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Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle

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HISTOIRE
LITTÉRAIRE
DE LA FRANCE
AVANT LE DOUZIÈME SIÈCLE.[1]

Cette année, messieurs, le programme vous l’a déjà annoncé, je dois vous présenter un tableau de l’état intellectuel et littéraire de la France avant le xiie siècle, c’est-à-dire, avant l’époque à laquelle se rapportent les monumens français les plus anciens. J’ai d’abord à défendre mon programme et à repousser d’avance quelques objections qui pourraient m’être adressées.

Le mot France, ainsi appliqué, peut sembler étrange. L’époque dont je parle, comprend un intervalle de temps dans lequel il n’y a pas de Francs en Gaule, par conséquent pas de France ; même après la conquête des Francs, on peut dire qu’il y a une Gaule franque plutôt qu’une véritable France ; la France ne commence à exister réellement que vers la fin de la période latine, vers l’avènement de la troisième race. J’ai cru qu’il y aurait quelque pédanterie à établir ces distinctions. L’usage a prononcé ; tout le monde appelle histoire de France une histoire qui embrasse une époque à laquelle ce titre ne saurait rigoureusement convenir, une époque gauloise, une époque gallo-romaine, telle que celle que nous traverserons d’abord. Il en est de même des autres pays ; il faudrait changer le titre d’une foule de livres. La Grèce ne s’est appelée ainsi que fort tard ; cependant, on ne se fait aucun scrupule d’employer ce nom pour des époques auxquelles il ne s’est pas appliqué réellement. Une autre critique que je ne crois pas plus fondée, mais qui pourrait sembler plus spécieuse, c’est celle qui porterait non plus sur le nom, mais sur l’objet même du cours. Il s’agit d’une histoire de la littérature française, me dira-t-on, et vous allez nous parler d’une époque dans laquelle il n’existe, de votre aveu, aucun monument français, mais seulement des monumens latins. À cela plusieurs réponses ; d’abord je pourrais alléguer des autorités imposantes. Tiraboschi, l’historien classique de la littérature italienne, a ainsi commencé avant l’époque où paraît la langue vulgaire. Les bénédictins, ont fait de même, et à tel point, vous le savez, qu’ils ont rempli douze volumes in-4o avant d’arriver aux premiers monumens français. Ne vous effrayez pas, ce ne sera pas dans la même proportion que nous procéderons ; nous n’avons pas l’honneur d’être bénédictin ni les droits que donne l’érudition attachée à ce nom. Vous n’avez peut-être pas la patience des bénédictins ou de leurs lecteurs. Ainsi nous serons plus brefs, et tandis que je consacrerai dans la suite à peu près un an à chaque siècle, une seule année suffira cette fois à onze ou douze siècles.

N’importe, ajoutera-t-on ; vous commencez avant le déluge. Eh bien ! oui, nous commencerons avant le déluge, et ceux qui parleraient ainsi, diraient plus vrai qu’ils ne penseraient dire ; nous commencerons avant ce déluge, cette inondation des barbares qui a tout noyé, excepté ce qui a surnagé sur l’abîme, ce qui a été sauvé dans l’arche miraculeuse de la civilisation moderne. Mais je ne vois pas un grand inconvénient à faire ainsi ; et l’histoire du genre humain ne serait pas fâchée d’avoir plus de monumens qu’elle n’en possède, antérieurs au déluge.

Nous en possédons, nous nous en servirons ; nous aurons un âge antédiluvien comme les géologues ; ce que nous voulons faire, ce n’est pas un catalogue des livres, écrits en français rangés par ordre de date avec la biographie des auteurs : notre intention est autre ; ce que nous cherchons dans la littérature, c’est ce qu’y cherchent tous ceux qui en font une étude sérieuse ; nous prétendons tracer l’histoire du développement intellectuel et moral de notre nation. Que ce développement se traduise dans une langue ou dans une autre, il est impossible d’en passer sous silence une portion aussi considérable. Quand on écrit l’histoire des individus, on ne les prend pas tout formés, tout développés, on raconte les années de leur enfance, de leur jeunesse, et ce récit n’est pas souvent la partie la moins intéressante de leur biographie. Ce n’est pas ma faute, après tout, si César a conquis les Gaules ; si le christianisme les a trouvées latines ; si les barbares ont été forcés de dépouiller leur propre idiome pour balbutier d’une voix rude l’idiome des vaincus ; si l’unique culture du pays que nous habitons jusqu’au xiie siècle a été latine ; si le moyen-âge, même après l’introduction de la littérature vulgaire, a continué en beaucoup de genres à conserver l’usage du latin ; si à la Renaissance l’Europe a été encore une fois latine ; si, pour ce qui nous concerne particulièrement, en France, notre xviie siècle, averti par son instinct profond du génie de notre lange et de notre littérature, s’est refait presque complètement latin ; si enfin, à l’heure qu’il est, notre langue et notre littérature ont encore leurs racines les plus profondes, les plus intimes et les plus vraies, si je puis parler ainsi, dans le sol latin. Ce sont des faits, des faits très importans, et tous ces faits concourent à prouver la nécessité de partir d’une étude approfondie de l’époque latine ; car pour en finir avec ce que j’ai à dire sur ce point capital, j’ajouterai que l’époque latine n’est pas seulement une portion comme une autre du développement de l’esprit français ; mais une portion essentielle, fondamentale. Ce n’est pas seulement un antécédent de ce qui a suivi, c’est une cause. C’est là qu’est la racine, le germe, la semence. Il y a donc une utilité toute particulière, une nécessité incontestable à s’enfoncer dans cette époque préliminaire d’élaboration, de préparation, où les divers élémens qui vivront plus tard, qui s’organiseront, fermentent, se confondent, s’amalgament de mille manières. Il est indispensable pour nous de plonger dans ces ténèbres créatrices, dans cette nuit vivante d’où sortira la lumière, dans ce chaos fécond qui enfantera un monde.

Qu’allons-nous rencontrer ? D’abord les populations primitives de la Gaule, les populations ibériennes dont un débris a survécu, le peuple basque ; les populations celtiques dont il existe un autre débris, la race bretonne. Vous le sentez, nous ne nous arrêterons pas long-temps à ces populations primitives dont la culture est fort peu de chose ; cependant nous les mentionnerons. Nous accorderons plus d’attention à la culture grecque. Nous verrons les Phocéens aborder sur nos côtes, et une auréole de civilisation grecque resplendir sur notre littoral méditerranéen. Nous constaterons l’influence civilisatrice que les Grecs, établis sur une portion de notre sol, ont exercée sur les autres parties de la France. Nous verrons ensuite la culture latine, associée à la culture grecque dont elle dérive en partie, s’avancer progressivement du midi au nord, et s’étendre même jusqu’aux extrémités du monde romain. Ici, nous rencontrerons le plus grand évènement de l’histoire moderne, le plus grand évènement de l’histoire du monde, l’établissement du christianisme ; et la Gaule n’est pas un mauvais théâtre pour étudier la lutte du christianisme qui commence avec le paganisme qui finit. Au iiie et au ive siècle, en effet, la Gaule est une des parties de l’empire dont la culture païenne est la plus remarquable. La nécessité d’aller au devant des Barbares y attire plusieurs empereurs romains ; c’est le moment du grand développement littéraire d’Autun et de Trèves. Là nous trouverons une école qui a transporté dans ces régions nouvelles la rhétorique et la déclamation de la Grèce. À Autun, à Trèves, à Bordeaux, l’on rencontre alors des hommes chrétiens par situation, par politique, par nécessité sociale, mais païens d’affection, surtout d’imagination et d’habitude. Ausone offre un type fort piquant de ces fusions qui s’opéraient dans les croyances entre l’ancienne religion et la nouvelle. Rutilius de Poitiers, est un de ces païens retardataires qui ne s’apercevaient pas que la société avait changé autour d’eux, qui ne pouvaient croire à une révolution déjà accomplie, et qui rêvaient l’éternité du monde romain, quand le monde romain n’était déjà plus.

À cette littérature païenne, ou païenne à demi, s’opposera la littérature chrétienne, d’un genre tout différent, d’une physionomie tout autrement sérieuse. Du côté des rhéteurs et des beaux esprits, le soin et l’artifice des mots ; du côté des premiers docteurs et des premiers chrétiens, l’intérêt des choses ; chez eux des convictions, des sentimens, une cause pour laquelle ils écrivent, ils combattent. De là un caractère énergique dans la littérature chrétienne, et quelque chose de futile dans la littérature païenne ; celle-ci élégante et vaine, l’autre plus négligée, mais plus forte. Du côté du christianisme sont tous ces champions de la foi, qui luttent pour elle, qui repoussent successivement l’agression de diverses hérésies. C’est un beau spectacle, que celui de l’église à son berceau, combattant, non pas, comme elle l’a fait trop souvent depuis, par la persécution, par la violence, mais par le talent, par l’éloquence, par le raisonnement.

Irénée, évêque de Lyon, Asiatique d’origine, paraît le premier ; et nous le trouverons aux prises avec la plus ancienne des grandes hérésies qui ont assailli l’Église naissante, avec le gnosticisme, cette invasion des doctrines orientales dans le christianisme ; car nous aurons l’avantage d’assister, sans sortir des Gaules, aux principales attaques que l’Église soutient à son berceau, et nous verrons s’agiter devant nous ces grandes questions des premières hérésies qui n’ont tant remué l’Église que parce qu’elles tiennent à des questions philosophiques qui, en tout temps, ont remué et remueront la pensée humaine dans toutes ses profondeurs.

Après Irénée, nous parlerons de l’Africain Lactance, venu à Trèves ; car, je compte parmi les écrivains dont je dois m’occuper, et ceux qui, nés en Gaule, ont vécu au-dehors, parce qu’ils peuvent contribuer à nous faire connaître l’influence de la Gaule sur les autres pays, et ceux qui, nés au-dehors, ont vécu et écrit en Gaule, car ils peuvent contribuer à faire connaître quelle influence la Gaule a reçue du dehors ; ce qu’un pays donne compte dans l’inventaire de sa richesse ; ce qu’un pays reçoit compte dans l’inventaire de sa gloire.

Ainsi, je fais entrer dans le cadre de ce cours Lactance, Africain, qui a écrit à Trèves, et saint Ambroise, né à Trèves, qui a vécu à Milan. Lactance nous fournira un type des apologistes de la religion chrétienne, grande famille dont il est un des derniers et des plus célèbres représentans ; saint Ambroise nous présentera dans ses écrits un reflet brillant de l’éloquence oratoire des Pères grecs ; par lui nous assisterons à la fondation du genre dans lesquels la chaire française s’est illustrée plus qu’aucune autre : le sermon et l’oraison funèbre ; nous assisterons aussi à la fondation de l’hymnologie, de la poésie lyrique chrétienne, dont saint Ambroise est le père. À propos du de Officiis de saint Ambroise, dans ce livre dont l’économie rappelle à quelque égard le livre de Cicéron, nous aurons occasion d’opposer la morale chrétienne du ive siècle à la morale païenne exprimée par son plus éloquent organe, et cette comparaison sera peut-être instructive.

De même Sulpice-Sévère, né en Gaule, tenta d’écrire une histoire universelle au point de vue chrétien ; conception que Bossuet devait trouver digne de son génie.

Saint Paulin, le tendre saint Paulin, nourri des lettres antiques, pleuré par la muse mal convertie d’Ausone, est l’élégiaque chrétien de ce temps, et il y aura peut-être quelque charme à l’écouter chantant au pied du tombeau du patron de son choix sous le ciel de Nola. Ici, se présentera une grande hérésie, une hérésie éternelle, si je puis parler ainsi, l’arianisme, c’est-à-dire une tendance plus ou moins avouée, plus ou moins complète, mais une tendance réelle au rationalisme, au déisme. L’arianisme avait aussi paru dans la Gaule, et il y rencontra un éloquent adversaire, saint Hilaire de Poitiers, l’Athanase de l’Occident, homme d’un caractère fougueux, prêtre d’un courage intrépide, qui lançait contre les empereurs ariens des pamphlets et des anathèmes. Puis vient le pélagianisme, autre grande hérésie qui soulève les questions les plus importantes. Il s’agit de la part à faire à la liberté de l’homme et à la volonté de Dieu ; il s’agit de concilier ensemble l’activité humaine et la providence divine. À toutes les époques, on retrouve cette discussion dans l’histoire du christianisme et dans l’histoire de la philosophie. Elle a été illustrée en France par le génie de Pascal ; la réforme l’a connue, et aujourd’hui elle partage encore les communions protestantes. Cette inévitable querelle du pélagianisme, sous une forme adoucie qui porte le nom de semi-pélagianisme, eut à la fin du ive siècle pour théâtre brillant notre Gaule méridionale, et ce qu’il y avait de rationnel dans le dogme des semi-pélagiens fit pencher un moment vers leur croyance tout une partie qui n’était pas la moins illustre et la moins sainte du clergé des Gaules. Contre eux Prosper d’Aquitaine lança son poème, âpre manifeste d’un disciple violent de saint Augustin, qui par instant, au génie près, rappelle la sombre pensée et l’amère invective de Pascal.

Tandis que l’on discutait sur la grace et sur saint Augustin, les barbares arrivent, et, au commencement du ve siècle, ils inondent les Gaules. Un reste de culture se défend et pour ainsi dire se débat encore contre la barbarie, non dans la partie du pays romain soumise aux Francs, contre ceux-ci il n’y a pour la civilisation aucune résistance possible, mais dans les provinces envahies par d’autres populations germaniques, moins étrangères et moins funestes à la civilisation.

Chez les Goths et chez les Burgondes, Avitus de Vienne, Césaire d’Arles, maintiennent quelque tradition de culture élégante, de littérature polie. Un homme élève la voix au milieu de ce débordement des barbares, c’est Salvien, qui gourmande le monde romain, et à ce monde qui, ainsi que le dit Salvien d’une manière sublime, veut mourir en riant, il parle comme on parlerait à un pécheur endurci au pied de l’échafaud ; Salvien s’élève quelquefois à la plus grande éloquence.

Chez les Francs, vient s’égarer un homme de culture latine, Fortunat, né en Italie, élevé à Ravenne, que son mauvais destin devait jeter entre Chilpéric et Frédégonde, et qui porte à la cour, si cour on peut dire, des barbares princes mérovingiens, les habitudes de son esprit classique, sa mythologie païenne et sa dévotion d’abbé chrétien.

Un personnage d’une autre trempe que Fortunat et son contemporain nous arrêtera plus que lui ; c’est l’Hérodote de la barbarie, Grégoire de Tours. Dans son livre, monument unique, la barbarie vit, respire, telle qu’elle a vécu et respiré ; on y contemple ce temps tel qu’il fut ; la Germanie et l’église sont là debout, l’une à côté de l’autre. L’histoire de Grégoire de Tours ressemble aux vitraux de l’église de Reims, dont chacun représente une figure d’évêque et une figure de roi, toutes deux de style barbare. Aussi, dans cette rude mais bien éloquente histoire, nous verrons se dérouler la barbarie tout entière ; puis la barbarie deviendra si grande qu’elle ne pourra plus se raconter elle-même, et la plume tombera des mains de Frédégaire par l’impuissance d’écrire. À cette époque si désastreuse, il ne reste qu’un seul asile à la civilisation ; si l’on peut encore prononcer ce mot sans anachronisme. L’église elle-même, qui était jusqu’ici son refuge, depuis que la littérature païenne avait complètement cessé d’exister, l’église aussi s’est faite barbare. Il ne reste plus que les cloîtres, les cloîtres qu’une destinée vraiment merveilleuse a fait surgir au moment où la barbarie se répandait partout, pour qu’il y eût au moins un asile contre elle ; cet asile est loin de défendre complètement ceux qui s’y réfugient. Les barbares y entrent aussi, mais enfin il se conserve là quelques livres ; il y a là encore quelques hommes qui lisent. Là subsiste aussi quelque besoin d’imagination ; et comme l’imagination est une faculté indestructible qui ne manque jamais à aucun âge de l’espèce humaine, si disgracié qu’il soit, elle survit encore à cette dispersion désastreuse de tous les élémens de la civilisation ; l’imagination enfante un genre littéraire nouveau, c’est la légende. La légende existait, mais c’est depuis qu’on est devenu tout-à-fait étranger aux souvenirs classiques, depuis qu’il n’y a plus moyen pour l’ame humaine de se prendre à ce passé qu’elle ne sait plus, c’est depuis lors qu’elle s’attache à ce merveilleux nouveau, né dans les cloîtres, et qui a enfanté toute une littérature. Cette littérature légendaire peu connue et digne de l’être nous arrêtera.

Ce temps si triste, le plus triste de tous ceux que nous avons à traverser, ce temps qui comprend le viie et le commencement du viiie siècle, nous offrira un autre spectacle, fait pour nous consoler et nous soutenir un peu, c’est celui des missionnaires, des grands missionnaires de cette époque, qui portent le christianisme et en même temps la civilisation chez les peuples germaniques. Il y a là des biographies d’hommes infiniment remarquables, dont le rôle a été immense, dont le courage était aussi grand que ce rôle.

Tel est l’Irlandais Colomban, au milieu de ces princes farouches de la famille mérovingienne, luttant contre Frédégonde, et ne se laissant pas intimider par elle ; tel est saint Gall, allant défricher les forêts de la Suisse, et, comme le raconte naïvement son biographe, trouvant le soir, établi dans la caverne qu’il s’était choisie pour cellule, un ours, propriétaire avant lui de ces lieux, le chassant par un mot, car le merveilleux est dans toutes ces histoires ; mais à côté du merveilleux il y a un sens historique profond dans la destinée de ces hommes qui vont disputer les forêts aux animaux sauvages et qui les en chassent, qui reprennent sur eux les forêts et les rendent à l’humanité. Ou bien c’est saint Boniface, le grand apôtre des nations germaniques, qui, après avoir passé quarante ans, je crois, à prêcher les sauvages des bords du Weser, comme les missionnaires à d’autres époques prêchaient les sauvages du Canada, sur ses vieux jours évêque honoré, ne peut se priver long-temps de sa vie de missionnaire, de sa perspective de martyre, et retourne à ses forêts, à ses sauvages, emportant avec lui sa Bible et un suaire : le suaire ne tarda pas à lui servir, et il trouva le martyre qu’il cherchait. Ces noms me reviennent en ce moment à la mémoire, mais il y en a un grand nombre d’autres qui mériteront autant que ceux-ci d’attirer votre attention.

C’est ainsi que nous arriverons à Charlemagne ; là un point d’arrêt ; là nous ferons une pause pour contempler l’homme peut-être le plus complet qui ait existé. Charlemagne est Germain, profondément Germain ; sa famille est celle qui a restauré le germanisme dans la Gaule mérovingienne. Charlemagne est fidèle à la langue, à la poésie, à l’esprit de ses pères. Il écrit une grammaire francique il fait rassembler les chants nationaux des Germains, et en même temps ce Charlemagne si fidèle à sa race, qui en a les qualités natives, la cordialité, la simplicité, les affections de famille, comprend ce que personne n’avait compris depuis long-temps, du moins au même degré que lui, il comprend que la civilisation est dans le monde romain. Ce monde qui avait presque complètement disparu, il le regarde, il le réorganise. Le Germain Charlemagne se fait ainsi le soldat de la civilisation romaine en se faisant empereur romain. Charlemagne débute, dans son entreprise de civilisation, par deux choses : il fait apprendre à lire à tout le monde, même aux pauvres (comme je le prouverai) ; c’est ce que nous cherchons à faire maintenant avec les écoles d’enseignement primaire. Que fait-il encore ? Il fait copier, et par là multiplier à l’infini, les manuscrits existans ; c’est, avec la différence des moyens, l’action de la presse. Son génie l’avertit donc des deux plus grands leviers de civilisation, l’instruction primaire et ce qui correspond, dans son siècle, à la diffusion des connaissances par la presse. Charlemagne fait tout cela, et en même temps il est au courant de toutes les connaissances de son époque. Il est législateur, voyez les Capitulaires ; il est théologien, voyez les Livres carolins ; il est, avec Alcuin, le seul théologien de son règne ; et cependant il est tolérant, il n’est pas persécuteur ; il fait condamner Félix d’Urgel deux fois, dans un concile, c’est-à-dire le désapprouver, après une libre discussion soutenue par Alcuin ; il s’arrête là, il n’y a aucune peine, nuls sévices. Charlemagne écrit à Alcuin sur l’astronomie, sur la bible. Il y a entre eux échange de questions littéraires, philosophiques, théologiques, scientifiques ; Charlemagne trouve du temps pour toutes ces choses et pour trente guerres, toutes guerres de civilisation.

Ce qu’il a fait ne périt pas avec lui, comme on l’a dit trop souvent ; au contraire, Charlemagne, en arrivant, ne trouve rien ; il est obligé de tout créer, d’apprendre à lire à tout le monde, d’aller chercher des savans où il y en a, en Angleterre, en Italie, en Irlande. Mais quand il meurt, ce qu’il a fait porte ses fruits. Les individus qui, enfans, ont fréquenté les écoles, sont maintenant des hommes, et de là cette multitude de personnages très remarquables qui abondent dans le ixe siècle. Ce ixe siècle mérite beaucoup l’attention ; c’est un temps de lutte, de guerres civiles, de détrônemens, de morcellemens. Mais pendant ces temps agités, et en raison même de ces agitations et de ces secousses, il se forme un grand nombre d’hommes qui devaient à Charlemagne la première éducation de leur esprit, et qui doivent aux orages de leur temps l’éducation de leur caractère.

À cette époque la théologie est bien tombée. Elle copie servilement les argumens des hérésies des premiers temps, ou leur réfutation ; elle reproduit ces hérésies sous une forme plus grossière ; mais ce qui remplace la culture théologique, c’est la politique, la diplomatie, les écrits des factions, des partis qui abondent alors dans la société civile et dans la société religieuse ; car elle aussi a ses factions, ses partis, et par conséquent, elle aussi a ses pamphlets. Les évêques ont des querelles avec les monastères ; les évêques ont des querelles entre eux relativement à la suprématie de certains siéges ; les évêques de France ont des querelles avec l’évêque de Rome. Au milieu de toutes ces luttes, il se forme de grands caractères ; tel est, par exemple, Agobard, évêque de Lyon, auquel le christianisme doit l’honneur d’avoir devancé la philosophie, en protestant contre les épreuves superstitieuses et contre le jugement de Dieu.

Tel fut surtout ce grand archevêque de Reims, Hincmar, qui se mêle à tout, au renversement des trônes, aux intrigues diplomatiques, aux luttes théologiques ; Hincmar, tantôt en opposition avec le roi, tantôt en opposition avec le pape ; Hincmar, disant un jour à Charles-le-Chauve qui avait toléré des pillages contre lesquels Hincmar s’élevait : De quel droit demandez-vous à vos sujets une part de leurs biens, si vous ne savez pas défendre l’autre ? disant un autre jour au pape Adrien : Vous ne pouvez pas être roi et évêque, et vous ne commanderez pas à nous, qui sommes Francs. Caractère indomptable toutes les fois qu’il n’était pas dans l’intérêt de sa politique de fléchir ; chez Hincmar et chez quelques-uns de ses contemporains, le rôle de l’homme donne un singulier relief à la physionomie de l’écrivain.

Dans ce même ixe siècle nous trouverons à la cour de Charles-le-Chauve un homme bien extraordinaire, l’Irlandais Scot Érigène, qu’on a nommé, avec raison, le dernier des platoniciens, le dernier des alexandrins ; lien entre la philosophie antique et la philosophie qui allait renaître au moyen-âge.

Après les hommes que je viens de nommer, la barbarie recommence. Elle recommence en apparence aussi épaisse, aussi complète au xe siècle qu’au viie ; cependant l’œuvre de Charlemagne n’a pas été perdue, et sous cette barbarie, on entrevoit les commencemens d’une seconde renaissance. Si l’on demandait à quoi donc a servi cette glorieuse époque jetée par Charlemagne entre deux barbaries, je répondrais : de quoi a servi au voyageur engagé dans un désert où il manquait de nourriture et d’eau, de trouver un lieu d’abri, une oasis où il a pu se reposer ? Sans l’oasis, la continuité de cette pérégrination dans le désert eût nécessairement affamé et tué ce voyageur. L’esprit humain en France et en Europe était aussi engagé dans un désert ténébreux où il serait mort d’inanition s’il n’avait rencontré sur son chemin un abri où il pût reprendre des forces, afin de continuer ensuite sa marche à travers les mêmes solitudes. Je suis convaincu que s’il y avait eu en France quatre siècles continus d’une barbarie égale à celle du viie siècle et à celle du xe, la renaissance du xie était impossible. Mais l’apparition extraordinaire d’un moment lumineux entre ces deux nuits, moment qui, au reste, a duré cent ans, a rendu possible que la seconde nuit ne fût pas la dernière, ne fût pas mortelle.

Au xe siècle, à travers la barbarie où la société était retombée, on commence donc à entrevoir l’aurore d’un jour nouveau. D’abord on sent l’avènement de la langue française ; elle vit déjà. Les monumens en sont perdus pour nous ; mais on sait qu’elle existe à cette époque, on sait que depuis plus d’un siècle on prêchait en langue vulgaire. Les témoignages vont se multiplier ; et, dans cet avènement de la langue vulgaire on pressent l’avènement de ce qui sera le peuple français, parlant français et arrivant dans l’histoire en même temps que sa langue arrivera dans la littérature.

Au xie siècle, ces lueurs deviennent de plus en plus brillantes, et vers sa fin tous les symptômes d’une renaissance se manifestent. Celle-ci ne vient plus d’un homme : elle n’est pas commandée comme par un mot d’ordre ; elle sort de la nature même des choses, de la lente élaboration de tous les élémens qui ont été accumulés par la période précédente, et ceci nous conduit jusqu’à l’époque où nous nous arrêterons cette année, c’est-à-dire jusqu’au commencement du xiie siècle, moment incomparable ! Tout naît, tout éclate, tout resplendit à la fois dans le monde moderne. Chevalerie, croisades, architecture, communes, langues, littérature nouvelle, tout jaillit ensemble comme par une même explosion. C’est par là que débute l’histoire de notre littérature, de notre civilisation, comme celle des autres littératures et des autres civilisations de l’Europe. C’est là qu’il faut arriver. Un grand fait domine toute la période que nous allons traverser ; ce fait c’est la transformation du monde ancien, impérial, romain, païen, qui devient le monde nouveau, féodal et chrétien. Cette transformation est un des spectacles les plus intéressans que l’historien puisse contempler. Or, cette transformation ne s’est pas accomplie en un jour ; le monde moderne n’est pas venu se mettre à la place du monde ancien comme on met une statue sur un piédestal à la place d’une autre statue. Tout s’est fait, tantôt par lutte tantôt par fusion, souvent par des oscillations et des retours, par des compromis et des amalgames ; et il ne faut pas croire que l’ancien monde, remplacé par le nouveau, ne lui ait rien laissé ; au contraire, les vestiges de l’ancien monde sont restés au sein de l’époque qui a suivi, et c’est ce qui lui a donné cette physionomie si diverse, cette organisation si complexe, cette apparence si bariolée, qu’on remarque dans tous les produits de la civilisation, de l’art, de la littérature au moyen-âge, et qui est inexplicable sans les antécédens qui l’ont produite. Au reste, cet aspect bizarre du moyen-âge n’a pas complètement disparu, même dans les temps tout-à-fait modernes ; et partout où le badigeon uniforme de notre civilisation récente n’a pas passé, ces élémens hétérogènes se manifestent par de singuliers contrastes. Il y a dans le monde une ville où l’on est frappé plus que partout ailleurs du curieux résultat de cette transformation, dont on rencontre dans beaucoup de lieux la présence, mais qui n’est peut-être nulle part aussi visible qu’à Rome.

J’ai revu Rome, et je l’ai revue avec cette pensée que j’avais à faire devant vous l’histoire de l’ancien monde passant au nouveau. Sous l’empire de cette préoccupation, il m’a semblé que je trouvais écrit partout autour de moi ce que j’aurais à vous dire ; il m’a semblé, en me promenant dans les rues de Rome, que chacun des détails que je rencontrais exprimait à sa manière le grand fait que je devais vous exposer ici. En effet, à Rome le sol est moderne : c’est une alluvion récente ; mais si l’on creuse ce sol nouveau, si l’on enlève quelques pelletées de terre, si l’on donne quelques coups de pioche, on arrive au sol antique, à la voie romaine, à la voie sacrée.

Eh bien ! C’est un symbole de la situation des peuples nés de l’empire romain au moyen-âge. Chez nous aussi, quand on déblaie ce sol moderne qui couvre le sol antique, on arrive à la voie romaine, au sol romain ; et ce n’est pas seulement le sol qui à Rome est un symbole de cette idée : mille accidens qui frappent le voyageur me la rappelaient à chaque pas. Les églises chrétiennes bâties des débris des temples païens ; à Sainte-Marie-Majeure, les colonnes du temple de Junon ; à Saint-Pierre, les colonnes fabriquées avec le bronze enlevé aux portes du Panthéon. Et non seulement les églises, mais les murs, mais le pavé, mais les bornes au coin des rues, partout les débris antiques formant la ville moderne. J’espère que le spectacle de Rome, ainsi envisagée, n’aura pas été perdu pour moi, et qu’il m’aidera à faire mieux sentir ce grand fait, ce fait fondamental, la transformation, la transfusion du monde antique dans le monde moderne.

Quant à l’esprit général de ce cours, il sera ce qu’il a été jusqu’ici ; sa devise sera toujours : indépendance et impartialité. L’indépendance est un droit, non-seulement de cette chaire, mais de l’esprit humain, droit qu’aucune considération et aucune circonstance ne peuvent faire abjurer. Sur le terrain de la science, l’esprit humain ne reconnaît aucun supérieur, aucun égal ; au-dessus de l’esprit de l’homme il n’y a que l’esprit de Dieu. Ma méthode est, vous le savez peut-être, de ne chercher aucune question, et de n’en éviter aucune. Nous en rencontrerons beaucoup, et de graves, sur notre chemin ; nous les traiterons avec liberté et mesure.

L’impartialité, est une autre forme de l’indépendance ; il ne nous coûtera pas beaucoup de lui rester fidèles. Ce siècle paraît désirer l’impartialité, il se lasse de l’histoire faite dans un but, employée comme moyen pour faire triompher un principe ; il voudrait bien savoir comment les choses se sont réellement passées, connaître les siècles dans leur vérité, dans leur vie intime et réelle. Nous vous présenterons donc, messieurs, avec indépendance et avec impartialité, le tableau des luttes qui ont occupé et agité l’esprit moderne pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne dans les Gaules. Beaucoup de ces questions, qui alors passionnaient les intelligences, ont été depuis à peu près oubliées, et il y a quelque chose de triste dans le spectacle d’un pareil oubli ; il y a quelque chose de triste à se dire que ce qui a été si puissant, ce qui a produit du dévouement, des luttes, du courage ; que tout cela soit comme si cela n’avait pas été ; que souvent les siècles suivans s’en moquent, et que nous, plus sérieux, nous soyons obligés de faire des efforts d’imagination et d’érudition pour comprendre l’ame de nos pères ; mais en y regardant de plus près, cette pensée fait place à une pensée plus consolante ; on s’aperçoit que ce qui préoccupe un siècle n’est pas aussi étranger qu’il semble d’abord à ce qui préoccupe les autres siècles ; on s’aperçoit que des causes identiques se perpétuent, se reprennent sous des noms divers ; la même chose s’appelle, dans un temps, christianisme, dans un autre temps, humanité, liberté. La même chose aussi s’est appelée quelquefois hérésie et quelquefois philosophie.

Nous aurons bien des exemples de cette identité des causes pour lesquelles travaille l’activité humaine, et cette considération relèvera encore, à nos yeux, le prix de l’objet de nos études. Enfin, quand ceci serait une illusion, quand il serait vrai que les causes pour lesquelles se sont passionnés, ont écrit, ont vécu, sont morts quelquefois les hommes dont nous allons parler ; que ces causes, dis-je, ne tiennent en rien à celles de l’humanité, et ont passé et sont comme si elles n’avaient jamais été ; quand tout cela serait, ce qui n’est pas, il n’en demeurerait pas moins vrai que quelque chose est resté de ces efforts, qu’il est resté des monumens, des livres, ce que nous appelons une littérature, dépôt des meilleures facultés de l’homme, de son intelligence, de son activité, des sentimens désintéressés, des croyances généreuses de sa nature. Cela est resté, cela reste toujours et survit à tout. Ce sont ces livres, ces littératures, ces monumens de la meilleure portion de nous-mêmes, qui aujourd’hui nous occupent, nous rassemblent autour de cette chaire ; c’est là ce que nous allons étudier ensemble, et cette dernière pensée nous rassure ; elle nous montre qu’en nous attachant à ce qui a inspiré, à ce qui remplit ces monumens, c’est-à-dire en nous attachant à ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, à l’activité de sa pensée, à l’élévation de ses sentimens désintéressés, à l’emploi des facultés supérieures de sa nature ; en un mot, en nous attachant à ce qui, dans tous les siècles, a été la source des produits littéraires et en est l’âme, nous n’aurons pas perdu notre temps, et nous nous serons assuré la part la meilleure, la plus certaine et la plus durable dans l’héritage de l’humanité.


J.-J. Ampère.
  1. M. J.-J. Ampère, dans la première leçon de son cours, a tracé une esquisse de l’histoire littéraire de la France pendant l’époque latine, antérieure au xiie siècle. Le tableau qu’il en présentera cette année servira d’introduction à l’histoire générale de la littérature française. Nous reproduisons cette intéressante improvisation ; nous espérons pouvoir donner par la suite quelques parties du cours de M. Ampère.