Histoire de France (Jacques Bainville)/Chapitre XIV

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Nouvelle Librairie nationale (p. 490-521).


CHAPITRE XIV

LA RÉGENCE ET LOUIS XV


On a dit, dès le dix-huitième siècle, que la Régence avait été « pernicieuse à l’État ». Elle le fut, en effet, pour des raisons qui tenaient moins au caractère du Régent qu’à la nature des circonstances.

La grande affaire de la monarchie, c’était toujours d’assurer la succession au trône, et Louis XIV, avant de mourir, avait vu disparaître son fils, le Grand Dauphin, ses petits-fils, le duc de Bourgogne et le duc de Berry, tandis que le duc d’Anjou, roi d’Espagne, avait perdu ses droits. L’héritier était un jeune enfant qui, avant longtemps, n’aurait pas de descendance. Le premier prince du sang, régent naturel, c’était le duc d’Orléans contre lequel Louis XIV nourrissait de l’antipathie parce qu’il avait intrigué en Espagne contre Philippe V, et surtout à cause de la méfiance qu’inspiraient les membres de la famille royale en souvenir des anciennes séditions : il est à remarquer que Louis XV et Louis XVI, par un véritable système, écarteront les princes des emplois importants.

Louis XIV avait donc toutes sortes de raisons de ne pas aimer son neveu dont la réputation n’était pas bonne et qui passait pour un esprit frondeur, nous dirions aujourd’hui un esprit avancé. De plus, les rangs étaient très éclaircis dans la maison de France. Que la mort frappât encore aussi durement, il faudrait chercher, pour régner, de lointains collatéraux. De là l’idée qui vint à Louis XIV et qu’il mit à exécution en 1714 et en 1715, sans que personne osât protester, de renforcer sa famille. Les deux fils qu’il avait eus de Mme  de Montespan, le duc du Maine et le comte de Toulouse, furent déclarés légitimes et aptes à succéder. Le Parlement enregistra docilement les édits. Par son testament, Louis XIV institua un conseil de régence dont le duc d’Orléans aurait la présidence seulement et où entreraient les Légitimés.

Ce fut la cause initiale des difficultés et des scandales qui allaient survenir. Le duc d’Orléans ne devait avoir de cesse que les Légitimités, concurrents possibles, fussent remis à leur place. Ce n’était pas tout. Il avait à redouter Philippe V qui persistait à revendiquer ses droits et qui, au cas où le jeune roi Louis XV fût mort, eût pu les faire valoir contre le duc d’Orléans. Cette situation compliquée allait peser pendant plusieurs années sur toute notre politique. En voulant borner l’autorité du Régent, Louis XIV l’avait poussé à mettre toute son activité à l’affermir.

Le premier soin de Philippe d’Orléans fut d’annuler le testament de Louis XIV et de se débarrasser du conseil de régence. C’est au Parlement qu’il demanda de lui rendre ce service. Les hauts magistrats retrouvaient un rôle politique qu’ils avaient perdu depuis plus d’un demi-siècle et auquel ils ne pensaient plus. On rappela à cette occasion que le Parlement, au temps de la Ligue, avait sauvé la monarchie en s’opposant à la candidature espagnole. On reprit aussi la maxime d’après laquelle le Parlement était faible quand le roi était fort, et fort quand le roi était faible. Flatté, il accorda à Philippe les pouvoirs d’un véritable régent et le testament de Louis XIV resta lettre morte. En échange, le droit de remontrances fut reconnu aux Parlements. Ils ne tarderont pas à abuser de l’importance qui leur était rendue.

L’opération n’était pas bonne puisque le pouvoir, en cherchant à se fortifier d’un côté, s’affaiblissait de l’autre. Mais ce ne fut pas le seul prix dont le duc d’Orléans paya la régence. Il chercha la popularité à la façon d’un candidat qui craignait des rivaux. Ayant des amis à récompenser et des partisans à gagner, il créa sept conseils de dix membres chacun chargés de ce qui correspond aux affaires d’un département ministériel. Les secrétaires d’État étaient remplacés par de petites assemblées, selon un système que Saint-Simon recommanda et qui avait été mis en circulation quelques années plus tôt par l’entourage du duc de Bourgogne sous l’influence de Fénelon ; le Régent ordonna même que le Télémaque fût imprimé, pour marquer qu’il entendait s’inspirer des réformateurs qui étaient apparus à la fin du dernier règne et inaugurer un gouvernement libéral d’un genre nouveau, bizarre mélange de féodalité et de libéralisme, d’imitation de l’Angleterre et d’antiquité mérovingienne. D’autres mesures furent prises, notamment l’abolition des rigueurs contre les jansénistes auxquels Louis XIV n’avait jamais pardonné d’avoir participé à la Fronde. C’était en tout le contre-pied du défunt roi, et par des moyens faciles, car on était fatigué de l’austérité dans laquelle avait fini par s’enfermer la cour de Versailles. La Régence fut une réaction contre la piété, les confesseurs, les jésuites, et le duc d’Orléans, homme d’ailleurs agréable et généreux, devint l’idole d’une grande partie du public jusqu’au jour où, par une autre exagération et une autre injustice, on s’est mis à le peindre comme un monstre de débauche.

L’inconvénient des conseils, de ce gouvernement à tant de têtes, ne tarda pas à être senti et ils furent supprimés. Il n’en est pas moins vrai que ces changements, ces prétendues réformes brusquement annulées, le retour des Parlements à l’activité politique, puis le coup de force par lequel, en 1718, le Régent, toujours avec l’aide des hauts magistrats, retira aux Légitimés la qualité de princes du sang, ébranlèrent la machine de la monarchie telle que Louis XIV l’avait réglée.

Le trouble fut peut-être pire dans la politique extérieure. La pensée, le testament de Louis XIV n’y furent pas plus respectés que ne l’avaient été ses dispositions de famille. En face de l’Angleterre, sortie du traité d’Utrecht toute-puissante, la France avait sans doute la paix à sauvegarder, mais aussi son indépendance et son avenir. L’Espagne, l’Autriche, qui ne nous menaçaient plus, pouvaient entrer avec nous dans un système d’équilibre continental et maritime : il y avait encore les restes d’une marine espagnole et l’empereur, aux Pays-Bas, allait tenter de s’en créer une par la compagnie d’Ostende. Ces possibilités n’échappaient pas à la politique anglaise qui mit en jeu, pour les détruire, les ressorts que lui offraient les circonstances : effrayer le Régent par la menace d’une guerre à laquelle d’ailleurs elle ne songeait pas, et lui garantir, avec le pouvoir, la succession qui, au cas où le jeune roi disparaîtrait, lui serait disputée par Philippe V. Duclos affirme qu’un an avait la mort de Louis XIV, Stair, ambassadeur d’Angleterre, avait eu avec le duc d’Orléans des conférences secrètes. « Il persuada ce prince que le roi George et lui avaient les mêmes intérêts. Pour gagner d’autant mieux sa confiance, il convenait que George était un usurpateur à l’égard des Stuarts ; mais il ajoutait que si le faible rejeton de la famille royale en France venait à manquer, toutes les renonciations n’empêcheraient pas que lui, duc d’Orléans, ne fût regardé comme un usurpateur à l’égard du roi d’Espagne. Il ne pouvait donc, disait Stair, avoir d’allié plus sûr que le roi George. »

Telle fut la raison secrète de la triple alliance anglo-franco-hollandaise, du pacte par lequel le Régent et son ministre Dubois se livrèrent même à l’Angleterre. Le motif avoué, auquel des historiens se sont laissé prendre, c’était de garantir la paix d’Utrecht qui n’avait pourtant aucun besoin d’être garantie, comme le remarquait Albéroni, le ministre du roi d’Espagne. Le Régent et Dubois s’abandonnèrent aux Anglais qui les conduisirent droit à la guerre. Et la guerre avec qui ? Avec l’Espagne, aux côtés de laquelle nous venions de lutter contre l’Angleterre pour y établir un Bourbon. Que Philippe V ait commis des fautes en se mêlant des affaires de France, en s’obstinant à maintenir ses droits, au cas où Louis XV mourrait, ce n’est pas douteux. Mais on a beaucoup exagéré la « conspiration » de son ambassadeur Cellamare avec la duchesse du Maine, et cette intrigue, plus mondaine que politique, servit surtout de prétexte à la guerre contre l’Espagne (1718). Les fautes de Philippe V n’excusent pas celle qui consista, pour le seul profit de la politique anglaise, à détruire le système naturel de nos alliances, tel qu’il résultait de la guerre de succession. Les prétentions de Philippe V étaient platoniques tant que le jeune roi vivait. Il était facile de rassurer l’Angleterre, puisqu’elle s’alarmait encore de la réunion des deux couronnes, ou feignait de s’en alarmer. Si les projets d’Alberoni sur la Sicile étaient aventureux, ce n’était pas une raison pour aider l’Angleterre à détruire la marine espagnole, ce dont se chargea l’amiral Byng. Ce n’était pas une raison non plus pour envahir l’Espagne avec une armée française et pour y détruire de nos propres mains les vaisseaux en chantier et les arsenaux, c’est-à-dire pour assurer la suprématie maritime des Anglais. Cette guerre, avantageuse à l’Angleterre seulement, finit par le renvoi d’Alberoni qui avait voulu « ranimer le cadavre de l’Espagne » et par la renonciation de Philippe V à la Sicile ainsi qu’à ses droits à la couronne de France. Pouvons-nous tant nous offusquer à distance, que les Bourbons d’Espagne aient gardé de l’attachement, même inconsidéré, pour leur pays d’origine ? Nous ne les avions pas installés à Madrid pour qu’ils oubliassent tout de suite qu’ils étaient Français.

Cette inutile guerre d’Espagne, qu’on a pu appeler fratricide, avait déjà troublé l’esprit public, Philippe V ayant adressé aux Français un manifeste qui ne resta pas sans écho, où il rappelait qu’il était le petit-fils de Louis XIV. Un autre événement, en France même, eut des conséquences encore plus graves parce qu’il fit des victimes, des ruines et qu’il engendra un durable mécontentement.

Le nom de Law et celui de son Système sont restés fameux. Chacun les connaît, ils ont traversé deux siècles, et l’on en parle encore comme on parle des assignats. C’est le signe de l’impression profonde qu’avait produite cette aventure financière. Pour comprendre comment le Régent fut conduit à donner sa confiance et sa protection à l’Écossais Law, banquier ingénieux et hardi, il faut encore se rendre compte de son désir de plaire. Nous avons déjà vu qu’à la mort de Louis XIV, nos finances, rétablies par Colbert, étaient retombées dans un état critique. Il y a de la monotonie à constater que nos grandes entreprises extérieures, l’achèvement ou la défense du territoire, ont, à toutes les époques, consommé d’énormes capitaux et laissé de difficiles questions d’argent à résoudre. Pour trouver des ressources et rétablir l’équilibre par les moyens ordinaires, il fallait demander des sacrifices aux contribuables, supprimer les privilèges, quelle qu’en fût l’origine, faire payer tout le monde et beaucoup, obliger les enrichis de la guerre à rendre une partie de leurs bénéfices, réduire les rentes et les pensions. C’est ce que le duc de Noailles tenta honnêtement, tout en s’efforçant d’éviter la pleine banqueroute que certains, comme Saint-Simon, conseillaient, car on a toujours conseillé les mêmes choses, dans les mêmes occasions. Pour ces mesures, pour ces réformes, il eût fallu, le mot est de Michelet, « un gouvernement fort, bien assis ». Celui du Régent ne l’était pas. Il craignait tout. Il avait rétabli dans leur ancien pouvoir les Parlements toujours hostiles aux taxes. Soumettre de grands seigneurs, des personnages influents, à l’impôt du dixième, c’était peut-être les faire passer au parti de Philippe V et des Légitimés. Saigner la bourgeoisie, le peuple, c’était créer de l’irritation et le Régent avait besoin de popularité. Il fut conquis par le Système de Law, très séduisant en apparence, et qui consistait à créer une richesse artificielle et des ressources fictives, sans avoir l’air de rien demander à personne, en imprimant du papier-monnaie.

Le Système de Law a gardé des défenseurs qui assurent, sans preuve, qu’il fut ruiné par la jalousie des Anglais, ce qui achèverait d’ailleurs, si c’était vrai, de condamner Dubois et la politique de complaisance envers l’Angleterre. Le fait est qu’après une période brillante, un coup de fouet donné au commerce, à l’industrie, à la colonisation (la fondation du port de Lorient date de là), la débâcle survint. Il y avait eu des mois d’agiotage, dont le souvenir est resté légendaire, où des fortunes s’édifiaient en un jour. Tout à coup, l’échafaudage de Law vacilla. Il reposait sur la Compagnie des Indes, communément appelée Mississippi, dont les actions servaient à garantir les billets de la banque de Law, devenue banque de l’État. La baisse de ces actions entraîna donc celle des billets, puis, la baisse de ceux-ci précipitant la baisse de celles-là, ce fut un effondrement. Il y eut des ruines subites, un vaste déplacement des fortunes, sans compter l’atteinte au crédit, la perte de la confiance publique, bref un ébranlement social qui vint aggraver cet ébranlement moral dont nous avons relevé les premières traces à la fin du règne de Louis XIV.

Ce changement est bien marqué par la littérature. Après l’école de 1660, l’école de l’ordre et de l’autorité, celle de l’irrespect. Il est très significatif que la chute du Système soit de 1720 et la publication des Lettres persanes de l’année suivante.

Les contemporains se sont étonnés qu’une révolution n’ait pas éclaté à ce moment-là. Mais, une nouvelle Fronde n’était plus possible. L’État, tel que l’avait formé Louis XIV, était trop régulier, trop discipliné, trop puissant. Il fallait renverser toute la machine, comme il arrivera à la fin du siècle, et personne n’y tenait. Le prestige de la monarchie, élevé si haut, la défendait et la défendra encore. Tout l’espoir allait au règne de Louis XV.

Le jeune roi avait quatorze ans, il avait atteint l’âge de la majorité légale, lorsque Dubois, puis le Régent, disparurent, en 1723, à quelques mois de distance. En l’espace de huit ans, par le malheur de leur situation et la force des choses plutôt que par des intentions mauvaises, ils avaient commis des dégâts incontestables. Surtout, ils avaient perdu de vue la situation de la France dans une Europe transformée, compliquée, où de nouveaux éléments apparaissaient, tendaient à changer le rapport des forces : ce n’était pas seulement la Prusse, mais, avec Pierre le Grand, la Russie. L’avance que nous avions conquise au dix-septième siècle nous donnait une grande place que nous avions à défendre contre l’Angleterre, dès lors tournée vers la suprématie économique, vers la conquête des marchés et des colonies. À la suite de la paix d’Utrecht, jamais le choix entre la terre et la mer, la mesure à garder entre des intérêts complexes afin de les concilier pour le bien du pays, n’avaient imposé plus de réflexion. Il se trouvait que, par l’initiative de Français entreprenants, qu’avaient approuvés successivement Henri IV, Richelieu, Colbert, nous avions jeté les bases d’un empire colonial qui devait exciter la jalousie de l’Angleterre, gêner son développement, autant que l’empire colonial espagnol. Notre domaine, c’était presque toute l’Amérique du Nord, du Canada jusqu’au golfe du Mexique, les plus belles des Antilles, des comptoirs en Afrique et dans l’Inde, amorces de vastes établissements. Sur tous ces points, nous avions précédé les Anglais, distraits pendant la plus grande partie du dix-septième siècle par leurs révolutions, nous leur barrions l’avenir. Nous devions nous attendre à leur jalousie et à leur hostilité et leur intérêt était de nous voir engagés dans de stériles entreprises en Europe tandis que nous négligerions la mer, car un pays qui oublie sa marine ne garde pas longtemps ses colonies.

Après le désastre de la Hougue, le public français s’était dégoûté des choses navales. Il se dégoûta des choses coloniales après la faillite « du Système de Law » fondé sur l’exploitation des richesses d’outre-mer, et cet état d’esprit, personne ne l’a mieux exprimé que Voltaire par son mot célèbre sur les arpents de neige du Canada. L’intérêt allait toujours aux mêmes questions, pourtant réglées successivement par les traités de Westphalie, des Pyrénées et d’Utrecht. On était sûr d’exciter une fibre chez les Français en leur parlant de la lutte contre la maison d’Autriche. Cette lutte n’avait plus de raison d’être, mais la tradition était plus forte que la raison. Il y avait un parti nombreux, éloquent, pour qui l’ennemi n’avait pas changé et le gouvernement qui recommençait à combattre les Habsbourg était sûr d’être populaire. À cet égard aussi, la Régence, en cherchant, pour les raisons que nous avons vues, les bonnes grâces de l’opinion, greva le règne de Louis XV.

Au moment où ils moururent, le Régent et le cardinal Dubois avaient changé de front. Ils étaient entrés dans une nouvelle triple alliance, franco-anglo-espagnole, celle-là, contre l’empereur Charles VI qu’il s’agissait de chasser d’Italie pour y installer les Bourbons d’Espagne. L’Angleterre s’était mise de la partie, sans respect pour le traité d’Utrecht, afin de ruiner les entreprises maritimes de Charles VI à Ostende, à Trieste et à Fiume. Habilement, elle avait marchandé son concours et l’avait donné à condition que la France renonçât à son commerce en Espagne. Ainsi la politique anglaise suivait son dessein, qui était de supprimer toutes les concurrences navales et commerciales en exploitant les divisions, les ambitions et les erreurs des puissances européennes. Ce projet, arrêté par la mort de ceux qui, en France, l’avaient conçu, ne fut pas mis à exécution, mais il ne manqua pas de conséquences. Pour sceller la réconciliation des maisons de France et d’Espagne, Dubois et le Régent avaient arrangé un mariage entre Louis XV et une infante de cinq ans. Exprès ou non, c’était retarder le moment où la couronne aurait un héritier. Il est donc difficile de blâmer sur ce point le duc de Bourbon qui, devenu premier ministre après la mort du Régent, défit ce que celui-ci avait fait, renvoya à Madrid la jeune infante, ce dont se fâcha Philippe V qui se réconcilia avec l’empereur : mais cette réconciliation était plus conforme à nos intérêts qu’une guerre où l’Espagne et l’Autriche, qui nous étaient utiles l’une et l’autre, se seraient épuisées, et nous avec elles, au bénéfice de l’Angleterre seule. On a dit qu’en choisissant pour Louis XV un parti modeste, en lui donnant pour femme Marie Leczinska, fille du roi détrôné de Pologne, le duc de Bourbon et Mme  de Prie se proposaient de dominer la future reine. Il y a du vrai dans cette imputation, mais le choix était difficile puisqu’on avait en vain demandé la main d’une princesse anglaise. De plus Marie Leczinska avait vingt-deux ans et elle ne devait pas tarder à être mère, ce qui, en assurant la succession, abolissait les intrigues qui avaient rempli la minorité de Louis XV, dont la santé frêle excitait tant d’espérances et de jalousies. Il n’est que trop sûr, en tout cas, et c’est la conclusion à tirer de la Régence, que la monarchie a subi un dommage considérable et qui compte peut-être parmi les causes lointaines de la Révolution, lorsque la mort ayant rompu l’ordre naturel des générations, Louis XIV n’ayant laissé qu’un arrière-petit-fils, un enfant eut pris la suite d’un vieillard. Nous avons déjà observé que, si de pareils malheurs étaient arrivés chez les premiers Capétiens, leur dynastie n’eût probablement pas bravé les siècles.

En général, les historiens reprochent à Louis XV son indolence et son apathie. Il est vrai qu’il n’imposa pas toujours sa volonté, même quand il avait raison, et il était sensé. Pourtant, et c’est en quoi il diffère de Louis XVI, il ne doutait pas de son autorité et il l’a montré en plusieurs occasions. Les historiens regrettent donc en somme qu’il n’ait pas exercé le pouvoir d’une manière aussi personnelle que son arrière-grand-père. Peut-être ne réfléchit-on pas que les circonstances au milieu desquelles Louis XV atteignit sa majorité ne ressemblaient pas à celles de 1660. Le besoin de commandement que l’on ressentait alors n’existait plus. Ce qui dominait, au contraire, c’était l’esprit critique. La vogue des institutions anglaises, développée par Montesquieu et par Voltaire, favorisée par les essais de réforme de la Régence, commençait. Autant la situation avait été nette et simple à l’avènement de Louis XIV, autant la tâche du gouvernement redevenait difficile.

C’est cependant par un acte d’autorité que débuta Louis XV, à seize ans, lorsqu’il renvoya le duc de Bourbon, à peu près comme Louis XIII avait secoué la tutelle de Concini. Le jeune roi avait donné sa confiance à son précepteur Fleury, évêque de Fréjus. Choix heureux : ce sage vieillard dirigea les affaires avec prudence. Il y eut, pendant quinze ans, une administration intelligente, économe, qui remit les finances à flot et rétablit la prospérité dans le royaume, preuve qu’il n’était pas condamné à la banqueroute depuis la guerre de succession d’Espagne et le Système de Law. De tout temps, la France n’a eu besoin que de quelques années de travail et d’ordre pour revenir à l’aisance et à la richesse. Notre éclatante civilisation du dix-huitième siècle ne s’expliquerait pas sans cette renaissance économique qui fut singulièrement aidée par les traditions bureaucratiques que le siècle précédent avait laissées. Il ne faut pas dire trop de mal des bureaux : leurs abus ne les empêchent pas d’être indispensables. Orry, dont le nom est resté obscur, fut un digne successeur de Colbert dans la gestion des deniers publics. D’Aguesseau, qui est illustre, continua l’œuvre législative que Colbert avait commencée, et, pour une large part, ses ordonnances ont été reproduites par le Code civil, car la Révolution a continué au moins autant qu’elle a innové.

Appliqué au relèvement de la France, Fleury, au-dehors, évitait les aventures. Il n’avait pas de grandes vues de politique européenne mais un sens assez juste de l’utile et du nécessaire. Le point noir de l’Europe, à ce moment-là, c’était la succession d’Autriche qui se présentait d’ailleurs autrement que la succession d’Espagne. L’Empereur Charles VI, n’ayant que des filles, se préoccupait de laisser ses États héréditaires à l’archiduchesse Marie-Thérèse et il cherchait à faire signer et garantir ses dispositions testamentaires, sa « Pragmatique sanction », par toutes les puissances. En France, un parti déjà nombreux représentait que la maison d’Autriche était l’ennemie du royaume, que nous n’avions pas intérêt à la perpétuer et que l’occasion de l’abattre définitivement ne devait pas être perdue. On était anti-autrichien au nom de la tradition et des principes de Richelieu. Ainsi naissait, sur une question de politique étrangère, une controverse qui devait dégénérer en conflit, un conflit qui, un jour, deviendrait fatal à la monarchie elle-même.

Fleury se contentait de surveiller les événements et de déjouer les intrigues qui pouvaient mettre la paix en danger, tout en refusant de signer la « Pragmatique sanction » de Charles VI pour échapper à des difficultés intérieures et peut-être en calculant aussi qu’il tenait l’empereur par l’espoir de sa signature. Quelle que fût sa prudence, Fleury, qui était accusé de pusillanimité par l’opinion publique, comme Louis-Philippe le sera cent ans plus tard, se vit, bien malgré lui, obligé d’intervenir en 1733, lorsque l’indépendance de la Pologne fut en danger. La France a toujours eu besoin d’un allié qui pût prendre l’Allemagne à revers, et la Suède, qui avait rempli cette fonction au dix-septième siècle, s’en était d’autant plus détournée qu’elle était aux prises avec la Russie rénovée par Pierre le Grand : l’apparition de la puissance russe a été dans le système européen le principe de bouleversements dont la France a eu à souffrir. L’intangibilité et l’alliance de la Pologne étaient alors des préceptes que la politique française a retrouvés depuis 1918 et qui lui ont causé d’immenses embarras au dix-huitième siècle. Ce ne fut donc pas pour soutenir le beau-père de Louis XV que Fleury intervint en faveur de Stanislas contre la candidature au trône de Pologne de l’électeur de Saxe, mais parce que l’indépendance de la Pologne était menacée à la foi par l’Empire et par la Russie qui voulaient imposer Auguste III. Seulement on s’aperçut vite qu’il n’était pas facile de défendre la Pologne, prise entre les Allemands et les Russes, si elle n’était pas capable de se défendre elle-même : Plélo périt dans sa vaine tentative pour délivrer Dantzig. Nous fûmes réduits à une diversion contre l’Empire dans laquelle le parti anti-autrichien se jeta avec joie, Villars, cet ancêtre, et le chevalier de Belle-Isle, petit-fils de Fouquet, étant les plus ardents. Fleury modéra tant qu’il put ces vieux et ces jeunes fous. Déjà la cause de Stanislas était perdue, les Polonais n’ayant pas su rester unis en face des envahisseurs. Fleury avait eu soin de limiter les risques et de ne pas rendre la guerre générale, en obtenant la neutralité de l’Angleterre par l’engagement de ne pas attaquer les Pays-Bas. Il ne songea plus qu’à sortir de ce mauvais pas avec profit et il négocia le traité de Vienne (1738), par lequel il garantissait la Pragmatique. En échange, et à titre de dédommagement, Stanislas, évincé de Pologne, recevait la Lorraine qui, à sa mort, retournerait à la couronne de France, tandis que le duc François de Lorraine, pour épouser Marie-Thérèse, renonçait à ses droits sur le duché. C’était la solution élégante et avantageuse de plusieurs difficultés à la fois. Jusqu’alors on n’avait pas trouvé le moyen de réunir cette province française et, malgré de perpétuels conflits avec les princes lorrains, malgré une occupation, même prolongée, de leur territoire, la monarchie n’avait jamais voulu annexer la Lorraine par la violence et contre le vœu de ses habitants.

La raison exigeait qu’on s’en tînt là et tel était le sentiment de Fleury, légitimement fier d’avoir atteint ces résultats en évitant la médiation intéressée de l’Angleterre. Mais, en France, le parti anti-autrichien se plaignait qu’il eût trop cédé à l’Autriche et regrettait qu’au lieu de brèves campagnes sur le Rhin et en Italie une armée n’eût pas été envoyée jusqu’en Bohême. Le ministre des Affaires étrangères Chauvelin était le plus belliqueux des austrophobes. Fleury, pour pouvoir signer la paix de Vienne, avait obtenu de Louis XV la disgrâce et le renvoi de Chauvelin. Ce fut le premier épisode de ce grand conflit d’opinions. Il avait été bien réglé et sans dommages pour la France.

Les deux hommes les plus importants de l’Europe, à ce moment-là, Fleury et Walpole, étaient pacifiques tous deux. On pouvait donc penser que, quand l’empereur mourrait, sa succession se réglerait sans encombre. On ne comptait pas avec les forces qui travaillaient à la guerre.

Walpole fut débordé le premier. L’Angleterre, qui ne cessait de développer son commerce, convoitait âprement les colonies espagnoles. L’Espagne s’étant mise en défense contre une véritable expropriation, les négociants et les armateurs anglais s’exaspérèrent, le Parlement britannique les écouta et Walpole céda, préférant, selon un mot connu, une guerre injuste à une session orageuse. La guerre maritime durait depuis un an entre l’Angleterre et l’Espagne qui, du reste, se défendait avec succès, et la France, demeurée neutre, commençait à comprendre qu’elle était menacée derrière les Espagnols et qu’il serait prudent de s’armer sur mer, lorsque l’empereur Charles VI mourut au mois d’octobre 1740. Il avait eu, lui aussi, une illusion semblable à celle de Walpole et de Fleury. Il avait cru que des actes notariés suffiraient à garantir l’héritage de sa fille et la paix. Tout se passa bien d’abord. Seul l’électeur de Bavière, qui prétendait à la couronne impériale, élevait une contestation, lorsque, sans avertissement, violant toutes les règles de la morale publique, le roi de Prusse envahit une province autrichienne, la Silésie.

Depuis le jour où l’électeur de Brandebourg avait pris le titre de roi, la Prusse avait grandi dans le silence. Frédéric-Guillaume, le Roi-Sergent, avait constitué à force d’application, d’organisation et d’économie un État et une armée solides. Son fils Frédéric II, qui venait de lui succéder, avait donné le change sur ses ambitions par une jeunesse orageuse, l’étalage de ses goûts pour notre littérature et le soin qu’il avait pris de conquérir une véritable popularité parmi les Français en protégeant et en flattant nos écrivains et le plus célèbre de tous, Voltaire. Frédéric II passait pour un prince éclairé, ami du progrès et des idées qu’on appelait nouvelles et dont la vogue continuait à se répandre. Son coup de force, qui aurait dû soulever l’indignation, fut accueilli au contraire par des applaudissements parce qu’il était dirigé contre l’Autriche, toujours considérée comme l’ennemie traditionnelle de la France.

À ce même moment, Fleury, malgré sa prudence, se voyait obligé d’intervenir dans la guerre anglo-espagnole dont le développement menaçait nos intérêts maritimes de la manière la plus grave. Belle-Isle et les anti-autrichiens lièrent habilement les deux affaires. Ils dirent que l’Autriche était l’alliée des Anglais, que l’heure de la détruire était venue et qu’en la frappant on frapperait l’Angleterre. Ce raisonnement omettait deux choses : la mer et la Prusse. Mais Frédéric II passait pour un de ces princes allemands qui avaient été jadis, comme le Bavarois ou le Palatin, nos associés contre les Impériaux. De plus il était sympathique. Le courant devint si fort en faveur de l’alliance prussienne et de la guerre que Fleury, vieilli, fatigué, craignant, s’il résistait, de perdre le pouvoir comme Walpole l’avait craint, finit par céder. Louis XV céda lui-même. Il eut tort puisqu’il n’approuvait pas cette guerre et disait qu’il eût été préférable pour la France de « rester sur le mont Pagnotte », c’est-à-dire de regarder les autres se battre et de se réserver. Il voyait juste : par malheur pour nous, il n’imposa pas son avis. C’était peut-être de l’indolence, peut-être aussi le sentiment que la monarchie, diminuée depuis la Régence, n’était pas assez forte pour combattre l’entraînement général.

On entra ainsi, en 1741, dans une guerre continentale dont le premier effet fut de nous détourner de la guerre maritime où, de concert avec l’Espagne, nous pouvions porter à l’Angleterre des coups sensibles qui l’auraient peut-être arrêtée dans sa poursuite de l’hégémonie, car, à sa grande déception, ses escadres insuffisamment organisées avaient subi de mortifiants échecs. Mais, en France, tout était à l’entreprise d’Allemagne que Fleury, du moins, s’efforça de limiter, préoccupé surtout que l’Angleterre n’entrât pas dans ce nouveau conflit, l’expérience de la succession d’Espagne ayant appris ce que coûtait une guerre de coalitions à laquelle l’Angleterre était mêlée.

Cependant on s’indignait de la prudence de Fleury. Elle semblait sénile. Les Français eurent l’illusion, habilement entretenue par Frédéric, qu’ils étaient les maîtres de l’Europe. Pendant la première année de leur campagne, tout réussit au maréchal de Belle-Isle, qui conduisit ses troupes jusque sous les murs de Vienne, remonta en Bohême et s’empara de Prague par une escalade hardie. En janvier 1742, notre allié l’électeur de Bavière fut élu empereur à Francfort et ce fut en France un cri de triomphe : enfin la couronne impériale était enlevée à la maison d’Autriche ! On se réjouissait au moment où la fragilité de ces succès allait apparaître. Marie-Thérèse n’avait pas plié devant les revers. Elle avait pour elle les plus guerriers de ses sujets, les Hongrois. Elle savait qu’elle pouvait compter sur l’Angleterre. Elle avait déjà négocié avec Frédéric, compagnon peu sûr pour la France et qui ne songeait qu’à tirer son épingle du jeu en consolidant ses profits. Trois semaines après le couronnement du nouvel empereur, la Bavière fut envahie par les Autrichiens : elle n’était plus qu’un poids mort pour nous. En même temps, les Anglais se préparaient à intervenir activement en faveur de l’Autriche, et le roi de Prusse, peu soucieux d’encourir leur inimitié, se hâta d’accepter le marché que lui offrait Marie-Thérèse, c’est-à-dire presque toute la Silésie pour prix de sa défection.

En vain Fleury avait-il conseillé la paix, dès le mois de janvier, après l’élection de Francfort. Il comprit aussitôt la gravité de la situation où nous mettait la trahison de la Prusse. Se fiant au prestige de la raison, il eut l’idée d’adresser à Marie-Thérèse une lettre confidentielle où il lui représentait qu’il n’était ni de l’intérêt de la France, ni de l’intérêt de l’Autriche, de continuer la lutte. Marie-Thérèse, par rancune, commit la faute de publier cette lettre, soulevant en France l’indignation contre Fleury et contre elle-même, rendant la réconciliation plus difficile puisque son mauvais procédé, son orgueil accroissaient chez nous l’impopularité de la maison d’Autriche. Il est vrai qu’à ce moment elle comptait sur une victoire complète. Belle-Isle, isolé en Bohême, dut ramener son armée en plein hiver avec de lourdes pertes. Chevert, bloqué à Prague, capitula. Les brillants succès du début tournaient au désastre et ce fut en France un concert de récriminations qui s’adressaient à tout le monde et qui accrurent le trouble de l’opinion publique.

Le pire était que nous ne pouvions plus sortir de cette guerre. Les diversions classiques qui furent tentées, par la Suède, par l’Italie, ne réussirent pas. Au commencement de 1743, lorsque Fleury mourut, accablé de chagrin et d’années, nos affaires allaient mal. L’Angleterre avait en Allemagne une armée, constituée d’autant plus facilement que le roi George était en même temps électeur de Hanovre. Les Anglo-Hanovriens réussirent à donner la main aux Autrichiens après la bataille de Dettingen. Nos troupes durent évacuer l’Allemagne, repasser le Rhin, et, repliées sur les défenses de Vauban, protéger nos frontières.

Il y eut alors un véritable redressement de la politique française. L’échec ouvrit les yeux. La véritable ennemie de la France, ce n’était pas l’Autriche, c’était l’Angleterre, que nous finissions toujours par trouver devant nous. C’était elle l’âme des coalitions. La France s’était donc trompée en portant la guerre en Allemagne, en travaillant directement pour l’électeur de Bavière, inférieur au rôle qu’on avait conçu pour lui, et indirectement pour le roi de Prusse, perfide et dangereux. Il fallait revenir, dans les pays allemands, à nos traditions véritables, celles du traité de Westphalie, n’y paraître qu’en protecteurs des libertés germaniques et de l’équilibre, tourner nos forces contre l’Angleterre, et, pour la chasser du continent, l’atteindre là où son alliance avec l’Autriche et la Hollande l’avait installée mais la rendait vulnérable : dans les Flandres. Alors il nous deviendrait possible de liquider honorablement l’aventure et d’obtenir la paix.

Ce plan réfléchi, proposé par le maréchal de Noailles, fut accepté par Louis XV. On se prépara à l’exécuter pendant l’hiver et, au printemps, une forte armée, accompagnée par le roi, envahit la Flandre maritime et s’empara d’Ypres et de Furnes. Il est vrai que, pendant ce temps, les Autrichiens par une marche hardie, entraient en Alsace. Frédéric II, qui surveillait les événements pour tenir la balance égale entre les adversaires, craignit que l’Autriche ne devînt trop forte. Il rompit sa neutralité et opéra une rapide diversion en Bohême. Les Autrichiens durent alors sortir d’Alsace aussi vite qu’ils y étaient entrés. C’est à ce moment que Louis XV, ayant suivi Noailles à Metz, y tomba dangereusement malade. Sa guérison causa en France un enthousiasme extraordinaire : le danger que courait le pays avait excité le sentiment national exprimé par la monarchie et rarement, dans notre histoire, a-t-on vu se manifester un loyalisme aussi ardent, signe des attaches puissantes que la royauté avait acquises sous le règne de Louis XIV : comment oublier que, cent ans plus tôt, on était à la veille de la Fronde ?

Nous étions accrochés à un coin de la Flandre, nous avions repoussé une invasion, mais les choses n’avançaient guère lorsqu’une éclaircie apparut au commencement de 1745. Charles VII, l’empereur bavarois, mourut. La couronne impériale était libre pour l’archiduc lorrain, époux de Marie-Thérèse, et une transaction devenait possible. Pour l’obtenir, il fallait poursuivre le plan de Noailles, porter l’effort en Flandre, y battre les Anglais. Maurice de Saxe, capitaine expérimenté, un de ces Allemands d’autrefois qui servaient volontiers la France, fut mis à la tête d’une armée considérable, marcha hardiment sur Tournai, et, les Anglais ayant voulu délivrer cette place importante de la barrière hollandaise, la barrière dressée au traité d’Utrecht contre la France, furent battus à Fontenoy, en présence de Louis XV (1745). Cette victoire fameuse, presque légendaire (« Messieurs les Anglais, tirez les premiers »), suivie de plusieurs autres succès, nous donnait bientôt toute la Belgique. Louis XV entrait triomphalement à Anvers. Les Hollandais, qui avaient de nouveau renversé la République et rétabli le stathoudérat, comme au siècle précédent, étaient mis à la raison par la prise de Berg-op-Zoom. Mais il ne nous suffisait pas d’être victorieux aux Pays-Bas. Le théâtre de la guerre était plus vaste. Nous étions battus en Italie, et, comme au seizième siècle, la Provence était envahie par les Impériaux. Frédéric II achevait ce qu’il avait à faire en Allemagne, battait les Saxons, entrait à Dresde, puis, nous trahissant de nouveau, s’arrangeait avec l’Autriche qui lui laissait la Silésie tandis qu’il reconnaissait le nouvel empereur François de Lorraine. Enfin et surtout les Anglais, maîtres de la mer, avaient pu un moment débarquer sur les côtes de Bretagne. La lutte s’était étendue aux colonies et nous nous défendions de notre mieux au Canada et aux Indes où Dupleix édifiait avec de faibles moyens une œuvre grandiose. Qu’arriverait-il donc si la guerre continuait ? Peut-être garderions-nous les Pays-Bas autrichiens. Mais alors aucune paix avec l’Angleterre ne serait possible. Nous perdrions nos colonies. Les hostilités se perpétueraient avec l’Autriche et nous savions désormais qu’il ne fallait pas compter sur Frédéric. Mieux valait liquider tandis que nous tenions des gages. Ainsi cette première guerre de Sept Ans s’acheva par une paix blanche (1748).

Le traité d’Aix-la-Chapelle a passé pour un monument d’absurdité. C’est de lui qu’il devint proverbial de dire : « Bête comme la paix. » Mais, quand le principe de la guerre a été mauvais, comment la paix pourrait-elle être bonne ? Tout ce que nous avions gagné, au dix-huitième siècle, à reprendre contre les Habsbourg la politique qui était opportune au dix-septième, c’était d’avoir agrandi la Prusse et détruit l’équilibre de l’Europe. De la faute commise par la France en 1741, Frédéric fut le bénéficiaire. Déjà, pendant la campagne, il avait été l’arbitre de la situation, nous prêtant son concours autant qu’il y avait intérêt et pas une minute de plus. L’arbitre il le serait encore bien mieux puisqu’il était plus fort qu’avant. Dès ce moment, il était clair que la Prusse aspirait à prendre en Allemagne la place de l’Autriche et que cette ambition n’était plus démesurée. Alors, si la France s’obstinait dans une politique anti-autrichienne, elle travaillait pour Frédéric. Si nous changions de système, si nous renversions nos alliances, nous devions avoir Frédéric pour ennemi. Dans les deux cas, l’Angleterre, avec qui nous n’avions rien réglé, avec qui notre rivalité coloniale continuait, trouvait un soldat sur le continent. Voilà ce que nous avait coûté l’erreur du parti de Belle-Isle, l’anachronisme de la lutte contre la maison d’Autriche. La politique française avait perdu sa clarté. Elle avait cessé d’être intelligible à la nation et elle l’était à peine, dans cette masse de contradictions, pour ceux qui dirigeaient les affaires et qui avaient besoin avant tout de retrouver une ligne de conduite. L’extrême complexité d’une Europe et d’un monde qui se transformaient tous les jours aggravait le conflit des opinions et des théories, et ce conflit rendait lui-même plus difficile la tâche de notre politique, ouvrait la porte aux intrigues et aux intrigants. C’est dans cette confusion que se forma le célèbre « secret du roi », superposition d’une diplomatie à une autre, surveillance d’une diplomatie par une autre. Il faudra encore du temps avant que le désordre causé par la folle guerre de la succession d’Autriche soit réparé et que la politique française retrouve une méthode.

Rien de plus singulier d’ailleurs que l’état des esprits en France au milieu du dix-huitième siècle. Jamais il n’y a eu autant de bien-être chez nous qu’en ce temps-là. Jamais la vie n’a été aussi facile. Nous pouvons en juger par la peinture, le mobilier, les constructions, les monuments et les travaux publics eux-mêmes. Si l’État, à la suite de la guerre, est tombé dans de nouveaux embarras financiers, ces embarras n’ont rien de tragique et la France en a vu de pires. Dans l’ensemble, ce dont les Français ont à se plaindre n’est que le pli d’une feuille de rose en comparaison de tant de calamités qu’ils ont subies ou qu’ils subiront. On est frappé de l’insignifiance de leurs sujets de mécontentement. Mais on est frappé d’autre chose. Les écrivains demandent des réformes. L’administration, qui devient tous les jours plus régulière, travaille à les accomplir, et elle se heurte à une opposition générale parce qu’il est impossible de rien réformer sans froisser des intérêts. Le Parlement résiste à l’autorité, refuse d’enregistrer les impôts, comme sous la Fronde. Et ces impôts quels sont-ils ? Ce sont des taxes de guerre, c’est, après le « dixième » provisoire, le « vingtième » permanent institué par le contrôleur général Machault et qui doit atteindre tout le monde, comme Louis XIV l’avait déjà voulu, sans connaître ni privilèges ni privilégiés. À deux reprises, en 1753 et en 1756, il faudra exiler, emprisonner, briser les parlementaires qui ne cèdent pas parce qu’ils se regardent comme chargés de défendre les « coutumes du royaume » parmi lesquelles les immunités fiscales des gens de robe sont les premières à leurs yeux. C’est donc, comme en politique extérieure, l’opposition qui s’attache au passé et le gouvernement qui lutte pour le progrès. On a ainsi de l’ancien régime une image fort différente de celle qui le représente comme le défenseur des privilèges fiscaux. La vérité est que l’histoire a retenu les plaintes, les colères, les mots à effet de ceux qui ne voulaient pas payer. Déjà, à la fin du règne de Louis XIV, Saint-Simon, indigné par la capitation et le dixième, qui n’épargnaient pas les grands seigneurs, les avait qualifiés d’« exactions monstrueuses ». Il avait écrit que « le roi tirait tout le sang de ses sujets, et en exprimait jusqu’au pus ». Sous Louis XV, Mme  du Deffand dira : « On taxe tout, hormis l’air que nous respirons », ce qui viendra d’ailleurs sous la Révolution, avec l’impôt des portes et fenêtres. Il faut donc prendre pour ce qu’elles valent ces lamentations que la littérature a transmises jusqu’à nous. Elles émanent des nombreuses catégories de personnes, presque toutes riches ou aisées, qui jusque-là échappaient à l’impôt ou ne payaient que ce qu’elles voulaient bien payer. Et, parmi ces personnes, les plus nombreuses appartenaient à la bourgeoisie, au tiers état, détenteur de ces offices et de ces charges de magistrature qui procuraient l’exemption. Dans les protestations contre le vingtième, la plus juste était sans doute celle où les Parlements, afin de colorer leur opposition d’un prétexte honorable, prenaient fait et cause pour la noblesse pauvre des campagnes, astreinte au service militaire.

On comprend alors les difficultés que l’ancien régime a rencontrées au dix-huitième siècle pour mettre de l’ordre dans les finances. On comprend d’où est venu le déficit persistant. Les contemporains ont donné le change en accusant uniquement les prodigalités de la Cour. De là vient que, dans un temps où les mœurs étaient peu rigides, on se soit offusqué des favorites, Mme  de Pompadour ou Mme  du Barry, comme jamais on ne s’était plaint de Mme  de Montespan. Alors, il parut beaucoup de livres, avec un immense succès, contre l’absolutisme. En pratique, le pouvoir, loin d’être absolu, était tenu en échec par les Parlements dont l’opposition aux réformes financières paralysait le gouvernement et lui rendait impossible l’administration du royaume.

Louis XIV, au début de son règne, avait, d’autorité, ramené les Parlements à leur rôle judiciaire, et, comme on était au lendemain de la Fronde, l’opinion l’avait approuvé. Nous avons vu comment la Régence, ayant eu besoin des magistrats pour casser le testament de Louis XIV, les avait rappelés à la vie politique. Ils n’en profitaient pas seulement pour refuser d’enregistrer les impôts. Ils intervenaient aussi, avec une égale passion, dans les controverses religieuses. Il y avait de longues années que durait en France une dispute autour de la bulle Unigenitus, qui n’était que la vieille dispute pour et contre le jansénisme, et les parlementaires étaient généralement jansénistes. Ces agitations de robes, ces guerres de doctrines et de plume n’avaient rien de nouveau. Elles mettaient aux prises des tendances éternelles qui s’étaient heurtées bien plus violemment au Moyen Âge et au temps de la Réforme. Quelle que fût l’illusion des contemporains, qui s’imaginaient que tout cela était sans précédents, ce qu’on a appelé les grands débats du dix-huitième siècle portait sur des sujets fort anciens.

Il s’y ajoutait toutefois un élément nouveau : la campagne des philosophes et des encyclopédistes contre la religion catholique. Il se trouva donc que les Parlements jansénistes eurent l’appui des philosophes déistes ou incrédules dans la lutte contre la bulle Unigenitus et l’Ordre des jésuites. Les Cours, conservatrices et réactionnaires quand il s’agissait des privilèges, attachées aux anciens usages, y compris la torture, se trouvèrent, pendant une quinzaine d’années, les alliées des écrivains qui, en toutes choses, demandaient des réformes et l’abolition du passé. D’autre part, le gouvernement se trouvait en présence du clergé et des catholiques qui tenaient pour la bulle, du Parlement qui associait sa résistance à la bulle à sa résistance aux réformes et aux impôts, et des philosophes qui agitaient l’opinion contre les abus dont le Parlement était le protecteur et contre la bulle qui mettait en cause la religion. On conviendra que la tâche du pouvoir n’était pas aisée. Il avait à trouver son chemin entre tous ces courants et l’on est frappé de voir à quel point il se montra dépourvu de préjugés et de partis pris. En effet, si pour obtenir la paix religieuse, il finit par imposer aux magistrats l’enregistrement de la bulle, il finit aussi par leur accorder l’expulsion des jésuites pour obtenir l’enregistrement des impôts. Et pas plus que la monarchie n’avait persécuté le protestantisme à ses débuts, elle n’a cherché à étouffer les philosophes et l’Encyclopédie. Elle a même eu des ministres qui les ont protégés et qui se sont servis d’eux et de leur influence sur l’opinion soit pour composer avec les Parlements, comme Choiseul, soit pour les briser comme Maupeou.

Pour rendre encore plus grave la question des impôts et, par contrecoup, le conflit avec les Parlements, il ne manquait qu’une nouvelle guerre. Au milieu du dix-huitième siècle, elle était fatale avec les Anglais. Aux colonies, elle n’avait jamais cessé. Dupleix fut désavoué dans l’Inde où il nous taillait un empire : ce sacrifice à la paix fut inutile. En Amérique, les colons anglais de l’Est attaquaient nos Canadiens et recevaient des secours de la métropole. Lorsque le gouvernement français alarmé voulut envoyer des renforts au Canada, nos navires furent arrêtés et saisis par la flotte anglaise. Aux observations qu’il fit à Londres, on lui répondit que les hostilités étaient déjà ouvertes. En mai 1756, la déclaration de guerre de la France devint la carte forcée par la volonté de l’Angleterre. À son corps défendant, la France se trouva engagée dans une grande lutte pour ce qu’elle ne désirait pas, ce qu’elle regardait comme secondaire : les intérêts maritimes et coloniaux, devenus les premiers du peuple anglais.

Mais notre conflit avec l’Angleterre engendrait nécessairement une guerre générale. C’est ici que les funestes conséquences du coup de tête de 1741 apparurent. La Prusse ne songeait qu’à conserver la Silésie, l’Autriche à la reprendre. Le rapt de cette province dominait la politique de l’Europe. Dès le mois de janvier 1756, Frédéric avait signé avec George II, électeur de Hanovre, en même temps que roi d’Angleterre, un traité qui lui garantissait ses conquêtes. Dans le conflit qui s’annonçait entre la France et l’Angleterre, il prenait parti pour nos adversaires et se déclarait notre ennemi. Bon gré, mal gré, l’Autriche et la France se trouvaient rapprochées. Par le premier traité de Versailles, le mois même de notre rupture avec les Anglais, une alliance défensive était conclue entre Bourbons et Habsbourg. Un an plus tard, cette alliance se resserrait, Frédéric ayant envahi la Saxe Comme il avait envahi la Silésie et dévoilé l’ambition de la Prusse qui était de mettre sous sa dépendance tout le corps germanique.

Le « renversement des alliances » est un événement considérable dans notre histoire. Tout naturellement les austrophobes, les partisans aveugles de la tradition se récrièrent, et le pire fut que, bientôt, aux yeux du public, le résultat malheureux de la guerre parut leur donner raison. De l’alliance autrichienne date le divorce entre la monarchie et la nation, et sera encore, trente-cinq ans plus tard, le grief le plus puissant des révolutionnaires, celui qui leur donnera le moyen de renverser et de condamner Louis XVI.

La légende fut que la royauté n’avait renoncé à ses anciennes maximes, abandonné la lutte contre la maison d’Autriche que par une intrigue de cour. Frédéric fit de son mieux pour accréditer cette version et, comme il avait déjà une femme, Marie-Thérèse, pour adversaire (en attendant l’impératrice de Russie), il accusa Mme de Pompadour, « Cotillon II », d’avoir sacrifié les intérêts de la France au plaisir vaniteux d’être en correspondance avec la fille des Habsbourg. Il est vrai que Marie-Thérèse, son ministre Kaunitz et son ambassadeur Stahremberg, ne négligèrent rien pour flatter la favorite. Il est vrai aussi que la maison de Babiole où eurent lieu les pourparlers, la part qu’y prit, avec Mme de Pompadour, l’abbé de Bernis, homme de cour auteur de vers galants, donnent au renversement des alliances un air de frivolité. Ce fut pourtant une opération sérieuse et réfléchie. Par le premier traité de Versailles, le gouvernement français n’avait conclu qu’une alliance défensive. Elle fut étendue après l’accession et les succès de Frédéric, mais, par un second traité, nous prêtions notre concours militaire à l’Autriche contre la promesse d’étendre notre frontière dans la partie méridionale des Pays-Bas autrichiens, d’Ostende à Chimay, le reste devant former un État indépendant, esquisse de la future Belgique, qui serait attribué à l’infant de Parme, gendre de Louis XV. Connues de nos jours seulement, les instructions de Bernis, devenu ministre des Affaires étrangères à Choiseul, nommé ambassadeur à Vienne, ont montré que l’alliance avec l’Autriche avait été l’effet du calcul et non du caprice. L’expérience, disait Bernis, a prouvé que nous avions eu tort de contribuer à l’agrandissement du roi de Prusse. L’intérêt de la France est qu’aucune puissance ne domine l’Allemagne et que le traité de Westphalie soit respecté. Or Frédéric a saisi l’occasion de notre conflit avec l’Angleterre pour s’allier avec cette puissance dans l’idée que nous serions trop occupés sur les mers pour nous opposer à ses entreprises dans les pays germaniques. Si nous laissions le roi de Prusse en tête-à-tête avec l’Autriche, il serait à craindre qu’il n’arrivât à ses fins et que le système de l’Allemagne fût bouleversé à notre détriment. Il ne restait d’autre parti que de répondre aux avances de l’Autriche et de s’associer à elle pour défendre l’équilibre européen.

En 1756 et en 1757, Bernis a donc compris que le danger en Allemagne était prussien. Il a vu aussi combien notre tâche devenait lourde, puisque, au moment où l’Angleterre nous provoquait à une lutte redoutable, nous étions engagés par Frédéric dans une guerre continentale et dans la complexité des affaires de l’Europe centrale et orientale. Cette complexité s’accroissait du fait que l’impératrice de Russie entrait dans la coalition contre la Prusse, car nous avions à protéger notre autre et ancienne alliée, la Pologne, contre les convoitises de l’Autriche et de la Russie, nos associées, sans compter que, pour avoir le concours des Russes, il avait fallu conseiller à la Pologne de ne pas se mêler du conflit. On a ainsi l’idée d’un véritable dédale où la politique française se perdit plusieurs fois. La diplomatie secrète embrouilla souvent les choses en cherchant à résoudre ces contradictions. Mais on ne peut pas incriminer à la fois le « Secret du roi » et le renversement des alliances puisque le « secret » était polonais et cherchait à réserver l’avenir de nos relations avec la Pologne malgré nos liens avec la Russie et l’Autriche.

La guerre maritime avait bien commencé malgré l’infériorité de nos forces navales. Le maréchal de Richelieu avait débarqué à Minorque, pris Port-Mahon, et ce succès, qui libérait la Méditerranée, et permit notre installation en Corse, nous donnait en outre la promesse de l’alliance espagnole. Pour l’Angleterre, c’était un échec dont elle fut profondément irritée. Rien ne montre le caractère impitoyable de la lutte qu’elle avait entreprise contre nous comme la fureur avec laquelle la foule anglaise exigea la condamnation et l’exécution de l’amiral Byng.

En dépit de ce début brillant, l’état des esprits était mauvais en France. Le conflit avec les Parlements durait toujours. Il s’aggrava lorsqu’il fallut leur demander d’enregistrer les édits qui prorogeaient des impôts temporaires et en créaient de nouveaux. Il était pourtant indispensable de trouver des ressources pour soutenir la guerre sur terre et sur mer. Dans les « pays d’états », c’est-à-dire dans les provinces qui votaient elles-mêmes leurs contributions, les assemblées et les Parlements résistèrent, et ce fut le commencement du conflit, qui devait être si long et si grave, avec les états de Bretagne. En même temps les querelles religieuses, les interminables querelles sur la bulle Unigenitus, renaissaient. Le pouvoir dut être énergique et il le fut. Il y eut un lit de justice pour les impôts, un autre pour les affaires ecclésiastiques. Le Parlement de Paris répondit par des démissions en masse qui causèrent une grande agitation : l’attentat de Damiens, quelques jours après, en fut le symptôme (janvier 1757). Le danger que le roi avait couru eut du moins pour effet d’inspirer la crainte d’un bouleversement en France. Il y eut de grandes manifestations de loyalisme. Les démissions furent reprises. Mais si l’ordre ne fut pas troublé, le désordre moral persista. Les revers de la guerre de Sept Ans allaient tomber sur un mauvais terrain, et cette double guerre contre l’Angleterre et la Prusse, si grave par ses conséquences, qui eût exigé un si grand effort de tous, fut à peine comprise. La littérature témoigne que la portée en échappait aux guides de l’opinion publique. L’état le plus général était tantôt l’indifférence, et tantôt le dénigrement.

La guerre maritime est une affaire d’organisation. Elle veut une préparation de longue haleine. Elle veut aussi beaucoup d’argent. Trois ministres laborieux, Maurepas, Rouillé, Machault, avaient fait ce qu’ils avaient pu sans réussir à porter remède à notre infériorité navale. Cependant, avec une implacable volonté que personnifia le premier Pitt, le père du grand adversaire de Napoléon, les Anglais, après notre succès de Port-Mahon, redevinrent maîtres de la mer et purent s’emparer de nos colonies, avec lesquelles nos communications étaient coupées. Malgré une glorieuse résistance, Montcalm succomba au Canada, Lally-Tollendal aux Indes. Une à une, nos autres possessions furent cueillies par les Anglais.

Il est plus difficile de s’expliquer que la guerre n’ait pas mieux tourné pour nous en Allemagne. On se rend compte des fautes militaires que nos généraux commirent. Mais il leur manquait, à eux aussi, le feu sacré, la conviction : on soupçonne d’Estrées d’avoir été hostile à l’alliance autrichienne, et si Frédéric II, dont cette guerre fit un héros germanique, finit par échapper à la quadruple alliance, à la formidable coalition qui l’attaquait, il ne dut pas son salut à ses talents militaires seuls mais à l’espèce de popularité que la mode philosophique et littéraire, habilement soignée, lui avait donnée jusque chez ses adversaires.

En 1757, la Prusse, attaquée de quatre côtés à la fois, semblait sur le point de succomber. Nous avions mis hors de combat les Anglo-Hanovriens qui avaient capitulé à Closterseven. Les Anglais avaient perdu leurs moyens d’agir sur le continent, mais ils ne se sont jamais inclinés devant une défaite continentale tant qu’ils ont été maîtres de la mer. Les États de Frédéric étaient envahis par les Suédois, les Russes et les Autrichiens qui venaient d’entrer à Berlin. L’armée française, avec un contingent important que les princes allemands avaient fourni, s’avançait vers la Saxe. Frédéric, à Rosbach, bouscula les vingt mille hommes de troupes auxiliaires allemandes qui se débandèrent et battit Soubise.

Nous avons, dans notre histoire, subi des défaites plus graves. Il n’en est pas qui aient été ressenties avec plus d’humiliation que celle de Rosbach. À cette sorte de honte, un sentiment mauvais et nouveau se mêla chez les Français : le plaisir d’accuser nos généraux d’incapacité, d’opposer le luxe de nos officiers aux simples vertus du vainqueur. Jamais l’admiration de l’ennemi n’alla si loin : elle a duré, elle a profité à la Prusse jusqu’à la veille de 1870. Frédéric de Hohenzollern passa pour le type du souverain éclairé. Ses victoires, pour celles du progrès et même, ou peu s’en faut, de la liberté. C’était pourtant un despote, un souverain absolu et plus autoritaire que tous les autres. Sa méthode c’était le militarisme, le caporalisme, le dressage prussien, le contraire du gouvernement libéral. Il a fallu plus d’un siècle pour qu’on s’en aperçût.

Après Rosbach, Bernis eut l’intuition que la guerre d’Allemagne était perdue, et que mieux vaudrait nous en retirer. Au conseil, l’avis opposé prévalut. La campagne fut continuée toute l’année 1758, mélangée pour nous de succès et de revers, sans résultats. Frédéric tenait toujours tête aux Autrichiens et aux Russes. Il semblait pourtant impossible qu’à la fin il ne fut pas écrasé. Encore un effort, et la coalition viendrait à bout de la Prusse. Ce fut la thèse que soutint Choiseul, partisan de l’alliance autrichienne, et il quitta son ambassade pour succéder à Bernis découragé.

Résolu à poursuivre la guerre, Choiseul eut une idée juste. Rien ne serait obtenu tant que nous serions impuissants sur mer. Pour cesser de l’être, il ne fallait pas seulement renforcer nos escadres autant qu’on le pouvait au milieu des hostilités, mais acquérir des alliés maritimes. L’Espagne, quoique déchue, comptait encore, Naples était une bonne position dans la Méditerranée et des Bourbons régnaient à Madrid et à Naples comme à Paris. En aidant à leur donner ces royaumes, la France ne devait pas avoir travaillé en vain. Le pacte de famille ajouté à l’alliance autrichienne, ce fut la politique de Choiseul.

Si l’idée était juste, elle venait trop tard. Choiseul eut aussi le tort de voir trop grand. Il organisa une descente en Angleterre, mais la flotte anglaise, qui bloquait nos côtes depuis longtemps, battit à Lagos l’escadre de Toulon qui tentait de rejoindre Brest et, dans le Morbihan, la « journée de M. de Conflans » fut un désastre égal à celui de la Hougue. Une diversion de nos corsaires en Irlande fut inutile. Et le pacte de famille lui-même, signé en 1761, ne servit à rien pour cette fois. L’Espagne n’était pas prête et les Anglais en profitèrent pour s’emparer des colonies espagnoles. Ayant les mains pleines, maîtres de nos îles bretonnes, ils commençaient cependant à se lasser, comme en 1711, des lourdes dépenses de la guerre. Pitt tomba et les tories pacifiques revinrent au pouvoir. Cependant le cercle de ses ennemis se resserrait autour de Frédéric. Sa perte semblait certaine. Une circonstance, celle que l’Allemagne a encore calculée en 1917, le sauva : Élisabeth étant morte en 1762, la Russie de Pierre III fit défection à ses alliés, se rapprocha de la Prusse, et l’Autriche, renonçant à la lutte, conclut à Hubertsbourg une paix par laquelle elle abandonnait la Silésie à Frédéric. Quelques jours avant, par le traité de Paris, la France s’était résignée elle-même à signer la paix que l’Angleterre avait voulue (1763).

Ainsi, avec l’Angleterre comme avec la Prusse, nous avions perdu la partie, mais c’était sur mer surtout que nous avions eu le dessous. La preuve était faite depuis longtemps qu’aucun conflit avec les Anglais ne pouvait bien tourner pour nous si notre marine était incapable de tenir tête à la leur. Au traité de Paris, cette leçon fut payée de notre domaine colonial presque entier. Le Canada, la rive gauche du Mississippi, le Sénégal sauf Gorée, l’Inde sauf les quelques comptoirs que nous y possédons encore : le prix de notre défaite était lourd, d’autant plus lourd que les bases de l’Empire britannique étaient désormais jetées. Cependant ce n’en étaient que les bases. Cette grande victoire, l’Angleterre aurait encore à en défendre les résultats et, tout de suite, elle le sentit, elle reprocha à son gouvernement de n’avoir pas mis la France aussi bas que Pitt s’y était engagé. Car si le public français prit légèrement la perte de nos colonies, il commença aussi à sentir que la domination de la mer par les Anglais constituerait une tyrannie insupportable, un danger dont il était nécessaire de s’affranchir. Déjà, pendant la guerre de Sept Ans, nous avions construit des navires de guerre par souscription publique. Après le traité de Paris, Choiseul dirigea toute sa politique vers une revanche sur ceux qu’on appelait les « tyrans des mers ». Restauration de notre puissance navale, consolidation du pacte de famille, acquisition de la Corse, poste avancé dans la Méditerranée qui annulait la présence des Anglais à Minorque, ce fut l’œuvre de Choiseul.

Pour ses vastes projets, il avait besoin d’argent et la guerre de Sept Ans en avait déjà coûté beaucoup. Pour avoir de l’argent, il avait besoin des Parlements qui autorisaient les impôts. Pour gagner les Parlements, dont le conflit avec le clergé durait toujours, dont la tendance était toujours janséniste, Choiseul obtint de Louis XV que l’Ordre des jésuites leur fût sacrifié. La condamnation de l’Ordre, qui avait en France de nombreux collèges et auquel il fut interdit d’enseigner, fut en même temps une victoire pour le parti de l’Encyclopédie, pour les philosophes et les gens de lettres qui attaquaient la religion et l’Église. Choiseul calcula qu’il flatterait par là, outre les parlementaires, une partie remuante de l’opinion. Choiseul y acquit sans doute une popularité qui lui permit de poursuivre son œuvre nationale, sa réforme de l’armée et de la marine. Mais il ne désarma pas l’opposition. Celle des Parlements contre les impôts reprit, particulièrement violente en Bretagne, dont les états étaient attachés à leurs privilèges, et soutenus par le Parlement de Rennes. Le Parlement de Paris prit fait et cause pour ses confrères de Rennes, pour La Chalotais contre d’Aiguillon, qui faisait office de gouverneur, et il s’ensuivit toute une série d’incidents, de « lettres de jussion », de lits de justice qui se succédèrent de 1766 à 1771. Choiseul qui passait, non sans raison, pour être favorable aux magistrats, tomba au cours de cette lutte. Maupeou fit comprendre au roi que l’opposition des parlementaires devenait un péril pour le gouvernement. En même temps, Louis XV fut alarmé des projets de Choiseul qui, tout à l’idée de revanche, poussait l’Espagne à la guerre avec les Anglais pour y entraîner la France. La chute de Choiseul fut encore un des événements retentissants du règne. Le jour où il fut renvoyé dans ses terres, il y eut des manifestations en son honneur : par une singulière contradiction, la foule acclamait l’homme de cette alliance autrichienne qu’elle avait détestée, l’homme qui venait encore de donner pour femme au dauphin, au futur Louis XVI, Marie-Antoinette d’Autriche.

Le départ de Choiseul fut suivi du coup d’État de Maupeou. On néglige trop, d’ordinaire, cet événement dans le règne de Louis XV. Les Parlements, dont les attributions s’étaient grossies au cours des âges, étaient devenus un obstacle au gouvernement. L’opposition des Cours souveraines, celles des provinces marchant d’accord avec celle de Paris, devenait un grand péril politique. Les Cours étaient allées jusqu’à proclamer leur unité et leur indivisibilité. Elles agissaient de concert, repoussaient les édits sous la direction du Parlement de Paris, décernaient même des prises de corps contre les officiers du roi. « Cette étonnante anarchie, dit Voltaire, ne pouvait pas subsister. Il fallait ou que la couronne reprît son autorité ou que les Parlements prévalussent. » C’était un pouvoir qui se dressait contre le pouvoir et, en effet, l’un ou l’autre devait succomber. Depuis le temps de la Fronde, la monarchie avait eu à compter avec cette magistrature indépendante, sa propre création, presque aussi vieille qu’elle même et qui, peu à peu, lui avait échappé. Louis XIV avait résolu la difficulté par la méthode autoritaire et grâce à son prestige. Pendant son règne, les Parlements avaient été soumis. Ranimés par la Régence, ils s’étaient enhardis peu à peu, et leur opposition, fondée sur le respect des droits acquis, était devenue plus nuisible à mesure que l’État et l’administration s’étaient développés, avaient eu besoin d’organiser et de rendre moderne une France constituée pièce à pièce, reprise, pièce à pièce aussi, sur le vieux chaos de l’Europe féodale. Les ministres du dix-huitième siècle, jusqu’au malheureux Calonne, ne tarissent pas sur la difficulté de gouverner un pays qui avait mis huit cents ans à former son territoire, à réunir des villes et des provinces dans les circonstances et aux conditions les plus diverses, où l’on se heurtait, dès que l’on voulait changer, simplifier, améliorer quelque chose, à des exceptions, à des franchises, à des privilèges stipulés par contrat. À la fin du règne de Louis XV, il apparut que les Parlements, en s’opposant aux changements, par conséquent aux réformes et aux progrès, mettaient la monarchie dans l’impossibilité d’administrer, l’immobilisaient dans la routine, et, par un attachement aveugle et intéressé aux coutumes, la menaient à une catastrophe, car il faudrait alors tout briser pour satisfaire aux besoins du temps. La résistance que la monarchie avait toujours rencontrée dans son œuvre politique et administrative, résistance qui avait pris la forme féodale jusqu’au temps de Richelieu, prenait alors une forme juridique et légale, plus dangereuse peut-être, parce que, n’étant pas armée, elle n’avait pas le caractère évident et brutal d’une sédition.

Choiseul avait essayé de gouverner avec les Parlements en leur donnant les jésuites en pâture, en flattant leurs sentiments jansénistes, en tirant même de leur sein des ministres et des contrôleurs généraux. L’effet de cette politique était déjà usé. Il ne restait plus qu’à recourir aux grands moyens. En 1771, Maupeou, chargé de l’opération, supprima les Parlements et la cour des aides. À leur place furent institués des « conseils supérieurs ». La vénalité des charges était abolie, la justice devenait gratuite. C’était une des réformes les plus désirées par le pays. La suppression des Parlements, acte d’une politique hardie, permettait de continuer cette organisation rationnelle de la France qui, depuis des siècles, avait été entreprise par la monarchie. La voie était libre. Ce que Bonaparte, devenu Premier Consul, accomplira trente ans plus tard, pouvait être exécuté sans les ruines d’une révolution. De 1771 à 1774, l’administration de Terray, injustement décriée par l’histoire, mieux jugée de nos jours, commença de corriger les abus. Elle adoucit d’abord, avec l’intention de les abolir ensuite, les impositions les plus vexatoires ; elle organisa ces fameux vingtièmes qui avaient soulevé tant de résistances ; elle s’occupa enfin de créer des taxes équitables, telle que la contribution mobilière, reprise plus tard par l’Assemblée constituante, en un mot tout ce qui était rendu impossible par les Parlements.

Si nous pouvions faire l’économie d’une révolution, ce n’était pas en 1789, c’était en 1774, à la mort de Louis XV. La grande réforme administrative qui s’annonçait alors, sans secousses, sans violence, par l’autorité royale, c’était celle que les assemblées révolutionnaires ébaucheraient mais qui périrait dans l’anarchie, celle que Napoléon reprendrait et qui réussirait par la dictature : un de ses collaborateurs, le consul Lebrun, sera un ancien secrétaire de Maupeou. Il y a là dans notre histoire une autre sorte de continuité qui a été mal perçue.

Nous allons voir comment ces promesses furent anéanties dès le début du règne de Louis XVI par le rappel des Parlements. Alors seulement la révolution deviendra inévitable.

Lorsque Louis XV mourut, s’il y avait du mécontentement, il n’était pas incurable. S’il y avait de l’agitation, elle était superficielle. L’ancien régime avait besoin de réformes, il le savait, et l’immobilité n’avait jamais été sa devise. Que de fois il s’était transformé depuis Hugues Capet ! Sans doute le succès allait aux faiseurs de systèmes parce qu’il est plus facile de rebâtir la société sur un plan idéal que d’ajuster les institutions, les lois, l’administration d’un pays aux besoins de nouvelles générations. De là l’immense succès de Jean-Jacques Rousseau, le simplificateur par excellence. Mais, depuis le bienfaisant coup d’État de 1771, il n’existait plus d’opposition organisée. Le pouvoir s’était bien défendu, n’avait pas douté de lui-même. Jamais Louis XV n’avait consenti à convoquer les états généraux, comprenant que, ce jour-là, la monarchie abdiquerait. On la blâmait, on la critiquait, ce qui n’était pas nouveau, mais elle ne donnait pas de signes de faiblesse. Les « affaires » du temps, celles de Calas, du chevalier de la Barre, de Sirven, de Lally-Tollendal, causes retentissantes que Voltaire plaida au nom de la justice et de l’humanité, n’eurent d’autres répercussions politiques que d’aider au discrédit des parlementaires par qui les condamnations avaient été prononcées. Choiseul fut renvoyé, les parlements cassés sans qu’il y eût seulement des barricades comme sous la Fronde. Quant aux autres plaintes, aux autres accusations, elles étaient de celles auxquelles bien peu de gouvernements échappent. Les réductions de rentes et de pensions, réductions si nécessaires, auxquelles Terray procéda sous Maupeou, furent appelées banqueroutes ; d’une disette et de spéculations sur les blés, sortit la légende du « pacte de famine » ; les favorites du roi, Mme  de Pompadour et Mme  du Barry, furent trouvées scandaleuses. Cependant il y avait eu à d’autres époques des moments plus graves pour la royauté, plusieurs fois chassée de Paris. Si des esprits sombres annonçaient des catastrophes, on ne distinguait nulle part les préparatifs ni le désir véritable d’une révolution.

Gouverner est toujours difficile, mais ne l’était pas plus pour la monarchie à ce moment-là qu’à un autre. Quand on y regarde de près, la situation était plus complexe à l’extérieur qu’à l’intérieur. Louis XV avait encore accru le royaume de la Lorraine et de la Corse. Mais les deux guerres de Sept Ans avaient montré que le problème était de moins en moins simple. Il fallait conserver sur le continent les avantages que nous avait légués le dix-septième siècle, empêcher des bouleversements en Allemagne, nous méfier des ambitions de la Prusse. Cependant, avec l’apparition de la Russie, la question d’Orient prenait un nouvel aspect. La Turquie était menacée de démembrement ; la Pologne notre alliée nécessaire, était menacée de ruine (le premier partage est de 1772). Enfin nous avions à effacer les plus graves des effets du traité de Paris si nous ne voulions pas renoncer aux colonies et à la mer, au nouveau genre d’expansion que les grands peuples européens recherchaient, si nous ne voulions pas abandonner les océans et le monde à l’Angleterre. Questions maritimes et coloniales, question d’Allemagne, question d’Orient : voilà ce qui va occuper le règne de Louis XVI et, par une grave faute initiale, le rappel des Parlements, provoquer le drame de 1789.