Histoire du suffrage universel

La bibliothèque libre.
Histoire du suffrage universel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 426-467).
HISTOIRE
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL

Dans les vieux temps monarchiques, il est arrivé plus d’une fois qu’un souverain parvenu au trône en bas âge, et bien éloigné de comprendre que la toute-puissance résidait en lui, grandissait dans une atmosphère énervante, indolent et nul en apparence, donnant à penser qu’il ne serait jamais apte à régner, et que des ambitieux exploiteraient le pouvoir en son nom. Un beau jour, on apprenait que le prince venait de se manifester par un de ces traits qui dessinent un caractère et révèlent tout un avenir, et alors c’était parmi les peuples une commotion profonde, parce que dans cet acte du mineur émancipé une génération tout entière lisait un changement de régime et des destinées imprévues. Quelque chose d’analogue vient de se passer sous nos yeux. Nous avions aussi un souverain, né depuis une vingtaine d’années, assez mal élevé, quoique très flatté, ignorant, avec peu de moyens pour s’instruire, insouciant, crédule à l’excès, ayant peur d’agir, laissant tout faire par ses gouverneurs et ses ministres, si bien que ceux-ci pouvaient se promettre une longue veine d’omnipotence. Eh bien ! voilà tout à coup que le sournois s’émancipe : il montre par un éclat soudain qu’il est une force, qu’il sera bientôt une volonté, et qu’il faudra compter avec lui. Le maître absolu qui vient de se révéler, c’est le suffrage universel.

Les élections de 1869 feront époque dans notre histoire. Elles ont produit une émotion qui sera longtemps vibrante, non-seulement en France, mais en Europe : elles ont dégagé un élément inaperçu, des possibilités auxquelles on n’avait pas songé et dont on est actuellement préoccupé, dans les régions politiques, à l’état d’idée fixe. Comment expliquer de pareils tressaillemens ? Serait-ce l’effet d’un simple déplacement de voix, qui est loin d’avoir transformé l’opposition en majorité ? Non, l’Europe parlementaire est accoutumée à voir, à la suite d’élections, des majorités s’écrouler et des ministères forcés à la retraite, sans qu’un ébranlement soit remarqué parmi les populations. Autre chose a eu lieu chez nous. Comme je viens de le dire, on a senti qu’il s’était produit un fait nouveau. Cette nouveauté, c’est le suffrage universel manifestant sa volonté de vivre, de sentir, d’agir par lui-même, montrant par ce qu’il a pu encore comprimé et insuffisamment éclairé, ce qu’il pourra quand tous ses liens seront tombés, appelant l’attention publique sur ce point qu’il existe à présent dans notre politique une force supérieure, incompressible, irresponsable, apte à tout juger et à se déjuger.

C’est là un grand fait. Il valait la peine, à ce qu’il m’a semblé, de rechercher d’où est venu le germe du vote universalisé, quelles oscillations l’idée a subies dans la théorie, comment le droit abstrait est entré dans la pratique, sous quelle influence il s’y est développé, et comment sa marche jusqu’ici donne la mesure de sa portée dans l’avenir.


I

Il est remarquable que la grande période révolutionnaire n’ait appliqué le suffrage universel dans aucune de ses trois phases ; elle ne l’a admis que théoriquement en 1793, sans en faire l’essai. La constitution de 1791 adopta le suffrage à deux degrés, qui était dans sa pensée une vague réminiscence des anciens temps. Les citoyens actifs réunis de plein droit en assemblées primaires le second dimanche de mars choisissaient des électeurs à raison de 1 pour 100, et ceux-ci nommaient les députés. Était réputé citoyen actif tout homme âgé de vingt-cinq ans, et payant une contribution directe équivalant à la valeur d’au moins trois journées de travail. La fonction d’électeur était aussi subordonnée à certaines conditions de cens et de propriété. Cette qualification de citoyen actif blessait les instincts égalitaires de l’époque, et ce fut surtout pour la faire disparaître que la convention improvisa la constitution de 1793. Aux termes de ce nouveau contrat social, le peuple souverain comprenait tous les Français majeurs de vingt-cinq ans et domiciliés depuis six mois. Des assemblées primaires de 20 à 600 citoyens présens devaient nommer les représentans à raison de 1 pour 40,000 individus. Quoique adoptée le 9 août 1793 par les 44,000 communes de la république, excepté par celle de Saint-Tonnent (Côtes-du-Nord), qui la repoussa, cette conception informe ne fut jamais mise en pratique : la proclamation du gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix la fit avorter. La constitution de l’an III (1795), rédigée par Daunou, Chénier, Lanjuinais et Boissy d’Anglas, renouvela le régime inauguré par l’assemblée constituante en subordonnant la qualité de citoyen français au paiement d’une contribution directe ou à l’accomplissement d’un service militaire. Les citoyens français désignaient en assemblée primaire les électeurs, qui nommaient à leur tour les membres du conseil des anciens et les cinq-cents. L’électeur devait justifier d’une certaine situation sociale. Vint le 18 brumaire, qui ouvrit carrière à des combinaisons toutes nouvelles.

Le procédé électoral du premier empire, fort compliqué en théorie, était singulièrement simplifié dans la pratique et peu gênant pour le pouvoir. C’est un suffrage à plusieurs degrés, avec le vote universel à la base et le despotisme le plus écrasant au sommet. Aux termes de la loi du 16 thermidor an X, tous les citoyens en possession de leurs droits civils étaient convoqués en assemblées nationales, et devaient désigner deux catégories d’électeurs, sous les noms de collèges d’arrondissement et de collèges de département, La différence entre ces deux groupes résultait de ce que les premiers étaient éligibles sans condition de cens et que les seconds devaient être choisis parmi les contribuables les plus chargés. Ils étaient exposés néanmoins à être frappés de dissolution au moindre mouvement d’indépendance. Ce n’est pas tout. Le pouvoir se réservait le droit de conférer le titre d’électeur et d’introduire dans les collèges des gens étrangers à la localité dans la proportion de un sur dix. « Quand on contemplait, dit Benjamin Constant, les deux cents citoyens réunis dans une salle et surveillés par vingt délégués du maître, on croyait voir des prisonniers gardés par des gendarmes plutôt que des électeurs procédant à la fonction la plus imposante et la plus auguste. » Les diverses catégories d’électeurs étaient nommées à vie ; ils se réunissaient au besoin pour dresser des listes départementales de candidats à la députation. Sur ces listes, le sénat conservateur choisissait les députés au corps législatif. On pense bien qu’un pareil système ne fut jamais pris au sérieux ; la manière dont on le pratiquait acheva de le rendre ridicule. Le rapporteur pour la première loi électorale discutée sous la restauration, M. Bourdeau, un magistrat éminent qui fut depuis garde des sceaux, raconte que, pour les assemblées cantonales, le vote était en quelque sorte tombé en désuétude. Dans chaque circonscription, des présidens ou vice-présidens au choix de l’autorité restaient dépositaires des urnes : ils étaient censés recevoir à domicile, sans aucune espèce de contrôle, les bulletins qu’on aurait dû leur apporter, et de telle sorte, dit M. Bourdeau, que quoique personne n’eût voté, les boîtes se trouvaient remplies de bulletins frauduleusement introduits. C’est ainsi, et particulièrement pour les cantons, ruraux, que les deux tiers des électeurs de la France furent nommés à vie[1]. Des listes de fantaisie, dressées au nom de ces électeurs imaginaires, étaient envoyées au sénat, qui choisissait ou plutôt laissait choisir les députés par quelque agent du pouvoir.

Vint la restauration. En attendant qu’une loi électorale fût édifiée sur les bases posées dans la charte, on appropria tant bien que mal les pratiques de l’empire aux convenances de la situation nouvelle. L’élection à deux degrés fut maintenue, mais les collèges d’arrondissement et de département, au lieu de désigner des candidats au choix de la chambre haute, furent admis à nommer directement leurs députés. Ce système, qui avait fourni les muets de l’empire, donna, sous d’autres influences, cette chambre de 1815 dont l’exaltation royaliste devint si gênante pour le roi lui-même, que Louis XVIII inventa pour elle le nom d’introuvable. En 1816 seulement, on fit entrer dans la loi les principes de la charte. Le projet du gouvernement n’accordait le droit de suffrage qu’aux propriétaires fonciers, payant au moins 300 francs d’impôts directs.

Dans le cours de la discussion, la plus large extension du suffrage, le suffrage universel même, fut très énergiquement réclamé. Et par qui ? Par l’extrême droite des deux chambres, par ces ultraroyalistes qui ne concevaient pas la restauration de la monarchie sans le rétablissement des privilèges abolis. Ce sont MM. de Polignac, de Marcellus, de Fitz-James, de Montmorency et vingt autres du même rang qui dénoncent la loi proposée comme « funeste, anti-monarchique, anti-sociale, anti-populaire, » comme « destructive de la démocratie, à laquelle on va substituer, disent-ils, une féodalité bourgeoise. » M. de La Bourdonnais s’écrie : « Ce sont tous les citoyens que vous dégradez ; c’est la population tout entière que vous courbez, que vous prosternez devant le veau d’or, devant l’aristocratie des richesses, la plus dure, la plus insolente des aristocraties. » Et à la chambre des pairs le marquis de Raigecourt, le duc d’Uzès : « Vous livrez la patrie à de nouvelles convulsions, vous la précipitez dans l’abîme ! » Tant de craintes et tant de fureurs parce qu’on va restreindre le droit de suffrage dans une élite de propriétaires les plus riches et les plus éclairés ! Le secret de leur exaspération, ils l’ont révélé eux-mêmes par la bouche de leurs principaux orateurs. L’un, M. de Fitz-James, rappelle que les anciennes familles possèdent dans leur sphère une prépondérance « d’autant plus facile qu’elle s’exerce sur des hommes simples et isolés ; » un autre, le marquis de Rougé, insiste sur le rôle que peuvent jouer dans chaque département « un certain nombre d’hommes à qui de grandes propriétés, des places à la cour, des services rendus, quelquefois un mérite transcendant, donneront de l’influence. » Le marquis de Raigecourt, allant droit au but, demande que l’on organise des bourgs pourris, à l’exemple de ceux qui fonctionnaient alors au profit de l’aristocratie anglaise. Tous sont d’accord pour déclarer qu’en définitive les procédés du premier empire, adaptés au régime nouveau, seraient l’idéal du système.

A coup sûr, une loi qui limitait le nombre des électeurs à 100,000 en exigeant d’eux un cens de 300 francs, et qui ne tenait pour éligibles que de grands propriétaires fonciers payant au moins 1,000 francs d’impôts, n’était pas de nature à contenter le parti libéral ; mais il fallait faire contre-poids aux efforts des ultra-royalistes et défendre la charte contre ses ennemis. L’opposition offrit un point d’appui au gouvernement royal, dont le projet fut adopté. Alors la réaction féodale persuade au pouvoir que le corps électoral ainsi composé contient encore trop d’élémens progressistes : on imagine le double vote, c’est-à-dire que le quart des électeurs, choisi parmi les plus imposés, obtient le privilège de voter deux fois. Cette conception inouïe confère la prépondérance à cette classe des grands propriétaires qui se croit appelée à constituer une aristocratie. Une majorité irrésistible leur est acquise dans les chambres. Les libéraux, se sentant réduits à l’impuissance sur le terrain légal, s’organisent pour la révolution.

L’établissement de la monarchie de 1830 appelait un progrès en matière d’élections. De la théorie du vote universel, il ne restait plus que quelques germes, et dans des esprits bien différens. Au point de vue de la légitimité, M. de Genoude, dont la prétention était d’avoir retrouvé les vrais principes de l’ancienne monarchie, se mit à réclamer le suffrage universel : il n’entendait par là que le vote à deux degrés, tempéré par un ensemble d’institutions conservatrices ; mais il trouva peu d’adeptes, même dans son parti. Les légitimistes de cette seconde génération s’étaient rapprochés des voies tracées par la charte ; ils ne voyaient plus dans le plan de M. de Genoude qu’une aberration révolutionnaire. Ce système, préconisé longtemps par un journal incisif, fit beaucoup de bruit sans aucun effet. A l’extrémité opposée, la question du droit de suffrage surgit instinctivement dans les réunions que formait alors la jeunesse républicaine. Le premier article d’un programme rédigé par Godefroy Cavaignac en 1831 pour la Société des droits de l’homme était ainsi conçu : « la souveraineté du peuple mise en action par le suffrage universel. » Il ne paraît pas que ce vœu eût pris une forme plus précise. D’après les souvenirs personnels que j’ai consultés, les auteurs du programme se rattachaient aux traditions des assemblées républicaines. Ils n’allaient pas jusqu’au droit de vote illimité, et le type de leur électeur était encore quelque chose comme le citoyen actif. Après la dissolution des sociétés populaires, la pensée du suffrage universel survécut dans le parti républicain, mais isolément et à l’état de vague idéal.

Cela dépassait de beaucoup les visées de l’opinion commune. Le pays, en très grande majorité et dans ses catégories les plus considérables, ne comprenait et ne désirait rien de mieux que ce qui lui fut donné par la loi de 1831. Les conditions d’éligibilité sont simplifiées, d’importantes garanties sont obtenues : l’âge légal est abaissé à vingt-cinq ans pour l’électorat, à trente ans pour la députation ; le double vote est aboli ; le cens est réduit à 200 francs ; on fait, bien timidement encore, la part du mérite personnel, en n’exigeant qu’un impôt direct de 100 francs pour certaine catégorie de capacités réputées les plus inoffensives. Grâce à cet ensemble de mesures, le nombre des électeurs inscrits est à peu près doublé : il passe de moins de 100,000 à 167,000 d’abord, pour atteindre progressivement le chiffre de 241,000 inscrits, fournissant 200,000 votans. Les collèges électoraux organisent leurs bureaux et opèrent sans entraves. La chambre des députés recouvre le droit de nommer son président : non-seulement elle est souveraine en ce qui concerne son règlement intérieur, mais elle partage avec le pouvoir exécutif le privilège de proposer les lois. Cette réforme, si on en juge par comparaison avec les deux régimes précédens, était considérable. Elle suffisait au libéralisme de cette époque, qui se nourrissait trop volontiers peut-être d’abstraction politique et professait une indifférence dédaigneuse pour les problèmes d’économie intérieure. Aujourd’hui qu’on peut apprécier ce mécanisme électoral par les résultats qu’il devait infailliblement produire, on voit clairement l’abîme qu’il a creusé sous le trône de juillet.

Sous le régime du cens, la capacité électorale était attachée au paiement d’une certaine somme d’impôt, la représentation nationale ne correspondait ni à la diversité des intérêts, ni même au groupement des populations : c’est le vice originel du système. Sous la loi de 1831, qui prenait la richesse pour mesure, les départemens pauvres, où les contribuables atteignant au cens étaient rares, se trouvaient beaucoup plus représentés relativement que les départemens riches, où les contribuables au-delà de 200 francs étaient nombreux. Le second arrondissement de Paris, qui comprenait 2,000 électeurs, ne nommait qu’un député, de même que certains collèges du midi où l’on réunissait à grand’ peine 150 censitaires. Il est évident, à un autre point de vue, que la limitation du cens à 200 francs d’impôt direct livrait la majorité à la classe intermédiaire des petits propriétaires, des patentés, des officiers ministériels, et qu’elle assurait la prépondérance aux intérêts bourgeois.

Un pareil résultat, contre lequel le bon sens et l’équité protesteraient aujourd’hui, n’offusquait personne à cette époque. La bourgeoisie libérale venait de fournir une lutte de quinze ans au nom des principes de 1789 ; il semblait naturel et légitime qu’elle conservât après le triomphe la direction du mouvement, d’autant mieux que son avènement ne contrariait en rien les théories du progrès accréditées parmi les principaux hommes d’état. Casimir Perier mettait son orgueil à constituer un torysme bourgeois. L’idéal de M. Guizot, il l’a dit lui-même à la tribune, était « l’organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilège et le pouvoir absolu de 1789 à 1830. » On va voir bientôt la société française se modeler pour ainsi dire sous la pression du mécanisme électoral et prendre une allure politique faussée par le jeu du scrutin. Entre la bourgeoisie industrielle qui fait la loi et un gouvernement jaloux de ses prérogatives, un accord instinctif s’établit. Dans l’ordre économique, les intérêts bourgeois se meuvent sans contre-poids par un subtil agencement de monopoles commerciaux, de taxes prohibitives, par l’accaparement des fonctions et des affaires ; ils tendent à constituer une sorte de caste exclusive et privilégiée. Dans l’ordre politique, une majorité sans vigilance, parce qu’elle est complaisante, est assurée à un pouvoir qui laisse trop croire qu’il veut régner et gouverner. La prépondérance souvent abusive des classes moyennes, le malaise trop réel, une sorte d’étouffement en dehors du pays légal, ouvraient carrière à la propagande socialiste ; une politique timorée et engourdie, sans la moindre intuition des changemens sociaux que notre siècle prépare, justifiait les impatiences et les attaques du libéralisme novateur, deux causes d’affaiblissement, deux présages de chute.

Il est facile de signaler les fautes politiques après coup et quand les résultats sont connus. Pour être juste envers le gouvernement de juillet, je dois ajouter que, s’il ne donnait pas la réforme électorale, c’est que le pays ne la lui demandait pas de manière à faire croire qu’il la désirait beaucoup. Le gouvernement pouvait très bien se faire illusion sur l’opportunité d’un changement. J’ai en main une preuve assez curieuse de ce que j’avance : c’est une brochure inédite de M. de Cormenin, le promoteur le plus passionné du droit de suffrage illimité. Cormenin, dont le libéralisme est resté énigmatique et qu’on peut soupçonner d’avoir aimé le suffrage universel à la façon des introuvables de 1815, trouvait la population indifférente et engourdie à l’endroit de la réforme, et il s’en indignait. Il avait donc composé en 1839 un pamphlet qu’il s’était efforcé de rendre très piquant, et qu’il avait intitulé l’Ortie. L’écrit est violent sans être fort, et l’auteur a bien fait de ne pas le publier. On voit que le pamphlétaire venait d’étudier la satire rabelaisienne et les libellistes du XVIe siècle, dont il imite assez lourdement le sautillement et l’exubérance.

« Je ne vois pas, dit-il, que les tailleurs, les maçons, les cordonniers, les charpentiers, les menuisiers, corroyeurs, serruriers et chiffonniers, ni les petits marchands, ni les laboureurs et manœuvres, ni les artisans et ouvriers des manufactures, ni les conseillers municipaux, ni les gardes nationaux, ni les soldats de la ligne, se soient fort écriés contre l’indignité de leur prolétariat. J’ai honte de le dire, j’en suis confus, rougissant, dépité, navré, malade de cœur et d’âme, mais c’est la classe des penseurs seule qui émet le vœu d’une réforme électorale, qui en soulève le désir, qui en soutient le droit, qui en montre la nécessité. Elle ne devrait faire que rédiger, que prêter sa plume à dix millions de réformateurs, et c’est elle qui conçoit seule, qui formule seule et qui écrit seule, et encore à combien d’atermoiemens, de distinctions, de transactions, de temporisations, de nuances et de délicatesse et, tranchons le mot, de sophismes, de faussetés et de mensonges, n’est-elle pas obligée de descendre, de s’abaisser, de se plier, de se façonner, de se contourner, de se tordre, pour se faire accepter, pour se faire comprendre. »

C’était donc seulement par l’opposition avancée et militante qu’un changement était réclamé, et encore à l’état de lieu-commun, sans formule précise. En 1840, une agitation factice provoqua une manifestation qui fit plus de bruit par son étrangeté que par son objet. C’était une pétition-monstre à la mode anglaise, c’est-à-dire un ballot de 240,000 signatures. M. de Golbery, nommé rapporteur par la chambre, constata que 188,000 de ces signatures appuyaient la formule suivante : « tout citoyen, ayant le droit de faire partie de la garde nationale est électeur ; tout électeur est éligible. » Théoriquement c’eût été une espèce de suffrage universel, puisqu’aux termes de la loi tout Français était garde national ; en fait, ce système eût laissé en dehors des millions de gens qui ne tenaient pas à faire leur service. M. Arago, qui s’était chargé de présenter la pétition, ne la défendit que par de vagues généralités. M. Garnier-Pagès l’aîné y trouva le thème d’un discours spirituel. La chambre, peu préparée à une pareille discussion, la trancha par l’ordre du jour. Vers le même temps commençait à Lyon la campagne des banquets réformistes, à laquelle M. de Cormenin ne fut pas étranger.

Il y avait aussi, semés à travers le pays comme à toutes les époques, des conciliabules formés spontanément par l’attraction des idées communes. Ces groupes, dont le journal du lieu est ordinairement le centre, deviennent des foyers où les doctrines passent au creuset, où chacun, dans le décousu d’une causerie amicale, prépare sans y songer la politique de l’avenir. Un de ces groupes existait à Angers autour d’un journal dont le principal rédacteur était un homme de grand sens et du caractère le plus estimé, M. Peauger. Il avait pour amis et collaborateurs des jeunes gens studieux, exaltés par l’incessante discussion, et qui tous d’ailleurs ont trouvé dans la société les positions dues à leur mérite. L’un, avocat distingué, est devenu ministre, l’autre, apprécié comme ingénieur, a été représentant ; celui dont je tiens ces détails a pris rang d’une manière éminente dans la controverse politique et dans le monde financier.

Entre ces jeunes tribuns, l’interminable causerie commencée au bureau de rédaction se continuait dans la promenade du soir pour être reprise le lendemain. Ils étaient à cet âge où l’imagination s’éprend de l’absolu, où la rigidité des principes n’a pas encore été assouplie par l’expérience. En matière d’élection, dont on parlait souvent, ils tenaient tous pour le suffrage universel direct, illimité ; Peauger seul faisait exception. Son argument principal était celui-ci : « le suffrage universel ne peut nommer que ceux qu’il connaît ; quand on en viendra quelque jour à élire le chef de l’état, le candidat le plus connu sera l’héritier de Napoléon. » La conversation roula bien longtemps dans le même cercle. Les jeunes théoriciens de la future république restaient inébranlables sur le terrain du droit absolu. — « Eh bien ! s’écrie un jour Peauger de guerre lasse, j’adopte avec vous le suffrage universel, mais je vous préviens que je vais aller à Ham ! » Il y alla en effet. Franchement républicain, Peauger était naïvement persuadé qu’il allait s’incliner devant un futur président de la république. Ce qui fut dit, on l’ignore ; il est seulement de notoriété publique que le neveu de Napoléon a conservé pour le rédacteur du Précurseur d’Angers des sentimens exceptionnels d’estime et d’amitié.

Le dénoûment mérite d’être connu. En 1848, Peauger, dont la droiture était appréciée du gouvernement républicain, fut envoyé à Marseille en qualité de préfet pour succéder à la mission de M. Emile Ollivier, Il y resta jusqu’après le 10 décembre. M. Léon Faucher, parvenu au ministère de l’intérieur, trouva le préfet des Bouches-du-Rhône trop républicain pour la nouvelle phase où on venait d’entrer ; il s’empressa de le destituer. Le président ne voulut pas que ce rappel fût une disgrâce, et il offrit à Peauger le choix entre trois places considérables. Celui-ci inclinait à tout refuser. Ses amis, le sachant sans fortune, triomphèrent de son hésitation. Il accepta la direction de l’Imprimerie nationale. L’année suivante fut présentée la loi du 31 mai, qui était une mutilation du suffrage universel. Peauger envoya sa démission et rentra pauvre dans la vie privée.

Le prisonnier de Ham n’avait pas été sans réfléchir sur le droit de suffrage, ce grand ressort des sociétés modernes. Il serait curieux de savoir si un article intitulé : Du droit électoral, qui a été reproduit dans les œuvres de Napoléon III, a été écrit avant ou après la visite du journaliste d’Angers. L’auteur des Idées napoléoniennes, qui aimait à introduire ses propres idées sous le patronage de Napoléon Ier, s’est exprimé ainsi :

« Nous ne doutons pas qu’à la paix le système d’élection de l’empereur ne se fût ainsi formulé. — Tous les Français sont électeurs et éligibles. L’élection est à deux degrés. Tous les citoyens domiciliés dans un canton se réuniront et procéderont à l’élection des membres des collèges électoraux d’arrondissement et de département. Ces collèges procéderont directement à l’élection des députés. Les collèges de département seuls proposeront trois candidats pour la place de sénateur.

« Une pareille loi, ajouté l’auteur, nous paraît être d’accord avec les idées de progrès et avec les conditions de stabilité indispensables au bonheur d’un pays. Ce système sanctionne franchement les idées de liberté : il donne des droits politiques à tout un peuple, sans offrir les dangers et les inconvéniens de ce que l’on entend ordinairement par suffrage universel. »

Le gouvernement royal n’était pas plus troublé sans doute par les rêveries du prisonnier de Ham que par des articles de journaux sans retentissement marqué dans la multitude. M. Guizot s’écriait fièrement à la tribune : « Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel ! » Toutefois, comme dans ces questions électorales l’obstacle aux réformes est toujours la prérogative monarchique, le souverain assurant qu’il répond au vœu de la majorité en se réservant la direction de toute chose, et les oppositions attribuant tout le mal social à l’action sans contrôle du chef de l’état, ce conflit aboutit infailliblement à l’antagonisme du self-government et du gouvernement personnel. Avec le sang-froid mortel d’un témoin qui règle les conditions d’un duel, M. de Cormenin put dire dans un dernier pamphlet intitulé l’État de la question : « La France veut le gouvernement du pays par le pays. La cour veut le gouvernement personnel du roi. Au bout de l’un se trouvent l’ordre et la liberté, au bout de l’autre se trouve une révolution. Voilà l’état de la question. » Le pamphlétaire était prophète.


II

Le 24 février 1848, le trône vient d’être abattu. Un appel au peuple sur les plus larges bases, aussi prochain que possible, est une nécessité de salut public, tout le monde sent cela ; mais le gouvernement improvisé est débordé par la marée montante des affaires. Le temps lui manque pour élaborer un système électoral. M. de Cormenin paraît à l’Hôtel de Ville et offre ses services : on lui adjoint un vétéran du libéralisme, le jurisconsulte Isambert. Six jours plus tard, le 2 mars, les membres du gouvernement provisoire tiennent séance au ministère des affaires étrangères sous la présidence de Lamartine. On y a mandé Cormenin, qui donne lecture de son projet. Sur les tendances générales, sur la nécessité absolue d’étendre aussi loin que la raison le comporte les limites du droit du suffrage, les divergences n’étaient pas possibles. Une discussion très rapide est résumée en ces termes : « le gouvernement provisoire arrête en principe et à l’unanimité que le suffrage sera universel et direct, sans la moindre condition de cens. » Restait à régler l’application : la discussion des articles fut ajournée au surlendemain.

La délibération, reprise en effet le 4 mars, fut consacrée aux moyens d’exécution. Les onze membres du gouvernement provisoire et les quatre ministres qu’ils s’étaient adjoints, en tout quinze citoyens confondus dans la foule huit jours plus tôt, sans autre mandat que l’impossibilité de faire autrement, sans autre illumination que les éclairs de la tempête, allaient frapper le coup d’état le plus souverain et introduire dans l’ordre des sociétés la plus mystérieuse innovation de la politique moderne. La préoccupation générale au sein de ce conseil était de soustraire les classes peu éclairées et dépendantes aux divers genres de pression qu’il est trop facile d’opérer sur elles. Pour la formation des collèges, la première idée fut de diviser la France en carrés égaux comme ceux d’un damier, sans tenir compte des divisions départementales. Chaque carré aurait eu un nombre d’électeurs variable comme les mouvemens de la population : on voyait en cela un moyen de briser les anciens cadres administratifs et de dérouter les influences locales. Un savant de l’Observatoire que l’on consulta fît abandonner ce projet en déclarant que cette quadrature de la France entière entraînerait un labeur et des retards que la situation politique ne comportait pas. On se résigna à maintenir les divisions départementales consacrées par l’habitude, en attribuant à chaque département un représentant pour 40,000 âmes et autant de collèges que de cantons. On avait à cœur surtout de neutraliser l’esprit d’intrigue, afin de donner à cette inauguration d’un monde nouveau un grand caractère politique. À cette intention, Armand Marrast fit prévaloir le système des scrutins de liste, espèce de compromis entre le vote direct, que les circonstances imposaient, et le suffrage à deux degrés de nos anciennes constitutions républicaines. Enfin, pour protéger les incapables contre leur propre ignorance, il avait paru naturel et légitime de limiter le droit de suffrage en exigeant de l’électeur qu’il écrivît ou fît écrire son bulletin séance tenante ; mais cette précaution pouvait compromettre le secret du vote, et elle n’était guère conciliable avec le scrutin de liste. Comment exiger des électeurs qu’ils écrivissent des kyrielles de noms sous les yeux du président ? On éluda les difficultés de la pratique en posant sommairement quelques principes : âge électoral abaissé à vingt et un ans, nombre des représentans proportionnel à la population de chaque département, vote secret au chef-lieu du canton, par scrutin de liste, avec faculté d’apporter un bulletin écrit ou imprimé à l’extérieur. Tout cela, à la vérité, fut tranché un peu lestement ; les minutes étaient comptées : il fallait non pas délibérer, mais conclure et décréter. Les hommes du gouvernement se jetaient dans l’inconnu avec cette confiance naïve qui était presque partout dans les premiers jours. Comme l’a dit un d’entre eux[2], on agissait sous l’empire d’une vérité éclatante, incontestable : c’est que le suffrage universel ne peut exister sans la liberté pour tous les citoyens de se réunir, de se concerter, de parler, d’écrire, de publier, d’afficher, ensemble de libertés qui se font équilibre en se corrigeant au besoin l’un par l’autre.

La délibération du 4 mars fut signée le 5, insérée le 6 dans le Moniteur et complétée le 8 par des instructions réglementaires. « Voulant remettre le plus tôt possible aux mains d’un gouvernement définitif les pouvoirs qu’il exerçait dans l’intérêt et par le commandement du peuple, » tels sont les termes du décret, le gouvernement provisoire convoquait au 9 avril les assemblées électorales. Un délai d’un mois pour dresser les listes et régler les innombrables détails d’une opération aussi vaste et aussi nouvelle, c’était presque de l’improvisation. Si on était resté dans ces limites, la foule aurait couru au scrutin avec un enthousiasme moins refroidi, et le vote plus unanime aurait offert à la république une base plus solide. Les exaltés étaient précisément ceux qui se défiaient le plus de leurs principes : ils se plaignaient d’une précipitation qui ne leur laissait pas le temps d’éclairer le peuple, et ils criaient à la trahison. On consentit, pour les apaiser, à reculer l’élection jusqu’au 21 avril. Ce retard ne porta profit qu’aux anciens conservateurs. Toutefois la réaction ne se glissa dans l’assemblée qu’en prodiguant les manifestations républicaines, et le vœu général du pays se montra favorable à l’expérience qu’on allait faire. On avait inscrit d’office 9,395,035 électeurs : dans aucun siècle, et dans aucun pays du monde, la volonté nationale n’avait été consultée d’une manière aussi solennelle. Il y eut 7,893,327 votes exprimés : cette proportion de 84 votans sur 100 inscrits est la plus large qu’on ait constatée chez nous depuis 1848. L’expérience fut satisfaisante, même aux yeux des plus timorés. Quand le temps sera venu de faire une histoire complète et impartiale de cette époque, on dira que la première émanation du vote universel a donné une assemblée heureusement tempérée par un mélange d’anciennes illustrations parlementaires et d’hommes nouveaux d’un mérite solide, assemblée éclairée, très laborieuse, patriotique malgré ses dissidences, une des meilleures en définitive que la France eût possédées.

Le décret sur les élections devait être éphémère, comme le pouvoir qui l’avait édicté. Il fut convenu qu’on rentrerait plus tard dans la légalité en posant le principe dans la constitution et en réglementant la pratique par une loi spéciale. Lorsqu’on en vint à la discussion de l’acte constitutionnel, on avait passé par de tristes épreuves, les dissentimens s’étaient accentués. Les intérêts conservateurs, groupés à l’état de parti, inclinaient vers la réaction. La majorité, sincèrement républicaine, était en défiance. De part et d’autre, on avait compris que, sur le terrain du suffrage universel, le procédé du scrutin a plus d’importance que le principe même.

Les rédacteurs du projet de la constitution républicaine étaient donc préoccupés de soustraire l’électeur faible et ignorant aux influences de clocher ; ils croyaient avec raison qu’un certain groupement est indispensable pour la sincérité du suffrage, et ils avaient conservé dans leur projet le vote au chef-lieu du canton. Une sorte de bataille parlementaire s’engagea sur ce point. Une motion proposant le vote à la commune n’ayant réuni que le tiers des voix, un second amendement introduit par M. Baze demanda que les conseils-généraux eussent le droit de subdiviser les collèges cantonaux en plusieurs groupes, lorsque la nécessité de ce fractionnement aurait été établie par une délibération formelle. Cette tentative fut encore repoussée par une majorité moins nombreuse et moins résolue. Comme les vieilles troupes qui se reforment instinctivement dans une déroute et reviennent d’elles-mêmes à la charge, la réaction produisit aussitôt une troisième combinaison, qui ajournait la question de principe jusqu’à la discussion de la loi organique, et laissait provisoirement aux préfets la faculté de diviser les collèges trop nombreux. Les républicains autoritaires, satisfaits de voir l’omnipotence du préfet substituée à l’influence quelque peu aristocratique des conseils-généraux, joignirent cette fois leurs voix à celles des anciens conservateurs.

Ce n’était qu’une trêve. La bataille recommença sur le même terrain, quelques mois plus tard, à propos de la loi organique. Si l’on veut bien saisir l’importance qu’on attachait de part et d’autre à cette solution, il faut se rappeler que, sur 37,548 communes françaises, il y en a 28,000 qui ne renferment pas 1,000 habitans, et que dans la moitié de cette catégorie le nombre des électeurs ne s’élève pas à 100 en moyenne ; on ajoutait que dans la plupart de ces localités, où la lumière pénètre si difficilement, il serait souvent impossible de composer des bureaux réunissant les conditions nécessaires d’impartialité, et que le paysan, circonvenu de longue date par le maire, le juge de paix, le curé, le gendarme, l’ancien seigneur, le riche fermier, le chef d’industrie, votant sous les yeux menaçans de ceux dont dépendent son pain et son repos, ne serait pas maître de son choix. M. de Montalembert se jeta dans la mêlée avec une ardeur et une subtilité d’éloquence qui firent éclat à cette époque : la thèse qu’il soutenait était encore au fond celle des introuvables de 1815. Tout ce qu’il put obtenir, ce fût la faculté de subdiviser les cantons trop vastes en quatre collèges, en vertu d’un arrêté du préfet et sur l’avis des conseils-généraux et cantonaux. Le scrutin de liste par département fut d’ailleurs maintenu comme correctif. Le cadre de la députation fut réduit dans la mesure d’un élu pour 50,000 âmes, ce qui allait abaisser à 750 le nombre des représentai. Pour tout le reste, l’esprit de la constitution républicaine fut respecté.

Mise à l’essai quelques mois plus tard, la loi électorale du 15 mars donna l’assemblée législative. Les deux tiers des inscrits seulement prirent part au vote. Le doute et la défiance avaient amoindri la clientèle républicaine. Au contraire, les conservateurs de toute nuance revenaient plus serrés, plus nombreux, autorisés enfin à croire qu’ils allaient dominer la situation, puisqu’ils pouvaient produire une majorité. Ils espéraient aussi qu’ils se feraient du pouvoir exécutif un instrument. Trop de confiance les aveugla. Leur idée fixe était de réagir contre le suffrage universel, de le neutraliser autant que possible. Si le comité directeur de la majorité avait eu la sagesse de produire une combinaison qui, en affirmant loyalement le principe du vote universel, aurait écarté momentanément du scrutin ceux qui, dans leur intérêt même, n’étaient pas aptes à faire bon usage de leurs droits civiques, et qui peut-être y tenaient fort peu, le parti conservateur aurait acquis une grande force en ralliant à lui une portion très considérable de la démocratie. Au lieu de cela, on jetait à la révolution le défi le plus téméraire, on se donnait le tort de l’injustice. On imagina une loi qui avait pour effet d’écarter, non pas les indifférens et les ineptes, mais une classe nombreuse, vivace, celle qui tenait le plus au droit conquis, et qui d’ailleurs était généralement capable de l’exercer.

La loi du 31 mai avait pour motif apparent de constater le domicile électoral. En fait, elle avait pour but de dissoudre ces majorités menaçantes que créait l’agglomération des classes ouvrières dans les grandes villes, surtout à Paris et à Lyon. Le domicile électoral, auquel est subordonné le droit de vote, devait être établi par trois années d’inscription au rôle de la taxe personnelle ou de la prestation en nature, par l’affirmation des père et mère domiciliés eux-mêmes depuis trois ans, enfin par les déclarations des maîtres ou patrons en ce qui concernait les ouvriers ou les domestiques employés chez eux. Cette combinaison excluait donc cette partie de la population des ateliers qui est appelée fréquemment d’une ville à l’autre, et ce n’est pas tout. Dans les principales villes, à Paris notamment, où il aurait été difficile d’obtenir des nécessiteux le paiement régulier de l’impôt personnel, on a exonéré de tout temps ceux qui occupent les petites locations en remplaçant la somme qu’ils auraient dû payer par des taxes d’octroi. Ayant cessé d’être contribuables, les exonérés auraient perdu leur qualité d’électeurs. Quant aux deux autres moyens de constater le domicile, ils tendaient à subordonner le droit de suffrage au bon vouloir du maire de campagne ou des chefs d’industrie. Bref, sur 9,936,004 inscrits aux termes de la loi de 1849, la loi du 31 mai 1850 en éliminait plus de 3 millions. Ceux qui allaient ainsi être sacrifiés formaient la grande armée de la démocratie industrielle, une foule enfiévrée de politique, jalouse de ses droits nouveaux, et en définitive mieux préparée à les exercer que la bourgeoisie boutiquière des villes ou la petite propriété des campagnes.

A qui remonte l’initiative d’une pareille loi, aux chefs de la majorité ou au président de la république ? Dans le cours des mois de mars et d’avril 1850, plusieurs élections partielles très accentuées dans le sens républicain avaient exaspéré la réaction. L’élu du 10 décembre prit acte de cette disposition, et, mettant d’une manière assez inusitée la force exécutrice au service d’un parti, chargea son ministre de l’intérieur, M. Baroche, de convoquer au ministère dix-sept des hommes influens de la majorité, afin d’aviser d’urgence au remaniement de la loi électorale. Ils étaient choisis, la chose est à remarquer, parmi ceux qu’on supposait dévoués aux anciennes royautés et à l’exclusion des bonapartistes. Ce comité réunissait le savoir, l’éloquence, la longue habitude des affaires, le prestige personnel : une seule condition y manquait, cette vue simple et droite des choses que donne l’impartialité. Le sens du grand ébranlement de février leur échappait : ils n’y voyaient encore qu’un accès de fièvre chaude, un de ces accidens politiques auxquels on remédie avec de l’habileté et de la persévérance. Certes la combinaison légale qu’ils imaginèrent était d’une rare subtilité ; elle aurait pu réussir au temps du suffrage restreint et des malices parlementaires. En plein suffrage universel, cette atteinte à la constitution, cette mise hors la loi de 3 millions 1/2 de citoyens, étaient aussi contraires à la prudence qu’à l’équité. Les auteurs du projet, à ne considérer que la cause qui leur tenait au cœur, prenaient la peine de fabriquer le piège pour y donner tête baissée ; ils commettaient une de ces fautes irrémédiables sous lesquelles un parti succombe, et c’est le jour où 433 voix contre 241 adoptèrent leur œuvre qu’il aurait fallu dire : « L’empire est fait ! »

On le vit bien l’année suivante. Le résultat de la loi du 31 mai, comparé à la législation précédente, ayant été publié officiellement, le pays apprit avec étonnement que le nombre des électeurs était tombé de 9,936,004 au chiffre de 6,809,281, ce qui enlevait à 3,126,723 citoyens le droit que la constitution leur avait assuré. Pour le seul département de la Seine, les radiations dépassaient 131,000, environ 35 pour 100. La décomposition des chiffres de ce tableau démontrait que la population ouvrière des grandes villes était presque généralement exclue. Le 4 novembre, à la réouverture de la session, l’assemblée législative reçut du président de la république un message insistant sur la nécessité de rétablir le principe du suffrage universel dans sa plénitude. Entre autres vices de la nouvelle loi électorale, le président en signalait deux dont il était personnellement victime. Premièrement la mutilation du corps électoral était un des argumens invoqués par ceux qui faisaient obstacle au remaniement de la constitution, il ne fallait pas leur laisser ce grief. En second lieu, cette constitution avait dit qu’en cas de ballottage le président pourrait être élu par 2 millions de voix, c’est-à-dire par le cinquième de la population virile, dans l’hypothèse où le droit de voter serait sans limite ; avec un corps électoral réduit à 6 millions, le minimum de 2 millions de voix nécessaires pour l’élection du président représenterait non plus le cinquième, mais le tiers des votans, contrairement à ce qu’avaient décidé les constituans de 1848.

Les germes de dissensions et de perplexité étaient jetés à pleines mains au milieu de l’assemblée. Les républicains devaient-ils contrecarrer le rétablissement du suffrage universel, ou prêter la main à des projets menaçans ? Convenait-il mieux aux royalistes de la majorité de jeter le défi aux masses populaires en refusant de s’associer au pouvoir exécutif, ou de détruire eux-mêmes leur ouvrage et de s’exposer au ridicule sans regagner la popularité ? Sur le conseil de M. Berryer, l’assemblée essaya d’éluder ces difficultés en réservant son initiative, c’est-à-dire en ajournant la résolution à prendre. On n’attendit pas son bon plaisir. Dans la sombre matinée du 2 décembre 1851, la population des ateliers, allant comme d’ordinaire à ses travaux, s’attroupait devant des affiches qu’on venait de placarder et lisait sans émotion, quelquefois même avec des ricanemens : — « Au nom du peuple français, le président de la république décrète : article 1er. L’assemblée nationale est dissoute ; — article 2. Le suffrage universel est rétabli. — La loi du 31 mai est abrogée. » C’était trancher la question dans le vif. Était-il possible que la partie batailleuse de la démocratie s’enflammât pour l’assemblée qui l’avait dépouillée de ses droits civiques contre le pouvoir exécutif qui les lui rendait[3] ?


III

La réorganisation du suffrage universel a été pour ainsi dire le couronnement du coup d’état ; c’est à l’ensemble des procédés électoraux que l’édifice impérial a dû sa cohésion et sa solidité. Les affiches du 2 décembre avaient annoncé au peuple français qu’il serait invité à déclarer par oui ou par non s’il autorisait le neveu de l’empereur à introduire une nouvelle constitution sur les bases et les théories qui avaient triomphé après le 18 brumaire : « un chef responsable nommé pour dix ans, — des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul, — un conseil d’état préparant les lois et soutenant la discussion devant le corps législatif, — un corps législatif nommé par le suffrage universel sans scrutin de liste, — un sénat conservateur. » Tout le système était résumé en soixante-quinze mots. La nation, consultée suivant les listes antérieures à la loi du 31 mai, accorda l’autorisation demandée par 7,439,216 adhésions sur 8,116,773 votes exprimés. En vertu de ce plébiscite, la constitution napoléonienne fut établie par décret du 14 janvier 1852, et complétée, en ce qui concerne le système électoral, par le décret organique du 2 février suivant. Cette législation, dictée d’autorité, est encore celle qui régit aujourd’hui l’exercice de la souveraineté nationale. Le scrutin de liste est aboli ; le bulletin de vote ne contient plus qu’un nom. Le nombre des députés, réduit dans la proportion de 750 à 261, correspond non plus au chiffre de la population, mais à celui des électeurs inscrits. La durée du mandat législatif est portée de trois à six ans. Un collège électoral est formé par le groupement de 35,000 électeurs, et chaque département nomme autant de députés qu’il renferme de collèges électoraux. L’élection se fait, non plus par canton, mais à la commune, et les grosses communes peuvent encore être subdivisées à la discrétion du préfet. Ainsi l’exercice du droit souverain se trouve morcelé en 38,000 centres d’opérations dont les trois quarts (28,199 communes sur 37,548) comptent de 100 à 1,000 habitans, ce qui fournit une moyenne de 126 électeurs.

On saisira sans peine la différence entre cette manière d’appliquer le droit de suffrage et les procédés du régime antérieur. Toutefois les innovations principales ne sont pas celles qu’on a écrites dans la loi. Le système électoral de l’empire a deux traits qui le caractérisent, le tracé arbitraire des circonscriptions et les candidatures officielles. Quand on a lu dans la constitution du 14 janvier : « il y aura un député au corps législatif à raison de 35,000 électeurs, » il n’est venu à l’esprit de personne que le gouvernement se réservait le droit de grouper les électeurs à sa fantaisie, abstraction faite des convenances locales, des affinités de mœurs et d’intérêts, sans autre préoccupation que de faire échec aux adversaires de sa politique. Sous les constitutions précédentes, les remaniemens de cette nature devaient être autorisés par une loi, et ils donnaient souvent lieu à des débats très vifs. Aujourd’hui l’administration a le droit de renouveler le tracé tous les cinq ans, c’est-à-dire à la veille des élections générales. Elle sait à l’avance dans quelles conditions la lutte va s’engager, et la faculté qu’elle a de préparer le champ de bataille, d’y amener des élémens hostiles à l’opposition, d’augmenter la clientèle du candidat préféré, devient dans ses mains un moyen d’action souvent irrésistible. Il n’y a rien qui ressemble à cela dans aucun autre pays ; on en peut dire autant de la candidature officielle.

Appelé à s’expliquer sur ce point dans une discussion récente, M. de Forcade la Roquette a dit énergiquement : « Les candidatures officielles ne tiennent pas à tel ou tel système ; les candidatures officielles sont de tous les systèmes (approbation) ; elles ont été pratiquées sous les régimes les plus libéraux,… sous la restauration, sous le gouvernement de juillet, sous la république elle-même ; sous la république surtout, les candidatures officielles ont été soutenues dans des circulaires célèbres avec une exagération que le gouvernement ne prétend pas imiter… Voici comment un grand ministre, un ministre libéral, le comte de Cavour, s’expliquait sur les candidatures officielles : « Le gouvernement ne doit pas rester étranger à cet acte suprême de la vie d’un peuple, les élections ; mais il doit y intervenir ouvertement, avec des moyens francs et loyaux, en reconnaissant pour amis, non ceux qui seraient disposés à donner leur appui à un acte ministériel quelconque, mais ceux qui partagent ses principes, qui suivent le même drapeau, qui sont décidés à faire triompher la même politique. » Les argumens que produit M. de Forcade La Roquette, les exemples qu’il invoque, sont d’un effet sûr dans une assemblée où la parole rapide domine la réflexion ; ils n’ont plus la même valeur pour l’observateur appliqué à saisir le fait politique dans sa réalité effective. Que des hommes de gouvernement, se croyant en possession de la vérité et nécessaires au salut du pays, recommandent leurs adhérens et mettent au service de ceux-ci les moyens d’action dont ils disposent, cela s’est vu assurément, et se verra encore dans plusieurs pays, parce que le besoin de convaincre, de dominer, de se défendre, découle de ces instincts naturels qui se font jour malgré tout ; mais dans tous les pays connus jusqu’en 1852, si ce n’est à Rome sous les césars, les influences administratives ont été tolérées et non pas légalisées. Il y a eu des candidatures soutenues, mais non pas imposées en vertu d’un acte officiel. Dans les exemples signalés par M. de Forcade La Roquette, que voyons-nous ? Des ministères intervenant dans les élections à leurs risques et périls, ne découvrant pas le souverain et ne compromettant qu’eux-mêmes, si l’abus des influences, allant jusqu’à la corruption ou l’intimidation, prenait le caractère d’un délit. Dans la combinaison de 1852, les ministres n’existent pas pour le public : les candidatures officielles, décernées comme une fonction par le choix personnel du souverain, appuyées par toutes les forces administratives, sont présentées comme un complément nécessaire des institutions impériales.

Il en était ainsi à l’origine du moins, et c’était logique. Suivant la constitution consacrée à deux reprises en 1852 par près de 8 millions de suffrages le chef de l’état déclare la guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce, nomme à tous les emplois ; il a seul l’initiative des lois, et quand elles sont votées par les corps délibérans, c’est lui qui en règle par décrets l’exécution. Par ces décrets, il donne force de loi aux tarifs internationaux, il ordonne ou autorise les travaux d’utilité publique et les entreprises d’intérêt général. Ses ministres, sans solidarité entre eux, ne dépendent que de lui seul ; il nomme les maires des 38,000 communes, et peut les choisir hors des conseils municipaux. Il a le droit de déclarer l’état de siège dans un ou plusieurs départemens. Un sénat choisi par lui maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels. Le corps législatif perd le droit d’initiative et ne reçoit plus de pétitions, il ne choisit plus ses présidens. Les amendemens émanés de lui ne peuvent plus être décrétés sans l’approbation du conseil d’état. Le budget des dépenses est voté en bloc et par ministère ; des viremens de crédit d’un chapitre à l’autre peuvent être autorisés par décrets. Le compte-rendu des travaux législatifs est réduit à la reproduction d’un maigre procès-verbal rédigé par une commission spéciale. En cas de dissolution du corps législatif, le chef de l’état a six mois devant lui pour en convoquer un nouveau, et pendant ce délai il demande au sénat les mesures d’urgence qu’il juge nécessaires. Toute réunion politique est supprimée, même pendant la période électorale ; en même temps le contrôle et la controverse par la presse sont neutralisés par un agencement de mesures restrictives et de charges fiscales. Tel était l’état des choses en 1852 : on chercherait vainement dans l’histoire des pays constitutionnels une pareille concentration de pouvoirs.

Le vote du 20 décembre avait donc créé en réalité une dictature qui devait être transformée six mois plus tard en empire. Dans la logique de cette situation, il devenait impossible d’exposer le suffrage universel à se déjuger lui-même, à détruire son œuvre de la veille, en lui laissant la faculté d’opposer à un gouvernement dictatorial une législature résistante. On évita ce contre-sens politique en introduisant les candidatures officielles, et M. de Persigny posa carrément la théorie du système dans sa circulaire adressée aux préfets à la veille des élections de 1852. « Le peuple français, disait le ministre de l’intérieur, a donné mission au neveu de l’empereur de faire une constitution sur des bases déterminées… Le bien ne se peut faire aujourd’hui qu’à une condition, c’est que le sénat, le conseil d’état, le corps législatif, l’administration, soient avec le chef de l’état en parfaite harmonie d’idées, de sentimens, d’intérêts… En conséquence, monsieur le préfet, prenez des mesures pour faire connaître aux électeurs de chaque circonscription de votre département par l’intermédiaire des divers agens de l’administration, par toutes les voies que vous jugerez convenables, selon l’esprit des localités, et au besoin par des proclamations affichées dans les communes, celui des candidats que le gouvernement de Louis-Napoléon juge le plus propre à l’aider dans son œuvre réparatrice. » Voilà la théorie véritable et la différence nettement tranchée entre la candidature officielle de l’empire et les influences plus ou moins abusives pratiquées à d’autres époques. Celles-ci étaient dissimulées autrefois et niées autant que possible ; la candidature officielle est avouée ouvertement comme une nécessité du régime nouveau : les agens de l’autorité ont le droit et le devoir de la faire réussir par tous les moyens dont ils disposent. Voyons ce qu’a été au début la pratique de ce système et ce qu’il en est advenu avec le temps.

Peu de jours avant les premières élections législatives, fixées aux 29 février et 1er mars 1852, la liste des candidats du gouvernement, en nombre égal à celui des collèges, avait été publiée dans les journaux et recommandée officiellement par les préfets à leurs administrés. Quant au corps électoral, on avait repris à peu près les anciennes listes du suffrage universel, où se trouvaient alors 9,836,043 noms. Les abstentions furent nombreuses ; elles dépassèrent de beaucoup le tiers des inscrits. Il y eut pour les candidats du gouvernement 5,218,602 voix. L’opposition réunit 810,962 suffrages exprimés ; il est probable qu’une grande partie des abstentions lui appartenaient intentionnellement. Les quartiers commerçans de Paris protestèrent contre le coup d’état en envoyant au corps législatif le général Cavaignac et M. Carnot. A Lyon, le docteur Hénon fut nommé par les classes ouvrières, dont il possédait depuis longtemps les sympathies. A part ces trois nominations républicaines, tous les candidats recommandés furent élus, et, les trois opposans ayant refusé le serment, leurs places furent bientôt remplies. Ainsi fut réalisée dans toute sa plénitude cette unité de tendances et d’intérêts que M. de Persigny jugeait indispensable pour le bon fonctionnement du pouvoir personnel. Une remarque assez curieuse a été faite sur la composition de cette première assemblée de la démocratie césarienne : elle comprenait 1 prince, 4 ducs, 10 marquis, 21 comtes, 9 vicomtes, 22 barons, nombre de généraux, en tout 104 membres sur 261 munis de titres nobiliaires ou des plus hauts grades de l’armée. On aurait pu prendre cet essai du vote populaire à la commune pour un retentissement des vœux exprimés par les introuvables de 1815. Cela montrait aussi une étrange affinité du nouveau régime avec les ultra-conservateurs.

Certes l’action parlementaire pendant cette première phase ne fut pas de nature à gêner le souverain. Au dehors des chambres, l’opinion publique n’était pas moins amortie, et, quand vint en 1857 l’heure de renouveler l’assemblée, la fièvre électorale se manifesta avec moins d’intensité peut-être qu’en 1852. Après le coup d’état, la colère, bien souvent refoulée dans les âmes, leur donnait du ressort. Six ans plus tard, les ressentimens étaient affaiblis dans la généralité du public, un calme somnolent contrastait avec les agitations passées. On était d’ailleurs sous la fascination d’un grand succès militaire dont on exagérait la portée pratique. Dans l’ordre de l’économie intérieure, « les affaires allaient, » mot magique quand c’est la foule qui le prononce. Les grands monopoles industriels et financiers étaient dans leur phase d’expansion, ils déversaient autour d’eux travaux et emplois, profits et salaires. Les paysans vendaient aisément leurs produits, et, grâce à l’affluence de l’or, en tiraient des prix inaccoutumés. Dans les multitudes profondes, où la prévoyance n’existe pas, où l’on vit au jour le jour de sensations instinctives, on était frappé de ces résultats, on les attribuait au régime nouveau. Les grandes majorités donnèrent leur démission politique en faisant au gouvernement personnel le crédit de leur confiance. C’était par exception que certains groupes clairsemés dans les grandes villes se préoccupaient des intérêts généraux. On trouvait là encore ces sentimens ardens et intenses qui, froissés par toute sorte de compression, exclus de toute pratique, s’idéalisaient et devenaient de la foi. Ces contrastes au sein de l’opinion expliquent les résultats électoraux de 1857. Le chiffre des inscrits, des votans et des abstentions[4] sont à peu près les mêmes qu’en 1852. Même nombre de voix pour les candidatures officielles. Les différences portent sur deux points : d’abord 271,782 voix sont données à des concurrens qui, sans être les candidats de l’empereur, comme on disait alors, se déclarent napoléoniens ; en second lieu, l’opposition à tendances démocratiques et républicaines, au lieu de 811,000 voix qu’elle avait recueillies au lendemain du coup d’état, n’en a plus que 571,000. C’est donc un échec pour elle ? Non, c’est le point de départ de sa revanche. Cette opposition, considérablement affaiblie par le faux système de l’abstention systématique, se concentre dans les grandes villes : elle y fait masse et agit avec ensemble. A Paris, elle réunit plus de 100,000 voix, et fait nommer d’emblée MM. Carnot, Goudchaux et Darimon ; le général Cavaignac et M. Emile Ollivier passent à un second tour de scrutin. A Lyon, M. Hénon est réélu. Avant l’ouverture de la session, le général Cavaignac est frappé de mort subite. M. Goudcbaux et M. Carnot refusent le serment. Ils sont remplacés par MM. Jules Favre et Picard. L’opposition légendaire des cinq est constituée.

Il y avait pour les départemens 257 députés à élire. Tous les députés sortans ayant été recommandés par le gouvernement, à l’exception de 7, ceux-ci furent docilement sacrifiés par les électeurs. M. de Montalembert était du nombre. 6 candidats extra-officiels, mais non pas hostiles, parvinrent à se faire nommer. En définitive, il ne surgissait en présence de la politique impériale que 5 adversaires décidés. Les journaux et la clientèle du gouvernement célébraient un pareil résultat comme un triomphe. L’appréciation était autre dans les hautes régions du monde politique, et voici ce que je retrouve dans une correspondance étrangère où les impressions du moment me semblent bien saisies. « Sous un régime franchement parlementaire, où les majorités sont souveraines, 5 voix d’opposition, 5 voix qui se réservent de juger, sur 267 élus, cela serait un éclatant succès pour l’autorité monarchique. Il n’en est plus de même avec un pouvoir dictatorial qui, par sa nature, ne peut supporter ces entraves. Je sais bien qu’avec son habileté personnelle, avec la force de sa situation, où seul il peut voir, attendre et décider, l’empereur surmontera cette difficulté. Il n’en est pas moins vrai que sa politique, si heureuse en apparence, a reçu un premier échec aux yeux du monde entier, qui l’observe. »

On ne s’en serait pas douté à l’intérieur. Jamais la vie politique ne fut plus languissante chez nous qu’au commencement de 1858. A la chambre, quand revinrent les candidats de l’empereur, ce fut une effroyable nouveauté que de voir entrer trois collègues, dont l’un, fils de proscrit, avait été commissaire de la république, l’autre élève et ami de Proudhon, le troisième chef des « voraces » de Lyon[5]. On affectait de les laisser dans un isolement significatif. « M’étant approché dans la salle même d’un des membres courageux qui nous avait adressé la parole, raconte M. Emile Ollivier dans la récente publication qui a fait tant de bruit, je remarquai sur son visage de l’embarras, puis un véritable trouble ; enfin il me dit d’une voix saccadée : « Vous me parlerez dehors, de Morny nous regarde. » Tel fut, ajoute M. Ollivier, le milieu dans lequel pendant un an j’ai seul comme orateur soutenu les principes démocratiques et libéraux. » MM. Jules Favre et Ernest Picard n’entrèrent en effet au corps législatif que l’année suivante, à la suite d’une réélection.

La bataille des cinq ne commença qu’en 1859. Le début fut rude. Il fallait lutter contre l’inattention dédaigneuse de l’assemblée, ou, au premier mot malsonnant, contre un silence défiant et glacial, plus à craindre pour un orateur que l’ironie et la colère. Au dehors, les efforts des cinq n’avaient qu’un bien faible retentissement. Les députés n’étaient pas admis à revoir les épreuves de leurs discours. Le compte-rendu des séances consistait dans une sèche analyse que les journaux dédaignaient souvent de reproduire ; les commentaires de la presse, qui multiplient l’effet produit dans la chambre et le propagent au loin, étaient prohibés et souvent punis. Les abstentionistes, les indifférens et les peureux faisaient le vide et le froid dans le monde politique. On voyait s’éteindre peu à peu les foyers de passions et d’idées comme les derniers feux d’un camp dispersé.

Telle était la situation entre la paix de Crimée et la guerre d’Italie, et cependant le réveil était proche : il était même inévitable par un effet bien inattendu des institutions impériales. La contradiction n’y avait pas été prévue. Dès qu’elle s’y était introduite, la nature même de ces institutions faisait des cinq des espèces de tribuns du peuple, ayant seuls entre tous le droit et la possibilité d’exprimer les sentimens, de résumer les idées qui n’avaient pas les moyens de se produire ailleurs. N’ayant pas l’espoir d’agir pratiquement sur les tendances de l’assemblée, ils s’élevaient jusqu’aux principes ; ils élargissaient les débats pour y trouver prétexte de réclamer les droits supprimés, de signaler les abus de pouvoir. La vigilance de leur patriotisme, l’énergie de leurs protestations, l’éclat de trois grands talens oratoires dont les aptitudes se combinaient à merveille, faisaient contraste avec le mutisme obligé et l’inaltérable satisfaction des autres.

Le pouvoir comprit l’importance que les cinq allaient prendre, et ne voulut pas leur laisser le monopole de la popularité. Il élargit la carrière législative, espérant que la majorité dynastique y ferait à son tour preuve de vitalité et de talent. Le décret impérial du 24 novembre 1860 octroya au sénat et au corps législatif le droit de discuter et de voter chaque année une adresse en réponse au discours du trône. Le corps législatif fut également autorisé à éclairer le choix de ses commissions par une discussion préalable, en comité secret, des projets de lois qui lui seraient soumis. Il fut admis enfin que des ministres sans portefeuille désignés par l’empereur seraient adjoints aux membres du conseil d’état pour la défense des lois présentées, que les comptes-rendus des séances, beaucoup plus étendus, seraient adressés chaque soir aux journaux, et que la sténographie exacte et complète des débats serait insérée le lendemain dans le journal officiel.

En annonçant à l’assemblée que l’empereur venait de « rendre au pays une partie des droits dont celui-ci avait fait le salutaire abandon, » c’est ainsi que s’exprima M. de Morny, le président ajouta : « Je ne puis résister au désir de répéter dans cette enceinte les paroles que l’empereur nous a fait entendre au conseil : « Ce qui nuit à mon gouvernement, nous a-t-il dit, c’est l’absence de publicité et de contrôle. » Le nouveau règlement de la chambre donna en effet un grand mouvement à l’esprit public. Des talens inconnus se révélèrent dans les nuances diverses de l’opinion et parmi les orateurs du gouvernement. La parole était plus libre ; au lieu de la sèche analyse où on ne parlait qu’à la troisième personne, la sténographie du Moniteur, revue par le député lui-même, le mettait en scène avec son accent et sa passion, spectacle nouveau auquel le pays prenait un intérêt toujours croissant. On recommençait à compter les pulsations de la vie nationale ; mais était-ce là ce genre d’animation et de contrôle que les théoriciens du régime impérial avaient voulu ? Au contraire, plus les débats reprenaient de vivacité, et plus le rôle des cinq gagnait en importance. Eux seuls, par leurs fiers amendemens aux projets d’adresse, mettaient les grandes questions à l’ordre du jour. Seuls ils étaient en situation de réclamer la sincérité dans l’exercice du suffrage universel, les franchises municipales, la liberté entière de la presse, la réduction des contingens militaires, la fin des emprunts, le rappel des expéditions aventureuses qui commençaient, et nombre de choses qui étaient dans la conscience et dans les vœux du pays. Les cinq conduisaient les débats, parce qu’ils attaquaient toujours. Les ministres orateurs avaient l’air d’avocats plaidant pour l’acquittement d’un accusé. La majorité développait peu les ressources de savoir et de talent qu’il y avait en elle, enchaînée qu’elle était par la fatalité de son origine, la candidature officielle. Sur les bancs de la chambre, l’ancien candidat de l’empereur s’observait, se contenait, parce qu’il ne tardait pas à constater que son adhésion complète à la volonté de l’empereur était essentielle au système, parce qu’un blâme mitigé dans la bouche de M. Segris ou de M. Larrabure causait autant d’ébranlement qu’une sortie véhémente de l’un des cinq. La seule velléité de résistance, le rejet de la dotation Palikao, prit les proportions d’un événement. Malgré tout, le réveil de la vie politique valait encore mieux pour le gouvernement impérial que l’étouffement et le silence ; l’effet était meilleur, surtout à l’étranger. L’aveu en fut fait par M. de Morny, qui clôturait la législature de 1857 à peu près dans les mêmes termes qu’au début. « Un gouvernement sans contrôle et sans critique, disait-il, est comme un navire sans lest. L’absence de contradiction aveugle et égare quelquefois le pouvoir, et ne rassure pas le pays. »

Si les hommes du gouvernement, dans l’extase de leur omnipotence, avaient ouvert les yeux sur cette vérité, il était naturel que le pays en fût profondément imprégné. La fièvre électorale se déclara en 1863 avec un degré d’intensité que le régime en vigueur ne semblait pas comporter. A Paris seulement, cinq ou six comités de nuances diverses se constituèrent. Les hommes qui avaient figuré avec éclat sur les scènes politiques avant et après 1848 sortaient de leurs retraites pleins d’ardeur et d’illusions. Les millions d’électeurs disséminés dans les ateliers commençaient à donner signe de vie, ceux des campagnes pas encore. Les abstentionistes, de moins en moins nombreux malgré une aigre admonestation de Proudhon, étaient tombés dans le discrédit. D’un autre côté, le gouvernement fut surpris par l’ampleur du mouvement et prit l’alarme. M. de Persigny, qui dirigeait encore l’opération, affirma plus que jamais le principe des candidatures officielles. Un appel extraordinaire fut fait au zèle des agens du pouvoir, et chacun de ceux-ci donna cours à ses inspirations bonnes ou mauvaises.

Pour tous ceux qui s’occupent de politique en Europe, les élections de 1863 ont été un spectacle nouveau, plein d’intérêt et d’émotion ; elles ont laissé dans les esprits des souvenirs qui vivent encore : on peut donc glisser sur les détails et rappeler seulement les résultats généraux. La France comptant alors trois départemens de plus, le nombre des électeurs inscrits fut de 10,003,748 pour 283 députés à nommer. Le chiffre des votans monta à 7,303,735, ce qui réduisit les abstentions à 28 pour 100 au lieu de 35 pour 100 à l’épreuve précédente. Les candidats recommandés par le gouvernement avaient recueilli 5,308,254 voix : c’est une proportion de 73 pour 100, un peu moins des trois quarts des suffrages exprimés. Les oppositions de nuances diverses avaient obtenu 1,954,369 voix, c’est-à-dire un peu plus du quart des votés.

Il y eut à faire dix ballottages. Après la seconde épreuve, le résultat définitif ne laissa pas les vainqueurs moins étonnés que les vaincus. L’analyse des chiffres était en effet très significative. Dans le département de la Seine, où beaucoup d’électeurs avaient négligé de se mettre en règle, le nombre des inscrits était tombé à 326,169, de sorte que ce département n’avait plus droit qu’à neuf députés au lieu de 10. Il y eut 237,738 votes exprimés. Sur ce nombre, 154,448 sont donnés à l’opposition, et le gouvernement, avec tous les ressorts qu’il met en jeu, avec tout le personnel dont il dispose, n’en obtient plus que 88,315. Les neuf sièges attribués à la députation de Paris sont conquis de haute lutte et assurés pour longtemps à la démocratie libérale. Dans les autres départemens, qui ont 274 députés à élire, 25 sont nommés en dépit de l’action gouvernementale.

A ne mettre en balance que les chiffres, le progrès de l’opposition semblait bien faible. Il devenait significatif à considérer les principes, le caractère, le prestige personnel des élus, le classement des votes et les tendances de l’esprit public. Même dans les circonscriptions où l’opposition avait été vaincue, 33 de ses candidats avaient eu plus de 10,000 voix, — 66 avaient eu de 6,000 à 10,000 voix, — 75 avaient obtenu entre 3,000 et 6,000. Le symptôme qui donnait le plus à réfléchir était le vote des villes comparé à celui des campagnes. Sans compter les manifestations de Paris et de Lyon, qu’on pourrait expliquer par des circonstances exceptionnelles, l’opposition avait obtenu de fortes majorités dans une soixantaine de villes des plus importantes. Le gouvernement n’avait eu pour lui qu’une quarantaine de villes, souvent même sans une prépondérance bien marquée. Le système en vigueur semblait condamné dans la plupart des centres qui sont des foyers de lumière.

Parmi les opposans, on n’eût trouvé que dix-neuf adversaires déclarés du gouvernement personnel, avec des tendances plus ou moins accusées depuis la foi républicaine jusqu’aux théories des anciens parlementaires ; mais la diversité de leurs points de départ, les nuances connues de leurs opinions, allaient disparaître dans l’unanimité de leurs réclamations et de leurs efforts. En définitive, le groupe des cinq était reconstitué, la carrière était rouverte pour des notabilités dont le long silence avait affligé le public, des hommes d’un talent supérieur et incontesté, des lutteurs politiques expérimentés et de première force, MM. Thiers, Lanjuinais, Berryer, Marie, Jules Simon, Pelletan, Glais-Bizoin, Garnier-Pagès. Entre ceux-ci et la majorité, des observateurs attentifs auraient déjà vu poindre ce groupe qu’on a plus tard appelé le tiers-parti, et qui devait grossir peu à peu en attirant à lui ces amis de l’empire qui, se rappelant le mot de M. de Morny, craignent de s’être embarqués dans « un navire sans lest. »

Une majorité imposante par le nombre et fortement disciplinée restait debout et prête à fonctionner comme par le passé. Malgré cela, il n’y avait point à se tromper sur le sens des élections de 1863. La France venait de montrer qu’elle était acquise au programme développé dans toutes les circulaires libérales et qui se résumait en ces trois mots : liberté, contrôle, économie. Les tendances n’accusaient rien d’irréconciliable avec les institutions impériales ; toutefois elles condamnaient évidemment les candidatures officielles, qui font du pouvoir exécutif une véritable autocratie. Le suffrage universel enfin demandait le couronnement de l’édifice. Comment ce premier avertissement donné à l’empire serait-il pris en haut lieu ? Il est curieux de ressaisir les impressions à ce sujet dans les écrits et les souvenirs d’il y a six ans : on y voit l’opinion publique passer par toutes les phases qu’elle a de nouveau parcourues depuis les derniers scrutins. On parle d’abord, à tort ou à raison, de la surprise et des ressentimens qui agitent les régions olympiennes du pouvoir. Le bruit d’une espèce de coup d’état contre les élections de Paris court à la bourse ; puis la probabilité d’une guerre prochaine est discutée dans le public. Bien des gens sont persuadés qu’on essaiera de distraire la nation de ses propres intérêts en l’occupant des affaires d’autrui, en remaniant la carte de l’Europe au profit de la Pologne. Les journaux remarquent que les conseils de ministres sont fréquens et prolongés. On raconte que d’aigres dissentimens ont éclaté parmi les conseillers de la couronne, les uns attribuant le mal à la quasi-liberté concédée par le décret du 24 novembre et regrettant les anciennes rigueurs, les autres insistant sur l’impossibilité de remonter le courant, et demandant au contraire l’adoption d’un système plus libéral encore ; enfin le public cesse de croire aux mesures extrêmes, et l’apaisement se fait peu à peu. Le monde officiel parvient à se démontrer à lui-même qu’une trentaine de voix discordantes ne sont rien dans une assemblée de 272 membres, que l’opposition, n’ayant plus la même homogénéité, ne gagnera pas une force proportionnée au nombre de ses membres, que quelques concessions habilement ménagées peuvent désarmer l’opinion sans affaiblir les ressorts essentiels du système.

L’empereur fit connaître sa pensée le 22 juin, et, suivant son habitude, il dérouta toutes les conjectures. Les changemens portèrent à la fois sur les hommes et sur les choses. L’institution des ministres sans portefeuille fut transformée, sinon supprimée complètement. Les orateurs officiels étrangers aux affaires qu’ils devaient expliquer ou défendre n’étaient à l’égard des ministres actifs que ce que sont les avocats plaidant sur les notes des avoués. À ce mécanisme fut substituée l’action directe du ministre d’état et du président du conseil d’état. Le premier centralisant les travaux de tous les ministères, le second résumant les projets et les actes administratifs que le conseil d’état a mission d’élaborer, ils devaient avoir la connaissance personnelle et directe des affaires à traiter devant la chambre. C’était le moyen, disait la note du Moniteur, d’organiser plus solidement la représentation de la pensée gouvernementale sans altérer l’esprit de la constitution. M. Billault, nommé ministre d’état, et M. Rouher, appelé à la présidence du conseil d’état, devinrent les deux seuls personnages parlans du ministère ; à ce titre, ils acquirent une importance exceptionnelle dans le gouvernement. M. de Persigny, en qui la résistance était personnifiée, fut éloigné du cabinet. On promit d’élargir les bases de l’enseignement primaire, de multiplier les cours d’adultes. On releva dans les collèges le niveau des études philosophiques, on créa l’enseignement professionnel. Dans l’ordre économique, on abolit plusieurs monopoles, notamment ceux de la boulangerie et de la boucherie ; comme aliment aux imaginations, on annonça les féeries de la grande exposition industrielle.

Ces réformes étaient bonnes par l’intention, et plusieurs ont donné des fruits ; mais était-ce là ce que demandait le suffrage universel ? Non. L’éducation libérale du pays était trop avancée déjà pour qu’il se laissât captiver par des améliorations de détail. Il observait autour de lui les peuples qui prospèrent par la liberté, et il voulait à leur exemple ressaisir le maniement de ses propres affaires. Il faut le dire, la politique qui se déroulait sous ses yeux pendant les six ans de la législature mettait en relief les inconvéniens et les périls d’une tutelle trop prolongée. A l’extérieur, le prestige s’était évanoui, et l’on était entré dans une veine fatale. On voyait la désastreuse expédition du Mexique condamnée par tout le monde, même par les amis du gouvernement, et néanmoins poussée à bout sous une pression irrésistible. Les bénéfices de la guerre d’Italie étaient compromis par l’occupation prolongée de Rome. Le prétendu remaniement de l’Europe, annoncé magistralement, allait aboutir à l’agglomération de toutes les forces allemandes au profit de l’absolutisme prussien. A l’intérieur, la fantaisie du royaume arabe avait paralysé l’Algérie. Les travaux de Paris bouleversaient l’économie de la vie parisienne. La série incessante des emprunts avoués ou des expédiens qui ne sont que des emprunts déguisés répandait l’appréhension d’une crise financière jusque dans les classes où l’on ne juge des choses que par instinct.

Sur tout cela pesait un malaise mal défini, mais fortement senti, une sorte de brouillard moral tenant à l’essence même du régime. Dans un milieu en effet où places, travaux, récompense et répression, tolérance et empêchement, où le faire et le non-faire, pour tout dire en deux mots, aboutissent au gouvernement, il s’opère dans la population, quand ce gouvernement est lui-même dominé par le besoin de se créer une clientèle, un triage des intelligences et des caractères. Les uns, à qui il ne répugne pas de solliciter le pouvoir, s’arrangent pour lui complaire en toutes choses, afin de toujours obtenir ; les autres se réfugient dans les professions où l’on trouve à vivre sans rien demander. Alors les indépendans marchent isolés dans des carrières étroites ; l’occasion de s’y développer leur est rarement offerte. Les complaisans ne tirent qu’un médiocre parti de leurs aptitudes, parce qu’il leur manque le libre essor de l’esprit et la sincérité. Il y a des deux côtés une sorte de paralysie intellectuelle. Le noble épanouissement des facultés, naturel dans les pays libres, est chez nous comprimé ; de là viennent la discordance des idées, l’atonie des caractères et cette pénurie d’hommes qui sera le plus grand obstacle aux réformes urgentes.

Cet état de choses devenait de plus en plus apparent pendant la dernière législature ; il a préoccupé le gouvernement, les assemblées et le pays. Par le sénatus-consulte du 14 juillet 1866, et aux termes de la fameuse lettre du 19 janvier, on daigne rendre plus facile au corps législatif l’exercice du droit d’amendement. La discussion d’une adresse qui ouvrait un cadre illimité à la controverse est remplacée par le droit d’interpellation, à la condition que la demande sera munie de cinq signatures et autorisée par quatre bureaux au moins sur neuf, ce qui fait dépendre la faculté d’interpeller du bon plaisir de la majorité. La liberté qu’on rend à la presse en supprimant l’autorisation préalable de fonder des journaux est faussée par l’obligation du timbre, qui subordonne la publicité à des influences financières. Le droit de réunion est entouré de tant d’entraves et de menaces que les gens pacifiques s’en effraient, et qu’au lieu de servir à l’échange paisible des idées il devient le privilège des audacieux. Etudiez dans le détail toutes ces innovations, et vous y remarquerez deux traits caractéristiques : d’abord la volonté nettement accusée de n’octroyer jamais qu’à l’état de concession et de tolérance les facultés politiques dont les peuples voisins jouissent à l’état de droit naturel, en second lieu l’impatience d’améliorer sans affaiblir ce qu’on appelle en style de cour les prérogatives de la couronne.

Dans le corps législatif, un symptôme à noter était le fractionnement de la majorité et l’essai d’y constituer un parti dynastique et libéral. L’amendement du tiers-parti réunit au vote 66 adhérens ; c’était plus qu’il n’en fallait pour devenir le parti directeur, si l’amendement avait été autre chose qu’une aspiration nuageuse. Les promoteurs du tiers-parti n’avaient sans doute pas mesuré leur résolution aux difficultés de l’entreprise. Un fait bien autrement considérable, quoiqu’il n’ait été qu’un incident fugitif, est la sortie de M. de Maupas au sénat. Ici, c’est un des agens actifs du coup d’état, un des fondateurs de l’empire qui, mettant le doigt sur le côté faible du mécanisme, déclare qu’il est temps de couvrir le souverain par la responsabilité ministérielle, ce qui impliquerait le choix des ministres suivant les indications de la chambre et une sorte d’abdication du gouvernement personnel.

Pendant ce temps, le suffrage universel observait et prenait des forces. Veut-on mesurer le chemin que faisait l’opinion, qu’on analyse les élections partielles qui ont eu lieu dans le courant de la législature, c’est-à-dire du mois de décembre 1863 jusqu’à la mémorable élection de M. Grévy en août 1868. L’oracle a été consulté cinquante-six fois. Aux élections générales de 1863, les candidats officiels avaient recueilli dans ces 56 collèges 1,032,367 suffrages : l’opposition n’avait eu que 307,295 adhérens. Dans les épreuves qui eurent lieu accidentellement par suite de réélections, de décès ou de démissions, les mêmes 56 collèges ne donnèrent plus que 842,759 voix au gouvernement. L’opposition en réunit 529,290. Le système impérial perdait 189,000 voix, soit 18 pour 100 ; le parti de la résistance avait gagné 222,000 voix, soit 58 pour 100. Les réélections partielles avaient fortifié incessamment l’opposition en introduisant à la chambre MM. Pelletan, Magnin, Buffet, Carnot, Garnier-Pagès, Bethmont, Girot-Pouzol, Tillancourt et Grévy. Ceux qui observaient silencieusement la marche du suffrage universel s’attendaient bien à ce qu’il mît en 1869 des forces nouvelles au service de la cause libérale : les résultats ont dépassé les prévisions.


IV

On n’aurait pas une idée exacte des élections de 1869, si on se contentait de grouper les chiffres de scrutin et de compter les élus. Pour mesurer la portée politique du coup d’état que vient de frapper à son tour le suffrage universel, il faut connaître les obstacles qu’il rencontre et qu’il doit vaincre. Les moyens d’influence dont le régime impérial dispose sont nombreux et variés ; il y en a qu’on dissimule et d’autres qu’on exerce comme un fait normal. Le plus efficace parmi ces derniers est le droit que le pouvoir s’attribue de tracer à sa fantaisie les circonscriptions électorales. Presque toutes les législations connues ont proportionné le nombre des députés à élire au chiffre des habitans qu’il s’agit de représenter ; chez nous actuellement, c’est le chiffre des électeurs inscrits qui donne le nombre de représentans à nommer. Or, le fait de l’inscription dépendant des préfectures, le gouvernement peut faire pencher la balance de son côté en inscrivant d’office les citoyens dont il augure bien, et en attendant que les autres réclament leur inscription. Ce premier point a son importance. Les listes d’après lesquelles les circonscriptions sont réglées doivent être établies tous les cinq ans et à des époques qui ne coïncident pas avec les élections. Ainsi les listes qui ont servi de base aux opérations de 1869 ont été arrêtées le 28 décembre 1867. C’est seulement à l’approche des scrutins que les citoyens se dérangent pour vérifier si leurs noms figurent sur les listes. Quand on se décide à faire ces inscriptions tardives, les circonscriptions sont déjà dessinées, le nombre des représentans à élire est fixé. Ainsi la liste arrêtée par décret du 28 décembre 1867 ne donnait au département de la Seine que 309,703 électeurs inscrits ; ce total incomplet ne comprenant que neuf fois 35,000, l’administration s’est empressée de limiter à 9 le nombre des députés de Paris. Dix-huit mois plus tard, les citoyens non inscrits d’office ayant réclamé leur droit, les inscriptions montèrent à 393,324. À ce compte, Paris devrait avoir 11 députés au lieu de 9, et deux élus de plus auraient assurément grossi le groupe de la gauche. Si la représentation avait pour base non pas les inscriptions admises par les maires, mais le nombre des habitans, le département de la Seine n’aurait pas moins de 15 députés. En général, on s’arrange pour que les départemens ruraux aient à nommer, relativement à leur population, plus de députés que les départemens où les villes dominent[6].

La réunion de 35,000 électeurs inscrits étant nécessaire pour donner lieu à une nomination, il semblerait naturel que les citoyens se groupassent d’eux-mêmes pour ainsi dire, suivant les habitudes de voisinage et les affinités d’intérêts. On comprendrait par exemple que les habitans des villes vouées à l’industrie eussent, autant que possible, leurs mandataires spéciaux, comme les populations rurales et agricoles. La seule préoccupation de l’autorité au contraire est de favoriser les candidatures agréables en contrecarrant les autres. A cet effet, on s’applique à tracer les circonscriptions de manière à créer des antagonismes d’intérêts entre les électeurs, et à rompre les relations qui unissaient depuis longtemps certains électeurs à certains députés. Les seuls remaniemens devraient être ceux qu’un accroissement de la population électorale a rendus nécessaires. Il n’y avait dans ce cas, à la fin de 1867, que 9 départemens, comprenant 25 circonscriptions ; il s’agissait donc de porter le nombre de ces circonscriptions à 34 pour faire place à 9 députés de plus ; cela pouvait être exécuté sans déranger beaucoup la carte électorale. Eh bien ! on a bouleversé, outre ces 9 départemens, 25 autres encore qui comprenaient 72 circonscriptions, et dans lesquels aucun déplacement n’était nécessaire, puisque le nombre des députés à élire ne devait pas y être changé. Le seul mobile de l’administration a été non pas seulement d’écarter des adversaires connus, mais de détruire les noyaux d’opposition qui commençaient à se former.

A Paris, où le nombre des députés devait rester le même malgré les accroissemens de population, le découpage fantastique des circonscriptions avait surtout pour but d’écarter M. Thiers. Cet homme d’état, plus redoutable encore à ses adversaires par sa rare sagacité politique que par son grand talent oratoire, avait été envoyé au corps législatif par cette partie de la bourgeoisie parisienne chez qui les instincts conservateurs se concilient avec le sentiment libéral. On lui a enlevé le quartier de la Chaussée-d’Antin et le quartier Saint-George, où il réside. On lui a donné d’un côté la banlieue d’Auteuil, les Batignolles, les Ternes, de l’autre côté le quartier central de Saint-Germain-l’Auxerrois, où il a trouvé pour électeurs les employés du château, les gendarmes de la garde et la brigade de réserve de la préfecture de police. Sa circonscription, d’une étendue considérable, comprenait 41,000 électeurs au lieu de 32,000 qu’il avait précédemment. M. Ernest Picard, chez qui la verve parisienne pétille, était l’idole des quartiers du centre ; ce sont ceux qu’on lui a enlevés pour lui donner la Chaussée-d’Autin, Saint-George et le faubourg Montmartre. Le premier collège, où le patriotisme calme et ferme de M. Carnot avait réussi en 1863, est bourré d’élémens inflammables, ce qui assure un triomphe à M. Gambetta. A M. Jules Simon, à qui la reconnaissance des classes souffrantes est acquise, on retranche les quartiers où la misère fait le plus de ravages. On sépare M. Pelletan des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, et il n’a plus de contact qu’avec les populations rurales de la banlieue. L’intention de ces changemens ne peut échapper à personne.

Le même système est appliqué dans les provinces, et souvent à outrance. Toutes les circonscriptions déjà conquises par des opposans, toutes celles où la résistance est à craindre, sont remaniées. Dans le Rhône, trois nominations étaient considérées comme certaines, celles de M. Hénon, de M. Jules Favre et de M. Frédéric Morin, qui venait d’être nommé conseiller-général. On amalgame les populations de telle sorte que ces trois candidats ne retrouvent plus leur clientèle. L’habileté consiste à ce que le député à l’index ne puisse pas se représenter devant les mêmes électeurs. Cela est peut-être contraire à l’esprit de la loi, peu importe. Ce procédé est appliqué à Bordeaux, dont les tendances libérales sont connues, à Marseille, qui avait nommé MM. Berryer et Marie, dans le Pas-de-Calais, qui avait eu le tort d’envoyer au corps législatif trois députés indépendans sur six. A Nantes, où la majorité de M. Lanjuinais avait été d’environ 600 voix, on a annexé, pour faire contre-poids, un canton rural qui comprend 7,000 électeurs, et le nombre des inscrits passe soudainement de 38,717 à 45,330. Même tactique à l’égard de M. Glais-Bizoin. En 1863, sa circonscription comprenait 31,493 inscrits, et il avait pu être élu par 12,827 voix. On lui enlève le canton où il a des relations anciennes et on ajoute trois cantons nouveaux où ses amis sont moins nombreux. Le nombre des inscrits est ainsi porté à 44,881 ; M. Glais-Bizoin obtient à peu près le même nombre de suffrages que précédemment, et malgré cela il est écarté de la carrière où sa spirituelle franchise était redoutée, où son zèle infatigable rendait tant de services. Une autorité en matière de finances, M. Casimir Perier, avait obtenu 16,000 voix aux précédentes élections ; on ruine ses espérances en détachant de son cercle sept cantons, y compris celui de Vizille, qui est le berceau de sa famille. A une réélection qui avait eu lieu en 1866 dans l’Orne, il n’avait manqué à M. d’Audiffret-Pasquier qu’un millier de suffrages, les chances paraissaient être pour lui. Bien que le nombre des inscriptions en 1867 ne justifiât pas l’augmentation du nombre des députés (il n’y avait que 122,095 inscriptions, et il en eût fallu à la rigueur 122,500), on se hâte de tracer dans l’Orne une circonscription de plus : quatre cantons bien disposés pour M. d’Audiffret-Pasquier sont détachés, et son concurrent, M. de Mackau, triomphe.

Ai-je trop multiplié ces exemples ? Je ne le crois pas. Rien ne montre mieux le sans-gêne avec lequel on interroge chez nous le peuple souverain. Un procédé souvent usité, celui qui consiste à noyer le vote des villes dans les bulletins de la campagne, est devenu une cause de désordres. Des chefs-lieux de première ou de seconde classe, qui ont à tous égards le droit de se faire représenter par des mandataires de leur choix, avaient le malheur d’être mal notés : on les a divisés en deux ou trois sections, et chacun de ces groupes a été englobé comme appoint dans une circonscription rurale. Dans plusieurs de ces villes, il est arrivé que la foule, à l’heure où les suffrages sont comptés, recueillait avidement toutes les indications, additionnait les résultats partiels et donnait cours à sa joie aussitôt que la majorité lui semblait acquise au candidat préféré. Au dernier moment, on annonçait qu’un message venu d’une campagne lointaine avait changé le résultat prévu. On se croyait dupe d’une mystification ; l’étincelle de la colère courait dans les groupes, et la manifestation, commencée joyeusement, prenait un caractère d’émeute. A qui la faute ?

Le vice principal du système des candidatures officielles, c’est d’autoriser le gouvernement à peser sur ses agens, à jeter le trouble dans leurs consciences. Pour celui qui vit du budget, à quelque degré de la hiérarchie qu’il soit placé, l’élection est une épreuve morale des plus dures. L’attitude de ses supérieurs, les circulaires de son administration, l’avertissent que son avenir est en jeu. Beaucoup d’employés n’ont à lutter que contre eux-mêmes, et ne sont responsables que de leur propre vote, quand ils ne peuvent pas le dissimuler ; mais il y a des catégories d’agens auxquels un rôle actif et public est réservé dans la bataille électorale. Pour ceux-là, le succès de la candidature officielle sera la mesure de l’habileté et la condition de l’avancement, c’est chose convenue ; ils savent aussi qu’ils seront mal vus, si le candidat indépendant réussit, et qu’il en résultera un temps d’arrêt dans leur propre carrière. Qu’on imagine l’effet d’une pareille conviction circulant dans tout le pays à travers des légions d’employés, souvent besoigneux, ayant la légitime ambition d’avancer, et quelle fermentation malsaine il doit se produire dans certains esprits qui ne sont pas arrêtés par les scrupules ! Ainsi sont provoqués tant de faits déplorables qui ne servent pas beaucoup le pouvoir quand ils restent inconnus, et qui lui deviennent très nuisibles quand ils arrivent au grand jour.

La centralisation française met au service du gouvernement un prodigieux agencement de ressorts au moyen desquels on peut graduer la pression depuis l’impulsion douce jusqu’à l’écrasement. En temps d’élection, ce mécanisme est sans pareil dans le monde. Il y a d’abord 89 préfets, présens partout au moyen de 300 sous-préfets qu’ils ont pour coadjuteurs. Ils ont le tour de main pour transformer en agens électoraux tous ceux qui détiennent, à quelque titre que ce soit, une parcelle de la force publique, et ce n’est pas peu dire. Chaque espèce de fonctionnaire a une nuance particulière d’autorité et des moyens spéciaux de crédit ; c’est d’abord le juge de paix de canton, et il y a 2,941 juges de paix ; pour pénétrer dans les familles, il y a ensuite 32,000 curés ou desservans ; 46,000 instituteurs primaires, les uns laïques, les autres congréganistes, se surveillant d’un œil jaloux, luttent de zèle pour complaire à l’autorité. Pendant que ces influences font leur œuvre discrètement, l’action municipale s’exerce au grand jour. Il y a bien peu de communes qui ne soient énergiquement travaillées par le maire, par un ou deux adjoints, par le garde champêtre. A travers tout cela circulent, avec la même consigne, avec la même ardeur de se faire remarquer, une multitude d’agens spéciaux, gendarmes, douaniers, percepteurs d’impôts, facteurs de la poste, voyers et cantonniers, orphéonistes, directeurs des sociétés de secours mutuels, distributeurs de bienfaisance, pensionnés et médaillés militaires, tous rattachés par quelques fils au réseau du budget. Est-ce tout ? Non. Après les fonctionnaires viennent les quasi-fonctionnaires, c’est-à-dire ceux qui ont incessamment besoin du bon vouloir de l’autorité, particulièrement 500,000 aubergistes, cafetiers, cabaretiers ou débitans de tabac.

La force motrice qui met en jeu tout ce mécanisme, c’est la préfecture. Dès que la machine départementale a été chauffée sur un ordre venu de Paris, les ressorts entrent en jeu, les rouages s’engrènent, et toutes les pièces du système se mettent à pivoter comme les bobines d’une manufacture. Les circulaires officielles désignent et recommandent le candidat officiel ; il est promené et exhibé dans les tournées de révision, les comices agricoles, les fêtes locales. Chacun accomplit dans sa sphère son œuvre de propagande : ici les dons et promesses font merveille, plus loin c’est l’intimidation qui agit. L’élu du pouvoir trouve une multitude d’auxiliaires qui ne lui coûtent rien ; la main qui distribue les bulletins est souvent celle qui lacérera l’affiche de l’adversaire. La consigne de cette année était d’effaroucher les campagnes ; des analyses plus ou moins véridiques de ce qui se disait dans les réunions populaires de Paris ont été répandues jusque dans les hameaux : on a exploité les clubs au point de rendre le spectre rouge ridicule.

Malgré la variété des moyens dont l’autorité dispose, malgré l’article 75, qui inspire à ses agens une hardiesse souvent compromettante, le candidat indépendant n’aurait pas trop à s’effrayer de la lutte, si elle s’engageait toujours dans les centres suffisamment peuplés où la discussion et l’examen sont possibles ; mais comment réagir et se défendre contre les efforts de l’administration dans des localités comme la plupart de celles où s’exerce le suffrage universel ? N’oublions jamais qu’il y a encore en France 32,000 communes dans lesquelles le chiffre des électeurs varie entre 50 et 200, que plus d’un quart de ces électeurs ne savent pas lire, que, parmi ceux qui votent, il s’en trouve un assez grand nombre qui comprennent à peine le français, qui parlent le breton dans la presqu’île de l’ouest, le flamand sur les frontières du nord, l’allemand en Alsace et en Lorraine, et les patois dérivés du roman dans la région du midi.

Si le candidat plus ou moins officiel a pour lui l’action gouvernementale, qui semble irrésistible, du côté de l’opposition il y a une force supérieure encore, mais latente, diffuse et fugitive, difficile à concentrer et à manier : c’est le sentiment du progrès libéral inné en France, c’est l’entraînement de la nation vers ces destinées vaguement entrevues et vulgairement définies par ce mot, la démocratie. La guerre s’engage entre ces deux forces, et toute guerre est dispendieuse : première difficulté pour le concurrent isolé. Le gouvernement peut choisir ses candidats parmi des hommes riches, disposés aux sacrifices, pour qui d’ailleurs la question d’argent est simplifiée par le concours de l’administration. Il y a peu de localités au contraire où l’opposition possède des hommes remplissant les rares aptitudes que la démocratie exige et pouvant avec cela faire personnellement les sacrifices de temps, d’argent et de profession qu’entraîne la candidature d’abord, ensuite le séjour à Paris. Si on s’adresse à une notabilité parisienne, il est rare que celui à qui on fait cet honneur puisse retrancher de ses travaux le temps et de son revenu la somme qu’il faudrait pour faire le nécessaire, surtout dans les campagnes, où il est à peu près inconnu. Il accepte par devoir, ne fait qu’une faible partie des sacrifices indispensables, et il échoue. Telle a été la cause la plus ordinaire des mécomptes et des défaites du parti libéral et démocratique.

Le suffrage universel est beaucoup plus aristocratique qu’il n’en a l’air. Sauf des conditions très exceptionnelles de popularité, il n’a de faveurs que pour la réputation et la richesse. La publicité la plus indispensable conduit assez loin. L’impression des professions de foi et des bulletins, l’affichage, les distributions d’imprimés, les correspondances, les locations de salles pour réunions, les voyages, les tournées et les stations dans des collèges qui comptent d’ordinaire de 150 à 200 communes, des menus frais incessans et imprévus, entraînent un minimum de dépenses de 10,000 à 12,000 fr. Je néglige ici l’évaluation du temps perdu et des affaires sacrifiées. Si on multiplie les moyens de réclames, si on fonde un journal, si on organise des réceptions, si on essaie de se créer une clientèle par des présens ou des services rendus, enfin si la libéralité devient corruption, il n’y a plus de limites pour la dépense. Il faut considérer que le coût de chaque élection se multiplie par le nombre des prétendans, et que pour 292 sièges il y a 600 ou 800 candidats obligés à des sacrifices. Nos mœurs électorales tournent à l’anglaise. Il y a deux ans, le parlement britannique fit faire un relevé des sommes dépensées à la dernière élection par les divers compétiteurs ; il s’agissait seulement des dépenses permises, telles que la construction des baraques et des tribunes, la location de salles, les correspondances et la publicité. On tirait le voile sur l’achat des votes et les manœuvres corruptrices dont on ne s’abstient guère : les seules dépenses autorisées ont été évaluées à 20 millions de francs[7]. Nous n’en sommes pas encore là, mais nous y marchons. Il y a déjà des candidatures dont les frais atteignent 100,000 francs. On cite même certaines élections préparées de longue date et accomplies dans des circonstances si fantastiques que les calculateurs du pays ont évalué la dépense à 1 million. C’est peut-être exagéré ; supposez la moitié, et ce sera beaucoup trop encore. Nous savons maintenant dans quelles conditions s’engagent les épreuves du suffrage universel, et quels obstacles rencontrent les candidatures combattues par l’administration. Nous sommes en mesure d’apprécier la valeur politique des élections de 1869.

D’après le décret du 28 décembre 1867, le nombre des électeurs inscrits à cette date étant de 10,168,477, le nombre des députés à élire a été fixé à 292. Dix-huit mois plus tard, à la veille des élections, le chiffre des inscrits s’était élevé à 10,315,523. On a compté 8,098,565 votans : c’est une proportion qui dépasse 78 pour 100. Ce premier résultat est déjà digne de remarque. Le zèle pour l’exercice du droit civique a dépassé ce qu’on avait vu depuis l’établissement de l’empire. En 1852, il y a eu 37 abstentions pour 100 inscrits ; en 1857, les abstentions sont réduites à 35 pour 100 ; en 1863, la proportion tombe à 28 pour 100 ; enfin aux élections dernières il n’y a plus que 22 électeurs sur 100 qui ne prennent point part au scrutin. S’il était possible de faire le compte des absens, des malades, des infirmes, de tous ceux qui ont été empêchés accidentellement, on constaterait que les abstentionistes par système ou par indifférence sont aujourd’hui à l’état d’exception.

En 1863, l’opposition possédait peu d’hommes assez dévoués pour soutenir une lutte sans espoir : elle fut forcée d’abandonner 64 circonscriptions aux candidats du gouvernement sans même essayer de combattre. Cette année, les prétendans de toutes nuances ont été nombreux et pleins d’illusions ; on en a compté environ 600 nouveaux, lesquels, joints aux députés qui demandaient le renouvellement de leur mandat, portèrent le nombre des compétiteurs à plus de 800. Si une vingtaine de députés ont encore été élus sans rencontrer d’adversaires, cela tient sans doute à des causes personnelles, puisqu’ils n’appartiennent pas tous à la majorité.

Au point de vue des opinions dont ils émanent, le classement des suffrages est assez arbitraire, il en faut convenir. La division la plus naturelle est indiquée par le système qui nous régit. L’empire étant en définitive un pouvoir d’essence dictatoriale qui puise sa force et son prestige dans la confirmation incessante qu’il demande au suffrage universel, il faut classer comme voix gouvernementales toutes celles qui sont données aux hommes recommandés et soutenus par les préfectures et comme voix d’opposition celles qui, réservant leur indépendance, font par cela même échec au principe du gouvernement personnel. Sur ces larges bases, nous trouvons, en nombre rond, et défalcation faite des voix perdues, pour le gouvernement 4,500,000 suffrages, pour l’opposition 3,500,000. Comparativement au total des suffrages exprimés, l’empire, qui obtenait 73 pour 100 il y a six ans, n’a plus que 56 pour 100, et les oppositions réunies, au lieu de 27 pour 100, approchent aujourd’hui de 44 pour 100. Le déplacement est considérable, et cependant l’impression qu’on reçoit à première vue des chiffres[8] est bien amplifiée encore quand on arrive aux détails.

En décomposant les deux épreuves, l’élection générale et les ballottages, on trouve que 202 députés anciens ont conservé leurs sièges, et que 90 nouveaux sont entrés au corps législatif. C’est une bonne proportion. Comme talent et ressources de vitalité, la nouvelle assemblée permet d’espérer beaucoup. Sauf quelques pertes regrettables, et qui seront réparées en partie au moyen des doubles nominations, elle possède encore les hommes qui ont donné tant d’éclat et d’efficacité à ses derniers travaux : elle a acquis ce qui lui manquait un peu, des hommes jeunes, bien préparés à la vie parlementaire, sans trop de superstitions politiques, impatiens d’acquérir la pratique des affaires, et dont plusieurs étonneront le public par le contraste de leur modération avec l’ardeur de leur parole. Faut-il essayer maintenant de classer les élus suivant les opinions qu’ils représentent ? Les premières nomenclatures qu’on a essayées ont attribué plus de 200 voix à la majorité du gouvernement, et environ 90 voix à l’opposition ; mais on a discerné dans le second groupe des nuances infinies depuis l’officiel jusqu’au radical, en passant par le libéral dynastique, le libéral parlementaire, le tiers-parti, l’opposition démocratique. Les premiers travaux de l’assemblée ont montré combien les classifications de ce genre sont prématurées. La couleur réelle des opinions est comme un reflet emprunté aux circonstances. De quoi s’agit-il aujourd’hui ? De vider les questions que le suffrage universel vient de poser en maître, à savoir, si le peuple de France doit rester éternellement en tutelle, et comment son émancipation, si elle a lieu, se conciliera avec les théories du gouvernement personnel. Ce thème étant donné, les manifestations du tiers-parti, si adoucies qu’elles puissent être dans l’intention et dans la forme, n’en deviennent pas moins un fait d’opposition bien plus émouvant que ne le serait une explosion volcanique au sommet de la montagne.

Les têtes politiques sont encore pleines de réminiscences parlementaires ; elles ne remarquent pas que le régime actuel n’est plus, comme on disait autrefois, le règne des majorités ; la force est extérieure et réside dans l’opinion. Les majorités numériques n’ont de valeur dans une assemblée que lorsque le nombre fait et défait les ministères. Supposez au contraire une minorité interprétant à la tribune le vœu incontestable du pays, elle aurait aujourd’hui la même consistance et la même efficacité avec 20 membres qu’avec 200. Ce résultat, on ne saurait trop le répéter, tient à l’essence du système impérial, qui, se flattant de ne pas être parlementaire, cesse d’être un régime où la prépondérance des voix est la force. Ce sont donc les mouvemens d’opinion, les vœux instinctifs et spontanés du public, qu’il faut saisir pour avoir la signification véritable des élections dernières. Les symptômes et les preuves abondent.

J’ai déjà constaté qu’en 1863 les candidats indépendans avaient eu la majorité dans le plus grand nombre des villes. Cette année, la manifestation est encore plus éclatante. L’attachement des populations éclairées pour le principe libéral s’est affirmé avec une sorte de préméditation intense et résolue. Quoi de plus surprenant que la manifestation de Paris ? En 1863, la liste du gouvernement avait été écartée : mais elle avait encore réuni plus de 88,000 suffrages. Les candidats de l’opposition démocratique avaient en tout obtenu 157,000 voix ; 7,000 voix environ s’étaient égarées. Les abstentions représentaient 27 pour 100. En mai et juin 1869, le nombre des inscrits est augmenté de 67,000 ; néanmoins l’ardeur de voter est telle que les abstentions tombent à 20 pour 100. Dans cette immense métropole, où la centralisation réunit tant de gens dans la dépendance du pouvoir, la liste officielle n’obtient plus que 76,356 adhésions. Les voix qui se prononcent pour la démocratie montent à l’énorme chiffre de 235,000 ; elles se divisent, il est vrai, par excès de force : 192,000 voix restent acquises aux neuf candidats élus, et 43,000 autres voix sont données à des concurrens d’une opposition plus accentuée encore. La défaite des candidats officiels était si généralement prévue que l’administration n’a pas trouvé sans peine des hommes assez dévoués pour accepter ce rôle sacrifié. Il faut noter enfin, comme un nouvel exemple de l’ingratitude populaire, que MM. Jules Favre et Garnier-Pagès n’ont pu être nommés qu’avec des appoints de voix conservatrices.

Dira-t-on que Paris, Lyon, Marseille, villes d’ateliers, sont des foyers de démagogie ? Transportons-nous ailleurs. J’ai sous les yeux une liste de 73 villes de second et de troisième ordre sur lesquelles on a pu réunir des informations[9]. Eh bien ! j’y compte 92,000 suffrages pour les candidats que le gouvernement patronne, et 298,000 pour ceux qui se présentent aux populations avec le prestige des tendances libérales. Cette intention a été si nettement marquée qu’une dizaine de maires, hommes considérables et en possession d’une estime justement méritée, ont cru devoir donner leur démission, parce que le titre de candidat officiel les a fait tristement échouer dans les villes qu’ils administrent. Si les investigations pouvaient être poussées plus loin, on verrait que les chances de l’opposition grandissent dans les centres où la population est agglomérée ; ainsi elle a triomphé non-seulement dans les 13 villes de la Côte-d’Or, mais presque dans tous les chefs-lieux de cantons ruraux de ce département. Et combien d’autres symptômes à noter ! A l’approche des élections, nombre de conseils municipaux provoquent des mesures pour empêcher que les salariés de la mairie soient employés à la distribution des bulletins. Des sacrifices considérables sont faits de tous côtés pour la création de journaux, et cette presse éclose en vue de la lutte met en évidence des hommes de talent et d’avenir. Un immense besoin d’éducation politique se révèle par une véritable avidité pour tout ce qui est discours, controverse, profession de foi. Les assemblées électorales sont multipliées à l’infini : on en compte 218 à Paris pendant les quinze jours de tolérance que la loi accorde avant le scrutin. On voit des citoyens de toute classe prendre rang et stationner pendant des heures dans la rue pour assister aux réunions publiques ; on sollicite comme une faveur les lettres d’invitation pour les réunions privées. Dans les campagnes, ce n’est pas seulement la curiosité qui attire l’affluence : les orateurs qui parlent sérieusement des affaires du pays s’étonnent de trouver chez des paysans, trop souvent illettrés, une intelligence éveillée, une sorte d’intuition des grands intérêts sociaux. Le fait le plus surprenant peut-être aux yeux de ceux qui connaissent la vie provinciale dans ses réalités, c’est de voir dans tant de villes les notables de la bourgeoisie, de cette classe calme et réservée depuis dix-huit ans jusqu’à l’atonie, se mettre en avant au risque de leur tranquillité et de leurs intérêts, former les comités électoraux, donner l’exemple du devoir civique. Pour tout dire en un mot, la France, dont l’engourdissement politique étonnait l’Europe, est devenue tout à coup et est encore le pays où la vie publique est le plus animée.

L’explication du phénomène ressort de tout ce qui précède. Le suffrage universel, dont nous avons vu éclore le germe, dont nous avons suivi l’enfance timide et comprimée, a pris de l’âge, il cherche à s’émanciper, et commence d’agir par lui-même dans les données de sa nature ; il est déjà une force et une volonté, il sera bientôt une intelligence. Il n’y a pas à dire que le grand mouvement auquel nous assistons est factice. Ce qui frappe le plus les observateurs au contraire, c’est de voir le suffrage universel se dégager de toutes les influences. Il n’y a eu cette fois aucun essai d’action commune, d’entente générale ; les coteries n’ont exercé qu’une action locale et restreinte. Les candidats officiels ont dissimulé autant qu’ils ont pu le patronage du pouvoir, qui n’était plus une recommandation. On n’a pas vu non plus comme précédemment la coalition des grands journaux dicter les choix. Les abstentionistes ont disparu ; les anciens partis politiques se sont désagrégés, et, chose remarquable entre toutes, ces clubs qui venaient d’emplir la France de bruit et de frayeur, qui semblaient devoir être des pépinières de candidats socialistes, n’ont pas même pu réunir mille voix pour un seul des orateurs qu’ils avaient mis en évidence. Les aspirations particulières, les instincts de classe, ont été se fondre dans un grand sentiment politique. Ce sentiment, quel es-t-il ?

Lorsque Jules César fut investi par le peuple de la dictature impériale, il comprit qu’un pouvoir d’inspiration et d’initiative personnelle n’était pas compatible avec des élections libres qui auraient pu opposer la volonté mobile des majorités à la volonté du souverain : il inventa les candidatures officielles et les proposa franchement. « Les comices furent partagés entre César et le peuple, dit Suétone[10]. On convint que le peuple nommerait une moitié des magistrats, et César l’autre. La formule de recommandation pour ceux qu’il voulait faire élire était écrite sur des tablettes envoyées dans toutes les tribus et contenant ce peu de mots : Moi, César, dictateur, à telle tribu, je vous recommande tels et tels pour qu’ils obtiennent de vos suffrages la charge à laquelle ils aspirent. » La réunion de ces magistratures électives composait en quelque sorte le ministère de l’époque ; il est bien évident que des agens ministériels provenant de cette origine ne pouvaient pas être responsables, et qu’au contraire, si le pouvoir avait été exercé par des hommes d’état recevant l’impulsion des comices et chargés de traduire sous leur propre responsabilité les vœux de la nation, la responsabilité du dictateur aurait disparu avec son omnipotence. César éluda la difficulté ; mais il n’avait pas à compter avec le suffrage universel : il était en présence d’un système électoral à la fois restreint et peu exigeant. Comment le suffrage universel, illimité, vigilant, ne relevant que de lui-même, tel qu’il vient de se révéler dans les élections récentes, peut-il être concilié avec l’idée césarienne ? Voilà le grand problème agité aujourd’hui au sein du corps législatif et devant la nation.


ANDRE COCHUT.

  1. Moniteur de 1816, p. 1,424.l
  2. M. Garnier-Pagès, Histoire de la révolution de 1848.
  3. Le vainqueur du 2 décembre a constaté lui-même ces dispositions. Il a dit dans une proclamation du 8 décembre : « Dans ces quartiers populeux où naguère l’insurrection se recrutait si vite parmi des ouvriers dociles à ces entraînemens, l’anarchie cette fois n’a pu rencontrer qu’une répugnance profonde… Grâces en soient rendues à l’intelligente et patriotique population de Paris ! »
  4. Électeurs inscrits, 9,495,955. — Votans, 6,136,664. — Abstentions, 3,359,291, plus de 35 pour 100. — Pour les candidats officiels, 5,200,101 ; — pour les indépendans dynastiques, 271,783 ; — pour l’opposition démocratique radicale, 571,859. — Voix perdues, 92,917. — Il y avait cette fois 267 députés à nommer.
  5. Nom que prit ou que reçut en 1848 une association populaire de Lyon, non pas qu’elle eût jamais envie de dévorer personne, mais plutôt parce qu’elle se composait de gens longtemps malheureux et affamés. C’est comme médecin des pauvres que M. Hénon acquit sur ce groupe une influence modératrice qui ne fut pas inutile dans les mauvais jours.
  6. On sait que la loi électorale française élimine du suffrage universel les individus qui, quoique âgés de vingt et un ans, ne remplissent pas les conditions de domicile, ou sont frappés d’incapacités légales. Dans Les départemens où dominent les populations rurales et sédentaires, notamment dans le Tarn, le Tarn-et-Garonne et quelques autres, sur 1,000 habitans il y a 338 majeurs de vingt et un ans ; l’administration en inscrit 322, et il n’y a que 16 éliminations. Dans le département de la Seine au contraire, sur 1,000 individus, il y a 364 majeurs de vingt et un ans. Les inscrits sont au nombre de 167, et les éliminés au nombre de 197. La population de la Seine est à la vérité très mobile, et elle cache beaucoup de gens frappés par la loi ; mais l’administration n’abuse-t-elle pas un peu trop de ces prétextes ? — Pour la France entière, les hommes en âge d’exercer leurs droits civiques sont dans la proportion de 310 sur 1,000 de tout âge. Les inscriptions montent à 268, la moyenne des éliminations est de 42.
  7. Voici le décompte :
    Comtés Villes et bourgs Totaux
    Angleterrre 7,791,650 808,100 1,140,025
    Écosse 7,889,850 135,775 625,250
    Irlande 15,681,500 943,875 1,765,275
    9,739,775 8,650,875 18,390,650


    À ce total de 18,390,650 francs s’ajoutent les dépenses de 31 sièges électoraux qui n’ont pas fourni leurs bordereaux.

  8. Malgré la peine que de simples citoyens doivent se donner pour approcher de la réalité, ces chiffres n’ont peut-être pas toute la précision officielle. La faute en est à l’administration, qui est si prodigue de statistiques pour des faits sans portée, et qui n’éclaire par aucun document les actes souverains du suffrage universel.
  9. Cette liste comprend Bordeaux, Nantes, Angers, Reims, Nancy, Lille, Strasbourg, Le Havre, Toulon, Avignon, Saint-Quentin, Caen, Dijon, Besançon, Brest, Nîmes, Toulouse, Tours, Montpellier, etc.
  10. Suétone, Jules César, chap. 42.