Harmonies économiques/Chapitre 14
DE LA MONNAIE[1]
DU CRÉDIT[2]
XIV
DES SALAIRES
Les hommes aspirent avec ardeur à la fixité. Il se rencontre bien dans le monde quelques individualités inquiètes, aventureuses, pour lesquelles l’aléatoire est une sorte de besoin. On peut affirmer néanmoins que les hommes pris en masse aiment à être tranquilles sur leur avenir, à savoir sur quoi compter, à pouvoir disposer d’avance tous leurs arrangements. Pour comprendre combien ils tiennent la fixité pour précieuse, il suffit de voir avec quel empressement ils se jettent sur les fonctions publiques. Qu’on ne dise pas que cela tient à l’honneur qu’elles confèrent. Certes, il y a des places dont le travail n’a rien de très-relevé. Il consiste, par exemple, à surveiller, fouiller, vexer les citoyens. Elles n’en sont pas moins recherchées. Pourquoi ? Parce qu’elles constituent une position sûre. Qui n’a entendu le père de famille dire de son fils : « Je sollicite pour lui une aspirance au surnumérariat de telle administration. Sans doute il est fâcheux qu’on exige de lui une éducation qui m’a coûté fort cher. Sans doute encore, avec cette éducation, il eût pu embrasser une carrière plus brillante. Fonctionnaire, il ne s’enrichira pas, mais il est certain de vivre. Il aura toujours du pain. Dans quatre ou cinq ans, il commencera à toucher 800 fr. de traitement ; puis il s’élèvera par degrés jusqu’à 3 ou 4,000 fr. Après trente années de service, il aura droit à sa retraite. Son existence est donc assurée : c’est à lui de savoir la tenir dans une obscure modération, etc. »
La fixité a donc pour les hommes un attrait tout-puissant.
Et cependant, en considérant la nature de l’homme et de ses travaux, il semble que la fixité soit incompatible avec elle.
Quiconque se placera, par la pensée, au point de départ des sociétés humaines aura peine à comprendre comment une multitude d’hommes peuvent arriver à retirer du milieu social une quantité déterminée, assurée, constante de moyens d’existence. C’est encore là un de ces phénomènes qui ne nous frappent pas assez, précisément parce que nous les avons toujours sous les yeux. Voilà des fonctionnaires qui touchent des appointements fixes, des propriétaires qui savent d’avance leurs revenus, des rentiers qui peuvent calculer exactement leurs rentes, des ouvriers qui gagnent tous les jours le même salaire. — Si l’on fait abstraction de la monnaie, qui n’intervient là que pour faciliter les appréciations et les échanges, on apercevra que ce qui est fixe, c’est la quantité de moyens d’existence, c’est la valeur des satisfactions reçues par ces diverses catégories de travailleurs. Or, je dis que cette fixité, qui peu à peu s’étend à tous les hommes, à tous les ordres de travaux, est un miracle de la civilisation, un effet prodigieux de cette société si sottement décriée de nos jours.
Car reportons-nous à un état social primitif ; supposons que nous disions à un peuple chasseur, ou pêcheur, ou pasteur, ou guerrier, ou agriculteur : « À mesure que vous ferez des progrès, vous saurez de plus en plus d’avance quelle somme de jouissance vous sera assurée pour chaque année. » Ces braves gens ne pourraient nous croire. Ils nous répondraient : « Cela dépendra toujours de quelque chose qui échappe au calcul, — l’inconstance des saisons, etc. » C’est qu’ils ne pourraient se faire une idée des efforts ingénieux au moyen desquels les hommes sont parvenus à établir une sorte d’assurance entre tous les lieux et tous les temps.
Or cette mutuelle assurance contre les chances de l’avenir est tout à fait subordonnée à un genre de science humaine que j’appellerai statistique expérimentale. Et cette statistique faisant des progrès indéfinis, puisqu’elle est fondée sur l’expérience, il s’ensuit que la fixité fait aussi des progrès indéfinis. Elle est favorisée par deux circonstances permanentes : 1° les hommes y aspirent ; 2° ils acquièrent tous les jours les moyens de la réaliser.
Avant de montrer comment la fixité s’établit dans les transactions humaines, où l’on semble d’abord ne point s’en préoccuper, voyons comment elle résulte de cette transaction dont elle est spécialement l’objet. Le lecteur comprendra ainsi ce que j’entends par statistique expérimentale.
Des hommes ont chacun une maison. L’une vient à brûler, et voilà le propriétaire ruiné. Aussitôt l’alarme se répand chez tous les autres. Chacun se dit : « Autant pouvait m’en arriver. » Il n’y a donc rien de bien surprenant à ce que tous les propriétaires se réunissent et répartissent autant que possible les mauvaises chances, en fondant une assurance mutuelle contre l’incendie. Leur convention est très-simple. En voici la formule : « Si la maison de l’un de nous brûle, les autres se cotiseront pour venir en aide à l’incendié. »
Par là, chaque propriétaire acquiert une double certitude : d’abord, qu’il prendra une petite part à tous les sinistres de cette espèce ; ensuite, qu’il n’aura jamais à essuyer le malheur tout entier.
Au fond, et si l’on calcule sur un grand nombre d’années, on voit que le propriétaire fait, pour ainsi dire, un arrangement avec lui-même. Il économise de quoi réparer les sinistres qui le frappent.
Voilà l’association. C’est même à des arrangements de cette nature que les socialistes donnent exclusivement le nom d’association. Sitôt que la spéculation intervient, selon eux, l’association disparaît. Selon moi, elle se perfectionne, ainsi que nous allons le voir.
Ce qui a porté nos propriétaires à s’associer, à s’assurer mutuellement, c’est l’amour de la fixité, de la sécurité. Ils préfèrent des chances connues à des chances inconnues, une multitude de petits risques à un grand.
Leur but n’est pas cependant complétement atteint, et il est encore beaucoup d’aléatoire dans leur position. Chacun d’eux peut se dire : « Si les sinistres se multiplient, ma quote-part ne deviendra-t-elle pas insupportable ? En tout cas, j’aimerais bien à la connaître d’avance et à faire assurer par le même procédé mon mobilier, mes marchandises, etc. »
Il semble que ces inconvénients tiennent à la nature des choses et qu’il est impossible à l’homme de s’y soustraire.
On est tenté de croire, après chaque progrès, que tout est accompli. Comment, en effet, supprimer cet aléatoire dépendant de sinistres qui sont encore dans l’inconnu ?
Mais l’assurance mutuelle a développé au sein de la société une connaissance expérimentale, à savoir : la proportion, en moyenne annuelle, entre les valeurs perdues par sinistres et les valeurs assurées.
Sur quoi un entrepreneur ou une société, ayant fait tous ses calculs, se présente aux propriétaires et leur dit :
« En vous assurant mutuellement, vous avez voulu acheter votre tranquillité ; et la quote-part indéterminée que vous réservez annuellement pour couvrir les sinistres est le prix que vous coûte un bien si précieux. Mais ce prix ne vous est jamais connu d’avance ; d’un autre côté, votre tranquillité n’est point parfaite. Eh bien ! je viens vous proposer un autre procédé. Moyennant une prime annuelle fixe que vous me payerez, j’assume toutes vos chances de sinistres ; je vous assure tous, et voici le capital qui vous garantit l’exécution de mes engagements. »
Les propriétaires se hâtent d’accepter, même alors que cette prime fixe coûterait un peu plus que le quantum moyen de l’assurance mutuelle ; car ce qui leur importe le plus, ce n’est pas d’économiser quelques francs, c’est d’acquérir le repos, la tranquillité complète.
Ici les socialistes prétendent que l’association est détruite. J’affirme, moi, qu’elle est perfectionnée et sur la voie d’autres perfectionnements indéfinis.
Mais, disent les socialistes, voilà que les assurés n’ont plus aucun lien entre eux. Ils ne se voient plus, ils n’ont plus à s’entendre. Des intermédiaires parasites sont venus s’interposer au milieu d’eux, et la preuve que les propriétaires payent maintenant plus qu’il ne faut pour couvrir les sinistres, c’est que les assureurs réalisent de gros bénéfices.
Il est facile de répondre à cette critique.
D’abord, l’association existe sous une autre forme. La prime servie par les assurés est toujours le fonds qui réparera les sinistres. Les assurés ont trouvé le moyen de rester dans l’association sans s’en occuper. C’est là évidemment un avantage pour chacun d’eux, puisque le but poursuivi n’en est pas moins atteint ; et la possibilité de rester dans l’association, tout en recouvrant l’indépendance des mouvements, le libre usage des facultés, est justement ce qui caractérise le progrès social.
Quant au profit des intermédiaires, il s’explique et se justifie parfaitement. Les assurés restent associés pour la réparation des sinistres. Mais une compagnie est intervenue, qui leur offre les avantages suivants : 1° elle ôte à leur position ce qu’il y restait d’aléatoire ; 2° elle les dispense de tout soin, de tout travail à l’occasion des sinistres. Ce sont des services. Or, service pour service. La preuve que l’intervention de la compagnie est un service pourvu de valeur, c’est qu’il est librement accepté et payé. Les socialistes ne sont que ridicules quand ils déclament contre les intermédiaires. Est-ce que ces intermédiaires s’imposent par la force ? Est-ce que leur seul moyen de se faire accepter n’est pas de dire : « Je vous coûterai quelque peine, mais je vous en épargnerai davantage ? » Or, s’il en est ainsi, comment peut-on les appeler parasites, ou même intermédiaires ?
Enfin, je dis que l’association ainsi transformée est sur la voie de nouveaux progrès en tous sens.
En effet, les compagnies, qui espèrent des profits proportionnels à l’étendue de leurs affaires, poussent aux assurances. Elles ont pour cela des agents partout, elles font des crédits, elles imaginent mille combinaisons pour augmenter le nombre des assurés, c’est-à-dire des associés. Elles assurent une multitude de risques qui échappaient à la primitive mutualité. Bref, l’association s’étend progressivement sur un plus grand nombre d’hommes et de choses. À mesure que ce développement s’opère, il permet aux compagnies de baisser leurs prix ; elles y sont même forcées par la concurrence. Et ici nous retrouvons la grande loi : le bien glisse sur le producteur pour aller s’attacher au consommateur.
Ce n’est pas tout. Les compagnies s’assurent entre elles par les réassurances, de telle sorte qu’au point de vue de la réparation des sinistres, qui est le fond du phénomène, mille associations diverses, établies en Angleterre, en France, en Allemagne, en Amérique, se fondent en une grande et unique association. Et quel est le résultat ? Si une maison vient à brûler à Bordeaux, Paris, ou partout ailleurs, — les propriétaires de l’univers entier, anglais, belges, hambourgeois, espagnols, tiennent leur cotisation disponible et sont prêts à réparer le sinistre.
Voilà un exemple du degré de puissance, d’universalité, de perfection où peut parvenir l’association libre et volontaire. Mais, pour cela, il faut qu’on lui laisse la liberté de choisir ses procédés. Or qu’est-il arrivé quand les socialistes, ces grands partisans de l’association, ont eu le pouvoir ? Ils n’ont rien eu de plus pressé que de menacer l’association, quelque forme qu’elle affecte, et notamment l’association des assurances. Et pourquoi ? Précisément parce que pour s’universaliser elle emploie ce procédé qui permet à chacun de ses membres de rester dans l’indépendance. — Tant ces malheureux socialistes comprennent peu le mécanisme social ! Les premiers vagissements, les premiers tâtonnements de la société, les formes primitives et presque sauvages d’association, voilà le point auquel ils veulent nous ramener. Tout progrès, ils le suppriment sous prétexte qu’il s’écarte de ces formes.
Nous allons voir que c’est par suite des mêmes préventions, de la même ignorance, qu’ils déclament sans cesse, soit contre l’intérêt, soit contre le salaire, formes fixes et par conséquent très-perfectionnées de la rémunération qui revient au capital et au travail.
Le salariat a été particulièrement en butte aux coups des socialistes. Peu s’en faut qu’ils ne l’aient signalé comme une forme à peine adoucie de l’esclavage ou du servage. En tout cas, ils y ont vu une convention abusive et léonine, qui n’a de la liberté que l’apparence, une oppression du faible par le fort, une tyrannie exercée par le capital sur le travail.
Éternellement en lutte sur les institutions à fonder, ils montrent dans leur commune haine des institutions existantes, et notamment du salariat, une touchante unanimité ; car s’ils ne peuvent se mettre d’accord sur l’ordre social de leur préférence, il faut leur rendre cette justice qu’ils s’entendent toujours pour déconsidérer, décrier, calomnier, haïr et faire haïr ce qui est. J’en ai dit ailleurs la raison[3].
Malheureusement, tout ne s’est point passé dans le domaine de la discussion philosophique ; et la propagande socialiste, secondée par une presse ignorante et lâche, qui, sans s’avouer socialiste, n’en cherchait pas moins la popularité dans des déclamations à la mode, est parvenue à faire pénétrer la haine du salariat dans la classe même des salariés. Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu’elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d’autres procédés à la répartition de la richesse. De là à s’engouer des plus folles utopies, il n’y avait qu’un pas, et ce pas a été franchi. À la Révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du salaire. Sur le moyen, ils ont consulté leurs dieux ; mais quand leurs dieux ne sont pas restés muets, ils n’ont, selon l’usage, rendu que d’obscurs oracles, dans lesquels on entendait dominer le grand mot association, comme si association et salaire étaient incompatibles. Alors, les ouvriers ont voulu essayer toutes les formes de cette association libératrice, et, pour lui donner plus d’attraits, ils se sont plu à la parer de tous les charmes de la Solidarité, à lui attribuer tous les mérites de la Fraternité. Un moment, on aurait pu croire que le cœur humain lui-même allait subir une grande transformation et secouer le joug de l’intérêt pour n’admettre que le principe du dévouement. Singulière contradiction ! On espérait recueillir dans l’association tout à la fois la gloire du sacrifice et des profits inconnus jusque-là. On courait à la fortune, et on sollicitait, on se décernait à soi-même les applaudissements dus au martyre. Il semble que ces ouvriers égarés, sur le point d’être entraînés dans une carrière d’injustice, sentaient le besoin de se faire illusion, de glorifier les procédés de spoliation qu’ils tenaient de leurs apôtres, et de les placer couverts d’un voile dans le sanctuaire d’une révélation nouvelle. Jamais peut-être tant d’aussi dangereuses erreurs, tant d’aussi grossières contradictions n’avaient pénétré aussi avant dans l’esprit humain.
Voyons donc ce qu’est le salaire. Considérons-le dans son origine, dans sa forme, dans ses effets. Reconnaissons sa raison d’être ; assurons-nous s’il fut, dans le développement de l’humanité, une rétrogradation ou un progrès. Vérifions s’il porte en lui quelque chose d’humiliant, de dégradant, d’abrutissant, et s’il est possible d’apercevoir sa filiation prétendue avec l’esclavage.
Les services s’échangent contre des services. Ce que l’on cède comme ce qu’on reçoit, c’est du travail, des efforts, des peines, des soins, de l’habileté naturelle ou acquise ; ce que l’on se confère l’un à l’autre, ce sont des satisfactions ; ce qui détermine l’échange, c’est l’avantage commun, et ce qui le mesure, c’est la libre appréciation des services réciproques. Les nombreuses combinaisons auxquelles ont donné lieu les transactions humaines ont nécessité un volumineux vocabulaire économique ; mais les mots Profits, Intérêts, Salaires, qui expriment des nuances, ne changent pas le fond des choses. C’est toujours le do ut des, ou plutôt le facio ut facias, qui est la base de toute l’évolution humaine au point de vue économique.
Les salariés ne font pas exception à cette loi. Examinez bien. Rendent-ils des services ? cela n’est pas douteux. En reçoivent-ils ? ce ne l’est pas davantage. Ces services s’échangent-ils volontairement, librement ? Aperçoit-on dans ce mode de transaction la présence de la fraude, de la violence ? C’est ici peut-être que commencent les griefs des ouvriers. Ils ne vont pas jusqu’à se prétendre dépouillés de la liberté, mais ils affirment que cette liberté est purement nominale et même dérisoire, parce que celui dont la nécessité force les déterminations n’est pas réellement libre. Reste donc à savoir si le défaut de la liberté ainsi entendue ne tient pas plutôt à la situation de l’ouvrier qu’au mode selon lequel il est rémunéré.
Quand un homme met ses bras au service d’un autre, sa rémunération peut consister en une part de l’œuvre produite, ou bien en un salaire déterminé. Dans un cas comme dans l’autre, il faut qu’il traite de cette part, — car elle peut être plus ou moins grande, — ou de ce salaire, — car il peut être plus ou moins élevé. Et si cet homme est dans le dénûment absolu, s’il ne peut attendre, s’il est sous l’aiguillon d’une nécessité urgente, il subira la loi, il ne pourra se soustraire aux exigences de son associé. Mais il faut bien remarquer que ce n’est pas la forme de la rémunération qui crée pour lui cette sorte de dépendance. Qu’il coure les chances de l’entreprise ou qu’il traite à forfait, sa situation précaire est ce qui le place dans un état d’infériorité à l’égard du débat qui précède la transaction. Les novateurs qui ont présenté aux ouvriers l’association comme un remède infaillible, les ont donc égarés et se sont trompés eux-mêmes. Ils peuvent s’en convaincre en observant attentivement des circonstances où le travailleur pauvre reçoit une part du produit et non un salaire. Assurément il n’y a pas en France d’hommes plus misérables que les pêcheurs ou les vignerons de mon pays, encore qu’ils aient l’honneur de jouir de tous les bienfaits de ce que les socialistes nomment exclusivement l’association.
Mais, avant de rechercher ce qui influe sur la quotité du salaire, je dois définir ou plutôt décrire la nature de cette transaction.
C’est une tendance naturelle aux hommes, — et par conséquent cette tendance est favorable, morale, universelle, indestructible, — d’aspirer à la sécurité relativement aux moyens d’existence, de rechercher la fixité, de fuir l’aléatoire.
Cependant, à l’origine des sociétés, l’aléatoire règne pour ainsi dire sans partage ; et je me suis étonné souvent que l’économie politique ait négligé de signaler les grands et heureux efforts qui ont été faits pour le restreindre dans des limites de plus en plus étroites.
Et voyez : Dans une peuplade de chasseurs, au sein d’une tribu nomade ou d’une colonie nouvellement fondée, y a-t-il quelqu’un qui puisse dire avec certitude ce que lui vaudra le travail du lendemain ? Ne semble-t-il pas même qu’il y ait incompatibilité entre ces deux idées, et que rien ne soit de nature plus éventuelle que le résultat du travail, qu’il s’applique à la chasse, a la pêche ou à la culture ?
Aussi serait-il difficile de trouver, dans l’enfance des sociétés, quelque chose qui ressemble à des traitements, des appointements, des gages, des salaires, des revenus, des rentes, des intérêts, des assurances, etc., toutes choses qui ont été imaginées pour donner de plus en plus de fixité aux situations personnelles, pour éloigner de plus en plus de l’humanité ce sentiment pénible : la terreur de l’inconnu en matière de moyens d’existence.
Et, vraiment, le progrès qui a été fait dans ce sens est admirable, bien que l’accoutumance nous ait tellement familiarisés avec ce phénomène qu’elle nous empêche de l’apercevoir. En effet, puisque les résultats du travail, et par suite les jouissances humaines, peuvent être si profondément modifiés par les événements, les circonstances imprévues, les caprices de la nature, l’incertitude des saisons et les sinistres de toute sorte, comment se fait-il qu’un si grand nombre d’hommes se trouvent affranchis pour un temps, et quelques-uns pour toute leur vie, par des salaires fixes, des rentes, des traitements, des pensions de retraite, de cette part d’éventualité qui semble être l’essence même de notre nature ?
La cause efficiente, le moteur de cette belle évolution du genre humain, c’est la tendance de tous les hommes vers le bien-être, dont la Fixité est une partie si essentielle. Le moyen c’est le traité à forfait pour les chances appréciables, ou l’abandon graduel de cette forme primitive de l’association qui consiste à attacher irrévocablement tous les associés à toutes les chances de l’entreprise, — en d’autres termes, le perfectionnement de l’association. Il est au moins singulier que les grands réformateurs modernes nous montrent l’association comme brisée juste par l’élément qui la perfectionne.
Pour que certains hommes consentent à assumer sur eux-mêmes, à forfait, des risques qui incombent naturellement à d’autres, il faut qu’un certain genre de connaissances, que j’ai appelé statistique expérimentale, ait fait quelque progrès ; car il faut bien que l’expérience mette à même d’apprécier, au moins approximativement, ces risques, et par conséquent la valeur du service qu’on rend à celui qu’on en affranchit. C’est pourquoi les transactions et les associations des peuples grossiers et ignorants n’admettent pas de clauses de cette nature, et dès lors, ainsi que je le disais, l’aléatoire exerce sur eux tout son empire. Qu’un sauvage, déjà vieux, ayant quelque approvisionnement en gibier, prenne un jeune chasseur à son service, il ne lui donnera pas un salaire fixe, mais une part dans les prises. Comment, en effet, l’un et l’autre pourraient-ils statuer du connu sur l’inconnu ? Les enseignements du passé n’existent pas pour eux au degré nécessaire pour permettre d’assurer l’avenir d’avance.
Dans les temps d’inexpérience et de barbarie, sans doute les hommes socient, s’associent, puisque, nous l’avons démontré, ils ne peuvent pas vivre sans cela ; mais l’association ne peut prendre chez eux que cette forme primitive, élémentaire, que les socialistes nous donnent comme la loi et le salut de l’avenir.
Plus tard, quand deux hommes ont longtemps travaillé ensemble à chances communes, il arrive un moment où, le risque pouvant être apprécié, l’un d’eux l’assume tout entier sur lui-même, moyennant une rétribution convenue.
Cet arrangement est certainement un progrès. Pour en être convaincu, il suffit de savoir qu’il se fait librement, du consentement des deux parties, ce qui n’arriverait pas s’il ne les accommodait toutes deux. Mais il est aisé de comprendre en quoi il est avantageux. L’une y gagne, en prenant tous les risques de l’entreprise, d’en avoir le gouvernement exclusif ; l’autre, d’arriver à cette fixité de position si précieuse aux hommes. Et quant à la société, en général, elle ne peut que se bien trouver de ce qu’une entreprise, autrefois tiraillée par deux intelligences et deux volontés, va désormais être soumise à l’unité de vues et d’action.
Mais, parce que l’association est modifiée, peut-on dire qu’elle est dissoute, alors que le concours de deux hommes persiste et qu’il n’y a de changé que le mode selon lequel le produit se partage ? Peut-on dire surtout qu’elle s’est dépravée, alors que la novation est librement consentie et satisfait tout le monde ?
Pour réaliser de nouveaux moyens de satisfaction, il faut presque toujours, je pourrais dire toujours, le concours d’un travail antérieur et d’un travail actuel. D’abord, en s’unissant dans une œuvre commune, le Capital et le Travail sont forcés de se soumettre, chacun pour sa part, aux risques de l’entreprise. Cela dure jusqu’à ce que ces risques puissent être expérimentalement appréciés. Alors deux tendances aussi naturelles l’une que l’autre au cœur humain se manifestent ; je veux parler des tendances à l’unité de direction et à la fixité de situation. Rien de plus simple que d’entendre le Capital dire au Travail : « L’expérience nous apprend que ton profit éventuel constitue pour toi une rétribution moyenne de tant. Si tu veux, je t’assurerai ce quantum et dirigerai l’opération, dont m’appartiendront les chances bonnes ou mauvaises. »
Il est possible que le Travail réponde : « Cette proposition m’arrange. Tantôt, dans une année, je ne gagne que 300 fr. ; une autre fois j’en gagne 900. Ces fluctuations m’importunent ; elles m’empêchent de régler uniformément mes dépenses et celles de ma famille. C’est un avantage pour moi de me soustraire à cet imprévu perpétuel et de recevoir une rétribution fixe de 600 fr. »
Sur cette réponse, les termes du contrat sont changés. On continuera bien d’unir ses efforts, d’en partager les produits, et par conséquent l’association ne sera pas dissoute ; mais elle sera modifiée, en ce sens que l’une des parties, le Capital, prendra la charge de tous les risques et la compensation de tous les profits extraordinaires, tandis que l’autre partie, le Travail, s’assurera les avantages de la fixité. Telle est l’origine du Salaire.
La convention peut s’établir en sens inverse. Souvent, c’est l’entrepreneur qui dit au capitaliste : « Nous avons travaillé à chances communes. Maintenant que ces chances nous sont plus connues, je te propose d’en traiter à forfait. Tu as 20,000 fr. dans l’entreprise, pour lesquels tu as reçu une année 500 fr., une autre 1,500 fr. Si tu y consens, je te donnerai 1,000 fr. par an, ou 5 pour 100, et je te dégagerai de tout risque, à condition que je gouvernerai l’œuvre comme je l’entendrai. »
Probablement, le capitaliste répondra : « Puisqu’à travers de grands et fâcheux écarts, je ne reçois pas, en moyenne, plus de 1,000 fr. par an, j’aime mieux que cette somme me soit régulièrement assurée. Ainsi je resterai dans l’association par mon capital, mais affranchi de toutes chances. Mon activité, mon intelligence peuvent désormais, avec plus de liberté, se livrer à d’autres soins. »
Au point de vue social, comme au point de vue individuel, c’est un avantage.
On le voit, il est au fond de l’humanité une aspiration vers un état stable, il se fait en elle un travail incessant pour restreindre et circonscrire de toute part l’aléatoire. Quand deux personnes participent à un risque commun, ce risque existant par lui-même ne peut être anéanti, mais il y a tendance à ce qu’une de ces deux personnes s’en charge à forfait. Si le capital le prend pour son compte, c’est le travail dont la rémunération se fixe sous le nom de salaire. Si le travail veut assumer les chances bonnes et mauvaises, alors c’est la rémunération du capital qui se dégage et se fixe sous le nom d’intérêt.
Et comme les capitaux ne sont autre chose que des services humains, on peut dire que capital et travail sont deux mots qui, au fond, expérimentent une idée commune ; par conséquent, il en est de même des mots intérêt et salaire. Là donc où la fausse science ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive toujours à l’identité.
Ainsi, considéré dans son origine, sa nature et sa forme, le salaire n’a en lui-même rien de dégradant, rien d’humiliant, pas plus que l’intérêt. L’un et l’autre sont la part revenant au travail actuel et au travail antérieur dans les résultats d’une entreprise commune. Seulement il arrive presque toujours, à la longue, que les deux associés traitent à forfait pour une de ces parts. Si c’est le travail actuel qui aspire à une rémunération uniforme, il cède sa part aléatoire contre un salaire. Si c’est le travail antérieur, il cède sa part éventuelle contre un intérêt.
Pour moi, je suis convaincu que cette stipulation nouvelle, intervenue postérieurement à l’association primitive, loin d’en être la dissolution, en est le perfectionnement. Je n’ai aucun doute à cet égard quand je considère qu’elle naît d’un besoin très-senti, d’un penchant naturel à tous les hommes vers la stabilité, et que, de plus, elle satisfait toutes les parties sans blesser, bien au contraire, en servant l’intérêt général.
Les réformateurs modernes qui, sous prétexte d’avoir inventé l’association, voudraient nous ramener à ses formes rudimentaires, devraient bien nous dire en quoi les traités à forfait blessent le droit ou l’équité ; comment ils nuisent au progrès, et en vertu de quel principe ils prétendent les interdire. Ils devraient aussi nous dire comment, si de telles stipulations sont empreintes de barbarie, ils en concilient l’intervention constante et progressive avec ce qu’ils proclament de la perfectibilité humaine.
À mes yeux, ces stipulations sont une des plus merveilleuses manifestations comme un des plus puissants ressorts du progrès. Elles sont à la fois le couronnement, la récompense d’une civilisation fort ancienne dans le passé, et le point de départ d’une civilisation illimitée dans l’avenir. Si la société s’en fût tenue à cette forme primitive de l’association qui attache aux risques de l’entreprise tous les intéressés, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des transactions humaines n’auraient pu s’accomplir. Celui qui aujourd’hui participe à vingt entreprises aurait été enchaîné pour toujours à une seule. L’unité de vues et de volontés aurait fait défaut à toutes les opérations. Enfin, l’homme n’eût jamais goûté ce bien si précieux qui peut être la source du génie, — la stabilité.
C’est donc d’une tendance naturelle et indestructible qu’est né le salariat. Remarquons toutefois qu’il ne satisfait qu’imparfaitement à l’aspiration des hommes. Il rend plus uniforme, plus égale, plus rapprochée d’une moyenne la rémunération des ouvriers ; mais il est une chose qu’il ne peut pas faire, pas plus que n’y parviendrait d’ailleurs l’association des risques, c’est de leur assurer le travail.
Et ici je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien est puissant le sentiment que j’invoque dans tout le cours de cet article, et, dont les modernes réformateurs ne semblent pas soupçonner l’existence : je veux parler de l’aversion pour l’incertitude. C’est précisément ce sentiment qui a rendu si difficile aux déclamateurs socialistes la tâche de faire prendre aux ouvriers le salaire en haine.
On peut concevoir trois degrés dans la condition de l’ouvrier : la prédominance de l’aléatoire ; la prédominance de la stabilité ; un état intermédiaire, d’où l’aléatoire en partie exclu ne laisse pas encore à la stabilité une place suffisante.
Ce que les ouvriers n’ont pas compris, c’est que l’association, telle que les socialistes la leur prêchent, c’est l’enfance de la société, la période des tâtonnements, l’époque des brusques écarts, des alternatives de pléthore et de marasme, en un mot, le règne absolu de l’aléatoire. Le salariat, au contraire, est ce degré intermédiaire qui sépare l’aléatoire de la stabilité.
Or les ouvriers ne se sentant pas encore, à beaucoup près, dans la stabilité, mettaient, comme tous les hommes soumis à un malaise, leurs espérances dans un changement quelconque de position. C’est pourquoi il a été très-facile au socialisme de leur en imposer avec le grand mot d’association. Les ouvriers se croyaient poussés en avant, quand, en réalité, ils étaient refoulés en arrière.
Oui, les malheureux étaient refoulés vers les premiers tâtonnements de l’évolution sociale : car l’association telle qu’on la leur prêchait, qu’est-ce autre chose que l’enchaînement de tous à tous les risques ? — Combinaison fatale dans les temps d’ignorance absolue, puisque le traité à forfait suppose au moins un commencement de statistique expérimentale. — Qu’est-ce autre chose que la restauration pure et simple du règne de l’aléatoire ?
Aussi les ouvriers qui s’étaient enthousiasmés pour l’association, tant qu’ils ne l’avaient aperçue qu’à l’état théorique, se sont-ils ravisés dès que la Révolution de Février a paru rendre la pratique possible.
À ce moment, beaucoup de patrons, soit qu’ils fussent sous l’influence de l’engouement universel, soit qu’ils cédassent à la peur, offrirent de substituer au salaire le compte en participation. Mais les ouvriers reculèrent devant cette solidarité des risques. Ils comprirent que ce qu’on leur offrait, pour le cas où l’entreprise serait en perte, c’était l’absence de toute rémunération sous une forme quelconque, c’était la mort.
On vit alors une chose qui ne serait pas honorable pour la classe ouvrière de notre pays, si le blâme ne devait pas être reporté aux prétendus réformateurs, en qui malheureusement elle avait mis sa confiance. On vit la classe ouvrière réclamer une association bâtarde où le salaire serait maintenu, et selon laquelle la participation aux profits n’entraînerait nullement la participation aux pertes.
Il est fort douteux que jamais les ouvriers eussent songé d’eux-mêmes à mettre en avant de telles prétentions. Il y a dans la nature humaine un fonds de bon sens et de justice qui répugne à l’iniquité évidente. Pour dépraver le cœur de l’homme, il faut commencer par fausser son esprit.
C’est ce que n’avaient pas manqué de faire les chefs de l’École socialiste, et, à ce point de vue, je me suis souvent demandé s’ils n’avaient pas des intentions perverses. L’intention est un asile que je suis toujours disposé à respecter ; cependant il est bien difficile d’exonérer complétement, en cette circonstance, celle des chefs socialistes.
Après avoir, par les déclamations aussi injustes que persévérantes dont leurs livres abondent, irrité contre les patrons la classe ouvrière ; après lui avoir persuadé qu’il s’agissait d’une guerre, et qu’en temps de guerre tout est permis contre l’ennemi ; ils ont, pour le faire passer, enveloppé l’ultimatum des ouvriers dans des subtilités scientifiques et même dans les nuages du mysticisme. Ils ont imaginé un être abstrait, la Société, devant à chacun de ses membres un minimum, c’est-à-dire des moyens d’existence assurés. « Vous avez donc le droit, ont-ils dit aux ouvriers, de réclamer un salaire fixe. » Par là ils ont commencé à satisfaire le penchant naturel des hommes vers la stabilité. Ensuite ils ont enseigné qu’indépendamment du salaire, l’ouvrier devait avoir une part dans les bénéfices ; et quand on leur a demandé s’il devait aussi supporter une part des pertes, ils ont répondu qu’au moyen de l’intervention de l’État et grâce à la garantie du contribuable, ils avaient imaginé un système d’industrie universelle à l’abri de toute perte. C’était le moyen de lever les derniers scrupules des malheureux ouvriers, qu’on vit, ainsi que je l’ai dit, à la révolution de Février, très-disposés à stipuler en leur faveur ces trois clauses :
1° Continuation du salaire,
2° Participation aux profits,
3° Affranchissement de toute participation aux pertes.
On dira peut-être que cette stipulation n’est ni si injuste ni si impossible qu’elle le paraît, puisqu’elle s’est introduite et maintenue dans beaucoup d’entreprises de journaux, de chemins de fer, etc.
Je réponds qu’il y a quelque chose de véritablement puéril à se duper soi-même, en donnant de très grands noms à de très petites choses ; avec un peu de bonne foi, on conviendra sans doute que cette répartition des profits, que quelques entreprises font aux ouvriers salariés, ne constitue pas l’association, n’en mérite pas le titre, et n’est pas une grande révolution survenue dans les rapports de deux classes sociales. C’est une gratification ingénieuse, un encouragement utile donné aux salariés, sous une forme qui n’est pas précisément nouvelle, bien qu’on veuille la faire passer pour une adhésion au socialisme. Les patrons qui, adoptant cet usage, consacrent un dixième, un vingtième, un centième de leurs profits, quand ils en ont, à cette largesse, peuvent en faire grand bruit et se proclamer les généreux rénovateurs de l’ordre social ; mais cela ne vaut réellement pas la peine de nous occuper. — Et je reviens à mon sujet.
Le Salariat fut donc un progrès. D’abord le travail antérieur et le travail actuel s’associèrent, à risques communs, pour des entreprises communes dont le cercle, sous une telle formule, dut être bien restreint. Si la Société n’avait pas trouvé d’autres combinaisons, jamais œuvre importante ne se fût exécutée dans le monde. L’humanité en serait restée à la chasse, à la pêche et à quelques ébauches d’agriculture.
Plus tard, obéissant à un double sentiment, celui qui nous fait aimer et rechercher la stabilité, celui qui nous porte à vouloir diriger les opérations dont nous courons les chances, les deux associés, sans rompre l’association, traitèrent à forfait du risque commun. Il fut convenu que l’une des parties donnerait à l’autre une rémunération fixe, et qu’elle assumerait sur elle-même tous les risques comme la direction de l’entreprise. Quand cette fixité échoit au travail antérieur, au capital, elle s’appelle Intérêt ; quand elle échoit au travail actuel, elle se nomme Salaire.
Mais, ainsi que je l’ai fait observer, le salaire n’atteint qu’imparfaitement le but de constituer, pour une certaine classe d’hommes, un état de stabilité ou de sécurité relativement aux moyens d’existence. C’est un degré, c’est un pas très-prononcé, très-difficile, qu’à l’origine on aurait pu croire impossible, vers la réalisation de ce bienfait ; mais ce n’est pas son entière réalisation.
Il n’est peut-être pas inutile de le dire en passant, la fixité des situations, la stabilité ressemble à tous les grands résultats que l’humanité poursuit. Elle en approche toujours, elle ne les atteindra jamais. Par cela seul que la stabilité est un bien, nous ferons toujours des efforts pour étendre de plus en plus parmi nous son empire ; mais il n’est pas dans notre nature d’en avoir jamais la possession complète. On peut même aller jusqu’à dire que cela n’est pas désirable, au moins pour l’homme tel qu’il est. En quelque genre que ce soit, le bien absolu serait la mort de tout désir, de tout effort, de toute combinaison, de toute pensée, de toute prévoyance, de toute vertu ; la perfection exclut la perfectibilité.
Les classes laborieuses s’étant donc élevées, par la suite des temps, et grâce au progrès de la civilisation, jusqu’au Salariat, ne se sont pas arrêtées là dans leurs efforts pour réaliser la stabilité.
Sans doute le salaire arrive avec certitude à la fin d’un jour occupé ; mais quand les circonstances, les crises industrielles ou simplement les maladies ont forcé les bras de chômer, le salaire chôme aussi, et alors l’ouvrier devrait-il soumettre au chômage son alimentation, celle de sa femme et de ses enfants ?
Il n’y a qu’une ressource pour lui. C’est d’épargner, aux jours de travail, de quoi satisfaire aux besoins des jours de vieillesse et de maladie.
Mais qui peut d’avance, eu égard à l’individu, mesurer comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être aidée ?
Ce qui ne se peut pour l’individu devient plus praticable pour les masses, en vertu de la loi des grands nombres. Voilà pourquoi ce tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage, atteint son but avec beaucoup plus d’efficacité, de régularité, de certitude, quand il est centralisé par l’association que lorsqu’il est abandonné aux chances individuelles.
De là les sociétés de secours mutuels, institution admirable, née des entrailles de l’humanité longtemps avant le nom même de Socialisme. Il serait difficile de dire quel est l’inventeur de cette combinaison. Je crois que le véritable inventeur c’est le besoin, c’est cette aspiration des hommes vers la fixité, c’est cet instinct toujours inquiet, toujours agissant, qui nous porte à combler les lacunes que l’humanité rencontre dans sa marche vers la stabilité des conditions.
Toujours est-il que j’ai vu surgir spontanément des sociétés de secours mutuels, il y a plus de vingt-cinq ans, parmi les ouvriers et les artisans les plus dénués, dans les villages les plus pauvres du département des Landes.
Le but de ces sociétés est évidemment un nivellement général de satisfaction, une répartition sur toutes les époques de la vie des salaires gagnés dans les bons jours. Dans toutes les localités où elles existent, elles ont fait un bien immense. Les associés s’y sentent soutenus par le sentiment de la sécurité, un des plus précieux et des plus consolants qui puissent accompagner l’homme dans son pèlerinage ici-bas. De plus, ils sentent tous leur dépendance réciproque, l’utilité dont ils sont les uns pour les autres ; ils comprennent à quel point le bien et le mal de chaque individu ou de chaque profession deviennent le bien et le mal communs ; ils se rallient autour de quelques cérémonies religieuses prévues par leurs statuts ; enfin ils sont appelés à exercer les uns sur les autres cette surveillance vigilante, si propre à inspirer le respect de soi-même en même temps que le sentiment de la dignité humaine, ce premier et difficile échelon de toute civilisation.
Ce qui a fait jusqu’ici le succès de ces sociétés, — succès lent à la vérité comme tout ce qui concerne les masses, — c’est la liberté, et cela s’explique.
Leur écueil naturel est dans le déplacement de la Responsabilité. Ce n’est jamais sans créer pour l’avenir de grands dangers et de grandes difficultés qu’on soustrait l’individu aux conséquences de ses propres actes[4]. Le jour où tous les citoyens diraient : « Nous nous cotisons pour venir en aide à ceux qui ne peuvent travailler ou ne trouvent pas d’ouvrage, » il serait à craindre qu’on ne vît se développer, à un point dangereux, le penchant naturel de l’homme vers l’inertie, et que bientôt les laborieux ne fussent réduits à être les dupes des paresseux. Les secours mutuels impliquent donc une mutuelle surveillance, sans laquelle le fonds des secours serait bientôt épuisé. Cette surveillance réciproque, qui est pour l’association une garantie d’existence, pour chaque associé une certitude qu’il ne joue pas le rôle de dupe, fait en outre la vraie moralité de l’institution. Grâce à elle, on voit disparaître peu à peu l’ivrognerie et la débauche, car quel droit aurait au secours de la caisse commune un homme à qui l’on pourrait prouver qu’il s’est volontairement attiré la maladie et le chômage, par sa faute et par suite d’habitudes vicieuses ? C’est cette surveillance qui rétablit la Responsabilité, dont l’association, par elle-même, tendait à affaiblir le ressort.
Or, pour que cette surveillance ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu’elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de chaque localité.
Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu’il s’attribuera. Son premier soin sera de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable[5]. « Car, dira-t-il, n’est-il pas bien naturel et bien juste que l’État contribue à une œuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire ? » Première injustice : faire entrer de force dans la société, et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions de secours. Ensuite, sous prétexte d’unité, de solidarité (que sais-je ?), il s’avisera de fondre toutes les associations en une seule soumise a un règlement uniforme.
Mais, je le demande, que sera devenue la moralité de l’institution quand sa caisse sera alimentée par l’impôt ; quand nul, si ce n’est quelque bureaucrate, n’aura intérêt à défendre le fonds commun ; quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser ; quand aura cessé toute surveillance mutuelle, et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer un bon tour au gouvernement ? Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre ; mais, ne pouvant plus compter sur l’action privée, il faudra bien qu’il y substitue l’action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s’interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police.
L’État n’apercevra d’abord que l’avantage d’augmenter la tourbe de ses créatures, de multiplier le nombre des places à donner, d’étendre son patronage et son influence électorale. Il ne remarquera pas qu’en s’arrogeant une nouvelle attribution, il vient d’assumer sur lui une responsabilité nouvelle, et, j’ose le dire, une responsabilité effrayante. Car bientôt qu’arrivera-t-il ? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une propriété qu’ils administrent, qu’ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à peu, ils s’accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage, non comme provenant d’un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils n’admettront pas pour elle l’impossibilité de payer, et ne seront jamais contents des répartitions. L’État se verra contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant l’opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissant, et on en reculera le redressement d’année en année, comme c’est l’usage, jusqu’à ce que vienne le jour d’une explosion. Mais alors on s’apercevra qu’on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d’un ministre ou d’un préfet même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d’avoir perdu jusqu’à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice.
Telles sont quelques-unes des raisons qui m’ont alarmé, je l’avoue, quand j’ai vu qu’une commission de l’assemblée législative était chargée de préparer un projet de loi sur les sociétés de secours mutuels. J’ai cru que l’heure de la destruction avait sonné pour elles, et je m’en affligeais d’autant plus qu’à mes yeux un grand avenir les attend, pourvu qu’on leur conserve l’air fortifiant de la liberté. Eh quoi ! est-il donc si difficile de laisser les hommes essayer, tâtonner, choisir, se tromper, se rectifier, apprendre, se concerter, gouverner leurs propriétés et leurs intérêts, agir pour eux-mêmes, à leurs périls et risques, sous leur propre responsabilité ; et ne voit-on pas que c’est ce qui les fait hommes ? Partira-t-on toujours de cette fatale hypothèse, que tous les gouvernants sont des tuteurs et tous les gouvernés des pupilles ?
Je dis que, laissées aux soins et à la vigilance des intéressés, les sociétés de secours mutuels ont devant elles un grand avenir, et je n’en veux pour preuve que ce qui se passe de l’autre côté de la Manche.
« En Angleterre la prévoyance individuelle n’a pas attendu l’impulsion du gouvernement pour organiser une assistance puissante et réciproque entre les deux classes laborieuses. Depuis longtemps, il s’est fondé dans les principales villes de la Grande-Bretagne des associations libres, s’administrant elles-mêmes, etc.
Le nombre total de ces associations, pour les trois royaumes, s’élève à 33,223, qui ne comprennent pas moins de trois millions cinquante deux mille individus. C’est la moitié de la population adulte de la Grande-Bretagne…
Cette grande confédération des classes laborieuses, cette institution de fraternité effective et pratique, repose sur les bases les plus solides. Leur revenu est de 125 millions, et leur capital accumulé atteint 280 millions.
C’est dans ce fonds que puisent tous les besoins quand le travail diminue ou s’arrête. On s’est étonné quelquefois de voir l’Angleterre résister au contrecoup des immenses et profondes perturbations qu’éprouve de temps en temps et presque périodiquement sa gigantesque industrie. L’explication de ce phénomène est, en grande partie, dans le fait que nous signalons.
M. Roebuck[6] voulait qu’à cause de la grandeur de la question, le gouvernement fît acte d’initiative et de tutelle en prenant lui-même cette question en main… Le chancelier de l’Échiquier s’y est refusé.
Là où les intérêts individuels suffisent à se gouverner librement eux-mêmes, le pouvoir, en Angleterre, juge inutile de faire intervenir son action. Il veille de haut à ce que tout se passe régulièrement ; mais il laisse à chacun le mérite de ses efforts et le soin d’administrer sa propre chose, selon ses vues et ses convenances. C’est à cette indépendance des citoyens que l’Angleterre doit certainement une partie de sa grandeur comme nation[7]. »
L’auteur aurait pu ajouter : C’est encore à cette indépendance que les citoyens doivent leur expérience et leur valeur personnelle. C’est à cette indépendance que le gouvernement doit son irresponsabilité relative, et par suite sa stabilité.
Parmi les institutions qui peuvent naître des sociétés de secours mutuels, quand celles-ci auront accompli l’évolution qu’elles commencent à peine, je mets au premier rang, à cause de son importance sociale, la caisse de retraite des travailleurs.
Il y a des personnes qui traitent une telle institution de chimère. Ces personnes, sans doute, ont la prétention de savoir où sont, en fait de Stabilité, les bornes qu’il n’est pas permis à l’Humanité de franchir. Je leur adresserai ces simples questions : Si elles n’avaient jamais connu que l’état social des peuplades qui vivent de chasse ou de pêche, auraient-elles pu prévoir, je ne dis pas les revenus fonciers, les rentes sur l’État, les traitements fixes, mais même le Salariat, ce premier degré de fixité dans la condition des classes les plus pauvres ? Et plus tard, si elles n’avaient jamais vu que le salariat, tel qu’il existe dans les pays où ne s’est pas encore montré l’esprit d’association, auraient-elles osé prédire les destinées réservées aux sociétés de secours mutuels, telles que nous venons de les voir fonctionner en Angleterre ? Ou bien ont-elles quelque bonne raison de croire qu’il était plus facile aux classes laborieuses de s’élever d’abord au salariat, puis aux sociétés de secours, que de parvenir aux caisses de retraite ? Ce troisième pas serait-il plus infranchissable que les deux autres ?
Pour moi, je vois que l’Humanité a soif de stabilité ; je vois que, de siècle en siècle, elle ajoute à ses conquêtes incomplètes, au profit d’une classe ou d’une autre, par des procédés merveilleux, qui semblent bien au-dessus de toute invention individuelle, et je n’oserais certes pas dire où elle s’arrêtera dans cette voie.
Ce qu’il y a de positif, c’est que la Caisse de retraite est l’aspiration universelle, unanime, énergique, ardente de tous les ouvriers ; et c’est bien naturel.
Je les ai souvent interrogés, et j’ai toujours reconnu que la grande douleur de leur vie ce n’est ni le poids du travail, ni la modicité du salaire, ni même le sentiment d’irritation que pourrait provoquer dans leur âme le spectacle de l’inégalité. Non ; ce qui les affecte, ce qui les décourage, ce qui les déchire, ce qui les crucifie, c’est l’incertitude de l’avenir. À quelque profession que nous appartenions, que nous soyons fonctionnaires, rentiers, propriétaires, négociants, médecins, avocats, militaires, magistrats, nous jouissons, sans nous en apercevoir, par conséquent sans en être reconnaissants, des progrès réalisés par la Société, au point de ne plus comprendre, pour ainsi dire, cette torture de l’incertitude. Mais mettons-nous à la place d’un ouvrier, d’un artisan que hante tous les matins, à son réveil, cette pensée :
« Je suis jeune et robuste ; je travaille, et même il me semble que j’ai moins de loisirs, que je répands plus de sueurs que la plupart de mes semblables. Cependant c’est à peine si je puis arriver à pourvoir à mes besoins, à ceux de ma femme et de mes enfants. Mais que deviendrai-je, que deviendront-ils, quand l’âge ou la maladie auront énervé mes bras ? Il me faudrait un empire sur moi-même, une force, une prudence surhumaines pour épargner sur mon salaire de quoi faire face à ces jours de malheur. Encore, contre la maladie, j’ai la chance de jouer de bonheur ; et puis il y a des sociétés de secours mutuels. Mais la vieillesse n’est pas une éventualité ; elle arrivera fatalement. Tous les jours je sens son approche, elle va m’atteindre ; et alors, après une vie de probité et de labeur, quelle est la perspective que j’ai devant les yeux ? L’hospice, la prison ou le grabat pour moi ; pour ma femme, la mendicité ; pour ma fille ; pis encore. Oh ! que n’existe-t-il quelque institution sociale qui me ravisse, même de force, pendant ma jeunesse, de quoi assurer du pain à mes vieux jours ! »
Il faut bien nous dire que cette pensée, que je viens d’exprimer faiblement, tourmente, au moment où j’écris, et tous les jours, et toutes les nuits, et à toute heure, l’imagination épouvantée d’un nombre immense de nos frères. — Et quand un problème se pose dans de telles conditions devant l’humanité, soyons-en bien assurés, c’est qu’il n’est pas insoluble.
Si, dans leurs efforts pour donner plus de stabilité à leur avenir, les ouvriers ont semé l’alarme parmi les autres classes de la société, c’est qu’ils ont donné à ces efforts une direction fausse, injuste, dangereuse. Leur première pensée, — c’est l’usage en France, — a été de faire irruption sur la fortune publique ; de fonder la caisse des retraites sur le produit des contributions ; de faire intervenir l’État ou la Loi, c’est-à-dire d’avoir tous les profits de la spoliation sans en avoir ni les dangers ni la honte.
Ce n’est pas de ce côté de l’horizon social que peut venir l’institution tant désirée par les ouvriers. La caisse de retraite, pour être utile, solide, louable, pour que son origine soit en harmonie avec sa fin, doit être le fruit de leurs efforts, de leur énergie, de leur sagacité, de leur expérience, de leur prévoyance. Elle doit être alimentée par leurs sacrifices ; elle doit croître arrosée de leurs sueurs. Ils n’ont rien à demander au gouvernement, si ce n’est liberté d’action et répression de toute fraude.
Mais le temps est-il arrivé où la fondation d’une caisse de retraite pour les travailleurs est possible ? Je n’oserais l’affirmer ; j’avoue même que je ne le crois pas. Pour qu’une institution qui réalise un nouveau degré de stabilité en faveur d’une classe puisse s’établir, il faut qu’un certain progrès, qu’un certain degré de civilisation se soit réalisé dans le milieu social où cette institution aspire à la vie. Il faut qu’une atmosphère vitale lui soit préparée. Si je ne me trompe, c’est aux sociétés de secours mutuels, par les ressources matérielles qu’elles créeront, par l’esprit d’association, l’expérience, la prévoyance, le sentiment de la dignité qu’elles feront pénétrer dans les classes laborieuses, c’est, dis-je, aux sociétés de secours qu’il est réservé d’enfanter les caisses de retraite.
Car voyez ce qui se passe en Angleterre, et vous resterez convaincu que tout se lie, et qu’un progrès, pour être réalisable, veut être précédé d’un autre progrès.
En Angleterre, tous les adultes que cela intéresse sont successivement arrivés, sans contrainte, aux sociétés de secours, et c’est là un point très-important quand il s’agit d’opérations qui ne présentent quelque justesse que sur une grande échelle, en vertu de la loi des grands nombres.
Ces sociétés ont des capitaux immenses, et recueillent en outre tous les ans des revenus considérables.
Il est permis de croire, ou il faudrait nier la civilisation, que l’emploi de ces prodigieuses sommes à titre de secours se restreindra proportionnellement de plus en plus.
La salubrité est un des bienfaits que la civilisation développe. L’hygiène, l’art de guérir font quelque progrès ; les machines prennent à leur charge la partie la plus pénible du travail humain ; la longévité s’accroît. Sous tous ces rapports, les charges des associations de secours tendent à diminuer.
Ce qui est plus décisif et plus infaillible encore, c’est la disparition des grandes crises industrielles en Angleterre. Elles ont eu pour cause tantôt ces engouements subits, qui de temps en temps saisissent les Anglais, pour des entreprises plus que hasardées et qui entraînent une dissipation immense de capitaux ; tantôt les écarts de prix qu’avaient à subir les moyens de subsistance, sous l’action du régime restrictif : car il est bien clair que, quand le pain et la viande sont fort chers, toutes les ressources du peuple sont employées à s’en procurer, les autres consommations sont délaissées, et le chômage des fabriques devient inévitable.
La première de ces causes, on la voit succomber aujourd’hui sous les leçons de la discussion publique et sous les leçons plus rudes de l’expérience ; et l’on peut déjà prévoir que cette nation, qui se jetait naguère dans les emprunts américains, dans les mines du Mexique, dans les entreprises de chemins de fer avec une si moutonnière crédulité, sera beaucoup moins dupe que d’autres des illusions californiennes.
Que dirai-je du Libre Échange, dont le triomphe est dû à Cobden[8], non à Robert Peel ; car l’apôtre aurait toujours fait surgir un homme d’État, tandis que l’homme d’État ne pouvait se passer de l’apôtre ? Voilà une puissance nouvelle dans le monde, et qui portera, j’espère, un rude coup à ce monstre qu’on nomme chômage. La restriction a pour tendance et pour effet (elle ne le nie pas) de placer plusieurs industries du pays, et par suite une partie de sa population, dans une situation précaire. Comme ces vagues amoncelées, qu’une force passagère tient momentanément au-dessus du niveau de la mer, aspirent incessamment à descendre, de même ces industries factices, environnées de toute part d’une concurrence victorieuse, menacent sans cesse de s’écrouler. Que faut-il pour déterminer leur chute ? Une modification dans l’un des articles d’un des innombrables tarifs du monde. De là une crise. En outre, les variations de prix sur une denrée sont d’autant plus grandes que le cercle de la concurrence est plus étroit. Si l’on entourait de douanes un département, un arrondissement, une commune, on rendrait les fluctuations des prix considérables. La liberté agit sur le principe des assurances. Elle compense, pour les divers pays et pour les diverses années, les mauvaises récoltes par les bonnes. Elle maintient les prix rapprochés d’une moyenne ; elle est donc une force de nivellement et d’équilibre. Elle concourt à la stabilité ; donc elle combat l’instabilité, cette grande source des crises et des chômages. Il n’y a aucune exagération à dire que la première partie de l’œuvre de Cobden affaiblira beaucoup les dangers qui ont fait naître, en Angleterre, les sociétés de secours mutuels.
Cobden a entrepris une autre tâche (et elle réussira, parce que la vérité bien servie triomphe toujours) qui n’exercera pas moins d’influence sur la fixité du sort des travailleurs. Je veux parler de l’abolition de la guerre, ou plutôt (ce qui revient au même) de l’infusion de l’esprit de paix dans l’opinion qui décide de la paix et de la guerre. La guerre est toujours la plus grande des perturbations que puisse subir un peuple dans son industrie, dans le courant de ses affaires, la direction de ses capitaux, même jusque dans ses goûts. Par conséquent, c’est une cause puissante de dérangement, de malaise, pour les classes qui peuvent le moins changer la direction de leur travail. Plus cette cause s’affaiblira, moins seront onéreuses les charges des sociétés de secours mutuels.
Et d’un autre côté, par la force du progrès, par le seul bénéfice du temps, leurs ressources deviendront de plus en plus abondantes. Le moment arrivera donc où elles pourront entreprendre sur l’instabilité inhérente aux choses humaines, une nouvelle et décisive conquête, en se transformant, en s’instituant caisses de retraite ; et c’est ce qu’elles feront sans doute, puisque c’est là l’aspiration ardente et universelle des travailleurs.
Il est à remarquer qu’en même temps que les circonstances matérielles préparent cette création, les circonstances morales y sont aussi inclinées par l’influence même des sociétés de secours. Ces sociétés développent chez les ouvriers des habitudes, des qualités, des vertus dont la possession et la diffusion sont, pour les caisses de retraite, comme un préliminaire indispensable. Qu’on y regarde de près, on se convaincra que l’avénement de cette institution suppose une civilisation très-avancée. Il en doit être à la fois l’effet et la récompense. Comment serait-il possible, si les hommes n’avaient pas l’habitude de se voir, de se concerter, d’administrer des intérêts communs : ou bien, s’ils étaient livrés à des vices qui les rendraient vieux avant l’âge ; ou encore s’ils en étaient à penser que tout est permis contre le public et qu’un intérêt collectif est légitimement le point de mire de toutes les fraudes ?
Pour que l’établissement des caisses de retraite ne soit pas un sujet de trouble et de discorde, il faut que les travailleurs comprennent bien qu’ils ne doivent en appeler qu’à eux-mêmes, que le fonds collectif doit être volontairement formé par ceux qui ont chance d’y prendre part ; qu’il est souverainement injuste et antisocial d’y faire concourir par l’impôt, c’est-à-dire par la force, les classes qui restent étrangères à la répartition. Or nous n’en sommes pas là, de beaucoup s’en faut, et les fréquentes invocations à l’État ne montrent que trop quelles sont les espérances et les prétentions des travailleurs. Ils pensent que leur caisse de retraite doit être alimentée par des subventions de l’État, comme l’est celle des fonctionnaires. C’est ainsi qu’un abus en provoque toujours un autre.
Mais si les caisses de retraite doivent être entretenues exclusivement par ceux qu’elles intéressent, ne peut-on pas dire qu’elles existent déjà, puisque les compagnies d’assurances sur la vie présentent des combinaisons qui permettent à tout ouvrier de faire profiter l’avenir de tous les sacrifices du présent ?
Je me suis longuement étendu sur les sociétés de secours, et les caisses de retraite, encore que ces institutions ne se lient qu’indirectement au sujet de ce chapitre. J’ai cédé au désir de montrer l’Humanité marchant graduellement à la conquête de la stabilité, ou plutôt (car stabilité implique quelque chose de stationnaire) sortant victorieuse de sa lutte contre l’aléatoire ; l’aléatoire, cette menace incessante qui suffit à elle seule pour troubler toutes les jouissances de la vie ; cette épée de Damoclès qui semblait si inévitablement suspendue sur les destinées humaines. Que cette menace puisse être progressivement et indéfiniment écartée, par la réduction à une moyenne des chances de tous les temps, de tous les lieux et de tous les hommes, c’est certainement une des plus admirables harmonies sociales qui puissent s’offrir à la contemplation de l’économiste philosophe.
Et il ne faut pas croire que cette victoire dépende de deux institutions plus ou moins contingentes. Non ; l’expérience les montrerait impraticables, que l’Humanité n’en trouverait pas moins sa voie vers la fixité. Il suffit que l’incertitude soit un mal pour être assuré qu’il sera incessamment et, tôt ou tard, efficacement combattu, car telle est la loi de notre nature.
Si, comme nous l’avons vu, le salariat a été, au point de vue de la stabilité, une forme plus avancée de l’association entre le capital et le travail, il laisse encore une trop grande place à l’aléatoire. À la vérité, tant qu’il travaille, l’ouvrier sait sur quoi il peut compter. Mais jusqu’à quand aura-t-il de l’ouvrage, et pendant combien de temps aura-t-il la force de l’accomplir ? Voilà ce qu’il ignore et ce qui met dans son avenir un affreux problème. L’incertitude du capitaliste est autre. Elle n’implique pas une question de vie et de mort. « Je tirerai toujours un intérêt de mes fonds ; mais cet intérêt sera-t-il plus ou moins élevé ? » Telle est la question que se pose le travail antérieur.
Les philanthropes sentimentalistes, qui voient là une inégalité choquante, qu’ils voudraient faire disparaître par des moyens artificiels, et je pourrais dire injustes et violents, ne font pas attention qu’après tout on ne peut empêcher la nature des choses d’être la nature des choses. Il ne se peut pas que le travail antérieur n’ait pas plus de sécurité que le travail actuel, parce qu’il ne se peut pas que des produits créés n’offrent pas des ressources plus certaines que des produits à créer ; que des services déjà rendus, reçus et évalués ne présentent une base plus solide que des services encore à l’état d’offre. Si vous n’êtes pas surpris que, de deux pêcheurs, celui-là soit plus tranquille sur son avenir, qui, ayant travaillé et épargné depuis longtemps, possède lignes, filets, bateaux et approvisionnement de poisson, tandis que l’autre n’a absolument rien que la bonne volonté de pêcher, pourquoi vous étonnez-vous que l’ordre social manifeste, à un degré quelconque, les mêmes différences ? Pour que l’envie, la jalousie, le simple dépit de l’ouvrier à l’égard du capitaliste fussent justifiables, il faudrait que la stabilité relative de l’un fut une des causes de l’instabilité de l’autre. Mais c’est le contraire qui est vrai, et c’est justement ce capital existant entre les mains d’un homme qui réalise pour un autre la garantie du salaire, quelque insuffisante qu’elle vous paraisse. Certes, sans le capital, l’aléatoire serait bien autrement imminent et rigoureux. Serait-ce un avantage pour les ouvriers que sa rigueur s’accrût, si elle devenait commune à tous, égale pour tous ?
Deux hommes couraient des risques égaux, pour chacun, à 40. L’un fit si bien par son travail et sa prévoyance, qu’il réduisit à 10 les risques qui le regardaient. Ceux de son compagnon se trouvèrent, du même coup, et par suite d’une mystérieuse solidarité, réduits non pas à 10, mais à 20. Quoi de plus juste que l’un, celui qui avait le mérite, recueillît une plus grande part de la récompense ? quoi de plus admirable que l’autre profitât des vertus de son frère ? Eh bien ! voilà ce que repousse la philanthropie sous prétexte qu’un tel ordre blesse l’égalité.
Le vieux pêcheur dit un jour à son camarade :
« Tu n’as ni barque, ni filets, ni d’autre instrument que tes mains pour pécher, et tu cours grand risque de faire une triste pêche. Tu n’as pas non plus d’approvisionnement, et cependant, pour travailler, il ne faut pas avoir l’estomac vide. Viens avec moi ; c’est ton intérêt comme le mien. C’est le tien, car je te céderai une part de notre pêche, et, quelle qu’elle soit, elle sera toujours plus avantageuse pour toi que le fruit de tes efforts isolés. C’est aussi le mien, car ce que je prendrai de plus, grâce à ton aide, dépassera la portion que j’aurai à te céder. En un mot, l’union de ton travail, du mien et de mon capital, comparativement à leur action isolée, nous vaudra un excédant, et c’est le partage de cet excédant qui explique comment l’association peut nous être à tous deux favorable. »
Cela fut fait ainsi. Plus tard le jeune pêcheur préféra recevoir, chaque jour, une quantité fixe de poisson. Son profit aléatoire fut ainsi converti en salaire, sans que les avantages de l’association fussent détruits, et, à plus forte raison, sans que l’association fût dissoute.
Et c’est dans de telles circonstances que la prétendue philanthropie des socialistes vient déclamer contre la tyrannie des barques et des filets, contre la situation naturellement moins incertaine de celui qui les possède, parce qu’il les a fabriqués précisément pour acquérir quelque certitude ! C’est dans ces circonstances qu’elle s’efforce de persuader au pauvre dénué qu’il est victime de son arrangement volontaire avec le vieux pécheur, et qu’il doit se hâter de rentrer dans l’isolement !
Oui, l’avenir du capitaliste est moins chanceux que celui de l’ouvrier ; ce qui revient à dire que celui qui possède déjà est mieux que celui qui ne possède pas encore. Cela est ainsi et doit être ainsi, car c’est la raison pour laquelle chacun aspire à posséder.
Les hommes tendent donc à sortir du salariat pour devenir capitalistes. C’est la marche conforme à la nature du cœur humain. Quel travailleur ne désire avoir un outil à lui, des avances à lui, une boutique, un atelier, un champ, une maison à lui ? Quel ouvrier n’aspire à devenir patron ? Qui n’est heureux de commander après avoir longtemps obéi ? Reste à savoir si les grandes lois du monde économique, si le jeu naturel des organes sociaux favorisent ou contrarient cette tendance. C’est la dernière question que nous examinerons à propos des salaires.
Et peut-il à cet égard exister quelque doute ?
Qu’on se rappelle l’évolution nécessaire de la production : l’utilité gratuite se substituant incessamment à l’utilité onéreuse ; les efforts humains diminuant sans cesse pour chaque résultat, et, mis en disponibilité, s’attaquant à de nouvelles entreprises ; chaque heure de travail correspondant à une satisfaction toujours croissante. Comment de ces prémisses ne pas déduire l’accroissement progressif des effets utiles à répartir, par conséquent l’amélioration soutenue des travailleurs, et par conséquent encore une progression sans fin dans cette amélioration ?
Car, ici, l’effet devenant cause, nous voyons le progrès non-seulement marcher, mais s’accélérer par la marche : vires acquirere eundo. En effet, de siècle en siècle, l’épargne devient plus facile, puisque la rémunération du travail devient plus féconde. Or l’épargne accroît les capitaux, provoque la demande des bras et détermine l’élévation des salaires. L’élévation des salaires, à son tour, facilite l’épargne et la transformation du salarié en capitaliste. Il y a donc entre la rémunération du travail et l’épargne une action et une réaction constantes, toujours favorables à la classe laborieuse, toujours appliquées à alléger pour elle le joug des nécessités urgentes.
On dira peut-être que je rassemble ici tout ce qui peut faire luire l’espérance aux yeux des prolétaires, et que je dissimule ce qui est de nature à les plonger dans le découragement. S’il y a des tendances vers l’égalité, me dira-t-on, il en est aussi vers l’inégalité. Pourquoi ne les analysez-vous pas toutes, afin d’expliquer la situation vraie du prolétariat, et de mettre ainsi la science d’accord avec les tristes faits qu’elle semble refuser de voir ? Vous nous montrez l’utilité gratuite se substituant à l’utilité onéreuse, les dons de Dieu tombant de plus en plus dans le domaine de la communauté, et, par ce seul fait, le travail humain obtenant une récompense toujours croissante. De cet accroissement de rémunération vous déduisez une facilité croissante d’épargne ; de cette facilité d’épargne, un nouvel accroissement de rémunération amenant de nouvelles épargnes plus abondantes encore, et ainsi de suite à l’infini. Il se peut que ce système soit aussi logique qu’il est optimiste, il se peut que nous ne soyons pas en mesure de lui opposer une réfutation scientifique. Mais où sont les faits qui le confirment ? Où voit-on se réaliser l’affranchissement du prolétariat ? Est-ce dans les grands centres manufacturiers ? Est-ce parmi les manouvriers des campagnes ? Et, si vos prévisions théoriques ne s’accomplissent pas, ne serait-ce point qu’à côté des lois économiques que vous invoquez, il y a d’autres lois, qui agissent en sens contraire, et dont vous ne parlez pas ? Par exemple, pourquoi ne nous dites-vous rien de cette concurrence que les bras se font entre eux et qui les force de se louer au rabais ; de ce besoin urgent de vivre, qui presse le prolétaire et l’oblige à subir les conditions du capital, de telle sorte que c’est l’ouvrier le plus dénué, le plus affamé, le plus isolé, et par suite le moins exigeant, qui fixe pour tous le taux du salaire ? Et si, à travers tant d’obstacles, la condition de nos malheureux frères vient cependant à s’adoucir, pourquoi ne nous montrez-vous pas la loi de la population venant interposer son action fatale, multiplier la multitude, raviver la concurrence, accroître l’offre des bras, donner gain de cause au capital, et réduire le prolétaire à ne recevoir, contre un travail de douze ou seize heures, que ce qui est indispensable (c’est le mot consacré) au maintien de l’existence ?
Si je n’ai pas abordé toutes ces faces de la question, c’est qu’il n’est guère possible de tout accumuler dans un chapitre. J’ai déjà exposé la loi générale de la Concurrence, et on a pu voir qu’elle était loin de fournir à aucune classe, surtout à la moins heureuse, des motifs sérieux de découragement. Plus tard j’exposerai celle de la Population, et l’on s’assurera, j’espère, que dans ses effets généraux elle n’est pas impitoyable. Ce n’est pas ma faute si chaque grande solution, comme est, par exemple, la destinée future de toute une portion de l’humanité, résulte non d’une loi économique isolée, et, par suite, d’un chapitre de cet ouvrage, mais de l’ensemble de ces lois ou de l’ouvrage tout entier.
— Ensuite, et j’appelle l’attention du lecteur sur cette distinction, qui n’est certes pas une subtilité ; quand on est en présence d’un effet, il faut bien se garder de l’attribuer aux lois générales et providentielles, s’il provient au contraire de la violation de ces lois.
Je ne nie certes pas les calamités qui, sous toutes les formes, — labeur excessif, insuffisance de salaire, incertitude de l’avenir, sentiment d’infériorité, — frappent ceux de nos frères qui n’ont pu s’élever encore, par la Propriété, à une situation plus douce. Mais il faut bien reconnaître que l’incertitude, le dénûment et l’ignorance, c’est le point de départ de l’humanité tout entière. Cela étant ainsi, la question, ce me semble, est de savoir : 1° si les lois générales providentielles ne tendent pas à alléger, pour toutes les classes, ce triple joug ; 2° si les conquêtes accomplies par les classes les plus avancées ne sont pas une facilité préparée aux classes attardées. Que si la réponse à ces questions est affirmative, on peut dire que l’harmonie sociale est constatée, et que la Providence serait justifiée à nos yeux, si elle avait besoin de l’être.
Après cela, l’homme étant doué de volonté et de libre arbitre, il est certain que les bienfaisantes lois de la Providence ne lui profitent qu’autant qu’il s’y conforme ; et, quoique j’affirme sa nature perfectible, je n’entends certes pas dire qu’il progresse même alors qu’il méconnaît ou viole ces lois. Ainsi, je dis que les transactions mutuelles, libres, volontaires, exemptes de fraude et de violence, portent en elles-mêmes un principe progressif pour tout le monde. Mais ce n’est pas là affirmer que le progrès est inévitable et qu’il doit jaillir de la guerre, du monopole et de l’imposture. Je dis que le salaire tend à s’élever, que cette élévation facilite l’épargne, et que l’épargne, à son tour, élève le salaire. Mais si le salarié, par des habitudes de dissipation et de débauche, neutralise à l’origine cette cause d’effets progressifs, je ne dis pas que les effets se manifesteront de même, car le contraire est impliqué dans mon affirmation.
Pour soumettre à l’épreuve des faits la déduction scientifique, il faudrait prendre deux époques : par exemple 1750 et 1850.
Il faudrait d’abord constater quelle est, à ces deux époques, la proportion des prolétaires aux propriétaires. On trouverait, je le présume, que, depuis un siècle, le nombre des gens qui ont quelques avances s’est beaucoup accru, relativement au nombre de ceux qui n’en ont pas du tout.
Il faudrait ensuite établir la situation spécifique de chacune de ces deux classes, ce qui ne se peut qu’en observant leurs satisfactions. Très-probablement on trouverait que, de nos jours, elles tirent beaucoup plus de satisfactions réelles, l’une de son travail accumulé, l’autre de son travail actuel, que cela n’était possible sous la régence.
Si ce double progrès respectif et relatif n’a pas été ce que l’on pourrait désirer, surtout pour la classe ouvrière, il faut se demander s’il n’a pas été plus ou moins retardé par des erreurs, des injustices, des violences, des méprises, des passions, en un mot par la faute de l’Humanité, par des causes contingentes qu’on ne peut confondre avec ce que je nomme les grandes et constantes lois de l’économie sociale. Par exemple, n’y a-t-il pas eu des guerres et des révolutions qui auraient pu être évitées ? Ces atrocités n’ont-elles pas absorbé d’abord, dissipé ensuite une masse incalculable de capitaux, par conséquent diminué le fonds des salaires et retardé pour beaucoup de familles de travailleurs l’heure de l’affranchissement ? N’ont-elles pas en outre détourné le travail de son but, en lui demandant, non des satisfactions, mais des destructions ? N’y a-t-il pas eu des monopoles, des priviléges, des impôts mal répartis ? N’y a-t-il pas eu des consommations absurdes, des modes ridicules, des déperditions de force qu’on ne peut attribuer qu’à des sentiments et à des préjugés puérils ?
Et voyez quelles sont les conséquences de ces faits.
Il y a des lois générales auxquelles l’homme peut se conformer ou qu’il peut violer.
S’il est incontestable que les Français ont souvent contrarié, depuis cent ans, l’ordre naturel du développement social ; si l’on ne peut s’empêcher de rattacher à des guerres incessantes, à des révolutions périodiques, à des injustices, des priviléges, des dissipations, des folies de toutes sortes, une déperdition effrayante de forces, de capitaux et de travail ;
Et si, d’un autre côté, malgré ce premier fait bien manifeste, on a constaté un autre fait, à savoir que pendant cette même période de cent ans la classe propriétaire s’est recrutée dans la classe prolétaire, et qu’en même temps toutes deux ont à leur disposition plus de satisfactions respectives ; n’arrivons-nous pas rigoureusement à cette conclusion :
Les lois générales du monde social sont harmoniques, elles tendent dans tous les sens au perfectionnement de l’humanité.
Car enfin, puisque, après une période de cent ans, pendant laquelle elles ont été si fréquemment et si profondément violées, l’Humanité se trouve plus avancée, il faut que leur action soit bienfaisante, et même assez pour compenser encore l’action des causes perturbatrices.
Comment, d’ailleurs, en pourrait-il être autrement ? N’y a-t-il pas une sorte d’équivoque ou plutôt de pléonasme sous ces expressions : Lois générales bienfaisantes ? Peuvent-elles ne pas l’être ?… Quand Dieu a mis dans chaque homme une impulsion irrésistible vers le bien, et, pour le discerner, une lumière susceptible de se rectifier, dès cet instant il a été décidé que l’Humanité était perfectible et qu’à travers beaucoup de tâtonnements, d’erreurs, de déceptions, d’oppressions, d’oscillations, elle marcherait vers le mieux indéfini. Cette marche de l’Humanité, en tant que les erreurs, les déceptions, les oppressions en sont absentes, c’est justement ce qu’on appelle les lois générales de l’ordre social. Les erreurs, les oppressions, c’est ce que je nomme la violation de ces lois ou les causes perturbatrices. Il n’est donc pas possible que les unes ne soient bienfaisantes et les autres funestes, à moins qu’on n’aille jusqu’à mettre en doute si les causes perturbatrices ne peuvent agir d’une manière plus permanente que les lois générales. Or cela est contradictoire à ces prémisses : notre intelligence, qui peut se tromper, est susceptible de se rectifier. Il est clair que le monde social étant constitué comme il l’est, l’erreur rencontre tôt ou tard pour limite la Responsabilité, l’oppression se brise tôt ou tard à la Solidarité ; d’où il suit que les causes perturbatrices ne sont pas d’une nature permanente, et c’est pour cela que ce qu’elles troublent mérite le nom de lois générales.
Pour se conformer à des lois générales, il faut les connaître. Qu’il me soit donc permis d’insister sur les rapports, si mal compris, du capitaliste et du travailleur.
Le capital et le travail ne peuvent se passer l’un de l’autre. Perpétuellement en présence, leurs arrangements sont un des faits les plus importants et les plus intéressants que l’économiste puisse observer. Et qu’on y songe bien, des haines invétérées, des luttes ardentes, des crimes, des torrents de sang peuvent sortir d’une observation mal faite, si elle se popularise.
Or, je le dis avec la conviction la plus entière, on a saturé le public, depuis quelques années, des théories les plus fausses sur cette matière. On a professé que, des transactions libres du capital et du travail, il devait sortir, non pas accidentellement, mais nécessairement, le monopole pour le capitaliste, l’oppression pour le travailleur, d’où l’on n’a pas craint de conclure que la liberté devait être partout étouffée ; car, je le répète, quand on a accusé la liberté d’avoir engendré le monopole, on n’a pas seulement prétendu constater un fait, mais exprimer une Loi. À l’appui de cette thèse, on a invoqué l’action des machines et celle de la concurrence. M. de Sismondi, je crois, a été le fondateur, et M. Buret, le propagateur de ces tristes doctrines, bien que celui-ci n’ait conclu que fort timidement et que le premier n’ait pas osé conclure du tout. Mais d’autres sont venus qui ont été plus hardis. Après avoir soufflé la haine du capitalisme et du propriétarisme, après avoir fait accepter des masses comme un axiome incontestable cette découverte : La liberté conduit fatalement au monopole, ils ont, volontairement ou non, entraîné le peuple à mettre la main sur cette liberté maudite[9]. Quatre jours d’une lutte sanglante l’ont dégagée, mais non rassurée ; car ne voyons-nous pas, à chaque instant, la main de l’État, obéissant aux préjugés vulgaires, toujours prête à s’immiscer dans les rapports du capital et du travail ?
L’action de la concurrence a déjà été déduite de notre théorie de la valeur. Nous ferons voir de même l’effet des machines. Ici nous devons nous borner à exposer quelques idées générales sur les rapports du capitaliste et du travailleur.
Le fait qui frappe d’abord beaucoup nos réformateurs pessimistes, c’est que les capitalistes sont plus riches que les ouvriers, qu’ils se procurent plus de satisfactions, d’où il résulte qu’ils s’adjugent une part plus grande, et par conséquent injuste, dans le produit élaboré en commun. C’est à quoi aboutissent les statistiques plus ou moins intelligentes, plus ou moins impartiales, dans lesquelles ils exposent la situation des classes ouvrières.
Ces messieurs oublient que la misère absolue est le point de départ fatal de tous les hommes, et qu’elle persiste fatalement tant qu’ils n’ont rien acquis ou que personne n’a rien acquis pour eux. Remarquer en bloc que les capitalistes sont mieux pourvus que les simples ouvriers, c’est constater simplement que ceux qui ont quelque chose ont plus que ceux qui n’ont rien.
Les questions que l’ouvrier doit se poser ne sont pas celles-ci :
« Mon travail me produit-il beaucoup ? Me produit-il peu ? Me produit-il autant qu’à un autre ? Me produit-il ce que je voudrais ? »
Mais bien celles-ci :
« Mon travail me produit-il moins parce que je l’ai mis au service du capitaliste ? Me produirait-il plus, si je l’isolais, ou bien si je l’associais à celui d’autres travailleurs dénués comme moi ? Je suis mal, mais serais-je mieux s’il n’y avait pas de capital au monde ? Si la part que j’obtiens, par mon arrangement avec le capital, est plus grande que celle que j’obtiendrais sans cet arrangement, en quoi suis-je fondé à me plaindre ? Et puis, selon quelles lois nos parts respectives vont-elles augmentant ou diminuant dans le cas des transactions libres ? S’il est dans la nature de ces transactions de faire que, à mesure que le total à partager s’accroît, j’aie à prendre dans l’excédant une proportion toujours croissante (chapitre VII, page 249), au lieu de vouer haine au capital, n’ai-je pas à le traiter en bon frère ? S’il est bien avéré que la présence du capital me favorise, et que son absence me ferait mourir, suis-je bien prudent et bien avisé quand je le calomnie, l’épouvante, le force à se dissiper ou à fuir ? »
On allègue sans cesse que, dans le débat qui précède le traité, les situations ne sont pas égales, parce que le capital peut attendre et que le travail ne le peut pas. Le plus pressé, dit-on, est bien forcé de céder le premier, en sorte que le capitaliste fixe le taux du salaire.
Sans doute, en s’en tenant à la superficie des choses, celui qui s’est créé des approvisionnements, et qui à raison de sa prévoyance peut attendre, a l’avantage du marché. À ne considérer qu’une transaction isolée, celui qui dit : Do ut facias, n’est pas aussi pressé d’arriver à une conclusion que celui qui répond : Facio ut des. Car quand on peut dire, do, on possède et, quand on possède, on peut attendre.
Il ne faut pourtant pas perdre de vue que la valeur a le même principe dans le service que dans le produit. Si l’une des parties dit do, au lieu de facio, c’est qu’elle a eu la prévoyance d’exécuter le facio par anticipation. Au fond, c’est le service de part et d’autre qui mesure la valeur. Or, si pour le travail actuel tout retard est une souffrance, pour le travail antérieur il est une perte. Il ne faut donc pas croire que celui qui dit do, le capitaliste, s’amusera ensuite, surtout si l’on considère l’ensemble de ses transactions, à différer le marché. Au fait, voit-on beaucoup de capitaux oisifs pour cette cause ? Sont-ils fort nombreux les manufacturiers qui arrêtent leur fabrication, les armateurs qui arrêtent leurs expéditions, les agriculteurs qui retardent leurs récoltes, uniquement pour déprécier le salaire, en prenant les ouvriers par la famine ?
Mais, sans nier ici que la position du capitaliste à l’égard de l’ouvrier ne soit favorable sous ce rapport, n’y a-t-il rien autre chose à considérer dans leurs arrangements ? Et, par exemple, n’est-ce pas une circonstance tout en faveur du travail actuel que le travail accumulé perde de sa valeur par la seule action du temps ? J’ai déjà fait ailleurs allusion à ce phénomène. Cependant il importe de le soumettre ici de nouveau à l’attention des lecteurs, puisqu’il a une grande influence sur la rémunération du travail actuel.
Ce qui, selon moi, rend fausse ou du moins incomplète cette théorie de Smith, que la valeur vient du travail, c’est qu’elle n’assigne à la valeur qu’un élément, tandis qu’étant un rapport, elle en a nécessairement deux. En outre, si la valeur naissait uniquement du travail et le représentait, elle lui serait proportionnelle, ce qui est contraire à tous les faits.
Non, la valeur vient du service reçu et rendu ; et le service dépend autant, si ce n’est plus, de la peine épargnée à celui qui le reçoit que de la peine prise par celui qui le rend. À cet égard, les faits les plus usuels confirment le raisonnement. Quand j’achète un produit, je puis bien me demander : « Combien de temps a-t-on mis à le faire ? » Et c’est là sans doute un des éléments de mon évaluation ; mais je me demande encore et surtout : « Combien de temps mettrais-je à le faire ? Combien de temps ai-je mis à faire la chose qu’on me demande en échange ? » Quand j’achète un service, je ne me demande pas seulement : Combien en coûtera-t-il à mon vendeur pour me le rendre ? nais encore : Combien m’en coûtera-t-il pour me le rendre à moi-même ?
Ces questions personnelles et les réponses qu’elles provoquent font tellement partie essentielle de l’évaluation, que le plus souvent elles la déterminent.
Marchandez un diamant trouvé par hasard. On vous cédera fort peu ou point de travail ; on vous en demandera beaucoup. Pourquoi donc donnerez-vous votre consentement ? parce que vous prendrez en considération le travail qu’on vous épargne, celui que vous seriez obligé de subir pour satisfaire, par toute autre voie, le désir de posséder un diamant.
Quand donc le travail antérieur et le travail actuel s’échangent, ce n’est nullement sur le pied de leur intensité ou de leur durée, mais sur celui de leur valeur, c’est-à-dire du service qu’ils se rendent, de l’utilité dont ils sont l’un pour l’autre. Le capital viendrait dire : « Voici un produit qui m’a coûté autrefois dix heures de travail ; » si le travail actuel était en mesure de répondre : « Je puis faire le même produit en cinq heures ; » force serait au capital de subir cette différence : car, encore une fois, peu importe à l’acquéreur actuel de savoir ce que le produit a demandé jadis de labeur ; ce qui l’intéresse, c’est de connaître ce qu’il lui en épargne aujourd’hui, le service qu’il en attend.
Le capitaliste, au sens très général, est l’homme qui, ayant prévu que tel service serait demandé, l’a préparé d’avance et en a incorporé la mobile valeur dans un produit.
Quand le travail a été ainsi exécuté par anticipation, en vue d’une rémunération future, rien ne nous dit qu’à n’importe quel jour de l’avenir il rendra exactement le même service, épargnera la même peine, et conservera par conséquent une valeur uniforme. C’est même hors de toute vraisemblance. Il pourra être très-recherché, très-difficile à remplacer de toute autre manière, rendre des services mieux appréciés ou appréciés par plus de monde, acquérir une valeur croissante avec le temps, en d’autres termes, s’échanger contre une proportion toujours plus grande de travail actuel. Ainsi, il n’est pas impossible que tel produit, un diamant, un violon de Stradivarius, un tableau de Raphaël, un plant de vignes à Château-Lafitte, s’échange contre mille fois plus de journées de travail qu’il n’en a demandé. Cela ne veut pas dire autre chose, si ce n’est que le travail antérieur est bien rémunéré dans ce cas parce qu’il rend beaucoup de services.
Le contraire est possible aussi. Il se peut que ce qui avait exigé quatre heures de travail ne se vende plus que pour trois heures d’un travail de même intensité.
Mais, — et voici ce qui me paraît extrêmement important au point de vue et dans l’intérêt des classes ouvrières, de ces classes qui aspirent avec tant d’ardeur et de raison à sortir de l’état précaire qui les épouvante, — quoique les deux alternatives soient possibles et se réalisent tour à tour, quoique le travail accumulé puisse quelquefois gagner, quelquefois perdre de sa valeur relativement au travail actuel, cependant le premier cas est assez rare pour être considéré comme accidentel, exceptionnel, tandis que le second est le résultat d’une loi générale inhérente à l’organisation même de l’homme.
Que l’homme, avec ses acquisitions intellectuelles et expérimentales, soit de nature progressive, au moins industriellement parlant (car, au point de vue moral, l’assertion pourrait rencontrer des contradicteurs), cela n’est pas contestable. Que la plupart des choses qui se faisaient jadis avec un travail donné ne demandent plus aujourd’hui qu’un travail moindre, à cause du perfectionnement des machines, de l’intervention gratuite des forces naturelles, cela est certainement hors de doute ; et l’on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’à chaque période de dix ans, par exemple, une quantité donnée de travail accomplira, dans la plupart des cas, de plus grands résultats que ne pouvait le faire la même quantité de travail à la période décennale précédente.
Et quelle est la conclusion à tirer de là ? C’est que le travail antérieur va toujours se détériorant relativement au travail actuel ; c’est que dans l’échange, sans nulle injustice, et pour réaliser l’équivalence des services, il faut que le premier donne au second plus d’heures qu’il n’en reçoit. C’est là une conséquence forcée du progrès.
Vous me dites : « Voici une machine ; elle a dix ans de date, mais elle est encore neuve. Il en a coûté 1,000 journées de travail pour la faire. Je vous la cède contre un nombre égal de journées. » À quoi je réponds : Depuis dix ans, on a inventé de nouveaux outils, on a découvert de nouveaux procédés, si bien que je puis faire aujourd’hui, ou faire faire, ce qui revient au même, une machine semblable avec 600 journées ; donc, je ne vous en donnerai pas davantage. — « Mais je perdrai 400 journées. » — Non, car 6 journées d’aujourd’hui en valent 10 d’autrefois. En tout cas, ce que vous m’offrez pour 1,000, je puis me le procurer pour 600. Ceci finit le débat ; si le temps a frappé la valeur de votre travail de détérioration, pourquoi serait-ce à moi d’assumer cette perte ?
Vous me dites : « Voilà un champ. Pour l’amener à l’état de productivité où il est, moi et mes ancêtres avons dépensé 1,000 journées. À la vérité, ils ne connaissaient ni hache, ni scie, ni bêche, et faisaient tout à force de bras. N’importe, donnez-moi d’abord 1,000 de vos journées, pour équivaloir aux 1,000 que je vous cède, puis ajoutez-en 300 pour la valeur de la puissance productive du sol, et prenez ma terre. » Je réponds : Je ne vous donnerai pas 1,300 ni même 1,000 journées, et voici mes motifs : Il y a sur la surface du globe une quantité indéfinie de puissances productives sans valeur. D’une autre part, on connaît aujourd’hui la bêche, la hache, la scie, la charrue et bien d’autres moyens d’abréger et féconder le travail ; de telle sorte qu’avec 600 journées je puis, soit mettre une terre inculte dans l’état où est la vôtre, soit (ce qui revient absolument au même pour moi) me procurer par l’échange tous les avantages que vous retirez de votre champ. Donc, je vous donnerai 600 journées et pas une heure en sus. — « En ce cas, non-seulement je ne bénéficie pas de la prétendue valeur des forces productives de cette terre, mais encore je ne rentre pas dans le nombre des journées effectives, par moi et mes ancêtres, consacrées à son amélioration. N’est-il pas étrange que je sois accusé par Ricardo de vendre les puissances de la nature ; par Senior, d’accaparer au passage les dons de Dieu ; par tous les économistes, d’être un monopoleur ; par Proudhon, d’être un voleur, alors que c’est moi qui suis dupe ? » — Vous n’êtes pas plus dupe que monopoleur. Vous recevez l’équivalent de ce que vous donnez. Or il n’est ni naturel, ni juste, ni possible qu’un travail grossier, exécuté à la main il y a des siècles, s’échange, journée par journée, contre du travail actuel plus intelligent et plus productif.
Ainsi, on le voit, par un admirable effet du mécanisme social, quand le travail antérieur et le travail actuel sont en présence, quand il s’agit de savoir dans quelle proportion sera réparti entre eux le produit de leur collaboration, il est tenu compte à l’un et à l’autre de leur supériorité spécifique ; ils participent à cette distribution selon les services comparatifs qu’ils rendent. Or il peut bien arriver quelquefois, exceptionnellement, que cette supériorité soit du côté du travail antérieur. Mais la nature de l’homme, la loi du progrès font que, dans la presque universalité des cas, elle se manifeste dans le travail actuel. Le progrès profite à celui-ci ; la détérioration incombe au capital.
Indépendamment de ce résultat, qui montre combien sont vides et vaines les déclamations inspirées à nos réformateurs modernes par la prétendue tyrannie du capital, il est une considération plus propre encore à éteindre, dans le cœur des ouvriers, cette haine factice et désolante contre les autres classes, qu’on a tenté avec succès d’y allumer.
Cette considération, la voici :
Le capital, jusqu’où qu’il porte ses prétentions, et quelque heureux qu’il soit dans ses efforts pour les faire triompher, ne peut jamais placer le travail dans une condition pire que l’isolement. En d’autres termes, le capital favorise toujours plus le travail par sa présence que par son absence.
Rappelons-nous l’exemple que j’invoquais tout à l’heure.
Deux hommes sont réduits à pêcher pour vivre. L’un a des filets, des lignes, une barque et quelques provisions pour attendre les fruits de ses prochains travaux. L’autre n’a rien que ses bras. Il est de leur intérêt de s’associer[10]. Quelles que soient les conditions de partage qui interviendront, elles n’empireront jamais le sort de l’un de ces deux pêcheurs, pas plus du riche que du pauvre, car dès l’instant que l’un d’eux trouverait l’association onéreuse comparée à l’isolement, il reviendrait à l’isolement.
Dans la vie sauvage comme dans la vie pastorale, dans la vie agricole comme dans la vie industrielle, les relations du capital et du travail ne font que reproduire cet exemple.
Ainsi l’absence du capital est une limite qui est toujours à la disposition du travail. Si les prétentions du Capital allaient jusqu’à rendre, pour le Travail, l’action commune moins profitable que l’action isolée, celui-ci serait maître de se réfugier dans l’isolement, asile toujours ouvert (excepté sous l’esclavage) contre l’association volontaire et onéreuse ; car le travail peut toujours dire au capital : Aux conditions que tu m’offres, je préfère agir seul.
On objecte que ce refuge est illusoire et dérisoire, que l’action isolée est interdite au travail par une impossibilité radicale, et qu’il ne peut se passer d’instruments sous peine de mort.
Cela est vrai, mais confirme la vérité de mon assertion, à savoir : que le capital, parvînt-il à porter ses exigences jusqu’aux extrêmes limites, fait encore du bien au travail, par cela seul qu’il se l’associe. Le travail ne commence à entrer dans une condition pire que la pire association qu’au moment où l’association cesse, c’est-à-dire quand le capital se retire. Cessez donc, apôtres de malheur, de crier à la tyrannie du capital, puisque vous convenez que son action est toujours, — plus ou moins sans doute, mais toujours bienfaisante. Singulier tyran, dont la puissance est secourable à tous ceux qui en veulent ressentir l’effet, et n’est nuisible que par abstention !
Mais on insiste sur l’objection en disant : Cela pouvait être ainsi dans l’origine des sociétés. Aujourd’hui le capital a tout envahi ; il occupe tous les postes ; il s’est emparé de toutes les terres. Le prolétaire n’a plus ni air, ni espace, ni sol où mettre ses pieds, ni pierre où poser sa tête, sans la permission du capital. Il en subit donc la loi, vous ne lui donnez pour refuge que l’isolement, qui, vous en convenez, est la mort !
Il y a là une ignorance complète de l’économie sociale et une déplorable confusion.
Si, comme on le dit, le capital s’est emparé de toutes les forces de la nature, de toutes les terres, de tout l’espace, je demande au profit de qui. À son profit sans doute. Mais alors, comment se fait-il qu’un simple travailleur, qui n’a que ses bras, se procure, en France, en Angleterre, en Belgique, mille et un million de fois plus de satisfactions qu’il n’en recueillerait dans l’isolement, — non point dans l’hypothèse sociale qui vous révolte, mais dans cette autre hypothèse que vous chérissez, celle où le capital n’aurait encore rien usurpé ?
Je tiendrai toujours le débat sur ce fait, jusqu’à ce que vous l’expliquiez avec votre nouvelle science, car, quant à moi, je crois en avoir donné la raison (chapitre VII).
Oui, prenez à Paris le premier ouvrier venu. Constatez ce qu’il gagne et les satisfactions qu’il se procure. Quand vous aurez bien déblatéré l’un et l’autre contre le maudit capital, j’interviendrai et dirai à cet ouvrier :
Nous allons détruire le capital et tout ce qu’il a créé. Je vais te mettre au milieu de cent millions d’hectares de la terre la plus fertile, que je te donnerai en toute propriété et jouissance, avec tout ce qu’elle contient dessus et dessous. Tu ne seras coudoyé par aucun capitaliste. Tu jouiras pleinement de tes quatre droits naturels, chasse, pêche, cueillette et pâture. Il est vrai que tu n’auras pas de capital ; car si tu en avais, tu serais précisément dans cette position que tu critiques chez les autres. Mais enfin tu n’auras plus à te plaindre du propriétarisme, du capitalisme, de l’individualisme, des usuriers, des agioteurs, des banquiers, des accapareurs, etc. La terre entière sera à toi. Vois si tu veux accepter cette position.
D’abord notre ouvrier rêvera le sort d’un monarque puissant. En y réfléchissant néanmoins, il est probable qu’il se dira : Calculons. Même quand on a cent millions d’hectares de bonne terre, encore faut-il vivre. Faisons donc le compte de pain, dans les deux situations.
Maintenant je gagne 3 francs par jour. Le blé étant à 15 francs, je puis avoir un hectolitre de blé tous les cinq jours. C’est comme si je le semais et récoltais moi-même.
Quand je serai propriétaire de cent millions d’hectares de terre, c’est tout au plus si je ferai, sans capital, un hectolitre de blé dans deux ans, et d’ici là, j’ai le temps de mourir de faim cent fois… Donc je m’en tiens à mon salaire.
Vraiment on ne médite pas assez sur le progrès que l’humanité a dû accomplir, même pour entretenir la chétive existence des ouvriers[11]. . . . . . . . . .
L’amélioration du sort des ouvriers se trouve dans le salaire même et dans les lois naturelles qui le régissent.
1° L’ouvrier tend à s’élever au rang d’entrepreneur capitaliste.
2° Le salaire tend à hausser.
Corollaire. — Le passage du salariat à l’entreprise devient toujours moins désirable et plus facile. . . . . . . . . . . .
- ↑ Voir Maudit argent tome V, page 64.
- ↑ Voir Gratuité du crédit, tome V, page 94. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Chap. Ier, pages 30 et 31, et chap. i, page 45 et suiv.
- ↑ Voir ci-après le chapitre Responsabilité.
- ↑ Voir, au tome IV, le pamphlet La Loi, et notamment page 360 et suiv. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Il est à remarquer que M. Roebuck est, à la Chambre des communes, un député de l’extrême gauche. À ce titre, il est l’adversaire né de tous les gouvernements imaginables ; et en même temps il pousse à l’absorption de tous les droits, de toutes les facultés par le gouvernement. Le proverbe est donc faux, qui dit que les montagnes ne se rencontrent pas.
- ↑ Extrait de la Presse du 22 juin 1850. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Voir tome III, pages 442 à 445. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Journées de juin 1848.
- ↑ Voyez chapitre iv.
- ↑ Ici s’arrête le manuscrit rapporté de Rome. La courte note qui suit, nous l’avons trouvée dans les papiers de l’auteur restés à Paris. Elle nous apprend comment il se proposait de terminer et de résumer ce chapitre. (Note de l’éditeur.)