Histoire du Romantisme/X - La Légende du gilet rouge

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 90-98).



X


LA LÉGENDE DU GILET ROUGE



Le gilet rouge ! on en parle encore après plus de quarante ans, et l’on en parlera dans les âges futurs, tant cet éclair de couleur est entré profondément dans l’œil du public. Si l’on prononce le nom de Théophile Gautier devant un philistin, n’eût-il jamais lu de nous deux vers et une seule ligne, il nous connaît au moins par le gilet rouge que nous portions à la première représentation d’Hernani, et il dit d’un air satisfait d’être si bien renseigné : « Oh oui ! le jeune homme au gilet rouge et aux longs cheveux ! » C’est la notion de nous que nous laisserons à l’univers. Nos poésies, nos livres, nos articles, nos voyages seront oubliés ; mais l’on se souviendra de notre gilet rouge. Cette étincelle se verra encore lorsque tout ce qui nous concerne sera depuis longtemps éteint dans la nuit, et nous fera distinguer des contemporains dont les œuvres ne valaient pas mieux que les nôtres et qui avaient des gilets de couleur sombre. Il ne nous déplaît pas, d’ailleurs, de laisser de nous cette idée ; elle est farouche et hautaine, et, à travers un certain mauvais goût de rapin, montre un assez aimable mépris de l’opinion et du ridicule.

Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce qu’on appelle tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d’Albert Durer et un gilet aussi rouge que la muleta d’un torrero andalou, exige un autre courage et une autre force d’âme que de monter à l’assaut d’une redoute hérissée de canons vomissant la mort. Car dans chaque guerre une foule de braves exécutent, sans se faire prier, celle facile prouesse, tandis qu’il ne s’est trouvé jusqu’à présent qu’un seul Français capable de mettre sur sa poitrine un morceau d’étoffe d’une nuance si insolite, si agressive, si éclatante. À l’imperturbable dédain avec lequel il affrontait les regards, on devinait que, pour peu qu’on l’eût poussé, il fût revenu à la seconde représentation pavoisé d’un gilet jonquille.

Ce dut être, plutôt encore que l’étrangeté de la couleur, cette folie d’héroïsme qui s’exposait avec un sang-froid si parfait aux railleries des jeunes femmes, aux hochements de tête des vieillards, aux lorgnons dédaigneux des dandys, aux gros rires des bourgeois, qui causa le profond étonnement du public et perpétua cette impression qui eût dû être oubliée après le premier entr’acte.

Après avoir essayé de déchirer ce gilet de Nessus qui s’incrustait à notre peau, nous l’acceptâmes bravement devant l’imagination des bourgeois dont l’œil halluciné ne nous voit jamais habillé d’une autre couleur, malgré les paletots tête-de-nègre, vert bronze, marron, mâchefer, suie-d’usine, fumée-de-Londres, gris de fer, olive pourrie, saumure tournée et autres teintes de bon goût, dans les gammes neutres, comme peut en trouver, à la suite de longues méditations, une civilisation qui n’est pas coloriste.

Il en est de même de nos cheveux. Nous les avons portés courts, mais cela n’a servi à rien : ils passaient toujours pour longs, et eussions-nous arrondi à l’orchestre sous l’artillerie des lorgnettes, un crâne aux tons d’ivoire nu et luisant comme un œuf d’autruche, toujours on eût assuré que sur nos épaules roulaient à grands flots des cascades de cheveux mérovingiennes, — ce qui était bien ridicule ! — Aussi nous avons donné carte blanche à ceux qui nous restent, et ils en ont profité — les traîtres — pour nous conserver un petit air d’Absalon romantique.

Nous avons dit, dès les premières lignes de cette série de souvenirs, comment nous avions été recruté par Gérard pour la bande d’Hernani dans l’atelier de Rioult, et investi du commandement d’une petite escouade répondant au mot d’ordre Hierro. Cette soirée devait être, selon nous et avec raison, le plus grand événement du siècle, puisque c’était l’inauguration de la libre, jeune et nouvelle Pensée sur les débris des vieilles routines, et nous désirions la solenniser par quelque toilette d’apparat, quelque costume bizarre et splendide faisant honneur au maître, à l’école et à la pièce. Le rapin dominait encore chez nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. Pour nous le monde se divisait en flamboyants et en grisâtres, les uns objet de notre amour, les autres de notre aversion. Nous voulions la vie, la lumière, le mouvement, l’audace de pensée et d’exécution, le retour aux belles époques de la Renaissance et à la vraie antiquité, et nous rejetions le coloris effacé, le dessin maigre et sec, les compositions pareilles à des groupements de mannequins, que l’Empire avait légués à la Restauration.

Grisâtre avait aussi des acceptions littéraires dans notre pensée : Diderot était un flamboyant, Voltaire un grisâtre, de même que Rubens et Poussin. Mais nous avions en outre un goût particulier, l’amour du rouge ; nous aimions cette noble couleur, déshonorée maintenant par les fureurs politiques, qui est la pourpre, le sang, la vie, la lumière, la chaleur, et qui se marie si bien à l’or et au marbre, et cela était un vrai chagrin pour nous de la voir disparaître de la vie moderne et même de la peinture. Avant 1789, on pouvait porter un manteau écarlate avec des galons d’or, et à présent, pour voir quelques échantillons de cette teinte proscrite, on en était réduit à regarder la garde suisse relever le poste ou les habits rouges des fox-hunters des chasses anglaises aux vitrines des marchands d’estampes. Hernani n’est-il pas une occasion sublime pour réintégrer le rouge dans la place qu’il n’aurait jamais dû cesser d’occuper ? et n’est-il pas convenable qu’un jeune rapin à cœur de lion se fasse le chevalier du Rouge et vienne secouer le flamboiement de la couleur odieuse aux grisâtres, sur ce tas de classiques également ennemis des splendeurs de la poésie ? Ces bœufs verront du rouge et entendront des vers d’Hugo.

Nous n’avons pas la prétention de corriger une légende, mais nous devons cependant dire que ce gilet était un pourpoint taillé dans la forme des cuirasses de Milan ou des pourpoints des Valois busqués en pointe sur le ventre en formant arête dans le milieu. On a dit que nous savions beaucoup de mois, mais nous n’en connaissons pas, il faut l’avouer, qui puissent exprimer suffisamment l’air ahuri de notre tailleur lorsque nous lui exposâmes ce plan de gilet.

                      Il demeura stupide,


aurait-il pu s’exclamer comme l’Hippolyte de Pradon en entendant l’aveu de Phèdre ; et les cahiers d’expression du peintre Lebrun, à la page de l’étonnement, ne contiennent pas de tôles aux pupilles plus dilatées, aux sourcils plus surélevés et chassant les rides du front vers la racine des cheveux, que celle offerte en ce moment par l’honnête Gaulois (c’était son nom). Il nous crut fou, mais le respect l’empêchant de découvrir sa pensée tout entière pour la famille duquel il avait de la considération, il se contenta d’objecter d’une voix timide :

— Mais, monsieur, ce n’est pas la mode.

— Eh bien ! ce sera la mode — quand nous l’aurons porté une fois — répondîmes-nous, avec un aplomb digne de Brummel, de Nash, du comte d’Orsay ou de toute autre célébrité du dandysme.

— Je ne connais pas cette coupe ; ceci rentre dans le costume de théâtre plutôt que dans l’habit de ville, et je pourrais manquer la pièce.

— Nous vous donnerons un patron en toile grise que nous avons dessiné, coupé et faufilé nous-même ; vous l’ajusterez. Cela s’agrafe dans le dos comme le gilet des saint-simoniens — sans aucun symbolisme.

— N’ayez pas peur ! n’ayez pas peur ! Mes confrères se moqueront de moi, mais j’en ferai à votre fantaisie ; et en quelle étoffe doit s’exécuter ce précieux accoutrement ?

Nous tirâmes d’un bahut un magnifique morceau de satin cerise ou vermillon de la Chine, que nous déployâmes triomphalement sous les yeux du tailleur épouvanté, avec un air de tranquillité et de satisfaction qui l’alarma pour notre raison.

La lumière miroitait et glissait sur les cassures de l’étoffe que nous chiffonnions pour en faire jouer les reflets elles brillants. Les gammes les plus chaudes, les plus riches, les plus ardentes, les plus délicates du rouge étaient parcourues. Pour éviter l’infâme rouge de 93, nous avions admis une légère proportion de pourpre dans notre ton ; car nous étions désireux qu’on ne nous attribuât aucune intention politique. Nous n’étions pas dilettante de Saint-Just et de Maximilien de Robespierre, comme quelques-uns de nos camarades qui posaient pour les montagnards de la poésie, mais plutôt moyen âge, vieux baron de fer, féodal, prêt à nous réfugier contre l’envahissement du siècle, dans le burg de Goetz de Berlichingen, comme il convenait à un page du Victor Hugo de ce temps-là, qui avait aussi sa tour dans la Sierra.

Malgré les répugnances bien concevables du brave Gaulois, le pourpoint s’exécuta, s’agrafa par derrière et, sauf le ridicule d’être dans la salle le seul de sa coupe et de sa couleur, nous allait aussi bien qu’un gilet à la mode. Le reste du costume se composait d’un pantalon vert d’eau très-pâle, bordé sur la couture d’une bande de velours noir, d’un habit noir à revers de velours largement renversés, et d’un ample pardessus gris doublé de satin vert. Un ruban de moire, servant de cravate et de col de chemise, entourait le cou. Le costume, il faut en convenir, n’était pas mal combiné pour irriter et scandaliser les philistins. N’allez pas croire à des enjolivements après coup. Rien de plus exact. Nous voyons dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie : « Il n’y eut que l’excentricité des costumes, qui, du reste, suffit amplement à l’horripilation des loges. On se montrait avec horreur M. Théophile Gautier, dont le gilet flamboyant éclatait ce soir-là sur un pantalon gris tendre, orné au côté d’une bande de velours noir, et dont les cheveux s’échappaient à flots d’un chapeau plat à larges bords. L’impassibilité de sa figure régulière et pâle et le sang-froid avec lequel il regardait les honnêtes gens des loges démontraient à quel degré d’abomination et de désolation le théâtre était tombé. »

Oui, nous les regardâmes avec un sang-froid parfait toutes ces larves du passé et de la routine, tous ces ennemis de l’art, de l’idéal, de la liberté et de la poésie, qui cherchaient de leurs débiles mains tremblotantes à tenir fermée la porte de l’avenir ; et nous sentions dans notre cœur un sauvage désir de lever leur scalp avec notre tomahawk pour en orner notre ceinture ; mais à cette lutte, nous eussions couru le risque de cueillir moins de chevelures que de perruques ; car si elle raillait l’école moderne sur ses cheveux, l’école classique, en revanche, étalait au balcon et à la galerie du Théâtre-Français une collection de têtes chauves pareille au chapelet de crânes de la déesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu’à l’aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons couleur de chair et beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d’esprit et de talent, célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s’écria au milieu d’un tumulte : « À la guillotine, les genoux ! »

Nous demandons pardon à nos lecteurs de les avoir fait tant attendre sur le seuil d’Hernani, et cela pour leur parler de nous ; mais ce n’est pas chez nous un péché d’habitude, et si nous connaissions un moyen de disparaître tout à fait de notre œuvre, nous l’emploierions ; — le je nous répugne tellement que notre formule expressive est nous, dont le pluriel vague efface déjà la personnalité et vous replonge dans la foule. Mais l’apparition surnaturelle, le flamboiement farouche et météorique de notre pourpoint écarlate à l’horizon du Romantisme, ayant été regardé « comme un signe des temps », dirait la Revue des Deux Mondes et occupé ce dix-neuvième siècle qui avait pourtant bien autre chose à faire, il a bien fallu faire violence à notre modestie naturelle et nous mettre en scène un instant, puisque aussi bien c’est nous qui étions le moule de ce pourpoint mirifique.

CY FINIT LA LÉGENDE DU GILET ROUGE.