Le Parnasse contemporain/1866/Hélène

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 257-260).




HÉLÈNE




Au sortir de ce bal, nous suivîmes les grèves :
Vers notre toit d’exil, au hasard du chemin,
Nous allions ; une fleur se fanait dans sa main ;
C’était par un minuit d’étoiles et de rêves !…

Dans l’ombre, autour de nous, tombaient des flots foncés :
Vers les lointains d’opale et d’or, sur l’Atlantique,
L’outremer épandait sa lumière mystique :
Les algues parfumaient les espaces glacés ;

Les vieux échos sonnaient dans la falaise entière,
Et les nappes de l’onde aux volutes sans frein
Écumaient lourdement contre les rocs d’airain ;
Sur la dune brillaient les croix d’un cimetière.

Leur silence, pour nous, couvrait ce vaste bruit.
Elles ne tendaient plus, croix par l’ombre insultées,
Les couronnes des morts, fleurs de deuil, emportées
Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit !


Mais, de ces vieux tombeaux dormant sous les érables,
Désertés, soucieux, aux décombres pareils,
L’ombre questionnait en vain les noirs sommeils :
Ils gardaient le secret des cieux impénétrables.

Frileuse, elle voilait, d’un cachemire noir,
Son sein, royal exil de toutes mes pensées !
J’admirais cette femme aux paupières baissées :
Sphynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir.

Ses regards font mourir les enfants. Elle passe,
Et se laisse survivre en ce qu’elle détruit :
C’est la femme qu’on aime à cause de la Nuit,
Et ceux qui l’ont connue en parlent à voix basse.

Le danger la revêt d’un rayon familier ;
Même dans son étreinte oublieusement tendre
Ses crimes rappelés sont tels, qu’on croit entendre
Des crosses de fusils tombant sur le palier.

Cependant, sous la honte illustre qui l’enchaîne,
Sous le seuil où se plaît cette âme sans essor,
Repose une candeur inviolée encor,
Comme un lis renfermé dans un coffret d’ébène.

Elle prêta l’oreille au tumulte des mers,
Inclina son beau front touché par les années,
Et, se remémorant ses mornes destinées,
Elle se répandit en ces termes amers :

— « Autrefois, autrefois, quand je faisais partie
» Des vivants, leurs amours, sous les pâles flambeaux
» Des nuits, — comme la mer au pied de ces tombeaux, —
» Se lamentaient, houleux, devant mon apathie !


» J’ai vu de longs adieux sur mes mains se briser !
» Mortelle, j’accueillais sans désir et sans haine
» Les aveux suppliants de ces âmes en peine :
» Le sépulcre à la mer ne rend pas son baiser.

» Oui, je suis insensible et faite de silence,
» Et je n’ai pas vécu ! mes jours sont froids et vains ;
» Les cieux m’ont refusé les battements divins :
» On a faussé pour moi les poids de la balance.

» Je sens que c’est mon sort, même dans les trépas :
» Et, soucieux encor des regrets ou des fêtes,
» Si les morts vont chercher leurs fleurs dans les tempêtes,
» Moi, je reposerai, ne les comprenant pas. » —

Je saluai les croix lumineuses et pâles !
L’étendue annonçait l’aurore, — et je me pris
A dire, pour calmer ses ténébreux esprits
Que le vent du remords battait de ses rafales,

Et pendant que la mer déserte se gonflait :
— « Au bal, vous n’aviez pas de ces mélancolies,
» Et les sons de cristal de vos phrases polies
» Charmaient le serpent d’or de votre bracelet.

» Rieuse et respirant une touffe de roses
» Sous vos grands cheveux noirs mêlés de diamants,
» Les valses vous jetaient près de moi par moments ;
» Votre blond cavalier vous disait mille choses ;

» J’étais heureux de voir, sous le plaisir vermeil,
» Se ranimer votre âme à l’oubli toute prête,
» Et s’éclairer enfin votre douleur distraite,
» Comme un glacier frappé d’un rayon de soleil ! »


Elle laissa briller sur moi ses yeux funèbres,
Et la pâleur des morts ornait ses traits fatals :
— « Selon vous, je ressemble aux pays boréals :
» J’ai six mois de clartés et six mois de ténèbres ?…

» Non, monsieur, mes regards sont à jamais tournés
» Vers l’ombre, et mon orgueil empêche d’y rien lire :
» Je fais semblant de vivre, et, sous mon clair sourire,
» Je suis pareille à ces tombeaux abandonnés. »