Histoire de Jonvelle/Première époque/Chapitre I

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PREMIÈRE ÉPOQUE

TEMPS GALLO-ROMAINS


CHAPITRE Ier

DÉNOMINATIONS DES LIEUX PRINCIPAUX.


§. Ier

Jonvelle

Le premier titre qui mentionne Jonvelle est de l’an 1124. Au delà de cette date, il est inutile d’invoquer les chartes, les légendes ou les chroniques : tout est, muet pour l’histoire ; tout a disparu dans les invasions des barbares qui, pendant plus de six cents ans, n’ont cessé de promener le fer et la flamme dans nos contrées. Quelques vestiges de constructions et de routes romaines, quelques débris épars de monuments funèbres, des étymologies plus ou moins hasardées, des médailles que l’on retrouve à Jonvelle et dans les alentours, voilà tout ce qui nous reste pour retracer l’histoire de ces temps reculés.

Au moyen âge, Jonvelle est appelé Jovis Villa, Juncivilla, Jonvilla, Joinville, enfin Jonvelle à partir du commencement du quatorzième siècle. Gollut en conclut que Jonvelle vient de Junonis villa, ville de Junon[1]. M. Lonchamp adopte l’étymologie donnée par Bullet, gon, jon, roc, rivière[2] ; mais Perreciot y trouve le nom du premier maître de cette bourgade. « Je ne crois pas, dit-il, qu’on puisse regarder cette petite ville comme moderne. Elle avait anciennement deux églises paroissiales, qui furent unies en 1608. Quand on considère qu’aux treizième, quatorzième et quinzième siècles, il n’y avait dans la province, outre Jonvelle, que les villes de Besançon, Salins, Pontarlier, Baume et peu d’autres, qui eussent plusieurs paroisses, on est volontiers porté a croire que Jonvelle était anciennement une ville peuplée, et que diverses circonstances, qu’il serait facile d’exposer, ont amené sa décadence par degrés. Elle n’est pourtant pas de la haute antiquité ; elle parait s’être formée des débris de Corre. Cette ville voisine ayant été ruinée par les barbares, sous l’empire romain, la plupart de ses habitants se retirèrent à Jonvelle, Juncivilla, comme dans un lieu de meilleure défense, et donnèrent naissance à la ville, Juncus, à qui ce terrain appartenait, est un nom romain. »

Telle est l’opinion de ce savant sur l’étymologie de Jonvelle ; nous préférons celle de Jovis villa, que nous trouvons dans la chronique de Bèze (1134)[3]. A un kilomètre du village actuel est un lieu dit Jonvilotte ou jovilotte, déjà mentionné dans une charte de 1369[4]. Cet endroit, tourné au levant, est gracieusement incliné sur la rive droite de la Saône. Voisin des ruines du château de Bourbévelle, et dominé par celles d’un castellum, Jouvilotte était placé au centre des routes romaines de Corre à Chatillon, et de Jussey vers les Vosges. C’est là, sans doute, que fut établi le premier Jovis villa, emporté par le flot des barbares, en même temps que la cité de Colra. Plus tard les habitants de ces deux bourgades dévastées se sont fixés plus en amont, dans la double presqu’île formée par les sinuosités de la Saône, ou la nature leur présentait un point des plus faciles à retrancher. Quoi qu’il en soit, ce lieu fut habité de bonne heure par les gallo-romains, puisque l’on y retrouve le ciment et les tuileaux de cette époque[5]. D’ailleurs, il n’est pas étonnant qu’ils aient choisi cette position, soit comme un séjour d’agrément, soit comme une forteresse, pour commander le passage de la rivière, le barrer au besoin et en surveiller le péage. Au reste, quel qu’ait été ce lieu sous la domination du peuple-roi, après la ruine de Corre, toute l’illustration de cette dernière cité fut transférée à Jonvelle ; et c’est ce qui explique l’importance acquise par celle-ci au moyen âge, et conservée par elle jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.


§. II

Corre

A sept kilomètres en aval de Jonvelle, au confluent de la Saône et du Côney, est situé le village de Corre. Son paysage, vu des hauteurs de la route de Jussey, est des plus pittoresques. De là, le regard embrasse les deux rivières qui arrosent ses jardins, fertilisent ses prairies et favorisent son commerce. Son faubourg, disséminé dans une forêt de peupliers, et ses maisons groupées autour du clocher roman de sa vieille église, et à demi voilées par un rideau de verts sapins, ouvrent leurs avenues aux routes de Vesoul, Jussey, Bourbonne, Darnay et Luxeuil. Vis-à-vis s’étend le vallon du Coney, accidenté de coteaux, où se dessinent en profil Vougécourt et Demangevelle avec la dernière de ses quatre tours féodales. Au fond du tableau apparaît l’immense forêt de Passavant, dont les dômes imposants vont, du nord à l’est, se confondre avec les ballons de l’Alsace. A gauche, Bourbévelle, Jonvelle, Grignoncourt, Bousseraucourt, Ameuvelle et Moncourt s’échelonnent en amphithéâtre sur des collines enveloppées dans les contours gracieux de la Saône. Mais ce n’est pas seulement à cette charmante position que Corre est redevable de l’intérêt qu’il inspire. Les antiquités qu’on y trouve attestent l’établissement et le séjour de la nation puissante qui, après ses conquêtes, a laissé là, comme partout, les marques de sa grandeur.

Au moyen âge Corre est appelé Corra (1130, 1160, 1172, 1257), Chore (1195, 1198), Corria (1210, 1520), et, dans des temps plus reculés, Colra (1150), Coldrinicum[6]. Ces dernières dénominations ont fait penser à Perreciot[7] que Corre avait donné son nom au pagus Colerensis, et que cette ville, autrefois considérable, avait cessé, après sa ruine, d’être le chef-lieu de ce canton, pour léguer cet honneur à Port-Abucin. Voici comment ce savant expose les motifs de son opinion. Selon Frédégaire, Brunehaut, aïeule de Thierry, roi de Bourgogne, et Sichilde, épouse de Théodebert II, roi d’Austrasie, choisirent un endroit situé inter Colerensem et Suentensem pagum, pour traiter les différends qui divisaient les deux princes (608). Les érudits conviennent que l’un des Pays désignés dans Frédégaire était dans la Bourgogne, et l’autre dans l’Austrasie. Or, les chartes les plus anciennes ne signalent aucun pagus du nom de Colerensis, et la position de ce dernier a paru si incertaine, que les commentateurs se sont contentés de l’appeler pagus ignotus. Mais, les pays qui confinaient le Saintois appartenant tous à l’Austrasie, excepté le Portois, il résulte évidemment que c’est ce dernier qui se nommait Colerensis. La comparaison de plusieurs textes anciens semble confirmer cette opinion. Pérard cite un titre de 579, dans lequel on lit que Godin et Lautrude, son épouse, donnèrent à l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon leur domaine allodial d'Albiniacum, situé dans le canton Collatin, in pago Collatinensi[8]. Or cet Albiniacum, souvent enlevé, puis restitué à l’abbaye, et par conséquent souvent mentionne dans les chartes du moyen âge, n’est pas autre que Saint-Marcel-les-Jussey. Tous les titres postérieurs à la donation de Godin le placent dans le Portois, in pago Portuensi, autrefois nomme Colatunsis, dit la chronique de Saint-Bénigne[9]. Il y a sans doute une grande différence entre Collatinensis, Colatunsis et Colerensis. Mais ce dernier nom a pu être changé dans Frédégaire, par l’inadvertance des copistes ; et d’ailleurs chacun sait que, dans la première partie du moyen âge surtout, les noms des pagi ont varié à l’infini, principalement dans les syllabes finales. On en pourrait citer plusieurs exemples où le radical est à peine conservé.

M. Lonchamp, dans sa notice sur Vesoul[10], pense aussi que cette substitution eut lieu dès le sixième siècle ; mais il prétend, d’après Roger de Belloguet, que le pagus Collatinensis ou Decolatensis, n’était autre que le Vesolatensis, remplacé plus tard par le pagus Portuensis.

Ptolémée ne nomme que quatre villes de la Séquanie : Dittatiurn, Vesuntium, Equestris, Aventicurn, C’étaient les cités de premier ordre. Les itinéraires et les notices en indiquent plusieurs autres d’un rang inférieur. Depuis longtemps on est d’accord sur la position de ces villes, excepté pour Dittatium. Bergier le place à Dole ; le P. Joly avec le P. Dunod, à Verdun ; d’Anville, près de Passavant, dans un lieu qu’il ne nomme pas, mais qui n’est autre que Corre : le docteur Humblot et le baron de Walckenaer se rangent à cette opinion[11].

Quoi qu’il en soit de ces différents systèmes, l’état du sol sur lequel Corre est bâti ne permet pas de douter de sa haute antiquité. Les routes, les médailles, les débris de statues et d’architecture, les monuments funèbres que l’on met chaque jour à découvert, appartiennent, pour la plupart, à la première période de l’empire romain. La ruine de cette ville remonte à la fin du troisième siècle, époque des premières invasions germaniques. En effet, l’absence totale de symboles chrétiens, même sur les tombeaux, fait assez connaître que le flambeau de l’Évangile n’avait pas encore éclairé les habitants de Corre à l’arrivée des barbares. Si la foi chrétienne avait déjà été prêchée en Séquanie par nos saints Ferréol et Ferjeux, ses progrès ne s’étaient pas étendus bien loin au delà de Besançon, et le paganisme demeura la religion officielle jusqu’à la conversion de Constantin.

En second lieu, les médailles les plus nombreuses ne dépassent guère l’année 275. Il en est de même d’un groupe de 400 petits bronzes découverts à Melincourt il y a quelques années, et qui appartiennent au règne de Gallien (260). Les monnaies trouvées dans les environs de Corre, et surtout à Biémont, bourgade ruinée, près de Vitrey, s’arrêtent généralement à la même époque.

Ajoutons enfin que la position géographique de Corre destinait cette ville à périr des premières. Placée au centre des routes qui convergeaient des bords du Rhin et de la Moselle vers la cité des Lingons, par Mandeure, Luxeuil et Port-Abucin, elle fut nécessairement ensevelie sous le flot de la première invasion que la vengeance divine déchaîna sur les frontières occidentales de l’empire. Ainsi finit Colra : sa gloire et son opulence, ses temples et ses dieux, ses citoyens et ses palais, ses bains, ses aqueducs et même ses tombeaux, tout fut la proie des farouches dévastateurs.

§. III

Bourbonne

Cette ville se reliait par une voie romaine avec Corre et Jonvelle ; son nom est mêlé à notre histoire, dans tous les événements principaux du moyen âge et, des siècles modernes. Ses riches antiquités doivent donc arrêter ici notre attention.

Bourbonne, que les anciens titres appellent Borbone, Borbona, Vervona, dérive de Borvo, qui en langue celtique signifie source thermale (verv, chaud ; oue, fontaine). Ce n’était point d’abord le nom de la ville, mais celui de son dieu protecteur ; car chaque ville et chaque tribu, chez les Gaulois, avait sa divinité tutélaire particulière. Ou plutôt Borvo était la source thermale divinisée, selon la coutume de ce peuple, qui divinisait de même les rivières, les montagnes, les rochers et les forêts. C’est ainsi que les eaux de Luxeuil sont devenues le dieu Lussovius, et le Breuchin, Brixia. Le nom primitif de Bourbonne paraît avoir été Indesina, que l’on trouve dans la carte de Peutinger, seul monument ancien qui mentionne cette ville. En effet, cet itinéraire fait partir de Noviomagus (Pompierre), une voie qui aboutit à un petit édifice entourant une cour, signe indicateur d’eaux thermales. Au-dessus on lit Indesina et le chiffre XVI, marquant la distance d’un lieu à l’autre.

Or, cet édifice ne peut désigner que Bourbonne. En effet, il est exactement figuré sur la carte comme ceux des autres localités qui possèdent aussi des eaux chaudes ; on y trouve indiquée la source de la Meuse sortant, pour ainsi dire, sous les murs de l’édifice, et de fait les eaux thermales de Bourbonne sont les seules rapprochées de la source de cette rivière. Il n’existe dans le voisinage aucune voie, aucun autre nom, auxquels on puisse rattacher l’établissement d’Indesina. Enfin, le chiffre XVI désigne parfaitement en lieues gauloises la distance de Noviomagus à Bourbonne. Il faut en conclure que le nom de Borvo n’a été ajouté a celui d’Indesina que pour signifier que cette ville possédait des eaux thermales. Plus tard, à la suite de circonstances qu’il serait difficile de déterminer, le nom principal fut abandonné et remplace simplement par celui de Boreo, d’où sont venus plusieurs dérivés. Ces sortes de substitutions ne sont pas rares, surtout aux époques de transformations sociales telles qu’en produisit la chute de l’empire romain. En effet, nous trouvons l’appellation Borvo seule employée dans une inscription récemment découverte à Port-sur-Saône, et faisant partie de la riche collection d’antiquités que M. Galaire exhume tous les jours du vieux sol de Portus Abucinus, avec un zèle si méritoire aux yeux de la science. Sous le fond circulaire d’un vase de verre blanc, on lit en relief cette épigraphe également circulaire : G. LEVPONI BORVONICI. Cette curieuse inscription nous apprend donc que, sous la domination romaine, G. Leuponus, de Bourbonne, exploitait une verrerie dans cette ville, ou peut-être sur les rives du Coney. A ce point de vue, ce fragile débris est un monument précieux pour l’histoire de Bourbonne et pour l’histoire générale de l’industrie française.

  1. Livre I, chap. xv.
  2. Glanures, au mot Jonvelle
  3. ACHERY, II, 458
  4. Item, une faulcie de prey séant derrière Jouvilotte. (Archives de la Haute-Saône.)
  5. La terminaison de Jonvelle indique assez que les gallo-romains y avaient une colonie. Les terminaisons les plus ordinaires des noms de ville, de village et de hameau dans notre province, sont au nombre de trois : ey, court et velle. La première paraît être celtique et par conséquent la plus ancienne. Les chroniques et les chartes latines la traduisent communément par essum, esum, iacum, eium, eius et eia : ainsi Aisey, Altessum ; Voisey, Vogesum ; Gevigney, Joviniacus ; Bougey, Bugiacus ; Jussey, Jussiacus, Jusseium ; Oigney, Oigneum, etc. Dans le principe la dénomination en court désigne simplement une maison rustique, avec les terres de son exploitation ; et cette désinence s’ajoutait à l’ancien nom du lieu, ou bien à celui du maitre de la colonie. Exemple : Vougécourt, Vogesi-curtis ; Godoncourt, Godonis-curtis ; Aboncourt, Abonis-curtis ; Renaucourt et Raincourt, Reginaldi-curtis, etc. Quant à la terminaison velle ou ville, qui a le même sens que court, elle vient du latin villa. Elle désignerait généralement des lieux où les Gallo-Romains ont établi des métairies et des maisons de campagne, autour desquelles se sont insensiblement groupés les hameaux, les villages et même des villes. Comme la désinence curtis, elle modifiait le nom du lieu, d’un chef de curie, d’un prince, d’une divinité, d’une autre ville, etc. Exemple : Martinvelle, Martini-villa ; Enfonvelle, Offonisvilla ; Jonvelle, Jovis ou Junci-villa ; absolument comme dans les temps modernes on a formé Vesoul-Bénian ; Orléans-ville ; Philippe-ville, etc. Les terminaisons villey, trilliers, villers, villars, ont la même origine que velles ou ville, d’où sont venus les noms vulgaires de ville et village, qui désignent des agglomérations plus ou moins considérables d’habitations
  6. Histoire du comté de Bourgogne, I, 92 et 592
  7. Ébauches manuscrites, au mot Albiniacum
  8. PERARD, dans l’Hist. de Saint-Etienne de Dijon, pag. 74
  9. « Gaudinus quidam ex primatibus Burgundiae, unà cum conjuge suâ, nomine Lautrude, dedit Sancto Benigno alodium juris sui, cui vocabulum est Abiniacum, situm in pago de Colatunse, quod nunc generaliter Portuensis dicitur. » L’abbé Fyot, rapportant la même charte, écrit Collatiense. (Voir Chronique de Saint-Bénigne ; PÉRARD, pag. 15 ; Script. rerum gullic., tom. XI, p. 558 ; Cartul. de Saint-Bénigne, année 887 ; Annales de Bèze ; Cartul. et pouillé de Saint-Marcel, aux archives du Doubs.
  10. Mémoires de la Commission archéol., livraison, pag. 40
  11. Géographie ancienne des Gaules