Histoire biographique et critique de la littérature anglaise depuis 50 ans/04

La bibliothèque libre.

HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS[1].

DERNIÈRE PARTIE. — AUTEURS DRAMATIQUES.


J’aborde cette partie de mon sujet avec la conviction que si la poésie a conservé son rang et le roman atteint une position plus élevée, il y a décadence marquée dans le drame anglais. Non que la poésie y soit moins élégante ; mais les sentimens élevés y sont plus rares. Le drame a dompté son naturel sauvage. On a étendu un manteau de glace sur ses mouvemens passionnés, et son langage n’est plus celui du cœur. On ne comprend pas, comme autrefois, le véritable caractère de la composition dramatique ; les auteurs oublient qu’ils doivent parler aux yeux autant qu’à l’ame ; ils décrivent plus qu’ils n’agissent, et l’idée n’est pas rendue par des signes apparens.

Plus de vigueur dans le dialogue. Ai-je besoin de dire que Shakspeare est rempli de ce qui nous manque ? Réduites en pantomimes, ses pièces seraient encore comprises du public. À force de nous civiliser, nous sommes devenus barbares. Demandez votre chemin à un passant, il vous l’indiquera du doigt. On dit qu’un Français ne pourrait pas raconter une histoire s’il avait les bras liés ; ce peuple a l’instinct dramatique, et supplée par l’action à ce qui manque aux discours.

Nous sommes devenus froids, polis et civilisés ; nous vivons dans une perpétuelle observation des convenances tant dans nos actions que dans nos paroles. Un bon dramaturge est un homme hardi, libre, qui dit ce qu’il pense comme il le pense ; mais où trouver un tel homme de nos jours ? Nous copions servilement le drame français[2]. D’ailleurs nos principaux théâtres sont peu propres à faire ressortir les véritables beautés du drame ; l’esprit, le comique et toute la richesse du dialogue se perdent dans l’espace immense qui sépare la scène des loges ; sur trois mots qu’un acteur prononce, à peine une oreille ordinaire en peut saisir deux, encore l’acteur est-il obligé de forcer sa voix, et d’en exagérer les sons. D’un autre côté, nous sommes devenus trop sages pour jouir avec enthousiasme d’aucun amusement ; on nous en offre de tant de sortes ! Nous sommes de grands critiques : nous savons, ou ce qui est pis, nous prétendons tout connaître, nous jugeons la pièce, nous condamnons les acteurs ; nous allons au théâtre, non pour nous y amuser, mais pour critiquer. L’auteur qui fait un livre trouve du moins un auditoire calme ; le public lui rendra justice, si ce n’est immédiatement, au bout de quelque temps. L’auteur dramatique a une double chance contre lui : il peut être sifflé par la faute des acteurs comme par la faute de sa pièce. Un écueil plus dangereux encore s’offre sur son chemin ; c’est l’acteur à la mode, celui dont le nom figure sur l’affiche en lettres d’un pouce ; il faut que l’auteur identifie sa pièce avec l’acteur et non l’acteur avec sa pièce ; ce n’est pas le héros dont il trace l’histoire qui pose devant lui, mais bien le comédien qui sera chargé de le représenter. L’acteur Kean voulait qu’une pièce fût écrite pour lui seul ; et la meilleure à ses yeux était Brutus, parce que ce rôle absorbait tous les autres. Garrick, avant lui, avait frayé cette route ; il émondait d’une main inhabile tous les rameaux du drame qu’on lui soumettait.


Richard Brinsley Sheridan mérite, comme homme d’esprit et comme auteur dramatique, la gloire qu’il a conquise. Ses débuts furent aussi brillans que ses derniers jours furent sombres. À vingt-trois ans, il fit les Rivaux, et à vingt-six l’École de la Médisance. Ces comédies abondent en connaissance des hommes et des mœurs, en traits d’esprit qui décèlent du génie et un talent observateur. Il fit peu de progrès au collége, et il y apprit fort peu de grec et de latin ; mais, en revanche, il étudia le monde, il y recueillit ces trésors intellectuels que nul collège ne peut fournir. Ses comédies ne sont point le résultat d’une inspiration soudaine, il n’y a pas de spontanéité dans ses œuvres ; c’est lentement qu’il compose, c’est par degrés que ses beautés se développent, et l’on est surpris que tant de froideur dans les combinaisons ait pu être l’apanage d’un génie aussi vif et aussi brillant. Ses œuvres sont le produit d’un travail opiniâtre ; le germe d’une idée grande et forte lui apparaît dans sa forme brute ; il la polit jusqu’à ce qu’elle sorte de ses mains habiles, brillante et sans tache. Les nombreuses esquisses qu’il traça et les parties détachées de dialogue qu’il thésaurisait sans cesse, prouvent que son génie n’était ni rapide ni oublieux, et qu’il se contentait de marcher lentement vers un but fixe, et de laisser les autres y courir.

L’esprit et le comique flottent à la surface de son dialogue plutôt qu’ils n’en font partie intégrante. Chaque scène semble avoir été créée pour faire ressortir les beautés qui l’ornent. Plusieurs de ses plus remarquables personnages ne sont point originaux : Fielding nous offre mistriss Malaprop[3] dans toute sa splendeur. Mais qu’importe au public que ce qui excite sa gaieté soit création ou imitation ? On remarque dans les œuvres de Sheridan peu de mouvement et peu de chaleur, point d’élans passionnés ; tout y est poli et conforme aux bonnes manières ; on s’aperçoit que le cœur n’y parle pas, et toutes les autres beautés ne compensent point ce défaut.

Sheridan se lassa bientôt d’acquérir de la gloire au prix de tant de travail ; son esprit le fit rechercher du prince de Galles et de ses joyeux compagnons, et Drurry-Lane perdit en saillies heureuses tout ce que Carlton-House y gagna. Il est vrai que Sheridan acquit de la célébrité comme orateur des communes, et que, pendant un moment, il sembla devoir s’emparer de la première place ; mais ses longs discours demandaient aussi des préparations, il s’en fatigua bientôt ; le vin et la paresse l’obligèrent de se contenter de sa réputation acquise. On le regarda dès lors comme le parleur le plus brillant du cercle distingué qui l’entourait.

Il se reprochait souvent de mal dépenser ses grands moyens. Pendant ses accès de remords, il méditait des plans de scènes pour des pièces futures, et esquissait des passages de dialogue qui n’ont jamais vu le jour. Tous ces fragmens prouvent que c’était dans la vie réelle qu’il trouvait ses portraits.

Il y a peu de chose à dire de sa poésie ; elle est faible, elle manque de feu et de naturel ; il n’a de véritable verve que lorsqu’il est satirique ou misanthrope. En résumé, son génie est élevé, mais non de premier ordre ; il imite mieux qu’il n’invente ; il sait embellir, mais non créer ; il observe, il n’imagine pas.


Joanna Baillie est placée d’un commun accord à la tête du drame moderne. Elle a déployé une si grande force de naturel, une telle connaissance du monde, et peint les passions avec tant de feu et de vérité, que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Tous ses drames sont écrits d’un style large et vigoureux ; ils offrent une grande variété de situations et de caractères, une éloquence animée et nerveuse, et la force d’expression que le théâtre demande. Dans les scènes pathétiques, elle approche de Shakspeare ; ses dialogues sont remplis de pensées neuves ; non-seulement elle nous émeut, mais nous sortons de la représentation de ses pièces plus instruits que nous ne l’étions auparavant.

Tous les critiques ont rendu justice à la mâle énergie de son style. Elle a intitulé ses drames : Pièces sur les passions, et cette dénomination n’a pas échappé à la critique. On lui a reproché de vouloir borner la tragédie, en ne retraçant dans chacune de ses pièces qu’une seule passion. Elle a choisi un mauvais titre, mais elle a fait de beaux ouvrages. Elle voulait que, dans chaque pièce, une seule passion dominât, comme l’amour dans Roméo et Juliette, et la jalousie dans Othello. Elle n’a pas réfléchi que jamais une passion ne marche seule ; la jalousie est suivie de la colère et de la vengeance, et l’amour est trop souvent mêlé à la crainte et à la jalousie.

Elle a parlé la langue poétique de son temps et n’a point cherché à lui donner une teinte d’antiquité ; elle pense, avec raison, que le langage employé par les poètes du siècle d’Élisabeth leur était naturel, mais ne le serait pas à notre époque. Quant au plan et à l’emploi du temps, elle a usé des libertés du drame romantique : à tout autre égard, elle est l’expression vivante de la beauté classique. Elle est en poésie ce que Flaxman est en sculpture : à côté des nobles créations de ce sculpteur, nous pourrions placer les ouvrages de Joanna Baillie. Elle ne perd jamais de vue le sujet qu’elle a choisi, et ne cherche point à cacher son héros sous de nombreux ornemens. Sévère sans froideur, caustique et ironique sans méchanceté, elle sympathise avec les peines humaines sans verser des torrens de larmes sur une piqûre d’épingle.


Lorsque l’auteur de Waverley écrivit la préface des Aventures de Nigel, il y laissa deviner l’intention de composer un drame, non pas, dit-il, à l’imitation de lord Byron (il se croyait trop au-dessous de lui), mais en qualité d’écrivain modeste qui avait déjà fait une tentative dramatique. Bientôt après on annonça Halidon-Hill, par sir Walter Scott, et le grand poète ayant depuis long-temps négligé les muses, sa réapparition excita l’attention générale. Cette œuvre cependant n’était point un drame régulier ; ceux qui s’attendaient à trouver une pièce divisée en actes et en scènes exprimèrent leur désappointement, et se plaignirent que le style ne rappelait ni celui de Shakspeare, ni les épigraphes en vers placées en tête des chapitres de ses romans. Mais ceux qui parcoururent l’ouvrage pour y trouver une lecture amusante, en jugèrent autrement. Peu de drames modernes peuvent rivaliser d’intérêt avec celui-là. Le caractère du vieux sir Allan Swinton qui a vu mourir ses sept fils, et qui n’a conservé la vie que pour les venger ; celui du Jeune Gordon dont il a tué le père en vengeant ses enfans, sont tracés avec beaucoup d’art : il est difficile de lire certains passages de cette pièce sans être ému jusqu’aux larmes. On doit regretter que l’auteur y ait prodigué les descriptions inutiles.

Ce poète déploya dans sa pièce d’Auchendrane un véritable génie tragique, et imposa silence à ceux qui avaient désiré qu’il choisît un sujet plus moderne. Plusieurs scènes sont conçues et exécutées avec toute la force de talent qui avait créé les meilleures pages de Waverley ; la versification est plus correcte et plus nerveuse que celle d’Halidon-Hill ; néanmoins ses œuvres dramatiques se trouvaient tellement éclipsées par ses admirables romans, que le public se plaignit encore. Mais il y a bien de la différence entre ces deux genres de compositions : le roman permet de revenir sur le passé tout en faisant marcher les évènemens ; dans le drame moderne, il faut que tout s’adresse à l’œil et à l’oreille. Scott le savait bien, sa correspondance sur l’art dramatique en fait foi ; mais il n’est pas le premier grand écrivain qui ait tracé des règles sans pouvoir les suivre lui-même.


Le génie de Coleridge est poétique plutôt que dramatique. Sa versification est riche et brillante, elle abonde en pensées élevées ; ses images ont un luxe pittoresque et une richesse d’imagination que peu de poètes ont égalés. Mais il aime par-dessus tout l’obscurité de la métaphysique, il n’est pas assez clair pour le public, et sa réputation populaire en a souffert, bien qu’elle se soit soutenue brillante parmi les plus hautes intelligences du pays. Sa pièce intitulée le Remords fut très bien accueillie par le public ; elle est remplie de scènes de la plus grande force. L’intrigue est loin d’être claire ni probable. Le long espace de temps qui s’écoule entre les actes demande un trop grand effort d’imagination. Le principal mérite de cette pièce consiste dans le pittoresque de sa versification, et son principal défaut dans les idées abstraites et métaphysiques qu’elle renferme.

C’est plutôt un poème qu’un drame, on y remarque une imitation visible de Shakspeare. « Mais sa manière d’imiter, » dit un de ses critiques, « est telle qu’on la sent partout sans la voir nulle part : c’est une ressemblance de l’ensemble et non des détails. » Coleridge enfin a de magnifiques passages, mais qui ne se rattachent point intimement au sujet, et, comme auteur dramatique, il ne peut aspirer qu’à un succès de lecture.


Il y a de grandes beautés dans les drames de lord Byron. C’est là surtout que sa muse plane d’un vol élevé ; mais comme drames s’adressant à un auditoire ordinaire, ce sont des ouvrages incomplets. Lorsqu’un orateur parle dans une assemblée, il amplifie et se répète, car il sent le besoin d’être compris ; quand il s’aperçoit qu’on ne le suit pas dans sa marche, il se rapproche de la terre, et tient le langage le plus propre à se faire écouter ; il n’en est point ainsi de nos auteurs dramatiques. Ils comptent trop sur l’indulgence des spectateurs : tantôt ultra-poétiques, tantôt abstraits, tantôt mystiques, ils parlent en général comme gens qui ne veulent pas être compris. Ils s’adressent à la lune, aux élémens ; ils parlent de tout, excepté de ce qui a rapport à la pièce, puis ils s’étonnent de n’être point goûtés. Les drames de Byron fourmillent d’erreurs semblables ; ils ne manquent point de force dramatique ; le style en est souvent concis et énergique ; les situations sont belles et intéressantes. Eh bien ! malgré toutes ces qualités, ils ne font point d’effet à la représentation. Il est vrai que le poète a écrit qu’il ne les destinait point pour la scène. Byron combat aussi pour les unités, et déclare qu’elles sont essentielles à l’existence du drame. À cet égard je ferai observer que Shakspeare est parvenu à se passer d’elles, à écrire des drames admirables, et que personne ne les regrette ni ne s’aperçoit qu’elles manquent. Byron était peut-être le plus mauvais critique de son temps ; ses opinions sont généralement fausses, surtout lorsqu’il les émet avec tant d’assurance.

Ses drames, bien qu’il ne les destinât pas à être joués, ne sont pas en petit nombre Manfred, Marino Faliero, Sardanapale, les Deux Foscari, Caïn, etc. Dans la première de ces pièces, on trouve des scènes vraiment sublimes ; il y règne un mystère qu’il est plus facile d’admirer que d’expliquer ; c’est dans le fait un être hideux ; on frémit à la lecture de ses monologues, et l’on se détourne avec dégoût des sombres et horribles idées qu’il exprime. La voix publique a condamné Marino Faliero : c’est une répétition de Venise sauvée. On ne peut nier qu’il ne s’y trouve de beaux passages, aucun ouvrage de Byron n’en est dépourvu ; il y a même des discours d’une éloquence rare ; mais par momens le style devient plat et discordant. Sans doute le bas peuple peut et doit employer des expressions vulgaires ; mais on y trouve des personnages marquans qui se servent d’un langage qui n’est rien moins que poétique.

Sardanapale est jeté dans un autre moule. Il est voluptueusement poétique ; la richesse du style est en harmonie avec le caractère du prince. Le monarque assyrien, au moment du danger, s’arrache de ses coussins parfumés et des bras de ses femmes, il pense et agit en héros. Il a été représenté non-seulement comme efféminé, mais comme vicieux, et l’on ne s’en aperçoit plus au moment du danger ; ses meilleurs serviteurs lui restent fidèles, les plus nobles de ses maîtresses l’adorent, et il dirige son armée avec un talent et un courage dignes de ses ancêtres. Lorsqu’il est vaincu, non par la trahison ni par la force, mais par les élémens, il se résigne à la mort avec une dignité qui dément les assertions de ses ennemis. C’est le chef-d’œuvre des créations de Byron. Le personnage de Myrrha, esclave du harem, élevée par sa beauté, ses biens et son courage, au rang de confidente et de compagne de Sardanapale, est le plus beau que je connaisse.

Les Deux Foscari sont évidemment inférieurs à Manfred et à Sardanapale ; parmi les personnages il en est peu qui soient au-dessus du médiocre ; la pièce est toute poésie, et ceux qui la siffleraient au théâtre, l’applaudiront dans le silence du cabinet. Quant à Caïn, il suffit de dire qu’il fut écrit dans un but impie, et que, malgré de beaux morceaux de poésie, ce n’en est pas moins un ouvrage manqué. Jamais il ne sera compris par le public en général ; nous n’aimons déjà pas beaucoup le diable tel qu’il était autrefois mais s’il joint la métaphysique aux autres terreurs dont il nous assiège, nous le détesterons et l’éviterons encore plus soigneusement. Les pièces de Byron ont augmenté les trésors de poésie dramatique ; elles abondent en sublimes élans d’imagination, en dialogues vigoureux, et l’on y trouve des passages dont rien ne peut égaler la sublimité,


Il y a beaucoup d’énergie sauvage dans le Bertram de Maturin ; il y avait autrefois mêlé une teinte surnaturelle que, cédant au goût du public, l’auteur a définitivement retranchée. Bertram parut sous les auspices de Scott et de Byron, et pendant quelque temps la critique, respectant ces hauts personnages, épargna ce style incohérent, ces incidens improbables, et cette violence allant jusqu’au délire. C’est une œuvre étrange, elle étonne ; les défauts dont elle fourmille appartiennent au génie. Maturin n’est jamais monotone, ni ennuyeux ; il est plutôt trop plein de mouvement, de passion, trop extatique. Les incidens les plus ordinaires n’arrivent que d’une manière bizarre et forcée. Maturin avait cependant un beau talent, il dessine pour l’œil comme pour l’esprit, et fait preuve d’une grande connaissance de la nature.


Le Fazio de Milman lui a valu une place distinguée parmi les auteurs dramatiques modernes. Il tentait, disait-il, un essai pour ressusciter le vieux drame national en y joignant une grande simplicité d’intrigue. Plusieurs des intrigues de nos anciennes pièces sont assez simples et assez naturelles ; mais si, en bâtissant sa fable, Milman a évité la confusion, il a inventé un incident qui le force à triompher de grandes difficultés ; aussi, lorsque nous devrions être émus par le mouvement de la scène, nous ne sommes occupés qu’à admirer l’adresse de l’auteur. La pièce se trouvant finie au troisième acte par la condamnation de Fazio, Milman est obligé de soutenir pendant deux mortels actes l’intérêt près d’expirer ; et quoiqu’il y ait là plus d’un passage rempli de passion, les spectateurs s’aperçoivent qu’ils ne restent que pour assister à un dénouement qu’ils prévoient. Le personnage de Fazio est original : c’est un adepte en alchimie, auquel il ne manque plus pour être riche que la découverte de la pierre philosophale ; à minuit, un riche avare, son voisin, entre, mortellement blessé, dans son laboratoire, pour lui demander des secours ; Fazio ne peut résister à la tentation d’enterrer secrètement l’avare et de s’emparer de ses richesses. Un crime conduit à un autre : malgré la beauté et l’amour de sa femme, il se prend de passion pour une autre femme, aussi vaine que belle ; et, dans un moment de fureur, Bianca, pour arracher son époux à sa rivale, découvre au sénat le sort de l’avare et de ses trésors. Elle s’aperçoit trop tard qu’elle a été trop loin ; Fazio est condamné comme voleur et assassin, et Bianca, après avoir fatigué le ciel et la terre de ses supplications, refuse de lui survivre et meurt. Bianca est un personnage bien conçu et bien développé ; la résignation calme de Fazio, qui, près de mourir, ne s’occupe que du sort de ses enfans, est d’un bel effet. Le style de l’ouvrage est trop élevé pour la scène, et en dehors du langage que tiendraient les personnages, s’ils existaient. Le génie de Milman manque de force dramatique, mais il est fertile en combinaisons et heureux dans les incidens qu’il invente.


La douceur, la sensibilité et l’élégance facile de Procter lui assurent de plus beaux succès à la lecture qu’à la scène. Il aime à développer de tendres sentimens, à peindre l’amour, plus fort que la mort dans le cœur d’une femme, et, quoiqu’il ne manque pas de force, il s’éloigne du génie sévère de nos anciens auteurs. Il a moins de cette vigueur passionnée qui réveille les loges et fait trépigner le parterre. Sa Mirandola fut reçue favorablement ; mais, malgré toutes ses qualités, elle appartient plutôt à la poésie qu’au drame.


Croly a le sentiment de l’absurde et du ridicule ; plusieurs de ses pièces satiriques sont traitées avec beaucoup de bonheur. Sa comédie de l’Orgueil sera abaissé (Pride shall have a fall) est pleine d’intérêt et de comique. On pensait que le mérite de cette pièce, et le succès qu’elle avait obtenu, engageraient l’auteur à en composer d’autres ; mais il a embrassé l’état ecclésiastique, et abandonné sans doute la carrière à des esprits plus mondains.


Rienzi est la meilleure des pièces de miss Mitford. Les passages qui font le plus d’impression sont ceux où le tribun exprime l’amour de la liberté, et où sa fille donne un libre cours à sa tendresse filiale. Les pensées sont dignes de la Rome antique, et pendant plusieurs scènes on se croit transporté à l’époque de sa gloire. Les spectateurs savaient fort bien que cette révolution n’était qu’un rêve, mais c’était un rêve de liberté, et chacun applaudissait. Ce drame ajouta à la gloire de miss Mitford. Son dialogue est plein de naturel et de vérité, et elle déploie une connaissance du cœur humain digne de l’auteur de Notre Village.


Richard Shiel est maintenant un acteur éloquent sur un théâtre qui a la nation pour public. Il semble avoir oublié Evadne[4] et l’Apostat. Son style est plein de vigueur, et ses drames offrent des incidens originaux. Il est grave, passionné, mais souvent inégal et quelquefois invraisemblable. En lui se trouvent les grands élémens du drame ; il a fait un triste échange, en ce qui touche la gloire, lorsque, comme Sheridan, il a préféré le tumulte de la Chambre des Communes aux bravos de Drury-Lane.


James Sheridan Knowles est tout à la fois auteur dramatique et acteur, et dans ces deux capacités il a obtenu les plus grands succès. Comme acteur, il est grave et naturel, ne s’occupant que du sujet de la pièce, et non des loges ni du parterre ; par la seule force de son jeu, simple et sans affectation, il entraîne les spectateurs. Rien en lui ne rappelle les gens de théâtre ; on croit voir un gentleman qui a quitté sa loge pour jouer un rôle par complaisance, et l’on s’étonne de l’aisance avec laquelle il se trouve en scène. La chaleur qu’il déploie tient à sa nature et non à son rôle. Il écrit comme il joue ; le naturel et la vérité dont il fait preuve au théâtre le suivent dans son cabinet ; la poésie de son dialogue est la poésie des passions ; son style, toujours adapté à la situation, n’est point chargé d’ornemens. Ses drames, pleins de mouvement, d’incidens heureux, sont l’expression de la société qu’il représente ; il soumet le sujet, la scène et le dialogue aux exigences et au but de la pièce. En cela il diffère de beaucoup d’auteurs, et son mérite n’en est que plus grand. Son Virginius, sa Fille du Mendiant et sa Femme de Mantoue attestent que son principal talent consiste dans la peinture des affections domestiques. Knowles est un acteur de premier ordre, parce qu’en jouant il oublie qu’il est acteur, et un auteur admirable parce qu’il écrit sans affectation, et que la beauté de sa poésie élégante n’est que l’auxiliaire de son action dramatique.

CRITIQUES ANGLAIS MODERNES.

Nous vivons dans le siècle de la critique : l’âge d’airain a remplacé l’âge d’or. Le sagace lord Kaimes et le savant Blair parlaient du génie avec des concessions respectueuses. Une race audacieuse et intrépide vint après eux ; des hommes, joignant à beaucoup d’esprit et de savoir une bonne dose d’assurance, s’emparèrent du trône de la critique et jetèrent au public leurs opinions, mélange confus de légèreté, de hardiesse et de rudesse[5]. Le monde, peu accoutumé à voir mettre en question le mérite des vétérans de la gloire littéraire, s’étonna d’une semblable témérité, et pendant long-temps ne sut quel parti embrasser ; mais le désir de voir les grands hommes abaissés emporta bientôt la balance : un esprit ordinaire éprouve un certain plaisir en apprenant que ces auteurs dont il admirait le génie colossal, ne sont après tout que de faibles mortels.

Le rire moqueur, qui s’attacha long-temps à la majorité des hommes que maintenant nous regardons comme célèbres, partit d’Édimbourg : il trouva bientôt de nombreux échos. Au lieu du feu sacré du génie, nous eûmes le pâle flambeau de la critique, et la multitude s’éprit de cette clarté factice. Ce système prit naissance à une époque où l’on commençait à douter de faits transmis aux hommes d’âge en âge, et même révélés par Dieu. Un désir immodéré de changement s’était violemment saisi de la société ; elle voulait une régénération politique, et croyait à la perfectibilité. De là le projet d’anéantir, comme attentatoires à sa majesté souveraine, tous les vieux récits, et, comme Adam, de commencer un nouveau monde.

Nos critiques imaginèrent que le corps social tombant en ruines, il en devait être ainsi de tout le reste ; ce fut là leur erreur : s’il y avait des abusés, et il y en avait beaucoup, la littérature n’était pas de ce nombre. Elle était sortie spontanément de la tête et du cœur ; si la nature avait raison, la littérature ne pouvait avoir tort. Pour rendre leurs doctrines populaires, il fallait d’abord que les critiques commençassent par rabaisser Wordsworth, Southey et Coleridge ; ils dépeignirent ces grands poètes comme des esprits à rebours, des rêveurs enthousiastes qui ne voulaient pas que leurs chants ressemblassent aux chants des autres hommes, et qui manquaient tout à la fois de goût et de génie. Bientôt ces arbitres de la littérature, se regardant, sinon comme des dieux, du moins comme les premiers des hommes, exigèrent que leurs décisions fussent reçues comme des lois. Cependant l’esprit de parti dictait leurs jugemens. Ainsi tous les poètes dont le génie suivait les principes whigs furent élevés par ces critiques au delà de leur sphère naturelle, et offerts au public comme dignes de toute son admiration. Crabbe occupa un rang élevé sur ce parnasse du nord ; Campbell en fut l’étoile polaire, tandis que Wordsworth, Southey et Coleridge se virent traités avec dédain, comme gens dont le génie était faux et dehors nature.

Comme antidote contre le poison distillé par les whigs, les tories se présentèrent, mais presque trop tard, avec des ordonnances qui devaient, pensaient-ils, rendre aux corps politique et littéraire la force et la santé. Pour combattre l’Edinburgh Review, le Quarterly Review fut fondé. La lutte qui s’engagea devint amusante pour tous ceux qui n’avaient pas publié d’ouvrages qu’ils craignissent de voir critiquer, ou dont les opinions n’étaient pas assez enracinées pour regarder comme sacriléges les attaques dont elles pouvaient être l’objet. Ces deux puissans leviers périodiques jouaient en littérature le même rôle que les whigs et les tories jouaient au parlement. Aucun rapport, aucune sympathie entre eux ; les dieux du Quarterly étaient anathème pour l’Edinburgh. Mais dans cette lutte, le génie payait les frais de la guerre.

On ne combattait point à visière levée ; on s’attaquait mutuellement par des politesses railleuses, des sarcasmes amers et des allusions offensantes. Le savoir et l’ironie que déployait le Quarterly offraient un contraste parfait avec l’esprit et l’éloquence de l’Edinburgh. Le premier, il est vrai, n’essaya pas de renverser le trône des princes de la poésie ; il s’attaqua à de jeunes auteurs qui cherchaient à gravir le côté whig du parnasse. Keats et Shelley furent arrêtés dans leur essor, et l’on fut long-temps avant de rendre justice au mérite d’Hazlitt. Mais généralement parlant, les méfaits de l’Edinburgh furent plus pénibles que ceux du Quarterly, et l’on se rendra compte de cette différence, si l’on réfléchit que le directeur de cette dernière publication, sans être un whig, avait beaucoup des goûts de ce parti, et se montrait assez bizarre dans le choix qu’il faisait de ses victimes, au grand étonnement du parti dont il suivait le drapeau. Du reste, l’un et l’autre avaient leurs préjugés de coterie : le Quarterly prônant les lords et les ladies ; l’Edinburgh, les économistes politiques et les spéculateurs ; soutenant tous deux l’éclat du savoir contre le feu de la nature, et l’influence de l’esprit de parti contre celle du génie. Les principaux apôtres de cette nouvelle religion littéraire furent Jeffrey et Gifford, hommes d’humble extraction, qui joignaient à une bonne éducation et à beaucoup d’esprit une profonde confiance en leur mérite.


François Jeffrey dirigea l’Edinburgh Review pendant la plus belle période de son existence. Il a une grande promptitude de conception, un esprit profond et enjoué tout à la fois ; ses connaissances sont étendues et variées, son style animé ; il sait orner le sujet le plus aride ou le plus ennuyeux par le sel de ses plaisanteries et son éloquence brillante. Que lui manque-t-il donc pour tenir dignement le sceptre de la critique ? L’imagination. Non seulement il en possède peu lui-même, mais il ne s’aperçoit pas que les ouvrages de génie ne peuvent exister sans elle, qu’elle est la flamme céleste qui les rend immortels. Partout où il la rencontre, il la repousse avec mépris loin de lui, comme les Arabes dans le désert repoussent loin d’eux les perles de l’Orient. Voilà le véritable secret du dédain avec lequel il a traité les premiers poètes de nos jours ; ses critiques de Scott, Wordsworth, Southey, Coleridge et Montgomery sont une preuve de ce défaut ; ils ne sont point jugés par leurs pairs. Jeffrey n’est pas en état de prononcer sur eux : ils se sont élevés hors de sa portée dans des régions qui lui sont fermées, celles de l’imagination ; à ses yeux éblouis, un essor aussi prodigieux est folie, il croit que le génie, comme Antée, perd ses forces en quittant la terre. Les critiques de Jeffrey ont nui à la cause de la littérature ; ses sarcasmes ont comprimé les élans de plus d’un homme de génie ; les poètes n’écrivaient plus sans trembler devant sa critique, sans craindre de faire rire à leurs dépens. Les oiseaux chantent rarement bien quand le faucon plane dans l’air, et nos bardes redoutaient le juge Jeffrey de notre temps, autant que les accusés politiques redoutaient le juge Jeffries sous le règne de Jacques ii. De tels critiques peuvent bien, pour un moment, obscurcir le génie et jeter de l’éclat sur un talent médiocre ; mais où sont la plupart des écrivains que Jeffrey a loués ? Tombés dans l’oubli, malgré tous ses efforts. Où sont les écrivains qu’il a attaqués et calomniés ? ils ont atteint le sommet du temple de la gloire.


Dans tout le mal et dans le peu de bien que Jeffrey fit à la littérature, il fut contrarié et encouragé par William Gifford, qui, s’il ne le commença pas, dirigea du moins pendant longues années le Quarterly Review. C’était un homme d’un grand savoir, et très familier avec les classiques et les vieux auteurs anglais. Il était tellement savant, qu’il ne voyait dans les autres que des ignorans ; tellement sage, qu’il trouvait rarement quelque chose digne de lui plaire ; et, n’ayant jamais pu atteindre une grande hauteur, il s’imaginait que personne ne monterait plus haut que lui. Il égala presque Jeffrey en esprit, et le surpassa en sarcasmes mordans et en poignante ironie. Jeffrey écrivait avec une sorte de légèreté qui faisait souvent douter qu’il fût sincère ; Gifford, au contraire, écrivait avec une fierté et un sérieux qui attestaient les délices qu’il trouvait dans l’exercice de ses fonctions. Il n’y avait point de mauvais vouloir dans Jeffrey ; il désirait seulement faire rire aux dépens d’un auteur ; pourvu qu’il y réussît, son ambition était satisfaite. Il en était autrement de Gifford ; il écrivait comme en mépris des hommes, comme s’il avait eu des motifs de haine contre le genre humain. Il ne se contentait pas de rendre un auteur ridicule, il s’attaquait à sa personne, et cherchait à en faire un sot, un coquin, ou un athée. Nous trouvons cette critique digne de pitié, si nous reportons nos souvenirs sur la naissance et sur les premiers temps de la vie de ce critique. Quoique mousse autrefois, non sur les mâts orgueilleux d’un vaisseau de ligne, mais sur un bateau de charbon ; quoique cordonnier autrefois, non de ceux qui, créateurs, ornent nos pieds d’une chaussure élégante, mais de ceux qui en réparent les accidens, il ne s’intéressait point à un génie qui, d’une position aussi humble que la sienne, cherchait à arriver à la célébrité. Pour lui, Bloomfield n’était qu’un cordonnier ; Barns, qu’un laboureur écossais ; Hogg, qu’un berger, dont les vers étaient empreints de l’odeur de son troupeau. Pourtant il parla avec une bonté inattendue de Clare, le paysan du comté de Northampton ; imitant sans doute la grande dame dont parle Pope, qui paya un jour un de ses marchands, afin de jouir de sa surprise. Quoique Gifford dût son éducation à la charité d’un voisin et à la bonté presque miraculeuse du comte de Grosvenor, il n’avait aucune pitié pour les étudians nécessiteux, excepté quand son intérêt ou celui du Quarterly l’exigeait. Il se conduisit avec plusieurs des anciens whigs comme Polyphême avec Ulysse, les épargnant pour le moment, afin de s’en nourrir lorsqu’une chair plus délicate lui manquerait. Mais qu’un jeune whig, ne faisant pas partie de sa coterie, osât mettre le pied sur le Parnasse, Gifford lui courait sus de toute sa force et de toute sa vitesse ; puis, fixant sur lui ses yeux de serpent à sonnettes, le fascinant, l’attirant, le dévorant d’avance, sans qu’on s’aperçût qu’il approchait, il s’élançait sur lui à l’improviste, l’étreignait comme un boa, et, brisant ses os, faisait disparaître jusqu’au dernier vestige des victime. Le Quarterly offre cependant des exemples d’admirable et de juste critique ; on y trouve d’excellentes dissertations sur l’ancienne poésie anglaise et sur la littérature dramatique ; là, Gifford était sur son terrain et dans toute la force de son talent.


Parmi les principaux officiers de l’état-major de Jeffrey, lors Brougham mérite de figurer en première ligne. Ses connaissances sont étendues, et son génie est d’un ordre élevé ; il n’est peut-être pas d’homme vivant qui sache autant que lui, et son activité est égale à ses talens. Ce que les autres acquièrent par l’étude, il le saisit d’inspiration ; et ceux qui se présentent à lui pour lui dévoiler quelque secret dans les sciences ou dans la littérature s’aperçoivent bientôt qu’il le connaît déjà ; que dis-je ? qu’il l’a étudié en détail, et qu’il est tout prêt à l’expliquer aux autres. Lord Brougham a pénétré à travers la surface de chaque chose, il paraît familier avec l’esprit et l’essence, comme avec la forme extérieure de l’objet sur lequel il discourt. Son esprit est prompt et infatigable ; son ironie est perçante comme l’acide nitrique, et elle poursuit la victime jusqu’au tombeau. La promptitude de sa conception et l’immensité de ses connaissances le rendent impatient et colère ; il n’a point de compassion pour les esprits obtus ; il aime à atteindre le but d’un seul bond, et prend en pitié les autres qui marchent quand il court. La conviction qu’il a de la puissance de son génie, et son mépris pour celui des autres, font de lui un assez mauvais critique. Il aimait autrefois à prophétiser en politique, et à prévoir le sort des nations ; les évènemens n’ont pas toujours répondu à ses prévisions. Il entra sur la scène littéraire plutôt comme un partisan que comme un juge ; il disséquait les ouvrages, non pour les corriger, mais pour s’en moquer ; au lieu d’une opinion raisonnée, il lançait un sarcasme, et maniait l’ironie lorsqu’il aurait dû parler avec douceur, indulgence et bon sens.


Sidney Smith a été long-temps un de ces critiques sévères qui aiment à tourmenter les nourrissons des Muses. Son esprit et son savoir lui donnent le droit de trancher les questions difficiles, mais nous sommes loin d’admirer la manière dont plusieurs de ses commentaires sont écrits, et de croire qu’il appartienne à un ecclésiastique de lancer l’arme si dangereuse du sarcasme et de l’ironie. Certes de grands talens ont brillé dans la carrière de la critique ; mais nous pensons que ceux qui se sont voués à ce genre de littérature se sont mis dans l’impossibilité de se faire un nom eux-mêmes, et nous voyons en effet que les critiques qui ont essayé de composer, soit en vers soit en prose, ont généralement échoué.


Sir James Mackintosh était plus modéré, ses connaissances étaient variées, et l’histoire de notre littérature lui était familière. Il écrivit ces admirables recherches sur la littérature anglaise qui ont soutenu la gloire, alors pâlissante, de l’Edinburgh. Il préférait la discussion à la critique, et s’occupait rarement de questions personnelles ; il aimait à tracer de magnifiques théories, et, excepté à l’occasion du récit de Lingard sur la Saint-Barthélemy, il descendit rarement à de minutieux détails. Si parfois le bout de son aile effleurait le sol de la critique moqueuse, il s’en arrachait bientôt pour planer dans des régions plus élevées.


William Hazlitt offrait un singulier mélange de sagacité dans ses réflexions et de singularité dans ses opinions : il savait beaucoup ; il était connaisseur habile dans les arts ; en littérature, son goût était sûr ; son œil perçait à travers l’écorce jusqu’au cœur de l’œuvre qu’il analysait. Il aimait la bizarrerie, et cela fit tort à sa gloire ; son esprit de parti le mit en hostilité avec des hommes qui maniaient des leviers assez puissans pour l’écraser, et la manière indiscrète dont il exprimait son opinion irrita contre lui plusieurs personnes dont la voix faisait loi. Il en résulta que Hazlitt fut apprécié au-dessous de sa valeur réelle, et qu’on ne le considéra que comme un amateur de paradoxes, capable seulement d’exprimer avec esprit des idées étranges ; cependant il avait de l’imagination, de la sensibilité, et savait mieux qu’un autre découvrir les véritables beautés d’un poème.


Thomas Carlyle a joint l’esprit de la critique allemande à celui de la critique anglaise : ses articles, malgré quelques écarts bizarres, abondent en passages pleins de force et de naturel, et attestent un esprit pénétrant, profond et philosophique.


Thomas Babington Macaulay a de grandes qualités ; il est peut-être le seul de tous les critiques du nord qui joigne une grande force d’imagination à une profonde sagacité, un sentiment tendre et touchant à un style piquant et ironique. Il est quelquefois plus éblouissant qu’exact, et on peut l’accuser tout à la fois de ne point apercevoir des beautés qui existent et d’en trouver qui n’existent pas. C’est lui qui a contribué à introduire l’urbanité dans l’Edinburgh Review, dualité dont ce recueil était entièrement dépourvu ; nous n’avons plus de ces numéros où l’injure se mêlait à la calomnie, où le génie était traîné dans la boue, tandis qu’un âne se mettant à braire du côté whig de la Chambre, était érigé en idole. Cette Revue elle-même a cessé d’être un épouvantail pour les jeunes auteurs. Les libraires ne forment plus leur opinion d’après elle, et un écrivain ne voit plus sa réputation souffrir de ses attaques. L’impatience du public ne lui permet plus d’attendre pour juger un livre le retour trimestriel d’une Revue ; à peine les feuilles de l’ouvrage sont-elles sèches qu’un millier de mains s’en emparent avidement ; et lorsque les savantes observations de Macaulay paraissent, ou le livre a réussi, et alors il n’a plus besoin d’aide ; ou il est tombé, et il se trouve hors de l’atteinte de la critique.


Gifford eut pour collaborateur les premiers talens de son époque ; leurs sentimens généreux, leur profond savoir et leur vaste génie mêlèrent des fleurs et des fruits aux ronces qu’il y semait. John Wilson Croker égala, s’il ne surpassa pas, Gifford en sorties piquantes et en sarcasmes amers ; il donna de bonne heure des preuves de ce genre de talent, dans son poème sur le théâtre irlandais ; il déploya une grande puissance d’argumentation dans ses discours, et approcha de Scott pour le mouvement poétique.

Lorsque la vieillesse et la décadence du talent eurent forcé Gifford à la retraite, il fut, remplacé, mais non immédiatement, par John Gibson Lockart. Un changement remarquable s’opéra bientôt dans la rédaction du Quarterly ; le talent y trouva plus de bienveillance et de protection ; on y fit réparation à Shelley pour les injures qu’on lui avait prodiguées ; on loua l’imagination classique de Keats ; en un mot on y prit pour devise « Bienveillance à tous ceux qui ont du talent, quels qu’ils soient. » Ce ne fut point tout : le directeur força les rédacteurs de renoncer à leurs invectives ordinaires contre l’Amérique ; l’amour de la liberté et l’admiration dont Washington Irving était l’objet en faisaient une loi : on y rencontra bien encore de temps à autre quelques sorties contre les principes républicains, et quelques boutades sur la différence des mœurs ; mais elles étaient tolérables, et nos frères du continent américain nous surent gré de cet accroissement de bienveillance et de cette diminution d’animosité. On ne s’attendait point à de pareils changemens sous la direction de Lockhart. Il avait la réputation de se complaire dans les sarcasmes et dans l’ironie, armes qu’il maniait très habilement et dont il s’était fréquemment servi. Enfin on le regardait comme un second Jeffrey : on fut agréablement trompé. Il est, à la vérité, quelquefois sévère, il pèse les romans qu’il critique dans la balance de Waverley, et il les trouve légers ; mais en somme il est juste et tolérant, il a de l’imagination et du savoir, alliance rare chez les directeurs de Revues.


Quoique l’Edinburgh, le Quarterly et le Westminster marchent en tête de nos recueils périodiques, nous ne sommes point disposés à les regarder comme influençant seuls notre littérature. En effet, quelques-unes des meilleures dissertations sur la poésie qui aient été publiées dans ce pays sont écrites par l’excellent poète John Wilson, et ont paru dans le Blackwood’s Magazine. Il a surabondance de cette imagination qui manque à Jeffrey ; souvent, après avoir accompagné un grand poète jusqu’aux régions les plus élevées du Parnasse, il quitte l’édifice céleste qu’il visite, pour se mêler à quelques braconniers qui chassent au pied du mont. Il ne choisit point quelque recueil spécial pour y déposer ses remarques ; il sème ses observations critiques de tous côtés, on en trouve, et des meilleures, jointes à des scènes d’orgie. Ses dissertations sur Homère viendront à l’appui de ce que j’ai dit de son talent. Où trouver plus de savoir, plus de connaissances réelles, plus de sentiment, unis à tant de génie et à un jugement aussi vrai ? Il connaît toutes les traductions anglaises d’Homère, et il est disposé à accorder la palme à celle de Cowper ; opinion qui diffère de celle de beaucoup de critiques, et qui n’en est pas moins juste. Il rend justice au génie naturel de Hogg, et dans ses recherches sur Burns, il l’a apprécié tout à la fois comme homme et comme poète, ce que peu de critiques ont fait. Si l’on tolère encore dans ce pays les élans d’une imagination exaltée, nous en devons rendre graces à John Wilson.


Sir Walter Scott contribua beaucoup au Quarterly Review : ses articles sont nombreux et pleins de remarques profondes, entremêlées d’anecdotes historiques et biographiques. Quelques-unes, tels que l’examen de Salmonia et de la Vie de John Home, sont dignes de figurer dans une biographie, tant ils ressemblent peu à une critique ordinaire ; ils offrent un mélange si heureux de sérieux et de comique, qu’on aime à les relire jusqu’à ce qu’on les sache par cœur. Il donne à ses travaux de critique tout l’intérêt qu’on cherche d’ordinaire dans les mémoires et dans les romans, il les assaisonne du commérage littéraire de sa jeunesse, et esquisse les grands hommes de la capitale de l’Écosse de manière à faire revivre le temps des Hume, des Home, des Robertson et des Blair. Les premiers morceaux fournis au Quarterly par Scott tiennent plus du genre critique que les derniers ; dans son examen des Reliques of Burns, il émet, sur le mérite de cet illustre paysan, une opinion que nous ne pouvons partager, et publie des anecdotes douteuses, qui assombrissent le récit déjà si triste de la courte carrière dut poète.


Les morceaux fournis par Robert Southey sont d’un genre particulier. Il évite autant que possible tout contact immédiat avec l’ouvrage qu’il critique ; mais il fait connaître son opinion par un millier d’allusions et de parallèles tirés de l’histoire ou de la nature. Il plaît et il instruit en même temps ; peu de personnes l’égalent en savoir ; nul ne possède comme lui une connaissance profonde de la littérature de son pays et des littératures étrangères ; il joint à toutes ces qualités un fonds inépuisable d’esprit, et la plus féconde comme la plus vive imagination. Quoiqu’il évite de se montrer sévère dans les jugemens qu’il porte, quoique son naturel soit doux et inoffensif, il ne faut pas imaginer qu’il n’y ait rien de satirique en lui ; il est mordant et ironique quand il veut l’être ; lorsqu’il est frappé, il frappe à son tour ; il ne se contente pas alors de lancer quelques éclairs d’ironie. Il martyrise sa victime en lui prouvant ses torts ; et, après l’avoir ainsi flagellée jusqu’au vif, il enduit ses blessures d’acide nitrique et d’huile de vitriol. Ces terribles exécutions n’ont lieu que rarement et à la suite de puissantes provocations : le véritable génie n’a rien à redouter de Southey.


Il existe d’autres recueils périodiques qui contiennent des morceaux d’un mérite peu commun : l’Atlas, le Spectateur, l’Examiner, et le Scotsman, quoique parfois trop vifs et trop sévères, sont au-dessus de la classe ordinaire, et plusieurs Magasins offrent des articles pleins d’esprit et de goût. Deux écrivains, de talens et de sexe différens, ont dernièrement contribué à défendre la cause du génie : ce sont les auteurs de l’Angleterre et les Anglais et des Héroïnes de Shakspeare. Dans le premier de ces ouvrages, M. Bulwer a soutenu la supériorité du génie naturel, et réclamé pour le sentiment et l’imagination la place élevée que d’autres nations leur ont assignée ; dans le second, mistriss Jamieson, nous a révélé, pour ainsi dire, avec le tact le plus exquis, les secrets de son sexe, en nous initiant à la nature féminine, telle qu’elle apparaît dans Shakspeare. Ils ont accompli l’un et l’autre les devoirs les plus importans du critique : Bulwer s’est dépouillé de l’esprit de parti, et a repoussé loin de lui la frivolité des factions : il fait l’examen du génie que sa patrie a produit, et cherche à obtenir pour lui la justice que les princes et les puissances lui refusent ; il réclame pour la raison, le mérite et le talent, la distinction personnelle dont ils jouissent devant Dieu, et recommande aux poètes de s’unir pour recouvrer leur droit d’aînesse. Mistriss Jamieson prouve que les portraits d’après nature, tracés par les poètes, sont les plus beaux et les plus fidèles ; que les portraits que Shakspeare a dessinés sont préférables à sept acres de toile barbouillée par le pinceau classique. Ses invincibles argumens ont rendu au mérite de l’invention la place à laquelle il a droit, et plaidé victorieusement la cause pour laquelle Wordsworth a écrit son Excursion, et Bulwer le dernier et le meilleur de ses ouvrages.


J’ai terminé l’œuvre que je me proposais d’accomplir, l’esquisse biographique de la littérature anglaise pendant les cinquante dernières années. Qu’on ne me reproche pas la faiblesse de cet essai et les erreurs que j’ai pu commettre. Je l’ai dit, c’est un paysan qui exprime, non son jugement, mais l’impression qu’ont laissée dans son esprit les hommes les plus remarquables de son époque. Que de plus savans et de plus habiles que moi corrigent ce qu’il y a d’incomplet et de vague dans mon travail ; du moins j’ai parlé consciencieusement. Peut-être la liberté de mes remarques, et plus encore mes éloges que mes critiques, auront déplu à des hommes que je respecte et dont le jugement est pour moi une loi. J’ai parlé des morts, de ceux que j’aimais, de ceux qui bientôt peut-être suivront dans la tombe les amis que j’ai perdus. Il était naturel que je parlasse d’eux avec sensibilité, même avec éloge.

Je n’ai pas essayé de classer systématiquement nos grands hommes ; je n’avais à traiter qu’un fragment d’histoire littéraire, et l’époque dont je m’occupe n’a pas dit encore son dernier mot. Ces classifications sont chimériques et non réelles ; dans notre île, le talent se développe spontanément, naturellement comme l’arbre sur le bord des ruisseaux. Il croît en liberté : point de censeur pour élaguer ses branches, point d’autorité qui le soumette à sa discipline, point d’académie qui l’émonde et qui le transforme. Comme le juge d’Israël, l’homme de talent accomplit l’œuvre qui lui semble bonne ; il est seul, il est son maître. Cowper n’a pas plus d’imitateurs que Burns ; quel est l’élève de Crabbe ? qui ressemble à Scott, à Southey, à Wordsworth ? Il est aisé de découvrir des points chimériques de ressemblance entre des portraits qui n’ont aucune analogie essentielle. Quant à moi, je ne comprends pas la nécessité de m’écarter de la biographie critique, pour inventer des distinctions subtiles et des classifications imaginaires.

On a témoigné le regret que je n’aie pas montré l’influence des hommes de génie sur l’Angleterre : rien de plus facile, ils n’en ont aucune. Les directeurs de deux ou trois journaux influens ont plus de puissance réelle sur le gouvernement et le pays, que tous les bardes inspirés qui ont vu le jour depuis cinquante ans. Qu’on juge de l’influence du génie par la destinée qui l’attend. Chatterton, faute de trouver du pain, prit du poison ; Johnson, malade, ne trouva pas de ressources pécuniaires suffisantes pour un voyage sur le continent qui eût relevé sa santé ; Burns, au lit de mort, n’avait pas un sou dans sa poche, pas un morceau de pain sous son toit ; Crabbe est mort pauvre dans son petit presbytère ; Scott, en essayant de refaire sa fortune, s’est suicidé par le travail, et sa bibliothèque va être vendue à l’encan ; Byron, exilé, mourut en maudissant sa patrie dont il est la gloire ; Coleridge a perdu sa modique pension ; Wordsworth distribue du papier timbré ; Southey, le poète lauréat, reçoit de Sa Majesté quelques bouteilles de vin par jour ; Thomas Moore n’a trouvé pour récompense de son talent que la renommée. Hogg vit pauvrement dans sa ferme d’Yarrow, et Wilson subsiste en donnant des leçons de philosophie morale[6].

Je dis adieu à mon sujet.


Allan Cunningham
  1. Voir nos dernières livraisons.
  2. La décadence du théâtre anglais est réelle, et tout le monde l’a sentie. Une enquête du parlement, à laquelle ont pris part quelques-uns des hommes les plus distingués de l’Angleterre, n’a produit aucun résultat satisfaisant. Il nous semble que les causes véritables de cette décadence sont cachées dans les entrailles même de la société anglaise, dans sa situation politique et morale, dans la liberté constitutionnelle dont elle jouit, et dans la pruderie puritaine qu’elle n’a pas encore abandonnée. Cette liberté a encouragé depuis long-temps, et même sous le roi Charles ii, l’immoralité des spectacles, contre lesquels le puritanisme s’est toujours élevé. Les lobbies de Drury-Lane sont un véritable marché de prostitution. Comme d’un autre côté la décence extérieure des mœurs et le respect des devoirs de famille sont profondément enracinés chez ce peuple, il a dû résulter de cette situation du théâtre que la plupart des gens respectables ont peu à peu abandonné. L’Opéra et l’Opéra Italien ont été patronisés par quelques grands noms et par les hommes à la mode ; mais l’auteur dramatique anglais a manqué de ce puissant stimulant, l’estime publique ; et l’on peut ajouter que les mœurs des hommes qui ont cultivé le théâtre, de Sheridan, de Maturin, de Lewis, n’ont pas été de nature à détruire ou à modifier l’opinion générale. Ainsi s’est élevée une barrière entre le théâtre et le monde, le théâtre où l’on pouvait tout dire et tout entendre, où l’on continuait de jouer les vieilles comédies remplies de grossières équivoques, où la canaille, admise après une certaine heure, payait la moitié du prix ordinaire pour jouir d’une licence assez semblable à celle des saturnales, et où les hommes peu scrupuleux sur le choix de leurs plaisirs trouvaient chaque soir un harem vénal en permanence ; et le monde soumis à une décence pointilleuse, raffinant la pruderie du langage, soumis à la voix de ses prédicateurs, et poussant l’amour des convenances jusqu’à la plus ridicule hypocrisie. Tous les efforts des directeurs de théâtre ont dû échouer devant ces motifs de ruine ; et les auteurs, si l’on excepte Sheridan et quelques autres, n’ont songé qu’à plaire à la populace par de grosses farces, et aux gens de cabinet par des drames écrits et composés pour être lus, non pour être joués. Si, comme tout porte à le croire, la société anglaise se modifie dans quelques années, le théâtre de ce pays peut se couronner encore de quelque éclat ; mais sans la modification des mœurs, il est difficile d’espérer aucune amélioration du théâtre en Angleterre.
  3. Femme ridicule, qui joue un rôle principal dans les Rivaux.
  4. Evadne de Shiel est imitée d’une fort belle pièce de Shirley, vieux poète contemporain de Jacques Ier. Le drame de Shirley est bien supérieur pour la verve, l’originalité et la passion, à celui de Shiel, qui renferme, comme la plupart des pièces anglaises modernes, de belles tirades poétiques, et peu de véritable génie dramatique.
  5. On ne peut guère séparer la littérature critique de la littérature créatrice. Les véritables critiques de l’Angleterre moderne, ce sont ses grands écrivains. Tous sans exception, ils ont pris part à cette polémique active qui a eu pour théâtre les publications citées par M. Cunningham. On retrouvera en première ligne, parmi les troupes réglées du Quarterly et de l’Edinburgh, les noms de Walter Scott, de Southey et de Brougham. Quelle injustice serait-ce donc de jeter anathème sur la critique anglaise, et d’accepter sans examen l’opinion qui présente les Jeffrey, les Gifford et les Wilson, comme autant de minotaures en embuscade pour dévorer les auteurs ! Sans doute les meilleurs critiques, les hommes dont la Grande-Bretagne s’honore le plus, ont eu leurs heures d’injustice, leurs jours de colère et de violence, leurs attaques passionnées, dictées par leurs préjugés et leurs intérêts. Tous les hommes de talent ont été tour à tour injustes accusateurs et victimes d’accusations injustes ; que conclure de là ? que les hommes sont faibles, et que les mêmes iniquités, les mêmes fautes, dont la société abonde, viennent se refléter dans les œuvres de l’esprit. Mais ce que l’auteur ne dit pas, c’est le mouvement de fécondité et de vie puissante que les Revues anglaises ont imprimé à leur pays, la sève active qu’elles ont versée à grands flots dans toute les classes, l’ambition qu’elles ont éveillée, la lumière controversale qu’elles ont jetée sur toutes les questions. Sans elle, Southey, toujours ridiculisé malgré son génie, aurait-il donné ses quatre poèmes épiques et ses deux ouvrages d’histoire ? Walter Scott eût-il soutenu jusqu’à la dernière vieillesse non-seulement la fécondité, mais le courage de son talent ? Wordsworth eût-il expliqué, dans d’admirables pages métaphysiques, le mécanisme secret de sa pensée ? Byron aurait-il jeté, comme une vengeance dans la société qu’il détestait, et au milieu des critiques qui l’avaient traité comme un écolier insolent, neuf ou dix volumes de chefs-d’œuvre ? Nous aurions bien autre chose à dire, si nous voulions parler de l’influence qu’a exercée la critique périodique sur la politique de l’Angleterre. C’est par elle, c’est en luttant contre les tories par le savoir, l’ironie et le bon sens, que Brougham a préparé la réforme. C’est par elle que l’intérêt tory, aujourd’hui menacé de ruines, se défend encore avec courage, souvent avec succès, dans les pages éloquentes de Wilson. La bibliothèque qui renfermerait toutes les Revues, tous les Magasins publiés depuis 1800 en Angleterre, offrirait le résumé complet de toutes les conquêtes des sciences morales, politiques, industrielles, pendant la première partie du xixe siècle.
  6. Nous trouvons plus éloquentes que justes les paroles qui terminent si poétiquement l’histoire littéraire de M. Cunningham. Déjà M. Bulwer, dans son dernier ouvrage, l’Angleterre et les Anglais, s’est proclamé le grand provéditeur des écrivains de sa patrie. Il a prétendu que leur influence sur les destinées de la Grande-Bretagne était beaucoup trop faible, et leur position trop incertaine ; plainte qui paraîtra singulière, si l’on se rappelle que l’auteur, au moment même où il publiait un livre, était membre du parlement, et que cette position si influente, si honorable, si enviée, il ne la doit ni au crédit de sa famille, ni à sa naissance, ni à ses richesses, mais à sa renommée littéraire, à quelques romans remarquables qui l’ont fait connaître, et à la direction d’un recueil célèbre (the New Monthly), qui n’a même pu prospérer sous sa tutelle. M. Cunningham, qui reproduit les déclamations de M. Bulwer, a été simple ouvrier dans sa jeunesse. Sans amis, sans appui, sans fortune, privé même d’une éducation libérale, il est parvenu à conquérir un rang très distingué parmi les célébrités de son pays. Est-ce là le mépris, est-ce là l’ilotisme auquel les écrivains, selon lui, sont condamnés dans la Grande-Bretagne ? N’offre-t-il pas un exemple frappant de cette aristocratie de la pensée, de l’esprit et du talent qui, en Angleterre comme dans tous les autres pays de l’Europe, est venue se placer en rivale, souvent en maîtresse impérieuse et en régente dominatrice à côté de toutes les vieilles aristocraties. Prenons l’un après l’autre tous les exemples que l’auteur a choisis. — Quel nom de roi plus vénéré que celui de Walter Scott ? Lorsque de mauvaises spéculations mercantiles eurent dérangé sa fortune, ne vit-on pas les hommes riches de sa patrie lui ouvrir un crédit qu’ils n’eussent pas offert au monarque ? Et si sa délicatesse n’en profita pas, s’il aima mieux consacrer ses veilles laborieuses au rétablissement de ses affaires, son courage doit-il passer pour le crime de ses compatriotes, pour la honte de l’Angleterre ? — Chatterton ne s’empoisonna pas faute de trouver du pain, mais faute de trouver de la gloire. Il avait choisi une très mauvaise route pour y parvenir ; il essaya de mystifier les antiquaires et les savans, qui se récrièrent à juste titre. Au moment de sa mort, on trouva dans sa poche plusieurs pièces d’argent ; et les lettres qu’il écrivait à son père, et qui ont été publiées, prouvent qu’il attendait plusieurs recettes assez considérables. Mais, ce malheureux homme de génie était dévoré du besoin de la gloire, de la gloire qui se fait si long-temps attendre, et qui a demandé même à Bonaparte, même à Shakspeare, tant de douleurs, tant de peines, tant de travaux. Chatterton s’ennuya d’attendre, et deux mois après son début, à dix-huit ans, il se tua. — Quelle vie plus éclatante que celle de Samuel Johnson ! Pédant tyrannique, rempli de ces travers qui blessent autrui et que l’on ne supporte dans aucune société civilisée, il domina les salons les plus fiers de l’aristocratie anglaise. — Byron, à qui sa famille avait légué une fortune délabrée, ne la releva que par le produit de ses ouvrages ; et malgré ses torts et ses fautes, sa situation en Europe et le crédit dont il jouissait le mettaient sur le niveau des princes et des hommes les plus opulens de notre époque. — Les noms de Wordsworth, Coleridge, Southey, Wilson, que cite M. Cunningham, militent également contre son assertion, Il est vrai que Wordsworth distribue du papier timbré ; mais cette espèce de sinécure, qui n’a rien de fatigant ni de déshonorant pour le poète, lui permet de tenir une fort bonne maison et de mener une vie agréable. — Notre auteur nous a dit, en parlant de Coleridge, qu’il recevait dans sa petite maison de campagne, voisine de Londres, la meilleure société des trois royaumes ; et l’on peut ajouter que cette habitation du poète-philosophe est un modèle, sinon de luxe, au moins de bon goût et d’élégance recherchée. — Il y a peu d’hommes au monde dont la vie soit aussi complètement organisée pour le bonheur et la vertu que celle de Southey, dont les pénates champêtres sont placés au bord d’un lac délicieux. Le roi, dont il est le poète lauréat, lui envoie tous les ans un tonneau de vin des Canaries, mais cette coutume gothique, dont tout le monde rit, et qui n’est plus qu’une plaisanterie consacrée, a-t-elle rien d’humiliant pour le poète ? — Voilà pour la vie matérielle. Quant à l’influence des hommes de talent sur l’Angleterre, elle est immense, elle est incalculable. Les vrais remparts de l’intérêt conservateur ont été Southey, Scott, dans le Quarterly Review. Le grand auteur de la réforme, c’est Brougham, homme de lettres et savant plus encore qu’avocat. Comme il est difficile de prouver le génie, et que la puissance intellectuelle, ce don magnifique de la Divinité, n’est pas appréciable comme la fortune, les hommes de génie trouveront toujours des obstacles sur leur route. C’est une condition de leur existence ; et cette condition même, en les armant de persévérance, d’ardeur et de courage, les forcera de déployer toute leur énergie, de surmonter la paresse qui nous est naturelle à tous, et de servir l’humanité.