Harmonies économiques/Chapitre 3

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Harmonies économiques
Harmonies ÉconomiquesGuillauminŒuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome 6 (p. 62-92).

III

DES BESOINS DE L’HOMME


Il est peut-être impossible, et, en tout cas, il ne serait pas fort utile de présenter une nomenclature complète et méthodique des besoins de l’homme. Presque tous ceux qui ont une importance réelle sont compris dans l’énumération suivante :

Respiration (je maintiens ici ce besoin comme marquant la limite où commence la transmission du travail ou l’échange des services). — Alimentation. — Vêtement. — Logement. — Conservation et rétablissement de la santé. — Locomotion. — Sécurité. — Instruction. — Diversion. — Sensation du beau.

Les besoins existent. C’est un fait. Il serait puéril de rechercher s’il vaudrait mieux qu’ils n’existassent pas et pourquoi Dieu nous y a assujettis.

Il est certain que l’homme souffre et même qu’il meurt lorsqu’il ne peut satisfaire aux besoins qu’il tient de son organisation. Il est certain qu’il souffre et même qu’il peut mourir lorsqu’il satisfait avec excès à certains d’entre eux.

Nous ne pouvons satisfaire la plupart de nos besoins qu’à la condition de nous donner une peine, laquelle peut être considérée comme une souffrance. Il en est de même de l’acte par lequel, exerçant un noble empire sur nos appétits, nous nous imposons une privation.

Ainsi la souffrance est pour nous inévitable, et il ne nous reste guère que le choix des maux. En outre, elle est tout ce qu’il y a au monde de plus intime, de plus personnel ; d’où il suit que l’intérêt personnel, ce sentiment qu’on flétrit de nos jours sous les noms d’égoïsme, d’individualisme, est indestructible. La nature a placé la sensibilité à l’extrémité de nos nerfs, à toutes les avenues du cœur et de l’intelligence, comme une sentinelle avancée, pour nous avertir quand il y a défaut, quand il y a excès de satisfaction. La douleur a donc une destination, une mission. On a demandé souvent si l’existence du mal pouvait se concilier avec la bonté infinie du Créateur, redoutable problème que la philosophie agitera toujours et ne parviendra probablement jamais à résoudre. Quant à l’économie politique, elle doit prendre l’homme tel qu’il est, d’autant qu’il n’est pas donné à l’imagination elle-même de se figurer, — encore moins à la raison de concevoir, — un être animé et mortel exempt de douleur. Tout nos efforts seraient vains pour comprendre la sensibilité sans la douleur ou l’homme sans la sensibilité.

De nos jours, quelques écoles sentimentalistes rejettent comme fausse toute science sociale qui n’est pas arrivée à une combinaison au moyen de laquelle la douleur disparaisse de ce monde. Elles jugent sévèrement l’économie politique, parce qu’elle admet ce qu’il est impossible de nier : la souffrance. Elles vont plus loin, elles l’en rendent responsable. C’est comme si l’on attribuait la fragilité de nos organes au physiologiste qui les étudie.

Sans doute, on peut se rendre pour quelque temps populaire, on peut attirer à soi les hommes qui souffrent et les irriter contre l’ordre naturel des sociétés, en annonçant qu’on a dans la tête un plan d’arrangement social artificiel où la douleur, sous aucune forme, ne peut pénétrer. On peut même prétendre avoir dérobé le secret de Dieu et interprété sa volonté présumée en bannissant le mal de dessus la terre. Et l’on ne manque pas de traiter d’impie la science qui n’affiche pas une telle prétention, l’accusant de méconnaître ou de nier la prévoyance ou la puissance de l’auteur des choses.

En même temps, ces écoles font une peinture effroyable des sociétés actuelles, et elles ne s’aperçoivent pas que, s’il y a impiété à prévoir la souffrance dans l’avenir, il n’y en a pas moins à la constater dans le passé ou dans le présent. Car l’infini n’admet pas de limites ; et si, depuis la création, un seul homme a souffert dans le monde, cela suffit pour qu’on puisse admettre, sans impiété, que la douleur est entrée dans le plan providentiel.

Il est certainement plus scientifique et plus viril de reconnaitre l’existence des grands faits naturels qui non-seulement existent, mais sans lesquels l’humanité ne se peut concevoir.

Ainsi l’homme est sujet à la souffrance, et, par conséquent, la société aussi.

La souffrance a une fonction dans l’individu, et, par conséquent, dans la société aussi.

L’étude des lois sociales nous révélera que la mission de la souffrance est de détruire progressivement ses propres causes, de se circonscrire elle-même dans des limites de plus en plus étroites, et, finalement, d’assurer, en nous la faisant acheter et mériter, la prépondérance du bien et du beau.

La nomenclature qui précède met en première ligne les besoins matériels.

Nous vivons dans un temps qui me force de prémunir encore ici le lecteur contre une sorte d’afféterie sentimentaliste fort à la mode.

Il y a des gens qui font très-bon marché de ce qu’ils appellent dédaigneusement besoins matériels, satisfactions matérielles. Ils me diront, sans doute, comme Bélise à Chrysale :

Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?

Et, quoique en général bien pourvus de tout, ce dont je les félicite sincèrement, ils me blâmeront d’avoir indiqué comme un de nos premiers besoins celui de l’alimentation, par exemple.

Certes je reconnais que le perfectionnement moral est d’un ordre plus élevé que la conservation physique. Mais enfin, sommes-nous tellement envahis par cette manie d’affectation déclamatoire, qu’il ne soit plus permis de dire que, pour se perfectionner, encore faut-il vivre ? Préservons-nous de ces puérilités qui font obstacle à la science. À force de vouloir passer pour philanthrope, on devient faux ; car c’est une chose contraire au raisonnement comme aux faits que le développement moral, le soin de la dignité, la culture des sentiments délicats, puissent précéder les exigences de la simple conservation. Cette sorte de pruderie est toute moderne. Rousseau, ce panégyriste enthousiaste de l’état de nature, s’en était préservé ; et un homme doué d’une délicatesse exquise, d’une tendresse de cœur pleine d’onction, spiritualiste jusqu’au quiétisme et stoïcien pour lui-même, Fénélon, disait : « Après tout, la solidité de l’esprit consiste à vouloir s’instruire exactement de la manière dont se font les choses qui sont le fondement de la vie humaine. Toutes les grandes affaires roulent là-dessus. »

Sans prétendre donc classer les besoins dans un ordre rigoureusement méthodique, nous pouvons dire que l’homme ne saurait diriger ses efforts vers la satisfaction des besoins moraux de l’ordre le plus noble et le plus élevé qu’après avoir pourvu à ceux qui concernent la conservation et l’entretien de la vie. D’où nous pouvons déjà conclure que toute mesure législative qui rend la vie matérielle difficile nuit à la vie morale des nations, harmonie que je signale en passant à l’attention du lecteur.

Et, puisque l’occasion s’en présente, j’en signalerai une autre.

Puisque les nécessités irrémissibles de la vie matérielle sont un obstacle à la culture intellectuelle et morale, il s’ensuit que l’on doit trouver plus de vertus chez les nations et parmi les classes aisées que parmi les nations et les classes pauvres. Bon Dieu ! que viens-je de dire, et de quelles clameurs ne suis-je pas assourdi ! C’est une véritable manie, de nos jours, d’attribuer aux classes pauvres le monopole de tous les dévouements, de toutes les abnégations, de tout ce qui constitue dans l’homme la grandeur et la beauté morale ; et cette manie s’est récemment développée encore sous l’influence d’une révolution qui, faisant arriver ces classes à la surface de la société, ne pouvait manquer de susciter autour d’elles la tourbe des flatteurs.

Je ne nie pas que la richesse, et surtout l’opulence, principalement quand elle est très-inégalement répartie, ne tende à développer certains vices spéciaux.

Mais est-il possible d’admettre d’une manière générale que la vertu soit le privilége de la misère, et le vice le triste et fidèle compagnon de l’aisance ? Ce serait affirmer que la culture intellectuelle et morale, qui n’est compatible qu’avec un certain degré de loisir et de bien-être, tourne au détriment de l’intelligence et de la moralité.

Et ici, j’en appelle à la sincérité des classes souffrantes elles-mêmes. À quelles horribles dissonances ne conduirait pas un tel paradoxe ?

Il faudrait donc dire que l’humanité est placée dans cette affreuse alternative, ou de rester éternellement misérable, ou de s’avancer vers l’immoralité progressive. Dès lors toutes les forces qui conduisent à la richesse, telles que l’activité, l’économie, l’ordre, l’habileté, la bonne foi, sont les semences du vice ; tandis que celles qui nous retiennent dans la pauvreté, comme l’imprévoyance, la paresse, la débauche, l’incurie, sont les précieux germes de la vertu. Se pourrait-il concevoir, dans le monde moral, une dissonance plus décourageante ? et, s’il en était ainsi, qui donc oserait parler au peuple et formuler devant lui un conseil ? Tu te plains de tes souffrances, faudrait-il dire, et tu as hâte de les voir cesser. Tu gémis d’être sous le joug des besoins matériels les plus impérieux, et tu soupires après l’heure de l’affranchissement ; car tu voudrais aussi quelques loisirs pour développer tes facultés intellectuelles et affectives. C’est pour cela que tu cherches à faire entendre ta voix dans la région politique et à y stipuler pour tes intérêts. Mais sache bien ce que tu désires et combien le succès de tes vœux te serait fatal. Le bien-être, l’aisance, la richesse, développent le vice. Garde donc précieusement ta misère et ta vertu.

Les flatteurs du peuple tombent donc dans une contradiction manifeste, quand ils signalent la région de la richesse comme un impur cloaque d’égoïsme et de vice, et qu’en même temps ils le poussent, — et souvent, dans leur empressement, par les moyens les plus illégitimes, — vers cette néfaste région.

Non, un tel désaccord ne se peut rencontrer dans l’ordre naturel des sociétés. Il n’est pas possible que tous les hommes aspirent au bien-être, que la voie naturelle pour y arriver soit l’exercice des plus rudes vertus, et qu’ils n’y arrivent néanmoins que pour tomber sous le joug du vice. De telles déclamations ne sont propres qu’à allumer et entretenir les haines de classes. Vraies, elles placeraient l’humanité entre la misère ou l’immoralité. Fausses, elles font servir le mensonge au désordre, et, en les trompant, elles mettent aux prises les classes qui se devraient aimer et entr’aider.

Oui, l’inégalité factice, l’inégalité que la loi réalise en troublant l’ordre naturel du développement des diverses classes de la société, cette inégalité est pour toutes une source féconde d’irritation, de jalousie et de vices. C’est pourquoi il faut s’assurer enfin si cet ordre naturel ne conduit pas vers l’égalisation et l’amélioration progressive de toutes les classes : et nous serions arrêtés dans cette recherche par une fin de non-recevoir insurmontable, si ce double progrès matériel impliquait fatalement une double dégradation morale.

J’ai à faire sur les besoins humains une remarque importante, fondamentale même, en économie politique : c’est que les besoins ne sont pas une quantité fixe, immuable. Ils ne sont pas stationnaires, mais progressifs par nature.

Ce caractère se remarque même dans nos besoins les plus matériels : il devient plus sensible à mesure qu’on s’élève à ces désirs et à ces goûts intellectuels qui distinguent l’homme de la brute.

Il semble que, s’il est quelque chose en quoi les hommes doivent se ressembler, c’est le besoin d’alimentation, car, sauf les cas anormaux, les estomacs sont à peu près les mêmes.

Cependant les aliments qui auraient été recherchés à une époque sont devenus vulgaires à une autre époque, et le régime qui suffit à un lazzarone soumettrait un Hollandais à la torture. Ainsi ce besoin, le plus immédiat, le plus grossier, et, par conséquent, le plus uniforme de tous, varie encore suivant l’âge, le sexe, le tempérament, le climat et l’habitude.

Il en est ainsi de tous les autres. À peine l’homme est abrité qu’il veut se loger ; à peine il est vêtu, qu’il veut se décorer ; à peine il a satisfait les exigences de son corps, que l’étude, la science, l’art, ouvrent devant ses désirs un champ sans limites.

C’est un phénomène bien digne de remarque que la promptitude avec laquelle, par la continuité de la satisfaction, ce qui n’était d’abord qu’un vague désir devient un goût, et ce qui n’était qu’un goût se transforme en besoin et même en besoin impérieux.

Voyez ce rude et laborieux artisan. Habitué à une alimentation grossière, à d’humbles vêtements, à un logement médiocre, il lui semble qu’il serait le plus heureux des hommes, qu’il ne formerait plus de désirs, s’il pouvait arriver à ce degré de l’échelle qu’il aperçoit immédiatement au-dessus de lui. Il s’étonne que ceux qui y sont parvenus se tourmentent encore. En effet, vienne la modeste fortune qu’il a rêvée, et le voilà heureux ; heureux, — hélas ! pour quelques jours.

Car bientôt il se familiarise avec sa nouvelle position, et peu à peu il cesse même de sentir son prétendu bonheur. Il revêt avec indifférence ce vêtement après lequel il a soupiré. Il s’est fait un autre milieu, il fréquente d’autres personnes, il porte de temps en temps ses lèvres à une autre coupe, il aspire à monter un autre degré, et, pour peu qu’il fasse un retour sur lui-même, il sent bien que, si sa fortune a changé, son âme est restée ce qu’elle était, une source intarissable de désirs.

Il semble que la nature ait attaché cette singulière puissance à l’habitude, afin qu’elle fût en nous ce qu’est la roue à rochet en mécanique, et que l’humanité, toujours poussée vers des régions de plus en plus élevées, ne pût s’arrêter à aucun degré de civilisation.

Le sentiment de la dignité agit peut-être avec plus de force encore dans le même sens. La philosophie stoïcienne a souvent blâmé l’homme de vouloir plutôt paraître qu’être. Mais, en considérant les choses d’une manière générale, est-il bien sûr que le paraître ne soit pas pour l’homme un des modes de l’être ?

Quand, par le travail, l’ordre, l’économie, une famille s’élève de degré en degré vers ces régions sociales où les goûts deviennent de plus en plus délicats, les relations plus polies, les sentiments plus épurés, l’intelligence plus cultivée, qui ne sait de quelles douleurs poignantes est accompagné un retour de fortune qui la force à descendre ? C’est qu’alors le corps ne souffre pas seul. L’abaissement rompt des habitudes qui sont devenues, comme on dit, une seconde nature ; il froisse le sentiment de la dignité et avec lui toutes les puissances de l’âme. Aussi il n’est pas rare, dans ce cas, de voir la victime, succombant au désespoir, tomber sans transition dans un dégradant abrutissement. Il en est du milieu social comme de l’atmosphère. Le montagnard habitué à un air pur dépérit bientôt dans les rues étroites de nos cités.

J’entends qu’on me crie : Économiste, tu bronches déjà. Tu avais annoncé que ta science s’accordait avec la morale, et te voilà justifiant le sybaritisme. — Philosophe, dirai-je à mon tour, dépouille ces vêtements qui ne furent jamais ceux de l’homme primitif, brise tes meubles, brûles tes livres, nourris-toi de la chair crue des animaux, et je répondrai alors à ton objection. Il est trop commode de contester cette puissance de l’habitude dont on consent bien à être soi-même la preuve vivante.

On peut critiquer cette disposition que la nature a donnée à nos organes ; mais la critique ne fera pas qu’elle ne soit universelle. On la constate chez tous les peuples, anciens et modernes, sauvages et civilisés, aux antipodes comme en France. Sans elle il est impossible d’expliquer la civilisation. Or, quand une disposition du cœur humain est universelle et indestructible, est-il permis à la science sociale de n’en pas tenir compte ?

L’objection sera faite par des publicistes qui s’honorent d’être les disciples de Rousseau. Mais Rousseau n’a jamais nié le phénomène dont je parle. Il constate positivement et l’élasticité indéfinie des besoins, et la puissance de l’habitude, et le rôle même que je lui assigne, qui consiste à prévenir dans l’humanité un mouvement rétrograde. Seulement, ce que j’admire, il le déplore, et cela devait être. Rousseau suppose qu’il a été un temps où les hommes n’avaient ni droits, ni devoirs, ni relations, ni affections, ni langage, et c’est alors, selon lui, qu’ils étaient heureux et parfaits. Il devait donc abhorrer ce rouage de la mécanique sociale qui éloigne sans cesse l’humanité de la perfection idéale. Ceux qui pensent qu’au contraire la perfection n’est pas au commencement, mais à la fin de l’évolution humaine, admirent le ressort qui nous pousse en avant. Mais quant à l’existence et au jeu du ressort lui-même, nous sommes d’accord.

« Les hommes, dit-il, jouissant d’un fort grand loisir, employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères, et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source des maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car, outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant, par l’habitude, perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre sans être heureux de les posséder. »

Rousseau était convaincu que Dieu, la nature et l’humanité avaient tort. Je sais que cette opinion domine encore beaucoup d’esprits, mais ce n’est pas la mienne.

Après tout, à Dieu ne plaise que je veuille m’élever ici contre le plus noble apanage, la plus belle vertu de l’homme, l’empire sur lui-même, la domination sur ses passions, la modération de ses désirs, le mépris des jouissances fastueuses ! Je ne dis pas qu’il doit se rendre esclave de tel ou tel besoin factice. Je dis que le besoin, considéré d’une manière générale et tel qu’il résulte de la nature à la fois corporelle et immatérielle de l’homme, combiné avec la puissance de l’habitude et le sentiment de la dignité, est indéfiniment expansible, parce qu’il naît d’une source intarissable, le désir. Qui blâmera l’homme opulent, s’il est sobre, peu recherché dans ses vêtements, s’il fuit le faste et la mollesse ? Mais n’est-il pas des désirs plus élevés auxquels il est permis de céder ? Le besoin de l’instruction a-t-il des limites ? Des efforts pour rendre service à son pays, pour encourager les arts, pour propager des idées utiles, pour secourir des frères malheureux, ont-ils rien d’incompatible avec l’usage bien entendu des richesses ?

Au surplus, que la philosophie le trouve bon ou mauvais, le besoin humain n’est pas une quantité fixe et immuable. C’est là un fait certain, irrécusable, universel. Sous aucun rapport, quant à l’alimentation, au logement, à l’instruction, les besoins du quatorzième siècle n’étaient ceux du nôtre, et l’on peut prédire que les nôtres n’égalent pas ceux auxquels nos descendants seront assujettis.

C’est, du reste, une observation qui est commune à tous les éléments qui entrent dans l’économie politique : richesses, travail, valeur, services, etc., toutes choses qui participent de l’extrême mobilité du sujet principal, l’homme. L’économie politique n’a pas, comme la géométrie ou la physique, l’avantage de spéculer sur les objets qui se laissent peser ou mesurer ; et c’est là une de ses difficultés d’abord, et puis une perpétuelle cause d’erreurs ; car, lorsque l’esprit humain s’applique à un ordre de phénomènes, il est naturellement enclin à chercher un criterium, une mesure commune à laquelle il puisse tout rapporter, afin de donner à la branche de connaissances dont il s’occupe le caractère d’une science exacte. Aussi nous voyons la plupart des auteurs chercher la fixité, les uns dans la valeur, les autres dans la monnaie, celui-ci dans le blé, celui-là dans le travail, c’est-à-dire dans la mobilité même.

Beaucoup d’erreurs économiques proviennent de ce que l’on considère les besoins humains comme une quantité donnée ; et c’est pourquoi j’ai cru devoir m’étendre sur ce sujet : Je ne crains pas d’anticiper en disant brièvement comment on raisonne. On prend toutes les satisfactions générales du temps où l’on est, et l’on suppose que l’humanité n’en admet pas d’autres. Dès lors, si la libéralité de la nature, ou la puissance des machines, ou des habitudes de tempérance et de modération viennent rendre disponible, pour un temps, une portion du travail humain, on s’inquiète de ce progrès, on le considère comme un désastre, on se retranche derrière des formules absurdes, mais spécieuses, telles que celles-ci : La production surabonde, nous périssons de pléthore ; la puissance de produire a dépassé la puissance de consommer, etc.

Il n’est pas possible de trouver une bonne solution à la question des machines, à celle de la concurrence extérieure, à celle du luxe, quand on considère le besoin comme une quantité invariable, quand on ne se rend pas compte de son expansibilité indéfinie.

Mais, si dans l’homme, le besoin est indéfini, progressif, doué de croissance comme le désir, source intarissable où il s’alimente sans cesse, il faut, sous peine de discordance et de contradiction dans les lois économiques de la société, que la nature ait placé dans l’homme et autour de lui des moyens indéfinis et progressifs de satisfaction, l’équilibre entre les moyens et la fin étant la première condition de toute harmonie. C’est ce que nous allons examiner.

J’ai dit, en commençant cet écrit, que l’économie politique avait pour l’objet l’homme considéré au point de vue de ses besoins et des moyens par lesquels il lui est donné d’y pourvoir.

Il est donc naturel de commencer par étudier l’homme et son organisation.

Mais nous avons vu aussi qu’il n’est pas un être solitaire ; si ses besoins et ses satisfactions, en vertu de la nature de la sensibilité, sont inséparables de son être, il n’en est pas de même de ses efforts qui naissent du principe actif. Ceux-ci sont susceptibles de transmission. En un mot, les hommes travaillent les uns pour les autres.

Or il arrive une chose fort singulière.

Quand on considère d’une manière générale et, pour ainsi dire, abstraite, l’homme, ses besoins, ses efforts, ses satisfactions, sa constitution, ses penchants, ses tendances, on aboutit à une série d’observations qui paraissent à l’abri du doute et se montrent dans tout l’éclat de l’évidence, chacun en trouvant la preuve en soi-même. C’est au point que l’écrivain ne sait trop comment s’y prendre pour soumettre au public des vérités si palpables et si vulgaires, il craint de provoquer le sourire du dédain. Il lui semble, avec quelque raison, que le lecteur courroucé va jeter le livre, en s’écriant : « Je ne perdrai pas mon temps à apprendre ces trivialités. »

Et cependant ces vérités, tenues pour si incontestables tant qu’elles sont présentées d’une manière générale, que nous souffrons à peine qu’elles nous soient rappelées, ne passent plus que pour des erreurs ridicules, des théories absurdes, aussitôt qu’on observe l’homme dans le milieu social. Qui jamais, en considérant l’homme isolé, s’aviserait de dire : La production surabonde ; la faculté de consommer ne peut suivre la faculté de produire ; le luxe et les goûts factices sont la source de la richesse ; l’invention des machines anéantit le travail ; et autres apophthegmes de la même force qui, appliqués à des agglomérations humaines, passent cependant pour des axiomes si bien établis, qu’on en fait la base de nos lois industrielles et commerciales ? L’échange produit à cet égard une illusion dont ne savent pas se préserver les esprits de la meilleure trempe, et j’affirme que l’économie politique aura atteint son but et rempli sa mission quand elle aura définitivement démontré ceci : Ce qui est vrai de l’homme est vrai de la société. L’homme isolé est à la fois producteur et consommateur, inventeur et entrepreneur, capitaliste et ouvrier ; tous les phénomènes économiques s’accomplissent en lui, et il est comme un résumé de la société. De même l’humanité, vue dans son ensemble, est un homme immense, collectif, multiple, auquel s’appliquent exactement les vérités observées sur l’individualité même.

J’avais besoin de faire cette remarque, qui, je l’espère, sera mieux justifiée par la suite, avant de continuer ces études sur l’homme. Sans cela, j’aurais craint que le lecteur ne rejetât, comme superflus, les développements, les véritables truismes qui vont suivre.

Je viens de parler des besoins de l’homme, et, après en avoir présenté une énumération approximative, j’ai fait observer qu’ils n’étaient pas d’une nature stationnaire, mais progressive ; cela est vrai, soit qu’on les considère chacun en lui-même, soit surtout qu’on embrasse leur ensemble dans l’ordre physique, intellectuel et moral. Comment en pourrait-il être autrement ? Il est des besoins dont la satisfaction est exigée, sous peine de mort, par notre organisation ; et, jusqu’à un certain point, on pourrait soutenir que ceux-là sont des quantités fixes, encore que cela ne soit certes pas rigoureusement exact : car, pour peu qu’on veuille bien ne pas négliger un élément essentiel, la puissance de l’habitude, et pour peu qu’on condescende à s’examiner soi-même avec quelque bonne foi, on sera forcé de convenir que les besoins, même les plus grossiers, comme celui de manger, subissent, sous l’influence de l’habitude, d’incontestables transformations ; et tel qui déclamera ici contre cette remarque, la taxant de matérialisme et d’épicurisme, se trouverait bien malheureux si, le prenant au mot, on le réduisait au brouet noir des Spartiates ou à la pitance d’un anachorète. Mais, en tout cas, quand les besoins de cet ordre sont satisfaits d’une manière assurée et permanente, il en est d’autres qui prennent leur source dans la plus expansible de nos facultés, le désir. Conçoit-on un moment où l’homme ne puisse plus former de désirs, même raisonnables ? N’oublions pas qu’un désir qui est déraisonnable à un certain degré de civilisation, à une époque où toutes les puissances humaines sont absorbées pour la satisfaction des besoins inférieurs, cesse d’être tel quand le perfectionnement de ces puissances ouvre devant elles un champ plus étendu. C’est ainsi qu’il eût été déraisonnable, il y a deux siècles, et qu’il ne l’est pas aujourd’hui, d’aspirer à faire dix lieues à l’heure. Prétendre que les besoins et les désirs de l’homme sont des quantités fixes et stationnaires, c’est méconnaitre la nature de l’âme, c’est nier les faits, c’est rendre la civilisation inexplicable.

Elle serait inexplicable encore, si, côté du développement indéfini des besoins, ne venait se placer, comme possible, le développement indéfini des moyens d’y pourvoir. Qu’importerait, pour la réalisation du progrès, la nature expansible des besoins, si, à une certaine limite, nos facultés ne pouvaient plus avancer, si elles rencontreraient une borne immuable ?

Ainsi, à moins que la nature, la Providence, quelle que soit la puissance qui préside à nos destinées, ne soit tombée dans la plus choquante, la plus cruelle contradiction, nos désirs étant indéfinis, la présomption est que nos moyens d’y pourvoir le sont aussi.

Je dis indéfinis et non point infinis, car rien de ce qui tient à l’homme n’est infini. C’est précisément parce que nos désirs et nos facultés se développent dans l’infini, qu’ils n’ont pas de limites assignables, quoiqu’ils aient des limites absolues. On peut citer une multitude de points, au-dessus de l’humanité, auxquels elle ne parviendra jamais, sans qu’on puisse dire pour cela qu’il arrivera un instant où elle cessera de s’en approcher[1].

Je ne voudrais pas dire non plus que le désir et le moyen marchent parallèlement et d’un pas égal. Le désir court, et le moyen suit en boitant.

Cette nature prompte et aventureuse du désir, comparée à la lenteur de nos facultés, nous avertit qu’à tous les degrés de la civilisation, à tous les échelons du progrès, la souffrance dans une certaine mesure est et sera toujours le partage de l’homme. Mais elle nous enseigne aussi que cette souffrance a une mission, puisqu’il serait impossible de comprendre que le désir fût l’aiguillon de nos facultés, s’il les suivait au lieu de les précéder. Cependant n’accusons pas la nature d’avoir mis de la cruauté dans ce mécanisme, car il faut remarquer que le désir ne se transforme en véritable besoin, c’est-à-dire en désir douloureux, que lorsqu’il a été fait tel par l’habitude d’une satisfaction permanente, en d’autres termes, quand le moyen a été trouvé et mis irrévocablement à notre portée[2].

Nous avons aujourd’hui à examiner cette question : Quels sont les moyens que nous avons de pourvoir à nos besoins ?

Il me semble évident qu’il y en a deux : la Nature et le Travail, les dons de Dieu et les fruits de nos efforts, ou si l’on veut, l’application de nos facultés aux choses que la nature a mises à notre service.

Aucune école, que je sache, n’a attribué à la nature seule la satisfaction de nos besoins. Une telle assertion est trop démentie par l’expérience, et nous n’avons pas à étudier l’économie politique pour nous apercevoir que l’intervention de nos facultés est nécessaire.

Mais il y a des écoles qui ont rapporté au travail seul ce privilége. Leur axiome est : Toute richesse vient du travail ; le travail, c’est la richesse.

Je ne puis m’empêcher de prévenir ici que ces formules, prises au pied de la lettre, ont conduit à des erreurs de doctrine énormes et, par suite, à des mesures législatives déplorables. J’en parlerai ailleurs.

Ici je me borne à établir, en fait, que la nature et le travail coopèrent à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs.

Examinons les faits.

Le premier besoin que nous avons placé en tête de notre nomenclature, c’est celui de respirer. À cet égard, nous avons déjà constaté que la nature fait, en général, tous les frais, et que le travail humain n’a à intervenir que dans certains cas exceptionnels, comme, par exemple, quand il est nécessaire de purifier l’air.

Le besoin de nous désaltérer est plus ou moins satisfait par la Nature, selon qu’elle nous fournit une eau plus ou moins rapprochée, limpide, abondante ; et le Travail a à concourir d’autant plus, qu’il faut aller chercher l’eau plus loin, la clarifier, suppléer à sa rareté par des puits et des citernes.

La nature n’est pas non plus uniformément libérale envers nous quant à l’alimentation ; car qui dira que le travail qui reste à notre charge soit toujours le même, si le terrain est fertile ou s’il est ingrat, si la forêt est giboyeuse, si la rivière est poissonneuse, ou dans les hypothèses contraires ?

Pour l’éclairage, le travail humain a certainement moins à faire là où la nuit est courte que là où il a plu au soleil qu’elle fût longue.

Je n’oserais pas poser ceci comme une règle absolue, mais il me semble qu’à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des besoins, la coopération de la nature s’amoindrit et laisse plus de place à nos facultés. Le peintre, le statuaire, l’écrivain même sont réduits à s’aider de matériaux et d’instruments que la nature seule fournit ; mais il faut avouer qu’ils puisent dans leur propre génie ce qui fait le charme, le mérite, l’utilité et la valeur de leurs œuvres. Apprendre est un besoin que satisfait presque exclusivement l’exercice bien dirigé de nos facultés intellectuelles. Cependant, ne pourrait-on pas dire qu’ici encore la nature nous aide en nous offrant, à des degrés divers, des objets d’observation et de comparaison ? À travail égal, la botanique, la géologie, l’histoire naturelle peuvent-elles faire partout des progrès égaux ?

Il serait superflu de citer d’autres exemples. Nous pouvons déjà constater que la Nature nous donne des moyens de satisfaction à des degrés plus ou moins avancés d’utilité (ce mot est pris dans le sens étymologique, propriété de servir). Dans beaucoup de cas, dans presque tous les cas, il reste quelque chose à faire au travail pour rendre cette utilité complète ; et l’on comprend que cette action du travail est susceptible de plus ou moins, dans chaque circonstance donnée, selon que la nature a elle-même plus ou moins avancé l’opération.

On peut donc poser ces deux formules :

L’utilité est communiquée, quelquefois par la nature seule, quelquefois par le travail seul, presque toujours par la coopération de la Nature et du Travail.

Pour amener une chose à son état complet d’utilité, l’action du Travail est en raison inverse de l’action de la Nature.

De ces deux propositions combinées avec ce que nous avons dit de l’expansibilité indéfinie des besoins, qu’il me soit permis de tirer une déduction dont la suite démontrera l’importance. Si deux hommes supposés être sans relations entre eux se trouvent placés dans des situations inégales, de telle sorte que la nature, libérale pour l’un, ait été avare pour l’autre, le premier aura évidemment moins de travail à faire pour chaque satisfaction donnée ; s’ensuit-il que cette partie de ses forces, pour ainsi dire laissées ainsi en disponibilité, sera nécessairement frappée d’inertie, et que cet homme, à cause de la libéralité de la nature, sera réduit à une oisiveté forcée ? Non ; ce qui s’ensuit, c’est qu’il pourra, s’il le veut, disposer de ces forces pour agrandir le cercle de ses jouissances ; qu’à travail égal il se procurera deux satisfactions au lieu d’une ; en un mot, que le progrès lui sera plus facile.

Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu’aucune science, pas même la géométrie, ne présente, à son point de départ, des vérités plus inattaquables. Que si l’on venait à me prouver, cependant, que toutes ces vérités sont autant d’erreurs, on aurait détruit en moi non-seulement la confiance qu’elles m’inspirent, mais la base de toute certitude et la foi en l’évidence même ; car de quel raisonnement se pourrait-on servir, qui méritât mieux l’acquiescement de la raison que celui qu’on aurait renversé ? Le jour où l’on aura trouvé un axiome qui contredise cet autre axiome : La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, ce jour-là l’esprit humain n’aura plus d’autre refuge, si c’en est un, que le scepticisme absolu.

Aussi j’éprouve une véritable confusion à insister sur des vérités primordiales si claires qu’elles en semblent puériles.

Cependant, il faut bien le dire, à travers les complications des transactions humaines, ces simples vérités ont été méconnues ; et, pour me justifier auprès du lecteur de le retenir si longtemps sur ce que les Anglais appellent des truismes, je lui signalerai ici le singulier égarement auquel d’excellents esprits se sont laissé entraîner. Mettant de côté, négligeant entièrement la coopération de la nature, relativement à la satisfaction de nos besoins, ils ont posé ce principe absolu : Toute richesse vient du travail. Sur cette prémisse ils ont bâti le syllogisme suivant :

« Toute richesse vient du travail ;

Donc la richesse est proportionnelle au travail.

Or le travail est en raison inverse de la libéralité de la nature ;

Donc la richesse est en raison inverse de la libéralité de la nature ! »

Et, qu’on le veuille ou non, beaucoup de nos lois économiques ont été inspirées par ce singulier raisonnement. Ces lois ne peuvent qu’être funestes au développement et à la distribution des richesses. C’est là ce qui me justifie de préparer d’avance, par l’exposition de vérités fort triviales en apparence, la réfutation d’erreurs et de préjugés déplorables, sous lesquels se débat la société actuelle.

Décomposons maintenant ce concours de la nature.

Elle met deux choses à notre disposition : des matériaux et des forces.

La plupart des objets matériels qui servent à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs ne sont amenés à l’état d’utilité qui les rend propres à notre usage que par l’intermédiaire du travail, par l’application des facultés humaines. Mais, en tout cas, les éléments, les atomes, si l’on veut, dont ces objets sont composés, sont des dons, et j’ajoute, des dons gratuits de la nature. Cette observation est de la plus haute importance, et jettera, je crois, un jour nouveau sur la théorie de la richesse.

Je désire que le lecteur veuille bien se rappeler que j’étudie ici d’une manière générale la constitution physique et morale de l’homme, ses besoins, ses facultés et ses relations avec la nature, abstraction faite de l’échange, que je n’aborderai que dans le chapitre suivant ; nous verrons alors en quoi et comment les transactions sociales modifient les phénomènes.

Il est bien évident que si l’homme isolé doit, pour parler ainsi, acheter la plupart de ses satisfactions par un travail, par un effort, il est rigoureusement exact de dire qu’avant qu’aucun travail, aucun effort de sa part soit intervenu, les matériaux qu’il trouve à sa portée sont des dons gratuits de la nature. Après le premier effort, quelque léger qu’il soit, ils cessent d’être gratuits ; et, si le langage de l’économie politique eût toujours été exact, c’est à cet état des objets matériels, antérieurement à toute action humaine, qu’eût été réservé le nom de matières premières.

Je répète ici que cette gratuité des dons de la nature, avant l’intervention du travail, est de la plus haute importance. En effet, j’ai dit dans le second chapitre que l’économie politique était la théorie de la valeur. J’ajoute maintenant, et par anticipation, que les choses ne commencent à avoir de la valeur que lorsque le travail leur en donne. Je prétends démontrer, plus tard, que tout ce qui est gratuit pour l’homme isolé reste gratuit pour l’homme social, et que les dons gratuits de la nature, quelle qu’en soit l’utilité, n’ont pas de valeur. Je dis qu’un homme qui recueille directement et sans aucun effort un bienfait de la nature, ne peut être considéré comme se rendant à lui-même un service onéreux, et que, par conséquent, il ne peut rendre aucun service à autrui à l’occasion de choses communes à tous. Or, où il n’y a pas de services rendus et reçus, il n’y a pas de valeur.

Tout ce que je dis ici des matériaux s’applique aussi aux forces que nous fournit la nature. La gravitation, l’élasticité des gaz, la puissance des vents, les lois de l’équilibre, la vie végétale, la vie animale, ce sont autant de forces que nous apprenons à faire tourner à notre avantage. La peine, l’intelligence que nous dépensons pour cela sont toujours susceptibles de rémunération, car nous ne pouvons être tenus de consacrer gratuitement nos efforts à l’avantage d’autrui. Mais ces forces naturelles, considérées en elles-mêmes, et abstraction faite de tout travail intellectuel ou musculaire, sont des dons gratuits de la Providence ; et, à ce titre, elles restent sans valeur à travers toutes les complications des transactions humaines. C’est la pensée dominante de cet écrit.

Cette observation aurait peu d’importance, je l’avoue, si la coopération naturelle était constamment uniforme, si chaque homme, en tous temps, en tous lieux, en toutes circonstances, recevait de la nature un concours toujours égal, invariable. En ce cas, la science serait excusable de ne pas tenir compte d’un élément qui, restant toujours et partout le même, affecterait les services échangés dans des proportions exactes de toutes parts. Comme on élimine, en géométrie, les portions de lignes communes aux deux figures comparées, elle pourrait négliger cette coopération immuablement présente, et se contenter de dire, ainsi qu’elle l’a fait jusqu’ici : « Il y a des richesses naturelles ; l’économie politique le constate une fois pour toutes et ne s’en occupe plus. »

Mais les choses ne se passent pas ainsi. La tendance invincible de l’intelligence humaine, en cela stimulée par l’intérêt et secondée par la série des découvertes, est de substituer le concours naturel et gratuit au concours humain et onéreux, de telle sorte qu’une utilité donné, quoique restant la même quand à son résultat, quant à la satisfaction qu’elle procure, répond cependant à un travail de plus en plus réduit. Certes il est impossible de ne pas apercevoir l’immense influence de ce merveilleux phénomène sur la notion de la Valeur. Car qu’en résulte-t-il ? C’est qu’en tout produit la partie gratuite tend à remplacer la partie onéreuse. C’est que l’utilité étant une résultante de deux collaborations, dont l’une se rémunère et l’autre ne se rémunère pas, la Valeur, qui n’a de rapport qu’avec la première de ces collaborations, diminue pour une utilité identique, à mesure que la nature est contrainte à un concours plus efficace. En sorte qu’on peut dire que l’humanité a d’autant plus de satisfactions ou de richesses, qu’elle a moins de valeurs. Or, la plupart des auteurs ayant établi une sorte de synonymie entre ces trois expressions, utilité, richesses, valeurs, il en est résulté une théorie non-seulement fausse, mais en sens inverse de la vérité. Je crois sincèrement qu’une description plus exacte de cette combinaison des forces naturelles et des forces humaines, dans l’œuvre de la production, autrement dit une définition plus juste de la Valeur, fera cesser des confusions théoriques inextricables, et conciliera des écoles aujourd’hui divergentes ; et si j’anticipe aujourd’hui sur la suite de cette exposition, c’est pour me justifier auprès du lecteur de m’arrêter sur des notions dont il lui serait difficile sans cela de s’expliquer l’importance.

Après cette digression je reprends mon étude sur l’homme considéré uniquement au point de vue économique.

Une autre observation due à J. B. Say, et qui saute aux yeux par son évidence, quoique trop souvent négligée par beaucoup d’auteurs, c’est que l’homme ne crée ni les matériaux ni les forces de la nature, si l’on prend le mot créer dans son acception rigoureuse. Ces matériaux, ces forces, existent par eux-mêmes. L’homme se borne à les combiner, à les déplacer pour son avantage ou pour l’avantage d’autrui. Si c’est pour son avantage, il se rend service à lui-même. Si c’est pour l’avantage d’autrui, il rend service à son semblable, et est en droit d’en exiger un service équivalent ; d’où il suit encore que la valeur est proportionnelle au service rendu, et non point du tout à l’utilité absolue de la chose. Car cette utilité peut être, en très-grande partie, le résultat de l’action gratuite de la nature, auquel cas le service humain, le service onéreux et rémunérable, est de peu de valeur. Cela résulte de l’axiome établi ci-dessus : Pour amener une chose à l’état complet d’utilité, l’action de l’homme est en raison inverse de l’action de la nature.

Cette observation renverse la doctrine qui place la valeur dans la matérialité des choses. C’est le contraire qui est vrai. La matérialité est une qualité donnée par la nature, et par conséquent gratuite, dépourvue de valeur, quoique d’une utilité incontestable. L’action humaine, laquelle ne peut jamais arriver à créer de la matière, constitue seule le service que l’homme isolé se rend à lui-même ou que les hommes en société se rendent les uns aux autres, et c’est la libre appréciation de ces services qui est le fondement de la valeur ; bien loin donc que, comme le voulait Smith, la Valeur ne se puisse concevoir qu’incorporée dans la Matière, entre matière et valeur il n’y a pas de rapports possibles.

La doctrine erronée à laquelle je fais allusion avait rigoureusement déduit de son principe que ces classes seules sont productives qui opèrent sur la matière. Smith avait ainsi préparé l’erreur des socialistes modernes qui ne cessent de représenter comme des parasites improductifs ce qu’ils appellent les intermédiaires entre le producteur et le consommateur, tels que le négociant, le marchand, etc. Rendent-ils des services ? Nous épargnent-ils une peine en se la donnant pour nous ? En ce cas, ils créent de la valeur, quoiqu’ils ne créent pas de la matière ; et même, comme nul ne crée de la matière, comme nous nous bornons tous à nous rendre des services réciproques, il est très-exact de dire que nous sommes tous, y compris les agriculteurs et les fabricants, des intermédiaires à l’égard les uns des autres.

Voilà ce que j’avais à dire, pour le moment, sur le concours de la nature. Elle met à notre disposition, dans une mesure fort diverse selon les climats, les saisons et l’avancement de nos connaissances, mais toujours gratuitement, des matériaux et des forces. Donc ces matériaux et ces forces n’ont pas de valeur : il serait bien étrange qu’ils en eussent. D’après quelle règle l’estimerions-nous ? Comment comprendre que la nature se fasse payer, rétribuer, rémunérer ? Nous verrons plus tard que l’échange est nécessaire pour déterminer la valeur. Nous n’achetons pas les biens naturels, nous les recueillons, et si, pour les recueillir, il faut faire un effort quelconque, c’est dans cet effort, non dans le don de la nature, qu’est le principe de la valeur.

Passons à l’action de l’homme, désigné d’une manière générale sous le nom de travail.

Le mot travail, comme presque tous ceux qu’emploie l’économie politique, est fort vague ; chaque auteur lui donne un sens plus ou moins étendu. L’économie politique n’a pas eu, comme la plupart des sciences, la chimie par exemple, l’avantage de faire son vocabulaire. Traitant de choses qui occupent les hommes depuis le commencement du monde et font le sujet habituel de leurs conversations, elle a trouvé des expressions toutes faites, et est forcée de s’en servir.

On restreint souvent le sens du mot travail à l’action presque exclusivement musculaire de l’homme sur les choses. C’est ainsi qu’on appelle classes travailleuses celles qui exécutent la partie mécanique de la production.

Le lecteur comprendra que je donne à ce mot un sens plus étendu. J’entends par travail l’application de nos facultés à la satisfaction de nos besoins. Besoin, effort, satisfaction, voilà le cercle de l’économie politique. L’effort peut être physique, intellectuel ou même moral, comme nous allons le voir.

Il n’est pas nécessaire de montrer ici que tous nos organes, toutes ou presque toutes nos facultés peuvent concourir et concourent en effet à la production. L’attention, la sagacité, l’intelligence, l’imagination, y ont certainement leur part.

M. Dunoyer, dans son beau livre sur la Liberté du travail, a fait entrer, et cela avec toute la rigueur scientifique, nos facultés morales parmi les éléments auxquels nous devons nos richesses ; c’est une idée neuve et féconde autant que juste ; elle est destinée à agrandir et ennoblir le champ de l’économie politique.

Je n’insisterai ici sur cette idée qu’autant qu’elle me fournit l’occasion de jeter une première lueur sur l’origine d’un puissant agent de production, dont je n’ai pas encore parlé : le capital.

Si nous examinons successivement les objets matériels qui servent à la satisfaction de nos besoins, nous reconnaîtrons sans peine que tous ou presque tous exigent, pour être confectionnés, plus de temps, une plus grande portion de notre vie que l’homme n’en peut dépenser sans réparer ses forces, c’est-à-dire sans satisfaire des besoins. Cela suppose donc que ceux qui ont exécuté ces choses avaient préalablement réservé, mis de côté, accumulé des provisions pour vivre pendant l’opération.

Il en est de même pour les satisfactions où n’apparaît rien de matériel. Un prêtre ne pourrait se consacrer à la prédication, un professeur à l’enseignement, un magistrat au maintien de l’ordre, si par eux-mêmes ou par d’autres ils ne trouvaient à leur portée des moyens d’existence tout créés.

Remontons plus haut. Supposons un homme isolé et réduit à vivre de chasse. Il est aisé de comprendre que si, chaque soir, il avait consommé tout le gibier pris dans la journée, jamais il ne pourrait entreprendre aucun autre ouvrage, bâtir une hutte, réparer ses armes ; tout progrès lui serait à jamais interdit.

Ce n’est pas ici le lieu de définir la nature et les fonctions du Capital ; mon seul but est de faire voir que certaines vertus morales concourent très-directement à l’amélioration de notre condition, même au point de vue exclusif des richesses, et, entre autres, l’ordre, la prévoyance, l’empire sur soi-même, l’économie.

Prévoir est un des beaux priviléges de l’homme, et il est à peine nécessaire de dire que, dans presque toutes les circonstances de la vie, celui-là a des chances plus favorables qui sait le mieux quelles seront les conséquences de ses déterminations et de ses actes.

Réprimer ses appétits, gouverner ses passions, sacrifier le présent à l’avenir, se soumettre à une privation actuelle en vue d’un avantage supérieur mais éloigné, ce sont des conditions essentielles pour la formation des capitaux ; et les capitaux, nous l’avons entrevu, sont eux-mêmes la condition essentielle de tout travail un peu compliqué ou prolongé. Il est de toute évidence que si deux hommes étaient placés dans des conditions parfaitement identiques, si on leur supposait, en outre, le même degré d’intelligence et d’activité, celui-là ferait plus de progrès qui, accumulant des provisions, se mettrait à même d’entreprendre des ouvrages de longue haleine, de perfectionner ses instruments, et de faire concourir ainsi les forces de la nature à la réalisation de ses desseins.

Je n’insisterai pas là-dessus ; il suffit de jeter un regard autour de soi pour rester convaincu que toutes nos forces, toutes nos facultés, toutes nos vertus, concourent à l’avancement de l’homme et de la société.

Par la même raison, il n’est aucun de nos vices qui ne soit une cause directe ou indirecte de misère. La paresse paralyse le nerf même de la production, l’effort. L’ignorance et l’erreur lui donnent une fausse direction ; l’imprévoyance nous prépare des déceptions ; l’abandon aux appétits du moment empêche l’accumulation ou la formation du capital ; la vanité nous conduit à consacrer nos efforts à des satisfactions factices, aux dépens de satisfactions réelles ; la violence, la ruse, provoquant des représailles, nous forcent à nous environner de précautions onéreuses, et entraînent ainsi une plus grande déperdition de forces.

Je terminerai cette étude préliminaire de l’homme par une observation que j’ai déjà faite à l’occasion des besoins. C’est que les éléments signalés dans ce chapitre, qui entrent, dans la science économique et la constituent, sont essentiellement mobiles et divers. Besoins, désirs, matériaux et puissances fournis par la nature, forces musculaires, organes, facultés intellectuelles, qualités morales ; tout cela est variable selon l’individu, le temps et le lieu. Il n’y a pas deux hommes qui se ressemblent sous chacun de ces rapports, ni, à plus forte raison, sur tous ; bien plus, aucun homme ne se ressemble exactement à lui-même deux heures de suite ; ce que l’un sait, l’autre l’ignore ; ce que celui-ci apprécie, celui-là le dédaigne ; ici, la nature a été prodigue, là, avare ; une vertu qui est difficile à pratiquer à un certain degré de température devient facile sous un autre climat. La science économique n’a donc pas, comme les sciences dites exactes, l’avantage de posséder une mesure, un absolu auquel elle peut tout rapporter, une ligne graduée, un mètre qui lui serve à mesurer l’intensité des désirs, des efforts et des satisfactions. Si nous étions voués au travail solitaire, comme certains animaux, nous serions tous placés dans des circonstances différant par quelques points, et, ces circonstances extérieures fussent-elles semblabes, le milieu dans lequel nous agirions fût-il identique pour tous, nous différerions encore par nos désirs, nos besoins, nos idées, notre sagacité, notre énergie, notre manière d’estimer et d’apprécier les choses, notre prévoyance, notre activité ; en sorte qu’une grande et inévitable inégalité se manifesterait parmi les hommes. Certes l’isolement absolu, l’absence de toutes relations entre les hommes, ce n’est qu’une vision chimérique née dans l’imagination de Rousseau. Mais à supposer que cet état antisocial dit état de nature ait jamais existé, je me demande par quelle série d’idées Rousseau et ses adeptes sont arrivés à y placer l’égalité ? Nous verrons plus tard qu’elle est, comme la richesse, comme la liberté, comme la fraternité, comme l’unité, une fin et non un point de départ. Elle surgit du développement naturel et régulier des sociétés. L’humanité ne s’en éloigne pas, elle y tend. C’est plus consolant et plus vrai.

Après avoir parlé de nos besoins et des moyens que nous avons d’y pourvoir, il me reste à dire un mot de nos satisfactions. Elles sont la résultante du mécanisme entier. C’est par le plus ou moins de satisfactions physiques, intellectuelles et morales dont jouit l’humanité, que nous reconnaissons si la machine fonctionne bien ou mal. C’est pourquoi le mot consommation, adopté par les économistes, aurait un sens profond, si, lui conservant sa signification étymologique, on en faisait le synonyme de fin, accomplissement. Par malheur, dans le langage vulgaire et même dans la langue scientifique, il présente à l’esprit un sens matériel et grossier, exact sans doute quant aux besoins physiques, mais qui cesse de l’être à l’égard des besoins d’un ordre plus élevé. La culture du blé, le tissage de la laine, se terminent par une consommation. En est-il de même des travaux de l’artiste, des chants du poëte, des méditations du jurisconsulte, des enseignements du professeur, des prédications du prêtre ? Ici encore nous retrouvons les inconvénients de cette erreur fondamentale qui détermina A. Smith à circonscrire l’économie politique dans un cercle de matérialité : et le lecteur me pardonnera de me servir souvent du mot satisfaction, comme s’appliquant à tous nos besoins et à tous nos désirs, comme répondant mieux au cadre élargi que j’ai cru pouvoir donner à la science.

On a souvent reproché aux économistes de se préoccuper exclusivement des intérêts du consommateur : « Vous oubliez le producteur, » ajoutait-on. Mais la satisfaction étant le but, la fin de tous les efforts, et comme la grande consommation des phénomènes économiques, n’est-il pas évident que c’est en elle qu’est la pierre de touche du progrès ? Le bien-être d’un homme ne se mesure pas à ses efforts, mais à ses satisfactions ; cela est vrai aussi pour les agglomérations d’hommes. C’est encore là une de ces vérités que nul ne conteste quand il s’agit de l’homme isolé, et contre laquelle on dispute sans cesse dès qu’elle est appliquée à la société. La phrase incriminée n’a pas un autre sens que celui-ci : toute mesure économique s’apprécie, non par le travail qu’elle provoque, mais par l’effet définitif qui en résulte, lequel se résout en accroissement ou diminution du bien-être général.

Nous avons dit, à propos des besoins et des désirs, qu’il n’y a pas deux hommes qui se ressemblent. Il en est de même pour nos satisfactions. Elles ne sont pas également appréciées par tous ; ce qui revient à cette banalité : les goûts diffèrent. Or c’est la vivacité des désirs, la variété des goûts, qui déterminent la direction des efforts. Ici l’influence de la morale sur l’industrie est manifeste. On peut concevoir un homme isolé, esclave de goûts factices, puérils, immoraux. En ce cas, il saute aux yeux que ses forces, qui sont limitées, ne satisferont des désirs dépravés qu’aux dépens de désirs plus intelligents et mieux entendus. Mais est-il question de la société, cet axiome évident est considéré comme une erreur. On est porté à croire que les goûts factices, les satisfactions illusoires, que l’on reconnaît être une source de misère individuelle, sont néanmoins une source de richesses nationales, parce qu’ils ouvrent des débouchés à une foule d’industries. S’il en était ainsi, nous arriverions à une conclusion bien triste : c’est que l’état social place l’homme entre la misère et l’immoralité. Encore une fois, l’économie politique résout de la manière la plus satisfaisante et la plus rigoureuse ces apparentes contradictions.



  1. Loi mathématique très-fréquente et très-méconnue en économie politique.
  2. Un des objets indirects de ce livre est de combattre des écoles sentimentalistes modernes qui, malgré les faits, n’admettent pas que la souffrance, à un degré quelconque, ait un but providentiel. Comme ces écoles disent procéder de Rousseau, je dois leur citer ce passage du maître : « Le mal que nous voyons n’est pas un mal absolu ; et, loin de combattre directement le bien, il concourt avec lui à l’harmonie universelle. »