l’armée française par les hommes épuisés de l’armée russe continua trois jours durant. On fit un grand nombre de prisonniers, on prit des canons et un bâton qu’on appelait « bâton de maréchal », chacun enfin tint à prouver qu’il s’était « distingué ». Après l’affaire, ce fut une altercation générale : tous se reprochaient les uns aux autres de n’avoir pris ni Napoléon ni aucun de ses maréchaux. Ces hommes, entraînés par leurs passions, n’étaient que les instruments aveugles de l’inexorable nécessité : ils se regardaient comme des héros, et demeuraient persuadés qu’ils s’étaient conduits de la manière la plus noble et la plus méritoire. Koutouzow surtout était l’objet de leur animosité : ils l’accusaient de les avoir empêchés, dès le début de la campagne, de battre Napoléon, de ne penser qu’à ses intérêts, et de n’avoir arrêté la marche de l’armée à Krasnoé que parce qu’il avait perdu la tête en apprenant sa présence, d’être en relations avec lui, même de lui être vendu, etc.

Non seulement, sous l’influence de ces sentiments passionnés, les contemporains ont ainsi jugé Koutouzow ; mais, tandis que la postérité et l’histoire décernent à Napoléon le nom de « Grand », les étrangers le dépeignent, lui, comme un vieillard usé, comme un courtisan corrompu et affaibli, et les Russes, comme un être indéfinissable, une sorte de mannequin, utile dans le moment, grâce à son nom essentiellement russe !

V

Dans les années 1812 et 1813, on l’accusait tout haut. L’Empereur en était mécontent, et dans un livre d’histoire, récemment écrit par ordre supérieur, Koutouzow est représenté comme un courtisan intrigant et fourbe, tremblant même au seul nom de Napoléon, et capable d’avoir empêché, par ses doutes, les troupes russes de remporter à Krasnoé et à la Bérésina une éclatante victoire. Tel est le sort de ceux qui ne sont pas proclamés de « grands hommes », tel est le sort de ces individualités isolées qui, devinant les desseins de la Providence, y soumettent leur volonté : la foule les punit d’avoir compris les lois supérieures qui régissent les affaires de ce monde en déversant sur elles le mépris et l’envie.

Chose étrange et terrible à dire ! Napoléon, cet infime instrument de l’histoire, est pour les Russes eux-mêmes un sujet inépuisable d’exaltation et d’enthousiasme : il est « grand » à leurs yeux. Mettez en parallèle Koutouzow, qui, du commencement à la fin de 1812, de Borodino à Vilna, ne s’est pas une fois démenti, ni par une action, ni par une parole, qui est un temple sans précédent de l’abnégation la plus absolue, qui pressent, avec une si rare clairvoyance, dans les événements qui se passent autour de lui, l’importance qu’ils doivent avoir pour l’avenir. Koutouzow est représenté par eux comme un être incolore, digne tout au plus de commisération, et ils ne parlent plus souvent de lui qu’avec un sentiment de honte mal déguisée !… Et cependant, où trouver un personnage historique qui ait tendu vers un seul et même but avec plus de persévérance, et qui l’ait atteint d’une manière plus complète et plus conforme à la volonté de tout un peuple ?

Il n’a jamais parlé des « quarante siècles qui regardaient ses soldats du haut des Pyramides », des sacrifices qu’il avait faits à « la patrie, de ses intentions et de ses plans » ! Encore moins parlait-il de lui-même. Il ne jouait aucun rôle : à première vue, c’était un homme tout rond, tout simple, ne disant que des choses tout ordinaires. Il écrivait à ses filles, à Mme de Staël, lisait des romans, aimait la société des jolies femmes, plaisantait avec les généraux, les officiers, les soldats, et ne contredisait jamais une opinion contraire à la sienne. Lorsque le comte Rostoptchine lui adressa des reproches tout personnels pour avoir abandonné Moscou, en lui rappelant sa promesse de ne pas le livrer sans bataille, Koutouzow lui répondit :

« C’est ce que j’ai fait. » Et cependant Moscou était déjà abandonné ! Lorsque Araktchéïew vint lui dire de la part de l’Empereur qu’il fallait nommer Yermolow commandant de l’artillerie, Koutouzow répondit :

« C’est ce que je venais de dire, » bien qu’un moment avant il eût dit tout le contraire ! Que lui importait à lui, qui, seul au milieu de cette foule inepte, se rendait compte des conséquences immenses de l’événement, que ce fût à lui ou au comte Rostoptchine qu’on imputât les malheurs de la capitale ? et que lui importait surtout la nomination de tel ou tel chef d’artillerie ?

Dans ces circonstances, comme dans toutes les autres, ce vieillard, arrivé par l’expérience de la vie à la conviction que les paroles ne sont pas les véritables moteurs des actions humaines, en prononçait souvent qui n’avaient aucun sens, les premières qui lui venaient à l’esprit. Mais cet homme qui attachait si peu d’importance à ses paroles, n’en a jamais prononcé une seule, pendant toute sa carrière active, qui ne tendît au but qu’il voulait atteindre. Involontairement cependant, et malgré la triste certitude qu’il avait de ne pas être compris, il lui est arrivé plus d’une fois d’exprimer nettement sa pensée, et cela dans des occasions bien différentes les unes des autres. N’a-t-il pas toujours soutenu, en parlant de la bataille de Borodino, première cause des dissentiments entre lui et son entourage, que c’était une victoire ? Il l’a dit, il l’a écrit dans ses rapports et répété jusqu’à sa dernière heure. N’a-t-il pas aussi déclaré que la perte de Moscou n’était pas la perte de la Russie ? et, dans sa réponse à Lauriston, n’a-t-il pas affirmé que la paix n’était pas possible, du moment qu’elle était contraire à la volonté nationale ? N’a-t-il pas été le seul, pendant la retraite, à envisager nos manœuvres comme inutiles, persuadé que tout se terminerait de soi-même, mieux que nous ne pouvions le désirer ; qu’il fallait faire à l’ennemi « un pont d’or » ; que les combats de Taroutino, de Viazma, de Krasnoé étaient inopportuns ; qu’il fallait atteindre la frontière avec le plus de forces possible, et que pour dix Français il ne sacrifierait pas un Russe ? Lui, qu’on nous dépeint comme un courtisan mentant à Araktchéiew afin de plaire à l’Empereur, est le seul qui, à Vilna, ait osé dire tout haut, en s’attirant ainsi la disgrâce impériale, que la continuation de la guerre au delà des frontières était fâcheuse et sans objet. Il ne suffit pas d’ailleurs d’affirmer qu’il comprenait l’importance de la situation ; ses actes sont là pour le démontrer : il commence par concentrer toutes les forces de la Russie avant d’en venir aux mains avec l’ennemi, il le bat, et le chasse enfin du pays, en allégeant, autant qu’il lui était possible, les souffrances du peuple et de l’armée. Lui, ce temporiseur dont la devise était : « temps et patience, » lui, l’adversaire déclaré des décisions énergiques, il livre la bataille de Borodino en donnant à tous les préparatifs une solennité sans exemple, et soutient ensuite, contre l’avis des généraux, malgré la retraite de l’armée victorieuse, que la bataille de Borodino est une victoire pour la Russie, et insiste sur la nécessité de ne plus en livrer d’autres, de ne pas commencer une nouvelle guerre, de ne pas franchir les frontières de l’Empire !

Comment ce vieillard a-t-il pu, en opposition avec tout le monde, deviner aussi sûrement le sens et la portée des événements, au point de vue russe ? C’est que cette merveilleuse faculté d’intuition prenait sa source dans le sentiment patriotique, qui vibrait en lui dans toute sa pureté et dans toute sa force. Le peuple l’avait compris, et c’était ce qui l’avait amené à réclamer, contre la volonté du Tsar, le choix de ce vieillard disgracié comme le représentant de la guerre nationale. Porté par cette acclamation du pays à ce poste élevé, il y employa tous ses efforts, comme commandant en chef, non pour envoyer ses hommes à la mort, mais pour les ménager et les conserver à la patrie !

Cette figure simple et modeste, et par conséquent « grande » dans la véritable acception du mot, ne pouvait être coulée dans le moule mensonger du héros européen, du soi-disant dominateur des peuples, tel que l’histoire l’a inventé !… Il ne saurait y avoir de « grands hommes » pour les laquais, parce que les laquais entendent mesurer les autres à leur taille !

VI

Le 17 novembre fut le premier jour de la bataille de Krasnoé. Un peu avant le soir, après d’interminables discussions, après toutes sortes de retards causés par les généraux qui n’étaient pas arrivés en temps utile à l’endroit désigné, après l’envoi en tous sens d’aides de camp chargés d’ordres et de contre-ordres, il devint évident que l’ennemi était en fuite et qu’aucune bataille n’était possible.

La journée était belle et froide. Koutouzow, accompagné d’une nombreuse suite, où les mécontents étaient en grande majorité, monté sur son vigoureux petit cheval blanc, se rendit à Dobroïé, où le quartier général avait été transporté d’après son ordre. Le long de la route se pressaient autour des feux les prisonniers français qu’on avait faits ce jour-là, au nombre de 7 000. Non loin de Dobroïé, une foule de soldats déguenillés causaient bruyamment autour de pièces françaises dételées. À l’approche du commandant en chef, les voix se turent, et tous les yeux se fixèrent sur lui, pendant qu’un des généraux lui expliquait où l’on s’était emparé de ces canons et de ces hommes. Sa physionomie était soucieuse, et il prêtait une oreille distraite aux rapports qu’on lui faisait, il examinait ceux dont l’aspect était le plus misérable. La plupart des soldats français n’avaient plus figure humaine : le nez et les joues gelés, les yeux rouges, gonflés et purulents, il semblait ne leur rester que quelques minutes à vivre. Deux d’entre eux, dont l’un avait le visage couvert de plaies, déchiraient de la viande crue. Il y avait quelque chose d’animal et d’effrayant dans le regard en dessous jeté par ces malheureux sur les survenants. Koutouzow, après les avoir longtemps regardés, hocha la tête d’un air triste et pensif. Un peu plus loin, il vit un soldat russe qui adressait en souriant quelques paroles affectueuses à un Français : il hocha de nouveau la tête, sans que sa physionomie changeât d’expression.

« Que dis-tu ? demanda-t-il au général qui essayait d’attirer son attention sur les drapeaux français réunis en faisceaux devant le régiment de Préobrajenski… Ah ! les drapeaux ! reprit-il, et, s’arrachant avec peine au sujet qui le préoccupait, il jeta autour de lui un regard distrait, poussa un profond soupir et ferma les yeux.

Un des généraux fit signe au soldat qui tenait les drapeaux de s’avancer et de les placer autour du commandant en chef. Celui-ci resta un moment sans rien dire, puis, se soumettant à contre-cœur aux devoirs de sa position, releva la tête, regarda avec attention les officiers qui l’entouraient, et prononça avec lenteur, au milieu d’un profond silence, ces quelques paroles :

« Je vous remercie tous pour votre fidèle et pénible service. La victoire est à nous, et la Russie ne nous oubliera pas ! À vous la gloire dans les siècles à venir ! » Il se tut, et, avisant un soldat tenant une aigle française, qu’il avait inclinée devant le drapeau des Préobrajenski :

« Plus bas, plus bas, qu’il baisse la tête !… Comme ça, c’est bien ! Hourra ! mes enfants, ajouta-t-il en se tournant vers le soldat.

— Hourra ! » hurlèrent des milliers de voix.

Pendant qu’ils poussaient ces cris, Koutouzow, courbé sur sa selle, baissa la tête, et son regard devint doux et railleur :

« Voilà ce que c’est, mes enfants, » dit-il, lorsque le silence fut rétabli. Officiers et soldats se rapprochèrent de lui pour entendre ce qu’il allait leur dire. L’inflexion de sa voix, l’expression de son visage, étaient complètement changées : ce n’était plus le commandant en chef qui parlait, c’était simplement un vieillard qui avait à causer avec ses frères d’armes :

« Voilà ce que c’est, mes enfants. Je sais que c’est dur, mais qu’y faire ? Ayez patience : cela ne durera plus longtemps. Nous reconduirons nos hôtes jusqu’au bout, et alors nous nous reposerons. Le Tsar n’oubliera pas vos services. C’est dur, j’en conviens, mais songez que vous êtes chez vous, tandis qu’eux, et il indiqua les prisonniers… voyez où ils en sont réduits : leur misère est pire que celle des derniers mendiants. Quand ils étaient forts, nous ne les ménagions pas, mais maintenant nous pouvons en avoir pitié… Ce sont des hommes aussi bien que nous, n’est-ce pas, mes enfants ? »

Dans les regards fixes et respectueux que les soldats attachaient sur lui, se lisait la sympathie éveillée par son discours. Sa figure s’éclaira de plus en plus d’un sourire bienveillant qui bridait les coins de ses lèvres et de ses yeux. Il baissa la tête et ajouta :

« À dire vrai, qui les a priés de venir ? Ils n’ont que ce qu’ils méritent, après tout ! »

Et, donnant à son cheval un coup de fouet accompagné d’un formidable juron, il s’éloigna au bruit des rires et des hourras des soldats, qui rompirent aussitôt leurs rangs.

Sans doute, toutes les paroles du général en chef n’avaient pas été comprises des troupes, et personne n’aurait pu les répéter textuellement ; mais, solennelles au début, et empreintes à la fin d’une simplicité pleine de bonhomie, elles leur allaient droit au cœur, car chacun éprouvait comme lui, avec la conscience de la justice et du triomphe de son droit, le sentiment de compassion pour l’ennemi, si bien exprimé par le juron caractéristique du vieillard ; les cris joyeux des soldats y répondirent, et ne s’arrêtèrent pas de longtemps. Un des généraux s’étant approché ensuite du maréchal pour lui demander s’il ne désirait pas monter en voiture, Koutouzow ne put lui répondre que par un sanglot.

VII

Le crépuscule du 8 novembre, dernier jour de la bataille de Krasnoé, était déjà tombé lorsque les troupes arrivèrent à l’étape. Le temps était toujours calme, il gelait, et, à travers les rares flocons de neige qui voltigeaient en l’air, on apercevait le bleu sombre du ciel étoilé.

Le régiment d’infanterie de ligne qui avait quitté Taroutino au nombre de 3 000 hommes arriva un des premiers, réduit à 900, au village où il devait passer la nuit. Les fourriers déclarèrent que toutes les isbas étaient occupées par les malades et les morts, les états-majors et les soldats de cavalerie. Une seule était libre pour le commandant du régiment, qui s’y rendit aussitôt, pendant que les soldats traversaient le village et mettaient leurs fusils en faisceaux en face des dernières maisons.

Semblable à un énorme polype à mille bras, le régiment s’occupa à l’instant d’arranger sa tanière et de pourvoir à sa nourriture. Une partie des soldats se dirigea, en s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, vers un petit bois de bouleaux, à droite de la route, et l’on y entendit aussitôt retentir les chansons et le bruit des haches qui coupaient les branches. L’autre partie s’agitait autour des fourgons et en tirait les marmites, les biscuits et le fourrage pour les chevaux, déjà attachés au piquet ; d’autres enfin s’étaient dispersés dans le village pour nettoyer les logements des officiers de l’état-major, en enlever les cadavres des Français, ainsi que les planches et la paille des toits et les branches sèches des haies pour s’en faire des abris. Une quinzaine de soldats étaient précisément occupés à démolir une de ces clôtures, qui entourait une remise dont le toit avait déjà été arraché.

« Eh ! eh ! poussons tous à la fois, » criaient plusieurs d’entre eux, et la haie couverte de neige se balançait en faisant entendre dans les ténèbres de la nuit le craquement sec causé par la gelée.

Les pieux gémissaient sous leur poussée, et enfin la haie céda à moitié, en entraînant avec elle les soldats. Une formidable explosion de rires accompagna leur chute.

« À vous deux, tenez-la…

— Ici le levier !

— Où te fourres-tu donc !

— Voyons, ensemble, enfants, en mesure ! »

Tous se turent ! une voix, au timbre bas et velouté, entonna une chanson ; à la fin du troisième refrain, comme la dernière note s’éteignait, tous les soldats lancèrent ensemble un cri modulé : « Ça marche ! ensemble, enfants ! » Mais, malgré tous leurs efforts, la haie résistait encore, et l’on entendit leurs respirations haletantes.

« Eh ! vous autres de la sixième compagnie, arrivez donc… aidez-nous, nous vous le rendrons ! »

Quelques hommes de la sixième compagnie, qui retournaient au village, accoururent à l’appel, et un moment après ils emportaient tous ensemble la haute clôture, dont les branches tordues et à moitié disjointes meurtrissaient sous leur poids les épaules des soldats essoufflés.

« Eh ! va donc… Tu buttes, animal !

— Que faites-vous là ? s’écria tout à coup d’un ton impératif un sous-officier qui s’élançait vers les porteurs ; le général est dans cette isba. Je vais vous arranger, imbéciles que vous êtes, continua-t-il en donnant une vigoureuse bourrade au premier soldat qui lui tomba sous la main.

— Silence donc !… pas tant de tapage ! »

Les soldats se turent, et celui qui avait reçu le coup de poing grommela entre ses dents, en voyant le sous-officier s’éloigner :

« Tudieu ! quelle tape !… J’en ai la figure qui me saigne !

— Cela te déplaît, dis donc ? » dit une voix railleuse. Et les soldats, marchant avec précaution, poursuivirent leur chemin, mais, à la sortie du village, la gaieté leur revint de plus belle, et ils reprirent leurs joyeux propos, entremêlés de jurons inoffensifs.

Les officiers supérieurs, réunis dans l’isba, devisaient vivement, en prenant leur thé, sur la journée qui venait de s’écouler et sur les manœuvres en projet pour le lendemain : il s’agissait d’une marche de flanc sur la gauche, pour couper les communications du vice-roi et le faire prisonnier.

Pendant que les hommes traînaient la haie en trébuchant à chaque pas, le feu s’allumait sous les marmites, le bois éclatait en crépitant, la neige fondait, et les ombres noires des soldats, qui battaient le sol de leurs semelles, se mouvaient en tous sens. Sans que le moindre commandement eût été donné, briquets et haches travaillaient à l’unisson : d’un côté on empilait la provision de bois pour la nuit, et l’on dressait les tentes pour les officiers ; de l’autre on faisait cuire le souper, on nettoyait les fusils et l’on astiquait les effets d’équipement. La haie, soutenue par des pieux, fut placée en demi-cercle du côté du nord pour empêcher le feu de s’éteindre. On sonna la retraite, on fit l’appel, on mangea, et l’on s’installa autour des foyers, les uns raccommodant leur chaussure ou fumant leur pipe, les autres se mettant tout nus et grillant à plaisir leur vermine.

VIII

Les conditions exceptionnellement pénibles de la vie des soldats russes, qui souffraient du manque de chaussures et de vêtements chauds, qui couchaient à la belle étoile et marchaient dans la neige par dix-huit degrés de froid, sans même recevoir la ration réglementaire, auraient pu faire croire avec quelque raison qu’ils devaient présenter l’aspect le plus triste et le plus navrant. Jamais au contraire l’armée, même dans la situation la plus favorable, n’avait été aussi en train et aussi bien disposée. Cela provenait de ce que chaque jour elle rejetait hors de son sein tout ce qu’elle avait d’hommes affaiblis et découragés. Il n’y restait donc que la fleur des troupes, celles qui conservaient la force de l’âme et celle du corps.

De nombreux soldats de la huitième compagnie s’étaient réunis derrière l’abri de la haie. Deux sergents-majors entre autres y avaient réclamé une place autour du feu, qui y était plus vif que partout ailleurs, sous prétexte qu’ils avaient aidé à y apporter des bûches.

« Eh, dis donc, Makéew… où t’es-tu perdu ? Est-ce que les loups t’auraient mangé ? Apporte-nous donc du bois, fainéant, cria un soldat avec des cheveux roux et une figure rougie par le froid, dont la fumée faisait cligner les yeux, mais qui ne s’éloignait pas du brasier.

— Vas-y donc, « la corneille », répondit celui à qui il s’adressait, en se retournant vers un autre de ses camarades.

Le soldat roux n’était ni sous-officier ni caporal, mais sa vigueur physique lui donnait le droit de commander à ceux qui étaient plus faibles que lui. « La corneille », petit soldat malingre, au nez pointu, se leva avec soumission, mais au même moment la lueur du bûcher éclaira la silhouette d’un jeune troupier de bonne tournure qui s’avançait en pliant sous le faix d’une brassée de branches sèches.

« Voilà qui est bien, donne-les ici. »

Les branches furent cassées, jetées sur les charbons, et, grâce au souffle des bouches et aux pans des capotes mis en mouvement, la flamme jaillit et pétilla. Les soldats s’approchèrent, allumèrent leurs pipes, pendant que leur jeune camarade, les poings sur les hanches, piétinait sur place pour réchauffer ses pieds glacés.

« Ah, petite mère, la rosée est froide mais belle… chantonnait-il à demi-voix.

— Eh ! dis donc, tes semelles s’envolent, s’écria « le roux », en voyant pendre une des semelles du jeune garçon… C’est dangereux de danser, sais-tu ? »

Le danseur s’arrêta, arracha le morceau de cuir qui pendillait et le jeta au feu.

« C’est vrai, » dit-il, et, tirant de sa giberne un morceau de drap français gros-bleu, il en entoura son pied.

« On nous en donnera bientôt d’autres, dit un des soldats, et même nous en aurons une double paire !… Et Pétrow, ce fils de chienne, est donc resté parmi les traînards ?

— Je l’ai cependant vu, répondit un autre.

— Eh bien ! quoi, c’est un de plus de…

— À la troisième compagnie il a manqué hier neuf hommes à l’appel !

— La belle nouvelle ! Que faire, que diable, quand les pieds sont gelés ?

— À quoi bon y penser ? murmura le sergent-major.

— Tu as donc bien envie d’en avoir de pareils ? dit un vieux soldat en s’adressant d’un air de reproche à celui qui avait parlé des pieds gelés.

— Qu’est-ce que tu crois donc, toi ? s’écria, de derrière le brasier, d’une voix aiguë et tremblante, celui qu’on avait appelé « la corneille ». Si le corps reste sain, on maigrit, et puis on meurt… c’est comme moi, je n’en puis plus !… » et il ajouta d’un air résolu en interpellant le sergent-major : « Qu’on m’envoie à l’hôpital ! Ça me fait mal partout, la fièvre ne me lâche pas, et alors, moi aussi, je resterai en route !

— Voyons, voyons ! » répondit le sergent-major avec calme.

« La corneille » se tut et la conversation recommença sur toute la ligne.

« On en a pris pas mal de Français aujourd’hui, mais quant à leur chaussure, ce n’est pas la peine d’en parler, dit un soldat en changeant de sujet.

— Ce sont les cosaques qui les ont déchaussés ; on a nettoyé l’isba pour le colonel et on les a tous emportés… Eh bien, croiriez-vous, mes enfants, cela faisait de la peine de les voir ainsi bousculer. Il y en avait un qui vivait encore et qui marmottait quelque chose dans sa langue… Et comme il est propre ce peuple, mes enfants… reprit le premier… et blanc, blanc comme ce bouleau qu’est là-bas…, et il y en a de braves parmi eux, et de très nobles, que je vous dirai !

— Qu’est-ce qui t’étonne ? On en recrute chez eux de toutes les classes.

— Et pourtant ils ne comprennent pas un mot de ce que nous disons, objecta avec un air de surprise le jeune soldat… Je lui demande à quelle couronne il appartient, et lui me bégaye une réponse à sa façon. C’est un peuple étonnant !

— Il y a là-dessous quelque diablerie, mes camarades, dit celui qui s’étonnait de la blancheur de peau des Français : les paysans m’ont raconté qu’à Mojaïsk, lorsqu’on a enlevé les morts un mois après la bataille, ils étaient encore aussi blancs et aussi propres que du papier, et pas la moindre odeur !

— Cela tient-il au froid ? demanda l’un.

— En voilà un imbécile ! Au froid, quand il faisait chaud… Si c’était le froid, les nôtres aussi n’auraient pas senti mauvais ; tandis qu’ils me disaient que les nôtres étaient pleins de vers, et qu’on était obligé de se bander la bouche avec des mouchoirs quand on les emportait ; mais eux restaient toujours blancs comme du papier.

— C’est probablement leur nourriture qui en est cause, dit le sergent-major, ils avaient un manger de maîtres.

— Et les paysans m’ont raconté, reprit le narrateur, qu’on les a envoyés de dix villages, et que pendant vingt jours ils n’ont fait qu’enlever les morts, et pas tous encore, car il y avait aussi des loups en masse…

— C’était là une vraie bataille, quoi ! dit un vieux troupier, tandis que toutes les autres, ce n’a été que pour tourmenter le soldat ! »

La conversation tomba, et chacun s’arrangea pour passer la nuit de son mieux.

« Ah ! Dieu ! quelle quantité d’étoiles ; on dirait que ce sont les femmes qui ont tendu leurs toiles là haut ! dit le jeune soldat en tombant en admiration devant la voie lactée.

— C’est bon signe, mes enfants, la récolte sera belle. »

Au milieu du silence général on entendit bientôt les ronflements de quelques dormeurs ; les autres se retournaient pour se chauffer, en échangeant entre eux quelques paroles… Tout à coup du brasier voisin, à une centaine de pas de distance, s’élevèrent de bruyants éclats de rire.

« Oh ! qu’est-ce qu’ils ont donc à la cinquième compagnie ?… Et ce qu’il y a de monde, regarde donc ! »

Un soldat se leva pour aller voir de plus près.

« C’est qu’ils rient joliment bien là-bas, dit-il en revenant… C’est deux Français qui sont venus, un tout gelé, mais l’autre si en train qu’il chante des chansons.

— Oh ! oh ! Eh bien, allons-y, faut voir ça ! »

IX

La cinquième compagnie bivouaquait sur la lisière même de la forêt, et un énorme feu éclairait vivement, au milieu de la neige, les branches d’arbres ployant sous le givre, lorsque, au milieu de la nuit, on entendit dans le bois des pas qui faisaient craquer les branches sèches.

« Mes enfants, ce sont les sorcières ! » dit un soldat.

Tous relevèrent la tête et écoutèrent. Deux figures humaines, d’une tournure étrange, furent soudain éclairées par la flamme au moment où elles sortirent du taillis : c’étaient deux Français qui se cachaient dans la forêt. Prononçant des paroles inintelligibles pour les soldats, ils se dirigèrent vers eux. L’un, coiffé d’un shako d’officier, paraissait très affaibli, et, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit auprès du feu ; son compagnon, plus petit, trapu, les joues bandées d’un mouchoir, était évidemment plus robuste. Il releva son compagnon, et, montrant sa bouche, dit quelques mots. Les soldats les entourèrent, on étendit une capote sous le malade, et on leur apporta à tous deux de la « cacha » et de l’eau-de-vie. L’officier était Ramballe avec son domestique Morel. Lorsque ce dernier eut avalé l’eau-de-vie et une grande écuelle de « cacha », une gaieté maladive s’empara de lui ; il se mit à parler sans s’arrêter, tandis que son maître, refusant de rien prendre, gardait un morne silence, en regardant les soldats russes de ses yeux rouges et vagues. Un long et sourd gémissement s’échappait parfois de ses lèvres. Morel, désignant les épaules du malade, cherchait à faire comprendre que c’était un officier, et qu’il fallait le réchauffer. Un officier russe, s’étant approché d’eux, envoya demander au colonel s’il ne voudrait pas recueillir un officier français transi de froid. Le colonel donna l’ordre de le lui amener. Ramballe fut engagé à se lever ; il essaya, mais, au premier mouvement qu’il fit, il vacilla, et serait infailliblement tombé, sans le secours d’un soldat qui le souleva et aida ses camarades à le transporter dans l’isba. Passant ses bras autour du cou de ses porteurs et inclinant la tête comme un enfant sur l’épaule de l’un d’eux, il ne cessait de répéter d’une voix plaintive :

« Oh ! mes braves, mes bons, mes bons amis !… Voilà des hommes ! »

Morel, resté avec les soldats, occupait la meilleure place. Ses yeux étaient rouges, enflammés et larmoyants ; vêtu d’une pelisse de femme, il avait mis par-dessus son bonnet un mouchoir noué sous le menton. L’eau-de-vie l’ayant un peu grisé, il chantait d’une voix rauque et mal assurée une chanson française. Les soldats se tenaient les côtes de rire.

« Voyons, voyons, que je l’apprenne… Comment est-ce ? J’attraperai l’air, bien sûr ! disait le soldat chanteur que Morel serrait contre lui avec tendresse.

— Vive Henri IV, vive ce roi vaillant ! Ce diable à quatre…, chantait Morel.

— Vive harica, vive cerouvalla ! sidiablaka… répétait à son tour le soldat qui avait saisi le refrain.

— Bravo ! bravo ! » s’écrièrent quelques voix, au milieu d’un franc éclat de rire.

Morel riait avec eux en continuant… : « eut le triple talent de boire, de battre, et d’être un vert galant !

— Cela sonne bien tout de même. Voyons, Zaletaiew, répète.

— Kiou kiou… le tripetala déboi, déba et dettra vargala, chanta-t-il, criant à pleins poumons et avançant ses lèvres avec effort.

— C’est ça, c’est ça !… c’est du français, n’est-ce pas ?… Donne-lui de la « cacha », il lui en faudra pas mal pour en manger à sa faim. » Et Morel engloutit sa troisième écuelle.

De sympathiques sourires couraient sur les visages des jeunes soldats, tandis que les vieux, trouvant au-dessous d’eux de s’occuper de ces puérilités, restaient étendus de l’autre côté du feu, en se soulevant parfois pour jeter un coup d’œil affectueux sur Morel.

« C’est aussi des hommes pourtant, dit l’un d’eux en s’enveloppant de sa capote, et l’absinthe aussi a ses racines. »

— Oh ! comme le ciel est étoilé, c’est signe de gelée, quel malheur !… »

Les étoiles, assurées de n’être plus dérangées par personne, scintillèrent plus vivement sur la sombre voûte ; tantôt s’éteignant, tantôt s’allumant et lançant dans l’espace une gerbe de lumière, elles semblaient se communiquer mystérieusement une joyeuse nouvelle.

X

L’armée française continuait à fondre dans une progression égale et mathématique, et le passage de la Bérésina, sur lequel on a tant écrit, n’a été qu’un incident de sa destruction, et nullement l’épisode décisif de la campagne. Si l’on en a fait tant de bruit du côté des Français, c’est que tous les malheurs, tous les désastres échelonnés le long de leur route, se réunirent ensemble en un sinistre pour les accabler sur ce pont écroulé, et laisser ensuite dans l’esprit de chacun un ineffaçable souvenir. Si, du côté des Russes, il a eu un égal retentissement, c’est que, loin du théâtre de la guerre, à Pétersbourg, Pfühl avait composé un plan, destiné à faire tomber Napoléon dans un piège stratégique qu’il lui tendait ex professo sur les bords de la Bérésina. Convaincu que tout se passerait conformément à la combinaison adoptée, on soutenait que la Bérésina avait été la perte des Français, quand au contraire les conséquences de ce passage furent moins fatales aux Français que Krasnoé, comme le prouve le chiffre des prisonniers et des canons qui leur furent enlevés dans cette rencontre.

Plus la fuite des Français s’accélérait, plus étaient misérables les derniers débris de leur armée, surtout après la Bérésina, et plus s’éveillaient d’un autre côté les passions des généraux russes, qui ne se ménageaient pas les reproches et en accablaient surtout Koutouzow. Supposant que l’insuccès du plan de Pétersbourg lui serait attribué, on ne lui épargnait ni le mécontentement, ni le dédain et les railleries, déguisées, il est vrai, sous des formes respectueuses, qui le mettaient dans l’impossibilité de relever l’accusation. Tout son entourage, incapable de le comprendre, déclarait ouvertement qu’avec ce vieillard entêté il n’y avait pas de discussion possible ; que jamais il ne serait à la hauteur de leurs vues, et qu’il se bornerait toujours à leur répondre par son éternelle phrase : « Il faut faire un pont d’or aux Français. » S’il leur disait qu’il fallait attendre les vivres, que les soldats n’avaient pas de bottes, ces réponses si simples à leurs savantes combinaisons étaient pour eux une nouvelle preuve que c’était un vieil imbécile, tandis qu’eux, les généraux intelligents et habiles, n’avaient aucun pouvoir.

Ces dissentiments et ces dispositions malveillantes de l’état-major arrivèrent aux dernières limites après la jonction de l’armée de Koutouzow avec celle de Wittgenstein, le brillant amiral et le héros de Pétersbourg. Une seule fois, après la Bérésina, Koutouzow prit de l’humeur, et écrivit à Bennigsen, qui envoyait des rapports particuliers à l’Empereur, les lignes suivantes :

« Je prie Votre Haute Excellence, au reçu de cette lettre, de vous retirer à Kalouga à cause de l’état précaire de votre santé, et d’y attendre les ordres ultérieurs de Sa Majesté Impériale. »

À la suite de l’éloignement de Bennigsen, le grand-duc Constantin, qui avait fait le commencement de la campagne et qui avait été mis de côté par Koutouzow, revint à l’armée, fit part au commandant en chef du déplaisir que causaient à l’Empereur la faiblesse de nos succès et la lenteur de nos mouvements, et lui annonça la prochaine arrivée de Sa Majesté.

Koutouzow, chez qui l’expérience du courtisan était au moins égale à celle du militaire, comprit aussitôt que son rôle était fini, et que le semblant de pouvoir dont on l’avait revêtu lui était retiré. C’était facile à comprendre. D’un côté, la campagne dont on lui avait confié la direction était terminée, et par conséquent il avait rempli son mandat ; et, de l’autre, il éprouvait une fatigue physique qui exigeait, pour son corps brisé par l’âge, un repos absolu.

Le 29 novembre, il entra à Vilna, « Son cher Vilna », comme il l’appelait. Il y était venu déjà deux fois comme gouverneur ; il trouva donc, en dehors des aises de la vie que lui offrait cette ville, heureusement préservée des horreurs de la guerre, de vieux amis et de bons souvenirs. Rejetant loin de lui tout souci gouvernemental et militaire, il se mit à vivre d’une existence régulière et tranquille, autant que le lui permettaient toutefois les intrigues qui s’ourdissaient autour de lui, comme si tout ce qui allait se passer d’événements importants lui était devenu complètement indifférent.

Tchitchagow était le plus acharné projeteur de diversions militaires ; c’était lui qui avait proposé d’en faire une en Grèce et l’autre à Varsovie ; il refusait toujours de se rendre où on l’envoyait. Tchitchagow regardait Koutouzow comme son obligé, parce qu’ayant reçu en 1811 la mission de conclure la paix avec la Turquie en dehors de ce dernier, et ayant appris qu’elle était déjà signée, il avait dit à l’Empereur que tout l’honneur en revenait à Koutouzow, fut le premier à venir à sa rencontre, à l’entrée du château de Vilna, en petite tenue de marin, l’épée au côté, la casquette sous le bras, et lui remit le rapport de l’état des troupes et les clefs de la ville. La déférence semi-méprisante que la jeunesse témoignait à ce vieillard, qu’elle regardait comme tombé en enfance, perçait à tout propos avec une brutale franchise, dans la conduite de Tchitchagow, qui connaissait déjà les accusations portées contre Koutouzow. Ce dernier lui ayant dit que les fourgons qui contenaient sa vaisselle de table et qui lui avaient été enlevés à Borissow lui seraient rendus intacts :

« C’est sans doute pour me dire que je n’ai pas sur quoi manger ? J’ai au contraire tout ce qu’il faut pour vous, même dans le cas où vous voudriez donner des dîners[1], » répliqua vivement Tchitchagow, qui tenait à faire montre, dans chaque parole, de son importance personnelle, et supposait à Koutouzow la même préoccupation.

Celui-ci, avec un sourire fin et pénétrant, lui répondit simplement :

« Ah ! ce n’est que pour vous dire ce que je vous dis, et rien de plus. »

Le commandant en chef arrêta la plus grande partie des troupes à Vilna, contre la volonté de l’Empereur. Après quelque temps de séjour, son entourage déclara qu’il avait complètement baissé. S’occupant fort peu de l’administration militaire, il laissait ses généraux agir à leur guise, et menait une vie de plaisirs, en attendant l’arrivée du Souverain.

XI

Le 11 décembre, Sa Majesté, accompagnée de sa suite, du comte Tolstoï, du prince Volkonsky et d’Araktchéïew, arriva dans son traîneau de voyage, droit au château de Vilna. Malgré un froid très vif, une centaine de généraux et d’officiers des états-majors, ainsi qu’une garde d’honneur du régiment de Séménovsky, l’attendaient au dehors.

Le courrier qui précédait le Tsar, dans une troïka menée à fond de train, s’écria :

« Le voici ! » Konovnitzine s’élança dans le vestibule pour annoncer le Tsar à Koutouzow, qui attendait dans la chambre du suisse.

Une minute plus tard, la poitrine couverte de décorations, le ventre comprimé par son écharpe, il s’avança sur le perron en se balançant de toute sa forte et grasse personne, mit son chapeau, prit ses gants à la main, et, descendant avec peine les degrés, reçut le rapport qu’il devait remettre à l’Empereur.

Une seconde troïka passa ventre à terre, et tous les yeux se fixèrent sur un traîneau qui s’avançait rapidement derrière elle, et au fond duquel on apercevait déjà l’Empereur et Volkonsky.

Accoutumé, depuis cinquante ans, à l’émotion que lui causait invariablement une arrivée impériale, le général en chef la ressentit cette fois comme toujours : il tâta, avec une hâte inquiète, ses décorations, redressa son chapeau, et, au moment où l’Empereur mit pied à terre, leva les yeux sur lui ; puis, prenant courage, il s’avança, et lui présenta le rapport, en lui parlant de sa voix insinuante et voilée. L’Empereur l’enveloppa des pieds à la tête d’un rapide coup d’œil, et fronça imperceptiblement les sourcils, mais, se dominant aussitôt, il lui ouvrit les bras et l’embrassa. De nouveau, l’impression que lui fit cette accolade familière, en se rattachant peut-être à ses pensées intimes, agit sur lui comme d’habitude et se traduisit par un sanglot.

L’Empereur salua les officiers, la garde des Séménovsky, et, serrant encore une fois la main au maréchal, entra au château.

Resté seul avec lui, il ne lui cacha pas son mécontentement des fautes qu’il avait commises à Krasnoé et à la Bérésina, ainsi que de la lenteur apportée à la poursuite de l’ennemi, et termina en lui exposant le plan d’une campagne hors du pays. Koutouzow ne fit ni objections ni remarques. Sa figure n’exprimait qu’une soumission complète et impassible, la même qu’il avait témoignée, sept ans auparavant, en recevant les ordres de l’Empereur sur le champ d’Austerlitz. Lorsqu’il le quitta, la tête inclinée sur sa poitrine, et traversant la grande salle, de son pas lourd et chancelant, une voix l’arrêta en lui disant :

« Votre Altesse ! »

Koutouzow releva la tête, et regarda longtemps le comte Tolstoï, qui était debout devant lui et lui présentait sur un plateau d’argent un petit objet. Il semblait ne pas comprendre ce qu’on lui voulait. Tout à coup un imperceptible sourire passa sur sa large figure, et, s’inclinant respectueusement, il prit l’objet qui était sur le plateau. C’était le Saint-Georges de première classe.

XII

Le lendemain, Koutouzow donna un grand banquet, suivi d’un bal que l’Empereur honora de sa présence. Du moment qu’il avait reçu le Saint-Georges, on lui rendait les plus grands honneurs, mais le mécontentement du Souverain n’était un secret pour personne. Les convenances seules étaient observées, et l’Empereur en donnait l’exemple tout le premier ; mais tout bas on disait que ce vieillard était coupable et tombé en enfance. Lorsque, à l’entrée de Sa Majesté dans la salle de bal, Koutouzow, suivant les traditions de l’époque de Catherine, fit incliner devant lui les drapeaux ennemis, Alexandre fronça le sourcil et murmura quelques mots, et entre autres ceux-ci :

« Vieux comédien ! »

Sa mauvaise humeur contre Koutouzow provenait surtout de ce que ce dernier ne voulait pas ou ne pouvait pas comprendre la nécessité de la nouvelle campagne projetée.

Le lendemain de son arrivée à Vilna, le Tsar avait dit aux officiers réunis :

« Vous n’avez pas sauvé la Russie seule, vous avez sauvé l’Europe ! »

Tous comprirent alors que la guerre n’était pas finie. Mais Koutouzow n’y voulait rien entendre, et disait tout haut qu’une autre guerre ne pourrait ni améliorer la position, ni augmenter la gloire de la Russie, que son prestige en serait au contraire diminué, et que sa situation à l’intérieur en deviendrait pire. Il essaya de prouver à l’Empereur la difficulté de faire de nouvelles levées, et lui fit même entrevoir la possibilité d’un insuccès.

Il était dès lors évident qu’avec une telle disposition d’esprit le maréchal n’était qu’un obstacle, dont il fallait se débarrasser.

Pour éviter de le froisser trop vivement, on s’arrêta à une combinaison toute naturelle : on lui ôta peu à peu le pouvoir, comme on avait fait à Austerlitz, pour le remettre insensiblement entre les mains de l’Empereur. À cet effet, l’état-major fut peu à peu transformé, et la puissance de celui de Koutouzow devint nulle. Toll, Konovnitzine et Yermolow reçurent d’autres destinations, et l’on parla ouvertement de la santé ébranlée du maréchal, car on savait que plus on le répétait, plus il devenait facile de lui donner un successeur. De même que, dans le temps, Koutouzow avait été retiré sans bruit de la Turquie pour organiser les milices à Pétersbourg, et de là envoyé à l’armée où il était indispensable, de même aujourd’hui, son rôle étant fini, un nouveau rouage fut mis en mouvement.

La guerre de 1812 ne devait plus se borner à garder son caractère national, si cher à tout cœur russe, elle allait prendre une importance européenne.

Au mouvement des peuples de l’Occident vers l’Orient succédait un mouvement inverse. Cette nouvelle guerre exigeait un nouveau moteur, ayant d’autres mobiles que ceux de Koutouzow. Alexandre Ier était cet homme, aussi nécessaire pour rétablir les limites des territoires et des peuples, que l’autre l’avait été pour le salut et la gloire de la Russie. Koutouzow ne pouvait comprendre ce que signifiaient l’Europe, son équilibre et Napoléon. Il lui semblait à lui, représentant du peuple russe, et russe de cœur, que, du moment où l’ennemi était écrasé, la patrie délivrée et parvenue au pinacle de la gloire, l’œuvre elle-même était terminée. Il ne restait donc plus au représentant de la guerre nationale qu’à mourir, et il mourut !

XIII

Pierre, comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations physiques et de la tension morale qu’il avait éprouvées pendant sa captivité, que lorsqu’elle arriva à son terme. À peine en liberté, il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route pour Kiew, il tomba malade d’une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent les médecins ; cette fièvre l’y retint pendant trois mois. Malgré leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la santé lui revint.

Les jours qui s’écoulèrent entre sa libération et sa maladie ne lui laissèrent aucune impression. Il ne conserva que le souvenir d’un temps gris, sombre, pluvieux, d’un affaissement physique, de douleurs intolérables dans les pieds et dans le côté, d’une suite ininterrompue de malheurs et de souffrances, de la curiosité indiscrète des généraux et des officiers qui le questionnaient, des difficultés qu’il avait eues à trouver une voiture et des chevaux, et par-dessus tout de l’engourdissement moral qui l’avait accablé. Le jour où il fut mis en liberté, il vit passer le corps de Pétia, et apprit également que le prince André venait de mourir à Yaroslaw, dans la maison des Rostow. Denissow, qui lui avait annoncé cette nouvelle, fit, en causant avec lui, allusion à la mort d’Hélène, croyant qu’il la savait déjà. Pierre en fut étrangement surpris, mais rien de plus : il n’appréciait pas toute l’importance que cet événement pouvait avoir pour lui, tant il était poussé par le désir de quitter au plus vite cet enfer, où les hommes s’entretuaient, pour se retirer n’importe où, s’y reposer, coordonner ses idées, et réfléchir en paix à tout ce qu’il avait vu et appris. Revenu complètement à lui après sa maladie, il aperçut à son chevet deux de ses domestiques, venus tout exprès de Moscou pour le rejoindre, ainsi que l’aînée de ses cousines, qui habitait une de ses terres aux environs d’Orel.

Les impressions dont il avait pris l’habitude ne s’effacèrent qu’insensiblement de son esprit pendant sa longue convalescence : il eut même de la peine à se faire à la pensée que, le matin une fois venu, il ne serait pas chassé en avant avec le troupeau dont il faisait partie, que personne ne lui prendrait son lit, et qu’il aurait sûrement à dîner et à souper ; mais, quand il dormait, il revoyait en rêve tout le passé et tous les détails de sa captivité.

Ce joyeux sentiment de liberté, qui est inné dans le cœur de l’homme, et qu’il avait si vivement éprouvé à la première étape, s’empara de nouveau de son âme, pendant sa convalescence. Il ne comprenait pas seulement que cette liberté morale, indépendante des circonstances extérieures, pût ainsi doubler d’intensité, et lui causer de si profondes jouissances, quand par le fait elle n’était que le résultat de sa liberté physique. Seul dans une ville étrangère, personne n’exigeait rien de lui, personne ne lui donnait d’ordres, il ne manquait de rien, et le souvenir de sa femme ne se dressait plus devant lui comme une incessante humiliation. Par suite d’une ancienne habitude, il se demandait parfois : « Que vais-je faire à présent ? » et il se répondait : « Rien, je vivrai… Dieu ! que c’est bon ! » De but dans la vie, il n’en avait pas, et cette indifférence, qui jadis faisait son tourment, lui procurait maintenant la sensation d’une liberté sans limite. Pourquoi aurait-il eu un but, aujourd’hui qu’il avait la foi, non pas la foi en certaines règles et en certaines pensées de convention, mais la foi en un Dieu vivant et toujours présent ? Jadis il l’avait cherché dans les missions qu’il s’imposait à lui-même, et tout à coup, étant prisonnier, il avait découvert, non à force de raisonnement, mais par une sorte de révélation intime, qu’il y avait un Dieu, un Dieu partout présent, et que le Dieu de Karataïew était plus grand et bien plus inaccessible à l’intelligence humaine que le « grand Architecte de l’Univers », reconnu par les francs-maçons. N’avait-il pas été semblable à celui qui cherche au loin l’objet qui est devant ses pieds ? N’avait-il pas toujours passé sa vie à regarder dans le vague, par-dessus la tête des autres, tandis qu’il n’avait qu’à regarder devant lui ? Jadis rien ne lui révélait l’Infini : il sentait seulement qu’il devait exister quelque part et marchait obstinément à sa découverte. Tout ce qui l’entourait n’était pour lui qu’un mélange confus d’intérêts bornés, mesquins, sans aucun sens, tels que la vie européenne, la politique, la franc-maçonnerie, la philosophie. Maintenant il comprenait l’Infini, il le voyait en tout, et admirait sans restriction le tableau éternellement changeant, éternellement grand, de la vie dans ses infinies variations. La terrible question qu’il se posait autrefois à chaque instant, qui faisait toujours crouler les échafaudages de sa pensée : « Pourquoi ? » n’existait plus pour lui, car son âme lui répondait simplement que Dieu existe, et que pas un cheveu ne tombe de la tête de l’homme sans sa volonté !

XIV

Pierre avait peu changé : distrait comme toujours, il semblait seulement être sous l’influence d’une préoccupation constante. Malgré la bonté peinte sur sa figure, ce qui éloignait autrefois de lui, c’était son air malheureux ; maintenant le sourire continuel que la joie de vivre mettait sur ses lèvres, la sympathie qu’exprimait son regard, rendaient sa présence agréable à tous. Jadis il discutait beaucoup, s’échauffait à tout propos et écoutait peu volontiers : maintenant, se laissant rarement entraîner par la discussion, il laissait parler les autres, et connaissait ainsi souvent leurs pensées les plus secrètes.

Sa cousine, qui ne l’avait jamais aimé, et qui l’avait même sincèrement haï, lorsque après la mort du vieux comte elle fut devenue son obligée, ne pouvait revenir de son étonnement et de son dépit, en découvrant, après un court séjour à Orel, où elle était venue avec l’intention de le soigner malgré l’ingratitude dont elle l’accusait, qu’elle éprouvait pour lui un véritable penchant. Il n’avait cependant rien fait pour s’attirer ses bonnes grâces, car il se bornait à l’étudier avec curiosité. Comme elle avait toujours cru entrevoir de l’indifférence et de la raillerie dans son regard, elle se repliait sur elle-même et ne lui présentait que ses piquants ; aujourd’hui, au contraire, qu’elle avait constaté, avec défiance d’abord, avec reconnaissance ensuite, qu’il essayait de pénétrer jusqu’au fond de son cœur, elle en arriva, à son insu, à ne plus lui montrer que les bons côtés de son caractère : « Oui, c’est un bien excellent homme, lorsqu’il ne subit pas l’influence de vilaines gens, mais bien celle de personnes comme moi, » se disait la vieille cousine.

Le docteur qui le visitait tous les jours, bien qu’il se crût obligé de donner à entendre que chaque minute lui était précieuse pour le bien de l’humanité souffrante, passait également chez Pierre des heures entières à lui conter ses anecdotes favorites et ses observations sur les caractères de ses malades et surtout de sa clientèle féminine.

Plusieurs officiers de l’armée française étaient internés à Orel comme prisonniers, et le docteur lui en amena un qui était Italien. Il prit l’habitude d’aller souvent chez Pierre, et la princesse Catherine riait dans son for intérieur de l’amitié passionnée que l’officier témoignait à son cousin. Il était heureux de causer avec lui, de lui raconter son passé, de lui faire la confidence de ses amours, et d’épancher devant lui le fiel dont son cœur était rempli contre les Français, et surtout contre Napoléon.

« Si tous les Russes vous ressemblent, disait-il un jour à Pierre, c’est un vrai sacrilège que de faire la guerre à un peuple comme le vôtre. Vous, que les Français ont tant fait souffrir, vous n’avez même pas de haine contre eux. »

Pierre retrouva à Orel une de ses anciennes connaissances, le franc-maçon comte Villarsky, celui-là même que nous avons déjà rencontré en 1807. Il avait épousé une Russe fort riche, dont les terres étaient situées dans le gouvernement d’Orel, et occupait en ce moment un poste provisoire dans l’administration de l’intendance. Quoiqu’il n’eût jamais été avec Besoukhow sur le pied d’une grande intimité, il fut heureux de le revoir ; s’ennuyant à mourir à Orel, il était charmé de rencontrer un homme de son monde, qu’il supposait naturellement rempli des mêmes préoccupations que lui. Mais, à sa grande surprise, il remarqua bientôt, à part lui, que Pierre était singulièrement arriéré dans ses idées, et qu’il était tombé dans ce qu’il croyait être de l’apathie et de l’égoïsme.

« Vous vous encroûtez, mon cher, » lui disait-il souvent, et cependant il revenait chaque jour le voir, et Pierre, en l’écoutant, s’étonnait d’avoir pu penser autrefois comme lui.

Villarsky, occupé de ses affaires, de son service et de sa famille, regardait ces soucis tout personnels comme un obstacle à la véritable existence. Les intérêts militaires, administratifs et maçonniques absorbaient complètement son attention. Pierre ne l’en blâmait pas, et ne cherchait en aucune façon à le faire changer d’opinion ; mais il étudiait, avec son sourire doux et railleur, cet étrange phénomène.

Un trait tout nouveau du caractère de Pierre, et qui lui attirait la sympathie générale, c’était la reconnaissance du droit que chacun avait, d’après lui, de penser et de juger à sa guise, et de l’impossibilité de convaincre qui que ce soit par des paroles. Ce droit, qui jadis l’irritait profondément, était aujourd’hui la principale cause de l’intérêt qu’il portait aux hommes. Cette nouvelle manière de voir exerçait une égale influence sur les côtés pratiques de son existence. Jadis toute demande d’argent l’embarrassait : « Celui-ci en a besoin assurément, se disait-il, mais cet autre en a peut-être encore plus besoin que lui. Et qui sait s’ils ne me trompent pas tous les deux ? » Ne sachant en définitive à quoi se résoudre, il donnait de l’argent à tort et à travers, tant qu’il en avait. Mais maintenant, à son grand étonnement, il n’éprouvait plus la moindre perplexité. Un sentiment instinctif de justice, dont lui-même ne se rendait pas compte, lui indiquait nettement la meilleure décision à prendre. Ainsi, un jour, un colonel français prisonnier, après s’être longuement vanté auprès de lui de ses exploits, finit par demander presque impérativement un prêt de 4 000 francs, pour envoyer, disait-il, à sa femme et à ses enfants. Pierre le lui refusa sans la moindre hésitation, tout en s’étonnant de la facilité avec laquelle il lui avait négativement répondu, et, au lieu de donner la somme au colonel, il obligea adroitement l’Italien, qui en avait grand besoin, à l’accepter. Il en agit de même à propos des dettes de sa femme et de la restauration de ses maisons de ville et de campagne. Son intendant général, lui ayant présenté le tableau des pertes que lui avait causées l’incendie de Moscou, et qui étaient évaluées à près de deux millions, l’engagea, pour rétablir la balance, à refuser de payer les dettes de la comtesse et à ne pas reconstruire ses immeubles, dont l’entretien annuel revenait à 80 000 roubles. Dans le premier moment, Pierre lui donna raison, mais, à la fin de janvier, l’architecte lui ayant envoyé de Moscou le devis des travaux à faire au sujet des immeubles incendiés, Pierre, après avoir lu attentivement des lettres que le prince Basile et certains de ses amis lui écrivirent à la même époque, et dans lesquelles il était question du passif laissé par sa femme, n’hésita pas une minute à revenir sur son premier sentiment, et résolut de faire rebâtir ses maisons et de se rendre à Pétersbourg pour acquitter les dettes de la comtesse. Cette décision diminuait, il est vrai, ses revenus des trois quarts, mais, du moment qu’il en comprit la justice et la nécessité, il la mit immédiatement à exécution.

Villarsky étant obligé de se rendre à Moscou, il s’arrangea de manière à faire le voyage avec lui, et continua à éprouver, le long de la route, toute la joie d’un écolier en vacances. Tout ce qu’il rencontrait sur son chemin prenait à ses yeux une valeur nouvelle, et les regrets que son compagnon ne cessait d’exprimer sur l’état pauvre et arriéré de la Russie, comparativement à l’Europe occidentale, ne diminuaient en rien son enthousiasme, car, là où Villarsky ne voyait qu’un déplorable engourdissement, Pierre découvrait au contraire une source de puissance et de force et cette vivifiante énergie qui avait soutenu dans la lutte, sur les plaines couvertes de neige, ce peuple si foncièrement pur et unique dans son genre.

XV

Il serait aussi difficile de se rendre compte des motifs qui ont engagé les Russes, après le départ des Français, à se grouper de nouveau dans ce lieu qui avait nom Moscou, que de s’expliquer pourquoi et où courent avec tant de hâte les fourmis d’une fourmilière bouleversée par un accident quelconque. Les unes s’enfuient en emportant les œufs, avec de menues brindilles ; d’autres reviennent vers la fourmilière ; d’autres se choquent, se heurtent, et se battent ; mais, de même qu’en examinant de près cette fourmilière dévastée, on devine, à l’énergie, à la ténacité des mouvements de ses nombreuses habitantes, que le principe qui faisait sa force a survécu à sa ruine complète, de même, au mois d’octobre, malgré l’absence de toute autorité, d’églises, de richesses, d’habitations, Moscou avait repris sa physionomie du mois d’août. Tout y avait été détruit, sauf son indestructible et puissante vitalité.

Les mobiles qui poussèrent ceux qui furent les premiers à l’envahir étaient d’une nature toute sauvage. Une semaine plus tard, Moscou comptait déjà 15 000 habitants, puis 28 000, et le nombre alla en croissant avec une telle rapidité, que, dès l’automne de 1813, le chiffre de sa population avait déjà dépassé celui de l’année précédente.

Les cosaques du détachement de Wintzingerode, les paysans des villages voisins et les fuyards qui se cachaient dans les environs furent les premiers à y rentrer et s’y livrèrent au pillage, en continuant ainsi l’œuvre des Français. Les paysans revenaient chez eux avec d’interminables files de charrettes pleines d’objets ramassés dans les maisons et dans les rues. Les cosaques faisaient de même, tandis que les propriétaires s’enlevaient mutuellement tout ce qu’ils pouvaient, sous prétexte de rentrer en possession de leur bien. Ces pillards furent suivis d’une foule d’autres. Plus leur nombre augmentait, plus leur besogne devenait difficile, et la rapine prenait une allure plus définie. Bien que les Français eussent trouvé Moscou vide, il avait pourtant conservé tous les dehors d’une organisation administrative régulière ; mais plus le séjour des Français se prolongea, plus cette apparence de vie s’éteignit, pour se transformer bientôt en un état de pillage sans limites. Le brigandage, qui signala tout d’abord la rentrée des Russes dans la capitale, eut le résultat contraire, car les gens de toute classe, marchands, artisans, paysans, les uns par curiosité, les autres par calcul ou par intérêt de service, y affluant comme le sang afflue au cœur, y ramenèrent la richesse et la vie habituelle. Les paysans, qui y arrivaient avec des charrettes vides dans l’espoir de les remplir de butin, furent arrêtés par les autorités et forcés d’emporter les cadavres ; d’autres, avertis à temps du mécompte de leurs camarades, apportèrent du blé, du foin, de l’avoine, et, par suite de la concurrence qu’ils se faisaient entre eux, ramenèrent le prix des denrées au même taux où elles étaient avant le désastre ; les charpentiers, dans l’espoir de trouver de l’ouvrage, y vinrent en foule, et les édifices incendiés furent réparés et sortirent de leurs ruines ; les marchands recommencèrent leur commerce ; les cabarets, les auberges utilisèrent les maisons abandonnées ; le clergé rouvrit quelques églises que le feu avait épargnées ; les fonctionnaires mirent en ordre leurs tables et leurs armoires dans de petites chambres ; les autorités supérieures et la police s’occupèrent de la distribution des bagages laissés par les Français, ce dont on profita comme d’habitude pour s’en prendre à la police et pour l’acheter ; les demandes de secours affluèrent de tous côtés, en même temps que les devis monstrueux des soumissionnaires pour la reconstruction des immeubles de la couronne, et le comte Rostoptchine répandit de nouveau ses affiches.

XVI

À la fin de janvier, Pierre arriva à Moscou et s’établit dans une aile de sa maison, qui était restée intacte. Comptant repartir le surlendemain pour Pétersbourg, il alla voir le comte Rostoptchine et quelques-unes de ses anciennes connaissances, qui toutes, dans la jubilation de la victoire définitivement remportée, le reçurent avec joie, et le questionnèrent sur ce qu’il avait vu. Bien qu’on lui témoignât beaucoup de sympathie, il se tenait sur la réserve, et se bornait à répondre vaguement aux questions qu’on lui adressait sur ses projets d’avenir. Il apprit entre autres que les Rostow étaient à Kostroma, mais le souvenir de Natacha n’était plus pour lui qu’une agréable réminiscence d’un passé déjà bien éloigné. Heureux de se sentir indépendant de toutes les obligations de la vie, il l’était aussi de se sentir dégagé de cette influence à laquelle il s’était cependant soumis de son plein gré.

Les Droubetzkoï lui ayant annoncé l’arrivée de la princesse Marie à Moscou, il s’y rendit le même soir. Chemin faisant, il ne cessa de penser au prince André, à ses souffrances, à sa mort, à leur amitié, et surtout à leur dernière rencontre, la veille de Borodino.

« Est-il mort irrité, comme je l’ai vu alors, se disait-il, ou bien l’énigme de la vie ne s’est-elle pas dévoilée à lui au moment de sa mort ? »

Il pensa à Karataïew, et établit une comparaison involontaire entre ces deux hommes si différents l’un de l’autre, et pourtant si rapprochés par l’affection qu’il avait eue pour tous les deux.

Pierre était grave et triste en entrant dans la maison Bolkonsky, laquelle, tout en conservant son caractère habituel, portait encore quelques traces de délabrement. Un vieux valet de chambre, au visage sévère, comme pour donner à comprendre que la mort du prince n’avait rien changé aux règles établies, lui dit que la princesse venait de se retirer dans son appartement, et qu’elle ne recevait que le dimanche.

« Annonce-moi, elle me recevra peut-être.

— En ce cas, veuillez entrer dans le salon des portraits. »

Quelques instants après, le valet de chambre revint, accompagné de Dessalles, chargé par la princesse de dire à Pierre qu’elle serait très heureuse de le voir et qu’elle le priait de monter chez elle.

Il la trouva, à l’étage supérieur, dans une petite chambre basse éclairée d’une seule bougie, et habillée de noir. Une autre personne, également en deuil, était auprès d’elle. Pierre supposa au premier abord que c’était une de ces demoiselles de compagnie dont il savait que la princesse aimait à s’entourer, et auxquelles il n’avait jamais fait attention. La princesse se leva vivement, et lui tendit la main. « Oui, lui dit-elle quand il la lui eut baisée, et en remarquant le changement de sa figure, voilà comme on se rencontre. « Il » a beaucoup parlé de vous les derniers temps, — et elle reporta ses yeux sur la dame en noir avec une hésitation qui n’échappa pas à Pierre.

— La nouvelle de votre délivrance m’a fait bien plaisir, c’est la seule joie que nous ayons eue depuis longtemps. — Et de nouveau elle jeta un regard inquiet à sa compagne.

— Figurez-vous que je n’ai rien su de lui, dit Pierre… je le croyais tué, et ce que j’ai appris m’est parvenu indirectement par des tiers. Je sais qu’il a rencontré les Rostow… Quelle étrange coïncidence ! »

Pierre parlait avec vivacité. Il jeta à son tour les yeux sur l’étrangère, et, voyant son regard de curiosité affectueuse, il comprit instinctivement qu’il devait y avoir dans cette dame en grand deuil un être bon et charmant, qui ne gênerait en rien ses épanchements avec la princesse Marie. Celle-ci ne put s’empêcher de laisser percer un grand embarras lorsqu’il fit allusion aux Rostow, et son regard alla de nouveau de Pierre à la dame en noir.

« Vous ne la connaissez donc pas ? » dit-elle.

Pierre examina plus attentivement le pâle et fin visage, la bouche étrangement contractée et les grands yeux noirs de l’inconnue, où tout à coup il retrouva ce rayonnement intime, si doux à son cœur, dont il était depuis si longtemps privé. « Non, c’est impossible, se dit-il. Serait-ce elle, cette figure pâle, maigre, vieillie, avec cette expression austère ? c’est sans doute une hallucination ! » À ce moment la princesse Marie prononça le nom de Natacha, et le pâle et fin visage aux yeux tristes et recueillis fit un mouvement, comme une porte rouillée qui cède à une pression du dehors. La bouche sourit, et il s’échappa de ce sourire un effluve de bonheur qui enveloppa Pierre et le pénétra tout entier. Plus de doute possible devant ce sourire : c’était Natacha, et il l’aimait plus que jamais !

La violence de son impression fut telle, qu’elle révéla à Natacha, à la princesse Marie, et surtout à lui-même, l’existence d’un amour qu’il avait encore de la peine à s’avouer. Son émotion était mêlée de joie et de douleur, et plus il cherchait à la dissimuler, plus elle s’accentuait, sans le secours de paroles précises, par une rougeur indiscrète : « C’est seulement de la surprise, » se dit Pierre ; mais, quand il voulut renouer la conversation, il regarda encore une fois Natacha, et son cœur se remplit de bonheur et de crainte. Il s’embrouilla dans sa réponse, et s’arrêta court. Ce n’était pas seulement parce qu’elle était pâlie et amaigrie, qu’il ne l’avait pas reconnue, mais parce que dans ses yeux, où brillait jadis le feu de la vie, il n’y avait plus que sympathie, bonté et inquiète tristesse.

La confusion de Pierre n’eut pas d’écho chez Natacha, et une douce satisfaction éclaira seule son visage.

XVII

« Elle est venue passer quelque temps avec moi, lui dit la princesse Marie. Le comte et la comtesse nous rejoindront ces jours-ci… La pauvre comtesse fait mal à voir… Natacha elle-même a besoin de consulter un médecin ; aussi l’ai-je enlevée de force.

— Hélas ! Qui de nous n’a pas éprouvé, répondit Pierre… Vous savez sans doute que « c’est arrivé » le jour de notre délivrance… Je l’ai vu, quel charmant garçon c’était ! »

Natacha gardait le silence, mais ses yeux s’agrandissaient et brillaient de pleurs contenus.

« Aucune consolation n’est possible, poursuivit Pierre, aucune ! Pourquoi, on se le demande, pourquoi est-il mort, ce cher enfant, plein de jeunesse et de vie ?

— Oui, oui, c’est ce qui rend la foi doublement nécessaire de nos jours, dit la princesse Marie.

— C’est bien vrai, répondit Pierre.

— Pourquoi ? demanda Natacha en le regardant.

— Comment, pourquoi ? dit la princesse Marie… La seule pensée de ce qui attend ceux…

— Parce que, interrompit Pierre, celui qui croit en un Dieu qui nous dirige peut seul supporter une perte semblable à celles que vous avez éprouvées. »

Natacha fit un mouvement pour répondre, mais s’arrêta, pendant que Pierre s’adressait avec empressement à la princesse Marie pour avoir des détails sur les derniers jours de son ami. Son embarras avait disparu, mais avec cet embarras avait aussi disparu le sentiment de son entière liberté ; il se disait que maintenant chacune de ses paroles, chacune de ses actions avait un juge dont l’opinion était pour lui ce qu’il y avait de plus précieux au monde. Tout en causant, il s’inquiétait, dans son for intérieur, de l’effet qu’il produisait sur Natacha, et se jugeait à son point de vue à elle. La princesse Marie se décida, à contre-cœur, à donner à Pierre les détails qu’il lui demandait, mais ses questions, l’intérêt dont elles étaient empreintes, sa voix tremblante d’émotion, l’obligèrent à retracer peu à peu ces tableaux qu’elle avait peur d’évoquer pour elle-même.

« Ainsi donc, il s’est calmé, adouci… Il n’avait jamais eu qu’un but, et il y tendait de toutes les forces de son âme, celui d’être parfaitement bon… Que pouvait-il alors craindre de la mort ? Ses défauts, s’il en a eu, ne peuvent lui être attribués… Quel bonheur pour lui de vous avoir revue ! » continua-t-il en s’adressant à Natacha, les yeux pleins de larmes.

Elle eut un tressaillement et inclina la tête, en se demandant indécise si elle parlerait ou non de lui.

« Oui, dit-elle enfin d’une voix basse et voilée, ça été un grand bonheur, pour moi du moins, et lui, — elle essaya de dominer son émotion, — lui, le désirait aussi, lorsque je suis allée vers lui ! »

Sa voix se brisa, elle rougit, serra convulsivement ses mains et tout à coup, relevant la tête avec un visible effort, elle reprit d’une voix émue :

« En quittant Moscou, je ne savais rien, je n’osais pas demander après lui, lorsque Sonia m’a appris qu’il nous suivait. Je ne pouvais ni manger, ni me figurer dans quel état il était ; je ne désirais qu’une chose, le voir ! »

Tremblante et haletante, elle raconta, sans se laisser interrompre, ce qu’elle n’avait encore raconté à personne, tout ce qu’elle avait souffert pendant ces trois semaines de voyage et de séjour à Yaroslaw. Pierre, en l’écoutant, ne pensait ni au prince André ni à la mort, ni à ce qu’elle disait. Il ne ressentait qu’une vive compassion de la peine qu’elle devait éprouver à évoquer ainsi ce triste passé ; mais, en faisant ce récit douloureux, Natacha semblait obéir à une impulsion irrésistible. Elle mêlait les détails les plus puérils aux pensées les plus intimes, revenait plusieurs fois sur les mêmes scènes, et semblait ne pouvoir plus s’arrêter. À ce moment, Dessalles demanda, de l’autre chambre, si son élève pouvait entrer.

« Et c’est tout, c’est tout !… » s’écria Natacha en se levant vivement, et, en s’élançant par la porte, dont le petit Nicolas venait de soulever la lourde portière, elle se heurta la tête contre un des battants, et disparut en poussant un gémissement de douleur : était-ce un gémissement de douleur physique ou de douleur morale ?

Pierre, qui ne l’avait pas quittée des yeux, sentit, quand elle ne fut plus là, qu’il était de nouveau seul en ce monde.

La princesse Marie le tira de sa rêverie en appelant son attention sur l’enfant qui venait d’entrer. La ressemblance du petit Nicolas avec son père le troubla si vivement, dans la disposition attendrie où il se trouvait, que, l’ayant embrassé, il se leva et se détourna en passant son mouchoir sur ses yeux. Il allait prendre congé de la princesse Marie, quand elle le retint.

« Restez, je vous en prie. Natacha et moi veillons souvent jusqu’à trois heures, le souper doit être prêt, descendez : nous viendrons vous rejoindre à l’instant… C’est la première fois, savez-vous, ajouta-t-elle, qu’elle a parlé ainsi à cœur ouvert ! »

XVIII

Quelques secondes plus tard, la princesse Marie et sa compagne rejoignirent Pierre dans la grande salle à manger. Les traits de Natacha, redevenue calme, avaient une expression de gravité qu’il ne lui avait jamais connue. Tous les trois éprouvaient le malaise qui suit ordinairement un épanchement sérieux et intime. Ils s’assirent sans rien dire autour de la table ; Pierre déplia sa serviette, et, décidé à rompre un silence qui, en se prolongeant plus longtemps, pouvait devenir pénible pour tout le monde, il regarda les deux femmes, qui allaient en faire autant de leur côté. Dans leurs yeux brillaient la satisfaction de vivre et l’aveu inconscient que la douleur n’est pas éternelle et laisse encore de la place à la joie.

« Voulez-vous une goutte d’eau-de-vie, comte ? dit la princesse Marie, et ces simples paroles suffirent pour dissiper les ombres du passé.

— Racontez-nous comment vous avez vécu, c’est toute une légende, à ce qu’on nous a dit ?

— Oui, oui, répondit-il avec un air de douce raillerie, on a inventé sur moi des choses que je n’ai pas vues même en rêve. J’en suis encore tout ébahi. Je suis devenu un homme intéressant, et cela ne me donne aucun mal… C’est à qui m’engagera et me racontera en détail ma captivité fantastique.

— On nous a dit que l’incendie de Moscou vous avait coûté deux millions : est-ce vrai ?

— Peut-être, mais je suis devenu trois fois plus riche qu’auparavant, répondit Pierre, qui ne cessait de le répéter à qui voulait l’entendre, malgré la diminution que devait apporter à ses revenus sa résolution de payer les dettes de sa femme et de reconstruire ses hôtels. Ce que j’ai infailliblement recouvré, c’est ma liberté, — mais il s’arrêta, ne voulant pas s’appesantir sur un ordre d’idées qui lui était tout personnel.

— Est-il vrai que vous comptiez rebâtir ?

— Oui, c’est le désir de Savélitch.

— Où avez-vous appris la mort de la comtesse ? Étiez-vous encore à Moscou ? »

La princesse Marie rougit aussitôt, craignant que Pierre ne donnât une fausse interprétation à ces paroles qui soulignaient ce qu’il avait dit de sa liberté recouvrée.

« Non, j’en ai reçu la nouvelle à Orel ; vous pouvez vous figurer combien j’en ai été surpris. Nous n’étions pas des époux modèles, dit-il en regardant Natacha et en devinant qu’elle était curieuse d’entendre de quelle façon il s’exprimerait à ce sujet ; mais sa mort m’a frappé de stupeur. Lorsque deux personnes vivent mal ensemble, toutes les deux ont tort généralement, et l’on se sent doublement coupable envers celle qui n’est plus… Puis, elle est morte sans amis, sans consolations. Aussi ai-je ressenti une grande pitié pour elle, — et il cessa de parler, heureux de sentir qu’il avait l’approbation de Natacha.

— Vous voilà donc redevenu un célibataire et un parti ? » dit la princesse Marie.

Pierre devint écarlate et baissa les yeux. Les relevant, après un long silence, sur Natacha, il lui sembla que l’expression de son visage était froide, réservée, presque dédaigneuse.

« Avez-vous réellement vu Napoléon, comme on le raconte ? lui demanda la princesse Marie.

— Jamais, dit Pierre en éclatant de rire… Il leur semble en vérité à tous que prisonnier et hôte de Napoléon sont synonymes. Je n’en ai même pas entendu parler ; le milieu dans lequel je vivais était trop obscur pour cela.

— Avouez maintenant, lui dit Natacha, que vous étiez resté à Moscou pour le tuer ? Je l’avais bien deviné lorsque nous vous avons rencontré. »

Pierre répondit que c’était en effet son intention, et, se laissant entraîner par leurs nombreuses questions, il leur fit un récit détaillé de toutes ses aventures. Il en parla tout d’abord avec cette indulgente ironie qu’il apportait dans ses jugements sur autrui et sur lui-même, mais peu à peu le souvenir, si vivant encore, des souffrances qu’il avait endurées et des horreurs auxquelles il avait assisté, donna à ses paroles cette émotion vraie et contenue de l’homme qui repasse dans sa mémoire les scènes poignantes auxquelles il a été mêlé.

La princesse Marie examinait tour à tour Natacha et Pierre, dont cette narration faisait surtout ressortir l’inaltérable bonté. Natacha, accoudée et le menton sur sa main, en suivait, avec sa physionomie mobile, tous les incidents. Son regard, ses exclamations, ses questions brèves, prouvaient qu’elle saisissait le sens réel de ce qu’il voulait leur faire comprendre, et, mieux que cela, le sens intime de ce qu’il ne pouvait exprimer en paroles. L’épisode de l’enfant et de la femme dont il avait pris la défense et qui avaient été la cause de son arrestation, fut raconté par lui en ces termes :

« Le spectacle était horrible, des enfants abandonnés, d’autres oubliés dans les flammes… On en retira un devant mes yeux… puis des femmes, dont on arrachait les vêtements et les boucles d’oreilles… » Pierre rougit et s’arrêta en hésitant.

« Une patrouille survint à ce moment et arrêta les paysans et tous ceux qui ne pillaient pas, moi avec.

— Vous ne racontez pas tout, dit Natacha en l’interrompant, vous aurez sûrement fait… une bonne action ? »

Pierre continua ; arrivé à la scène de l’exécution de ses compagnons, il voulut lui épargner ces effroyables détails, mais elle exigea qu’il ne passât rien. Puis vint l’épisode de Karataïew. Ils se levèrent de table et il se mit à marcher de long en large, pendant que Natacha le suivait des yeux.

« Vous ne pourrez jamais comprendre ce que m’a appris cet homme, cet innocent, qui ne savait ni lire ni écrire…

— Qu’est-il devenu ? demanda Natacha.

— On l’a tué presque sous mes yeux ! » Et sa voix tremblait d’émotion pendant qu’il leur racontait la maladie de ce pauvre malheureux et sa mort.

Jamais il ne s’était représenté ses aventures comme elles lui apparaissaient aujourd’hui. Il y découvrait une nouvelle signification, et éprouvait, en les racontant à Natacha, la rare jouissance que vous procure, non pas la femme d’esprit dont le seul but est de s’assimiler ce qu’elle entend, pour enrichir son répertoire et faire parade à l’occasion des trésors de sa petite cervelle, mais la vraie femme, celle qui a la faculté de faire jaillir et d’absorber ce que l’homme a de meilleur. Natacha, sans s’en rendre compte, était tout attention. Pas un mot, pas une intonation, un regard, un tressaillement, un geste, ne lui échappaient ; elle attrapait au vol la parole à peine prononcée, la recueillait dans son cœur, et devinait le mystérieux travail qui s’était accompli dans l’âme de Pierre.

La princesse Marie s’intéressait à tout ce qu’il racontait, mais elle était absorbée par une autre pensée : elle venait de comprendre que Natacha et lui pouvaient s’aimer et être heureux, et elle en ressentit une profonde joie.

Il était trois heures du matin : les domestiques, la figure allongée, entrèrent pour remplacer les bougies, mais personne n’y fit attention. Pierre termina son récit. Sa sincère émotion, empreinte d’un certain embarras, répondait au regard de Natacha, qui semblait vouloir pénétrer même son silence, et, sans songer que l’heure était aussi avancée, il cherchait un autre thème de conversation.

« On parle de souffrances et de malheurs, dit-il, et cependant si l’on venait me demander : « Veux-tu revenir à ce que tu étais avant ta captivité, ou repasser par tout ce que tu as souffert ? » je répondrais : « Plutôt cent fois la captivité et la viande de cheval ! » On s’imagine presque toujours que tout est perdu lorsqu’on est jeté hors du chemin battu ; c’est seulement alors qu’apparaissent le Vrai et le Bon. Tant que dure la vie, le bonheur existe. Nous pouvons encore en espérer beaucoup, et c’est surtout pour vous que je le dis, ajouta-t-il en s’adressant à Natacha.

— C’est vrai ! dit-elle en répondant à une autre pensée qui venait de lui traverser l’esprit : moi aussi, je n’aurais pas demandé mieux que de recommencer ma vie ! »

Pierre la regarda avec attention.

« Oui, je n’aurais rien désiré de plus !

— Est-ce bien possible ? s’écria Pierre. Suis-je donc coupable de vivre et de vouloir vivre, et vous aussi ? »

Natacha inclina sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

« Qu’as-tu, Natacha ?

— Rien, rien ! murmura-t-elle, et elle sourit à Pierre à travers ses pleurs.

— Adieu ! Il est temps de dormir… »

Pierre se leva et prit congé d’elles.


La princesse Marie et Natacha causèrent encore dans leur chambre, mais ni l’une ni l’autre ne prononça le nom de Pierre.

« Sais-tu, Marie, que j’ai souvent peur qu’en ne parlant pas de « lui », dans la crainte de profaner nos sentiments, nous ne finissions par l’oublier ? »

Un soupir de la princesse Marie confirma la justesse de cette observation qu’elle n’aurait jamais osé faire de vive voix.

« Crois-tu qu’on puisse oublier ? dit-elle. Quel bien cela m’a fait de tout raconter aujourd’hui, et pourtant comme c’était à la fois doux et pénible ! Je sentais qu’il l’avait aimé sincèrement, c’est pourquoi… Ai-je eu tort ? dit elle en rougissant.

— De parler de « lui » à Pierre ? Oh non ! Il est si bon !

— As-tu remarqué, Marie, dit tout à coup Natacha avec un sourire espiègle qu’elle n’avait pas eu depuis longtemps, as-tu remarqué comme il est bien tenu maintenant, comme il est frais et rose ? On dirait qu’il sort d’un bain moral, je veux dire… tu me comprends, n’est-ce pas ?

— Oui, il a beaucoup changé à son avantage. C’est pour cela que « lui » l’a tant aimé, répondit la princesse Marie.

— Oui, et cependant ils ne se ressemblaient guère. On assure du reste que les amitiés des hommes naissent des contrastes ; ce doit être sans doute ainsi…! Adieu ! Adieu ! » dit Natacha, et le sourire espiègle qui avait accompagné ses premières paroles sembla s’effacer à regret de son visage redevenu joyeux.

XIX

Pierre fut longtemps avant de s’endormir. Marchant à grands pas dans sa chambre d’un air soucieux, tantôt il haussait les épaules, tantôt il tressaillait, et ses lèvres s’entr’ouvraient comme pour murmurer un aveu. Lorsque six heures du matin sonnèrent, il pensait toujours au prince André, à Natacha, à leur amour, qui le rendait jaloux encore aujourd’hui. Il se coucha heureux et ému, et décidé à faire tout ce qui lui serait humainement possible pour l’épouser.

Il avait fixé son départ pour Pétersbourg au vendredi suivant, et le lendemain Savélitch vint lui demander ses ordres au sujet du voyage.

« Comment ? Je vais à Pétersbourg ? Pourquoi à Pétersbourg ? se demanda-t-il tout surpris. Ah oui ! c’est vrai, je l’avais décidé il y a longtemps déjà, avant que « cela » fût arrivé ; au fait, j’irai peut-être… Quelle bonne figure que celle du vieux Savélitch ! se dit-il en le regardant… Eh bien, Savélitch, tu ne veux donc pas de ta liberté ?

— Qu’en ferais-je, Excellence ? Nous avons vécu du temps du vieux comte, le bon Dieu ait son âme !… et maintenant nous vivons auprès de vous, sans avoir à nous plaindre.

— Et tes enfants ?

— Et mes enfants feront comme moi, Excellence ; avec des maîtres comme vous, on n’a rien à craindre.

— Eh bien, et mes héritiers ? demanda Pierre. Si je me mariais, par exemple ? Cela peut arriver, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec un sourire involontaire.

— Ce serait très bien, si j’ose le dire à Votre Excellence.

— Comme il traite cela légèrement, se dit Pierre. Il ne sait pas combien c’est grave et effrayant… C’est ou trop tôt ou trop tard !

— Quels sont vos ordres, Excellence ? partirez-vous demain ?

— Non, dans quelques jours, je t’en préviendrai. Pardonne-moi tout l’embarras que je te donne… C’est étrange, se dit-il, qu’il n’ait pas deviné que je n’ai rien à faire à Pétersbourg, et qu’avant tout il faut que « cela » se décide. Je suis sûr, du reste, qu’il le sait et qu’il fait semblant de l’ignorer… Lui en parlerai-je ? Non, ce sera pour une autre fois. »

À déjeuner, Pierre raconta à sa cousine qu’il avait été la veille chez la princesse Marie, et qu’à sa grande surprise il y avait vu Natacha Rostow. La princesse Catherine parut trouver la chose toute simple.

« La connaissez-vous ? lui demanda Pierre.

— Je l’ai vue une fois, et l’on parlait de son mariage avec le jeune Rostow ; c’eût été très bien pour eux, puisqu’ils sont ruinés.

— Ce n’est pas de la princesse Marie que je vous parle, mais de Natacha.

— Ah oui ! je connais son histoire, c’est fort triste.

— Décidément, se dit Pierre, elle ne me comprend pas, ou elle ne veut pas me comprendre… il vaut mieux ne lui rien dire. »

Il alla dîner chez la princesse Marie. En parcourant les rues, où se voyaient encore les restes des maisons incendiées, il ne put s’empêcher de les admirer. Les hautes cheminées qui s’élançaient du milieu des décombres lui rappelaient les ruines poétiques des bords du Rhin et du Colysée. Les isvostchiks et les cavaliers, les charpentiers qui équarrissaient leurs poutres, les marchands, les boutiquiers, tous ceux qui le rencontraient, semblaient le regarder avec des visages rayonnants et se dire :

« Ah ! le voilà revenu, voyons un peu ce qu’il va en advenir ! »

En arrivant chez la princesse Marie, il lui sembla qu’il avait été le jouet d’un songe, qu’il avait vu Natacha en rêve ; mais, à peine fut-il entré, qu’il sentit, à la vibration de tout son être, l’influence de sa présence. Vêtue de noir, comme la veille, et coiffée de même, sa physionomie était pourtant tout autre, et il l’aurait infailliblement reconnue la première fois si alors il l’avait vue ainsi : elle avait sa figure d’enfant, sa figure de fiancée. Ses yeux brillaient d’un éclat interrogateur, et une expression mutine et singulièrement affectueuse se jouait sur ses lèvres.

Pierre dîna chez la princesse et y aurait passé toute la soirée, si ces dames n’étaient allées aux vêpres, où il les accompagna.

Le lendemain, il revint de nouveau, et resta si tard, que, malgré le plaisir qu’elles éprouvaient à le voir et malgré l’intérêt absorbant qui l’attachait à leurs côtés, la conversation s’épuisa et finit par tomber sur les sujets les plus insignifiants. Pierre n’avait cependant pas le courage de s’en aller, bien qu’il sentît qu’elles attendaient son départ avec impatience. La princesse Marie, ne prévoyant pas de terme à cette situation, se leva la première, et lui fit ses adieux, sous prétexte d’une migraine.

« Ainsi donc, vous partez demain pour Pétersbourg ?

— Non, je ne pars pas, répondit Pierre vivement… Du reste oui, peut-être… En tout cas, je passerai demain vous demander vos commissions. » Et il se tenait debout, très embarrassé.

Natacha lui tendit la main et sortit. Alors la princesse Marie, au lieu de la suivre, se laissa tomber dans un fauteuil, et, fixant sur lui son regard lumineux, l’observa avec une profonde attention. La fatigue dont elle s’était plainte s’était subitement évanouie, et l’on voyait qu’elle se préparait à avoir avec lui un long tête-à-tête.

L’embarras et le malaise de Pierre disparurent comme par enchantement à la sortie de Natacha. Avançant brusquement un fauteuil, il s’assit à côté de la princesse Marie.

« J’ai à vous faire une confidence, dit-il avec une émotion contenue, venez à mon aide, princesse, que dois-je faire, que puis-je espérer ? Je sais, je sais parfaitement que je ne la vaux pas, et que l’heure est mal choisie pour lui parler. Mais ne pourrais-je être son frère ?… Non, non, ajouta-t-il vivement, je ne le veux, ni ne le puis… J’ignore, reprit-il après un moment de silence et en s’efforçant de parler avec suite, j’ignore depuis quand je l’aime, mais je n’ai jamais aimé qu’elle, et je ne puis me représenter l’existence sans elle. Sans doute, il est difficile de lui demander à présent sa main, mais la pensée qu’elle pourrait me l’accorder et que j’en laisserais échapper l’occasion est horrible pour moi. Dites, chère princesse, puis-je espérer ?

— Vous avez raison, répondit la princesse Marie, de penser que l’heure serait mal choisie de lui parler de votre… » Elle s’arrêta en réfléchissant que la métamorphose qui s’était opérée chez Natacha rendait son objection invraisemblable, et elle comprit qu’elle ne serait pas offensée de recevoir l’aveu de cet amour, et qu’au fond de son cœur elle le désirait ; mais, n’obéissant pas à ce premier mouvement, elle répéta :

« Lui parler à présent est impossible. Fiez-vous à moi, je sais…

— Quoi ? dit Pierre d’une voix haletante en l’interrogeant des yeux.

— Je sais qu’elle vous aime…, qu’elle vous aimera ! » Elle avait à peine prononcé ces paroles, que Pierre se leva, lui saisit la main et la serra avec force.

« Vous le croyez, dites, vous le croyez ?

— Oui, je le crois. Écrivez à ses parents. Quant à moi, je lui en parlerai lorsqu’il en sera temps. Je le désire, et mon cœur me dit que cela sera.

— Ce serait trop de bonheur, trop de bonheur ! répondit Pierre en baisant les mains de la princesse Marie.

— Faites votre voyage à Pétersbourg, cela vaudra mieux, et je vous promets de vous écrire.

— Aller à Pétersbourg maintenant ? Soit, je vous obéirai. Mais demain, puis-je encore venir vous voir ? »

Et Pierre revint le lendemain pour prendre congé.

Natacha était moins animée que les jours précédents, mais lui, en la regardant, ne sentait qu’une impression : celle du bonheur dont il était pénétré et qui augmentait d’intensité à chacune de ses paroles, au moindre mouvement qu’elle faisait. Lorsque la main fine et maigre de Natacha se posa dans la sienne au moment des adieux, il la garda involontairement quelques secondes. « Cette main, ce visage, ce trésor de séductions, sera-t-il véritablement à moi, toujours à moi ? »

« Au revoir, comte, lui dit-elle tout haut… Je vous attendrai avec impatience, » ajouta-t-elle tout bas.

Ces simples paroles, l’expression de physionomie qui les avait accompagnées, furent pour Pierre, pendant les deux mois de son absence, une source inépuisable de souvenirs et d’ineffables rêveries. « Elle m’a dit qu’elle m’attendrait avec impatience. » Et il se répétait à toute heure du jour : « Quel bonheur ! quel bonheur ! »

XX

Rien de semblable à ce qu’il éprouvait lorsqu’il était fiancé avec Hélène ne se passait aujourd’hui en lui. Il se reprochait alors avec honte les : « Je vous aime » qu’il lui adressait ; maintenant, au contraire, c’était avec une jouissance infinie et sans mélange qu’il se retraçait les moindres détails de leur entrevue et qu’il s’en répétait les dernières paroles. Il ne se demandait plus s’il faisait bien ou mal, car l’ombre même d’un doute n’était plus possible. Il ne redoutait qu’une chose : d’avoir été le jouet d’une illusion… Et puis, n’était-il pas trop présomptueux, n’était-il pas trop sûr de son fait ? La princesse Marie ne s’était-elle pas trompée ? Natacha ne lui répondrait-elle pas en souriant : « C’est bien étrange… Comment ne comprend-il pas qu’il n’est qu’un homme comme tous les autres, tandis que moi je suis si au-dessus de lui ? »

La folie du bonheur, qu’il se croyait incapable de ressentir désormais, s’empara de lui complètement. Sa vie, le monde entier, se résumaient pour lui dans son amour pour elle et dans l’espoir de s’en faire aimer. Il croyait deviner sur tous les visages une sympathie, que d’autres intérêts empêchaient seuls de se manifester. Il étonnait souvent ceux qui le rencontraient par son regard et son sourire rayonnants de bonheur. Il plaignait ceux qui ne pouvaient le comprendre et éprouvait parfois le besoin de leur expliquer qu’ils perdaient leur temps à de banales futilités. Lorsqu’on lui offrait de prendre du service, lorsqu’on discutait devant lui les questions politiques du moment, en leur attribuant une influence possible sur le bonheur du genre humain, il écoutait avec compassion, et étonnait ses auditeurs par l’étrangeté de ses remarques. Malgré tout, le rayonnement de son âme, en projetant sa clarté sur tous ceux qu’il trouvait sur son chemin, lui faisait instantanément découvrir ce qu’il y avait de bon et de bien dans chacun d’eux. En examinant les papiers laissés par sa femme, aucun autre sentiment que celui d’une profonde pitié ne s’éleva dans son cœur, de même que le prince Basile, très fier d’une nouvelle nomination et d’une nouvelle croix, n’était plus, à ses yeux, qu’un pauvre vieillard qu’il plaignait sincèrement.

Néanmoins, les jugements qu’il porta sur les hommes et sur les événements, pendant cette période de sa vie, restèrent toujours pour lui incontestablement vrais, et ils l’aidèrent souvent dans la suite à résoudre ses incertitudes : « J’étais peut-être ridicule et étrange à cette époque, se disait-il alors, mais pas aussi fou que j’en avais l’air. Mon intelligence était plus ouverte et plus pénétrante ; je comprenais alors ce qui valait la peine d’être compris dans la vie, parce que… parce que j’étais heureux ! »

XXI

À dater de la première soirée passée avec Pierre, un grand changement s’était opéré en Natacha. Presque à son insu, la sève de la vie s’était réveillée dans son cœur, et s’était répandue sans lutte dans tout son être. Sa démarche, son visage, son regard, sa voix, tout s’était métamorphosé. Les aspirations au bonheur étaient montées à la surface et demandaient à être satisfaites. À dater de ce jour, Natacha parut avoir oublié tous les événements antérieurs. Aucune plainte ne s’échappa plus de ses lèvres, aucune parole n’effleura plus les ombres évanouies du passé, et parfois même elle souriait à des projets d’avenir. Quoiqu’elle ne prononçât jamais le nom de Pierre, une flamme éteinte depuis longtemps s’allumait dans ses yeux lorsqu’elle entendait parler de lui par la princesse Marie, et ses lèvres réprimaient avec peine un frémissement involontaire.

La princesse Marie, frappée de ce changement dont elle devina facilement la cause, en éprouvait du chagrin. « Aimait-elle donc assez peu mon frère pour l’avoir si vite oublié ? » Mais, lorsqu’elle la voyait, elle ne pouvait ni lui en vouloir, ni le lui reprocher. Ce réveil à la vie était si soudain, si irrésistible, si imprévu pour elle-même, que la princesse Marie ne se reconnaissait plus le droit de l’accuser même au fond de son cœur, et Natacha s’abandonnait si complètement, si sincèrement à ce nouveau sentiment, qu’elle ne cherchait même pas à cacher que la douleur s’était effacée pour faire place à la joie.

Lorsque la princesse Marie retourna dans sa chambre après son explication avec Pierre, Natacha l’attendait sur le seuil.

« Il a parlé, n’est-ce pas, il a parlé ? répétait-elle avec une expression attendrie et joyeuse qui implorait son pardon. J’ai eu envie d’écouter à la porte, mais je savais bien que tu me dirais tout. »

Quelque sincère, quelque touchant que fût son regard, ces paroles ne laissèrent pas de blesser la princesse Marie ; elle pensa à son frère. « Qu’y faire ? se dit-elle : cela ne peut être autrement… » Et, d’un ton doux et sévère à la fois, elle lui fit part de son entretien avec Pierre. À la nouvelle de son départ pour Pétersbourg, Natacha poussa une exclamation de surprise, mais, devinant aussitôt l’impression pénible qu’elle venait de produire chez son amie :

« Marie, lui dit-elle, enseigne-moi ce que je dois faire, j’ai si grand’peur d’être mauvaise : j’agirai comme tu me le conseilleras.

— Tu l’aimes ?

— Oui, murmura-t-elle.

— Pourquoi pleures-tu, alors ? J’en suis heureuse, répondit la princesse Marie, sans pouvoir retenir ses larmes.

— Ce ne sera pas de sitôt, Marie… Pense donc quel bonheur, je deviendrai sa femme, et toi tu épouseras Nicolas.

— Natacha, je t’avais priée de ne jamais m’en parler. Ne parlons que de toi ! »

Elles se turent.

« Mais pourquoi va-t-il à Pétersbourg ? » demanda tout à coup Natacha, et, répondant aussitôt elle-même à sa question, elle ajouta : « Cela doit être ainsi, c’est sans doute mieux… n’est-ce pas, Marie ? »


  1. En français dans le texte. (Note du trad.)