Héléna (1822)/La Prison

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Héléna (1822)
Poëmes. Héléna,Pélicierle Somnambule, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bal, la Prison, etc. (p. 119-138).


POËMES
MODERNES.

LA PRISON.

C’est dans la tombe qu’on est à couvert du bruit qu’excitent les impies.

C’est là que ceux qui étaient enchainés ne souffrent plus, et qu’il n’entendent plus la voix de l’exacteur.

(Job.)


LA PRISON.

Séparateur


« Ô ne ma vous jouez plus d’un vieillard et d’un prêtre !
« Passager dans ces lieux, comment les reconnaître ?
« Depuis une heure au moins cet importun bandeau
« Presse mes yeux souffrans de son épais fardeau.
« Soin stérile et cruel ! car de ces édifices
« Ils n’ont jamais tenté les sombres artifices.
« Soldats ! vous outragez le ministre et le Dieu,
« Dieu même que mes mains apportent dans ce lieu. »
Il parle ; mais en vain sa crainte les prononces :
Ces mots et d’autres cris se taisent sans réponse.
On l'entraîne toujours en des détours savans :
Tantôt craque à ses pieds le buis des ponts mouvans ;

Tantôt sa voix s’éteint à de courts intervalles,
Tantôt fait retentir l’écho des vastes salles ; ·
D’un escalier rapide on avertit ses pas :
Il monte à la prison que lui seul ne voit pas ;
Et les bras étendus, le vieux prêtre timide
D’un mur qui le conduit tâte l’obstacle humide.
On s’arrête ; il entend le bruit des pieds mourir,
Sous de bruyantes clefs une porte s’ouvrir.
Il descend quelques pas sur la pierre glissante ;
Et, privé du secours de sa vue impuissante,
La chaleur l’avertit qu’on éclaire ·ces lieux ;
Enfin, de leur bandeau l’on délivre, ses yeux.,
Dans un étroit cacher dont les torches funèbres
Ont peine à dissiper les, épaisses ténèbres,
Un vieillard expirant attendait ses secours.
Du moins ce fut ainsi-qu’en· un brusque discours
Ses sombres conducteurs lez lui firent entendre.
Un instant, en silence ; on le pria d’attendre.
« Mon Prince, : dit quelqu’un, le saint homme est venu.
« — Eh ! que n’importe à moi ! » soupira l’inconnu.
À Cependant vers le lit-que deux lourdes tentures
Voilent du luxe ancien de leurs pâles peintures,

Le prêtre s’avança lentement, et, sans voir
Le malade caché, se mit à son devoir.

le prêtre.

Écoutez-moi, mon fils.

le mourant.

Hélas ! malgré ma haine,
J’écoute votre voix, c’est une voix humaine :
J’étais né pour l’entendre, et je ne sais pourquoi
Ceux qui m’ont fait du mal ont tant d’attraits pour moi.
Jamais je ne connus cette rare parole
Qu’on appelle amitié, qui, dit-on, vous console ;
Et les chants maternels qui charment vos berceaux,
N’ont jamais résonne sous mes tristes arceaux ;
Et pourtant, lorsqu’un ; mot m’arriva moins sévère,
Il ne fut pas perdu pour mon cœur solitaire.
Mais puisque vous minimes, ô vieillard inconnu !
Dites, pourquoi déjà n’êtes-vous pas venus ?

Vous m’appelez mon fils ? Si vous étiez mon père,
Vos pas seraient tardifs en ces lieux. Et ma mère
Ne viendra-t-elle pas me regarder mourir ?
Aujourd’hui que leur fils va cesser de souffrir,
Qu’ils viennent tous les deux voir ma reconnaissance.
Mais ne les a-t-on pas punis de ma naissance ?
Ils ont dû l’expier, car, devant votre loi,
Si je suis Criminel ils le sont plus que moi.

le prête.

Ô qui que vous soyez ! vous que tant de mystère
Avant le temps prescrit sépara de la terre,
Vous n’aurez plus de fers dans l'asile des morts ;
Si vous avez failli, rappelez les remords,
Versez-les dans le sein du Dieu qui vous écoute,
Ma main du repentir vous montrera la route ;
Entrevoyez le Ciel par vos maux acheté :
Je suis prêtre, et vous porte ici la liberté.
De la confession l’accomplis l’œuvre sainte,
Le tribunal divin siège dans cette enceinte.

Répondez, le pardon déjà vous est offert,
Dieu même…

le mourant.

Il est un Dieu ! j’ai pourtant bien souffert !

le prêtre.

Vous avez moins souffert qu’il ne l’a fait lui-même.
Votre dernier soupir sera-t-il un blasphème ?
Et quel droit avez-vous de plaindre vos malheurs,
Lorsque le sang du Christ tomba dans les douleurs ?
Ô mon fils ! c’est pour nous, tout ingrats que nous sommes,
Qu’il a daigné descendre aux misères des hommes.
À la vie, en son nom, dites un mâle adieu.

le mourant.

J’étais peut-être roi.

le prêtre.

Le Sauveur était Dieu ;
Mais, sans nous élever jusqu’à ce divin Maître ;
Si j’osais après lui nommer encor le prêtre,
Je vous dirais : Et moi, pour combattre l’enfer,
J’ai resserré mon sein dans un corset de fer ;
Mon corps a revêtu l’inflexible cilice
Où chacun de mes pas trouve un nouveau supplice.
Au cloître est un pavé que, durant quarante ans,
Ont usé, dans les pleurs, mes genoux pénitens,
Et c’est encor trop peu que de tant de souffrance
Pour acheter du Ciel l’ineffable espérance.
Au creuset douloureux tout notre être épuré
S’envole en bienheureux vers le séjour sacré.
Le temps nous presse : au nom de vos douleurs passées,
Par des larmes montrez vos fautes passées ;
Et devant cette Croix, où Dieu monta pour nous,
Souhaitez comme moi de tomber à genoux.
Sur le front du vieux moine une rougeur légère
Fit renaître une ardeur à son âge étrangère ;

Ses yeux gonflés de pleurs, fixés évidement,
Au chevet du captif il tomba pesamment,
Et ses mains présentaient le crucifix d’ébène,
Et tremblaient en l’offrant, et le tenaient à peine.
Pour le cœur du Chrétien demandant des remords ;
Il murmurait tout bas la prière des morts,
Et sur le lit, sa tête avec douleur penchée,
Cherchait du prisonnier la figure cachée.
Un flambeau la révèle entière : ce n’est pas
Un front décoloré par un prochain trépas,
Ce n’est pas l’agonie et son dernier ravage,
Ce qu’il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge :
Un fantôme immobile à ses yeux est offert,
Et les feux ont relui sur un masque de fer.



Plein d’horreur, à l’aspect de ce sombre mystère,
Le prêtre se souvint que, dans le monastère,
Une fois, en tremblant, on se parla tout bas
D’un prisonnier d’État que l’on ne nommait pas ;

Qu’on racontait de lui des choses merveilleuses,
De berceau dérobé, de craintes orgueilleuses,
De royale naissance, et de droits arrachés,
Et de ses jours captifs sous un masque cachés.
Quelques pères disaient qu’à sa descente en France,
De secouer ses fers il conçut, l’espérance ;
Qu’aux geôliers un instant il s’était dérobé,
Et quoi qu’entre leurs mains aisément retombé,
L’on avait vu ses traits, et qu’une Provençale,
Arrivée au couvent de Saint-François-de-Sale
Pour y prendre le voile, avait dit, en pleurant,
Qu’elle prenait la Vierge et son fils pour garant
Que le Masque de fer n’avait point fait de crime,
Et que son jugement était illégitime ;
Qu’il tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu’il était jeune et beau, qu’il ressemblait au roi,
Que de vertus c’était un céleste mélange,
Et que c’était un prince, ou que c’était un ange.
Il se souvint encor qu’un vieux Bénédictin
S’étant acheminé vers la tour, jun matin,
Pour rendre un vase d’or tombé sur son passage,
N’était pas revenu de ce triste voyage :

Sur quoi l’abbé du lieu pour toujours défendit
Les entretiens touchant le prisonnier maudit :
« Cet homme de l’enfer était une imposture ;
« Le Ciel avait puni la coupable lecture
« Des mystères gravés sur le vase indiscret. »
Le temps fit oublier ce dangereux secret.



Le prêtre regardait le malheureux célèbre ;
Mais ce cachot, tout plein d’un appareil funèbre,
Et cette mort voilée, et ces longs cheveux blancs
Nés captifs et jetés sur des membres tremblas,
L’arrêtèrent long-temps eu un sombre silence.
Il va parler, enfin ; mais, tandis qu’il balance,
L’agonisant du lit se soulève et lui dit :
Vieillard, vous abaissez votre front interdit,
Je n’entends plus le bruit de vos conseils frivoles,
L’aspect de mon malheur fait taire vos paroles.
Oui, regardez-moi bien, et puis dites après
Qu’un Dieu de l’innocent défend les intérêts ;

Des péchés tant proscrits où toujours l’on succombe,
Aucun n’a séparé : mon berceau de ma tombe,
Quand les vivans au jour montraient des attentats,
Mon enfance au cachot ne les soupçonnait pas.
Du récit de mes maux vous êtes bien avide :
Pourquoi venir fouiller dans ma mémoire vide,
Où stérile de jours le temps dort effacé ?
Je n’eus point d’avenir et n’ai point de passé ;
J’ai tenté d’en avoir, et long-temps mes journées
Ont tracé sur les murs mes lugubres années ;
Mais je ne pus les suivre en leurs douloureux course :
Les murs étaient remplis et je vivais toujours.
Tout me devint alors obscurité profonde ;
Je n’étais rien pour lui, qu’était pour moi le monde ?
Que n’importaient des temps où je ne comptais pas
L’heure que j’invoquais : c’est l’heure du trépas.
Écoutez, écoutez : quand je tiendrais la vie
De l’homme qui toujours tint la mienne asservie,
J’hésiterais, je crois, à le frapper des maux
Qui rongèrent mes jours, brûlèrent mon repos ;
Quand le règne inconnu d’une impuissante ivresse
Saisit mon cœur oisif d’une vague tendresse,

J’appelais le bonheur, et ces êtres amis
Qu’à mon âge brûlant un songe avait promis.
Mes larmes ont rouillé mon masque de torture,
J’arrosais de mes pleurs ma noire nourriture,
Je déchirais mon sein par mes gémissemens,
J’effrayais mes geôliers de mes longs hurlemens ;
Des nuits, par mes soupirs, je mesurais l’espace ;
Aux hiboux des créneaux je disputais leur place,
Et, pendant aux barreaux bit s’arrêtaient mes pas,
Je vivais hors des murs d’où je ne sortais pas.
Ici tomba sa voix. Comme après le tonnerre
De tristes sons encore épouvantent la terre
Et, dans l’antre sauvage où l’effroi l’a placé,
Retiennent, en grondant, le voyageur glacé,
Long-temps on entendit ses larmes retenues
Suivre encore une fois des routes bien connues ;
Les sanglots murmuraient dans ce cœur expirant.
Le vieux prêtre toujours priait en soupirant,
Lorsqu’un des noirs geôliers se pencha pour lui dire
Qu’il fallait se hâter, qu’il craignait le délire.
Un nouveau zèle alors ralluma ses discours :
Ô mon fils ! criait-il, votre vie eut son cours,

« Heureux, trois fois heureux celui que Dieu corrige !
« Gardons de repousser les peines qu’il inflige :
« Voici l’heure où vos maux vous seront précieux ;
« Il vous a préparé lui-même pour les Cieux.
« Oubliez votre corps, ne pensez qu’à votre âme ;
« Dieu lui-même l’a dit : L’homme né de la femme[1]
« Ne vit que peu de temps, et c’est dans les douleurs.
« Ce monde n’est que vide et ne vaut pas des pleurs !
« Qu’aisément de ses biens notre âme est assouvie !
« Me voilà, comme vous, au bout de cette vie :
« J’ai passé bien des jours, et nia mémoire en deuil
« De leur peu de bonheur n’est plus que le cercueil.
« C’est à moi d’envier votre longue souffrance,
« Qui d’un monde plus beau vous donne l’espérance ;
« Les anges à vos pas ouvriront le saint lieu :
« Pourvu que vous disiez un mot à votre Dieu,
« Il sera satisfait. » Ainsi, dans sa parole,
Mêlant les saints propos du livre qui console,
Le vieux prêtre engageait le mourant’à prier,
Mais en vain : tout à coup on l’entendit crier,

D’une voix qu’animait la fièvre du délire,
Ces rêves du passé : Mais enfin je respire.
Ô bords de la Provence ! ô lointain horizon !
Sable jaune où des eaux murmure le doux son !
prison s’est ouverte : ô que la mer est grande ?
Est-il vrai qu’un vaisseau jusque-là-bas se rende ?
Dieu ! qu’on doit être heureux parmi les matelots !
Que je voudrais nager dans la fraîcheur des flots !
La terre vient, les pieds à marcher se disposent,
Les mâts baissent leurs bras, les voiles s’y reposent.
Ah ! j’ai fui les soldats ; en vain ils m’ont cherché ;
Je suis libre, je cours, le masque est arraché ;
De l’air dans mes cheveux j’ai senti le passage,
Et le soleil un jour éclaira mon visage.
Ô pourquoi fuyez-vous ? restez sur vos gazons,
Vierges ! continuez vos pas et vos chansons :
Pourquoi vous retirer aux cabanes prochaines ?
Le monde autant que moi déteste donc les chaînes ?
Une seule s’arrête et m’attend sans terreur :
Quoi ! du Masque de fer elle n’a pas horreur ?
Non, j’ai vu les beautés de sa démarche, et celles
Qui venaient de ses· yeux en vives étincelles.

Soldats ! que voulez-vous ? encor ce masque froid ?
Que vous ai-je donc fait ? Le soleil est à moi,
Il ranime ma vie. Ô voyez-la ! c’est elle
Avec qui je veux vivre, elle est là, qui m’appelle ;
Je ne fais pas le mal ; allez, dites au Roi
Q’aucun homme jamais ne se plaindra de moi ;
Que je serai content si, près de ma compagne,
Je puis mener nos jours de montagne en montagne,
Sans jamais arrêter nos loisirs voyageurs ;
Que je ne chercherai ni parens ni vengeurs ;
Et si l’on me demande où j’ai passé ma vie,
Je saurai déguiser ma liberté ravie ;
J’inventerai des jours où je vous cacherai :
Ah ! laissez-moi le Ciel, je vous pur donnerai.
Non…, toujours des cachets… Je suis né votre proie…
Mais je vois mon tombeau, je suis ravi de joie,
Car vous ne m’aurez plus, et je n’entendrai plus
Les verroux se fermer sur l’éternel reclus.
Que me veux donc cet homme avec sa robe sombre ?
De quelque prisonnier sans doute que c’est l’ombre ;
Il pleure. Ah ! malheureux ! est-ce ta liberté ?

le prêtre.

Non, mon fils, c’est sur vous ; voici l’éternité.

le mourant.

Ô moi ! je n’en veux pas, j’y trouverais des chaînes.

le prêtre.

Non, vous n’y trouverez que des faveurs prochaines.
Un mot de repentir, un mot de votre foi,
Le Seigneur vous pardonne.

le mourant.

Ô prêtre ! laissez-moi !

le prêtre.

Dites : Je crois en Dieu. La mort vous est ravie.

le mourant.

Laissez en paix ma mort, on y laissa ma vie.
Et d’un dernier effort l’esclave délirant,
Au mur de la prison brise son bras mourant.
Mon Dieu ! venez vous-même au secours de cette âme ! »
Dit le prêtre, animé d’une pieuse flamme.
Au fond d’un vase d’or, ses doigts saints ont cherché
Le pain mystérieux où Dieu même est caché ;
Tout se prosterne alors en un morne silence,
La clarté d’un flambeau sur le lit se balance ;
Le chevet sur deux bras s’avance supporté,
Mais en vain : le captif était en liberté.



Resté seul au cachot, durant la nuit entière,
Le vieux religieux récita la prière ;
Auprès du lit funèbre il fut toujours assis.
Quelques larmes, souvent, de ses yeux obscurcis,

Interrompant sa voix, tombaient sur le saint livre ;
Et, lorsque la douleur l’empêchait de poursuivre,
Sa main jetait alors l’eau du rameau béni.
Sur celui qui du Ciel peut-être était banni.
Et puis, sans se lasser, il reprenait encore
De sa voix qui tremblait dans la prison sonore,
Le dernier chant de paix ; il disait : « Ô Seigneur[2] !
« Ne brisez pas mon âme avec votre fureur ;
« Ne m’enveloppez pas dans la mort de l’impie[3]. »
Il ajoutait aussi : « Quand le méchant m’épie,
« Me ferez-vous tomber’, Seigneur, entre ses mains[4] ?
« C’est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins ;
« Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.
« J’ai crié vers le Ciel du plus profond abîme[5].
« Ô mon Dieu ! tirez-moi du milieu des méchans ! »
Lorsqu’un rayon du jour eut mis fin à ses chants,
Il entendit monter vers les noires retraites,’
Et des voix résonner dans ces voûtes secrètes.

Un moment lui restait, il eût voulu du moins
Voir le mort qu’il pleurait, sans ces cruels témoins ;
Il s’approche, en tremblant, de ce fils du mystère
Qui vivait et mourait étranger à la terre ;
Mais le Masque de fer soulevait le linceuil,
Et la captivité le suivit au cercueil.




  1. Job. Chap. XIV, V. 1.
  2. Psaume XXXVII, V. 1.
  3. Psaume XXVII, V. 5.
  4. Psaume XXXVI, V. 32.
  5. De Profondis