Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 2

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Nouvelle Librairie nationale (p. 169-177).


CHAPITRE II

LE CANTONNIER DE 1830


« Nous avons chassé le gouvernement des Bourbons, non pas parce qu'il nous rendait malheureux, car le peuple ne fut jamais plus heureux que de 1816 à 1829, mais parce qu’il nous avait été imposé par de prétendus vainqueurs, par la force étrangère et par les traîtres de l’Intérieur. »
Étrennes d’un prolétaire,par un
ouvrier imprimeur, 1831.


À la tribune de la Chambre, M. de Serre, ministre de Louis XVIII, saluait un jour la Convention qui avait sauvé la France. Cet homme d’État, qui avait l’esprit national, s’élevait au-dessus des partis. Il eût voulu réconcilier la France de l’ancien régime et la France révolutionnaire. Son programme, digne d’un grand cœur, était de ne rien rejeter, de n’exclure personne, de fonder la politique française, en vue du bien public, sur l’oubli des querelles et sur l’union. Effacer les traces de nos guerres civiles, en finir avec les disputes pour permettre à la France de prospérer et de grandir, ce fut le rêve non seulement de M. de Serre, mais du duc de Richelieu, de Villèle, de Martignac. Était-ce donc impossible ? Tous devaient périr, également victimes de la rage des partis.

La Restauration a eu l’hommage positiviste d’Auguste Comte. Combien parmi ceux qui avaient détruit ce régime l’ont regretté ! Je ne parle pas des royalistes « ultras » dont la folie furieuse, l’absence totale de sens politique devaient être funestes à la monarchie : fidèles à la méthode de Gribouille, ces hommes mêlaient voluptueusement leurs bulletins de vote à ceux de la gauche pour renverser les ministres que leur roi avait choisis. Mais les beaux esprits libéraux, les aristocrates doctrinaires n’avaient pas compris davantage qu’une fortune inespérée leur avait apporté, avec la Charte et le régime représentatif, la réalisation de leurs vœux. Il dépendait d’eux que cela durât et ils ne devaient jamais revoir un état de choses où leur place fût mieux marquée. « Il fallait être aussi étourdis que nous le fûmes pour faire ce que nous fîmes », a dit sentencieusement le duc Victor de Broglie, lorsqu’il eut touché du doigt les désastres auxquels, de conséquence en conséquence, la Révolution de 1830 avait conduit.

En rejetant sur une étourderie la faute commise, le noble duc ne s’avouait à lui-même qu’une part de la vérité. Ce qu’il y avait, au fond de tous ces opposants, c’était le goût des ruines, un instinct d’anarchie. Il parut alors des constructeurs, frappés à l’image des plus grands qu’ait connus notre histoire. Leur œuvre fut combattue et paralysée par la joie âcre qu’on éprouvait dans tous les camps à se déchirer et à démolir. C’était comme une maladie du siècle, et les plus graves, les plus vertueux cédaient à cette perversité. Le jour où Royer-Collard lut à Charles X l’adresse qui signifiait la rupture et le défi, aussitôt relevés par la réponse royale, le mot favori du doctrinaire était dans toutes les pensées. Comme des adolescents romantiques, comme des Werthers à cheveux blancs, le vieux roi et le vieux parlementaire pensaient tous deux que « périr est aussi une solution ».

Charles X, a dit un démocrate césarien, était « passionné pour le relèvement national ». Son tort, ce fut de jouer sa couronne avec une insouciance extraordinaire, comme si la solidité de sa dynastie n’eût pas été la première condition d’une politique qui, avec l’aide du temps, devait panser les plaies de 1815. Charles X eût été plus prudent, il se fût soucié davantage de conserver d’abord le trône, s’il eût commencé par se regarder lui-même comme indispensable au salut public.

Mais cette idée n’était pas celle qui dirigeait le siècle. Elle était absente des esprits, absente des débats parlementaires, des querelles de la droite et de la gauche. C’est qu’au fond la France ne doutait pas de sa sécurité. Les traités de Vienne, tout maudits qu’ils étaient, n’avaient pas, en somme, si mal arrangé des choses qui, à la suite de deux invasions, avaient paru à peu près désespérées. Lorsque Victor Cousin prononçait son mot célèbre « Non ! nous n’avons pas été vaincus à Waterloo », il ne pensait pas au désastre réparé. Il ne voyait pas d’où nous revenions. Il voulait dire que la défaite était rachetée, et au delà, par l’introduction en France du régime des assemblées. Comme on voit que, du temps de Cousin, les jeunes philosophes n’allaient pas à la caserne et qu’il n’y avait pas une grande Allemagne toujours prête à envahir notre pays !

Cependant les royalistes ultras ne pensaient qu’aux crimes de la Terreur. Leurs adversaires leur reprochaient l’émigration. Les monarchistes libéraux préparaient une révolution sur le modèle de la Révolution anglaise de 1688, c’est-à-dire la substitution d’une dynastie à une autre, ce qui leur paraissait le fin du fin. Les républicains et les bonapartistes les appuyaient, dans l’idée, d’ailleurs juste, que la chute des Bourbons de la branche aînée serait autant de gagné pour eux. Lequel, parmi les partis, pensait à l’intérêt national ? Ces élus d’un suffrage restreint et censitaire, ces représentants de propriétaires et de bourgeois, ajoutaient aux vices ordinaires du régime des assemblées une sorte de corruption spéciale : ils goûtaient la volupté de l’opposition, la popularité qu’elle procure. Ils y ajoutaient, pareils au bûcheron de la légende, le plaisir de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Tous les corps suivaient ce mouvement. Pairs héréditaires, juges inamovibles, personne ne se croyait distingué à moins de démolir quelque chose. Des hommes graves, riches, posés, se payaient le luxe de se détruire eux-mêmes pourvu qu’ils eussent détruit le pouvoir. Les magistrats, dans les procès politiques, prononçaient des acquittements scandaleux dont les récompensait la flatterie des journaux avancés. Villèle en venait à regretter le jury dont le bon sens eût corrigé la vanité de la magistrature. Que n’a-t-il pensé que, pareillement, le suffrage universel eût exercé une influence modératrice, tandis que la Chambre censitaire était toujours en représentation ? Elle faisait du théâtre, même à ses risques et périls. L’expérience l’a prouvé : le suffrage universel est conservateur de tous les régimes parce qu’il s’attache plus aux intérêts qu’aux idées et aux choses qu’aux mots. Trop tard, sous Louis-Philippe, les légitimistes, avec Genoude, s’avisèrent de cette vérité simple que Napoléon III et Bismarck devaient si bien exploiter. Émile Faguet a eu raison de dire que, si Charles X avait donné le bulletin de vote aux paysans français, il serait encore sur le trône. Et nos paysans n’auraient eu ni les invasions, ni les guerres, ni le service obligatoire avec le sacrifice du sang.

Mais qu’importait alors la défense du sol, l’économie du sang français ? On faisait de l’opposition et l’opposition se nourrissait des souvenirs napoléoniens, elle s’appuyait sur l’évangile de Sainte-Hélène. La plus grave accusation qui ait été lancée contre la Restauration, c’est celle qui sera reprise contre Louis-Philippe : la monarchie, trop pacifique, humilie la France. Elle n’est pas assez riche de gloire militaire. Et, dans les assemblées, les membres les plus fougueux de la gauche, les opposants les plus irréductibles, ce sont d’anciens généraux de l’Empire, c’est Foy, Lamarque, Gérard, Sébastiani, Tarayre, Demarsay, Clausel, d’autres encore. C’est M. de Corcelle, colonel de la Garde nationale sous les Cent Jours. Le sabre, en ce temps-là, était libéral. Il était même radical-socialiste, et c’est ce qu’on a appelé justement le « militarisme révolutionnaire ». Notre démocratie républicaine qui, avec un programme de paix, n’a pu éviter la plus grande des guerres, aura eu pour auteurs et pour ancêtres ces retraités belliqueux.

La démocratie napoléonienne devait surgir à la longue des ruines de la monarchie. Dans les disputes de la Restauration, elle apparaît déjà telle qu’elle se réalisera plus tard. Le second Empire est en germe dans l’opposition de Béranger, de même que l’enterrement tumultueux du général Lamarque, sous la monarchie de Juillet, préludera au plébiscite. Les illusions, les erreurs de Napoléon III, ses guerres contre le tsar ou contre la Maison d’Autriche, guerres si populaires et génératrices du désastre final, on les trouverait déjà annoncées dans les discours des orateurs de gauche à la tribune de la Restauration. Qu’était-ce que « l’éloquent Manuel » ? Un bonapartiste. Il confiait à Guizot que Napoléon était « probablement la solution la meilleure des problèmes de l’avenir ». Son éloquence était un écho de Sainte-Hélène. Voilà pourquoi elle allait au cœur de la démocratie.

Palmerston, voyageant en France quelques mois avant la Révolution de 1830, notait ceci : « La France est prospère. Elle n’a besoin que de la paix pour devenir puissante. L’intérêt de sa dette est seulement de sept millions sterling et son fonds d’amortissement est de trois millions sterling. Les taxes sont légères et le peuple heureux. » Chose grave, qui donnait raison à l’homme de Sainte-Hélène, ce bonheur n’était pas goûté. Il fallait à la France de grandes guerres et de lourds impôts. Il fallait qu’elle travaillât contre elle-même à l’agrandissement de ses ennemis. La Restauration était pour elle comme un conseil judiciaire imposé à un prodigue. Le peuple français était un fils de famille impatient de reprendre le cours de ses aventures. Il croyait les ressources nationales inépuisables. Il ne voyait pas que la grandeur de la France, sa force, sa fortune, sa sécurité lui étaient venues du labeur des générations. Comme un jeune héritier, il trouvait naturel d’être riche et puissant, d’avoir de bons murs et un bon toit, sans réfléchir que toute richesse n’est que de l’effort accumulé, qu’elle doit être surveillée et entretenue. Déjà, de 1792 à 1815, une large brèche avait été ouverte dans le patrimoine national. La position de la France en Europe était moins bonne, moins sûre qu’elle ne l’avait été au dix-huitième siècle. Au milieu de nos gaspillages, d’autres peuples avaient grandi. Où il n’y avait eu que poussières d’États, des nations tendaient à se former. L’Allemagne se concentrait. Elle n’était plus séparée de son unité que par les divisions que lui avaient imposées le congrès de Vienne, précaution suprême du monde civilisé. Mais quoi ? L’Allemagne aussi n’avait-elle pas le droit de vivre et d’épanouir son génie ? La doctrine des nationalités ne s’appliquait-elle pas à l’Allemagne comme aux autres ? Il fallait, selon la voix de Sainte-Hélène, qu’il y eût une grande et noble Allemagne pour que la Sainte-Alliance des peuples détrônât celle des rois.

C’est là que la duperie mortelle a commencé. Sans doute il y avait alors une Allemagne libérale. Par l’assassinat de Kotzebue, agent de la tyrannie, l’étudiant Sand avait attesté l’esprit révolutionnaire de la jeune Allemagne. Mais cette jeune Allemagne, elle est nationaliste avant tout. Le libéralisme ne lui apparaît que comme un moyen de briser les obstacles que le tsar, Metternich, Talleyrand, les traités de 1815, ont mis à l’expansion de la nationalité allemande. Ce que veut cette Allemagne qu’agitent des idées nouvelles, c’est son unité.

Pour les idéologues de la jeune Allemagne, pour les imagiginatifs sans expérience, l’unité germanique ne peut manquer de renaître puisqu’ils la conçoivent. L’idée a surgi des principes révolutionnaires, des droits de l’homme, des guerres napoléoniennes qui ont réveillé la conscience nationale. Elle est encore dans la gangue du dix-huitième siècle. Elle est mélangée de cosmopolitisme, d’idéalisme humanitaire. Elle n’en a que plus de rayonnement. Elle n’en pénètre que mieux les esprits et les cœurs. Le romantisme catholicisant y retrouve le passé dont il a le culte. Pour les libéraux, elle représente le progrès. C’est une force sentimentale. Mais, déjà, des esprits positifs s’occupent de trouver les formes dans lesquelles l’idée sera coulée. Ceux-là savent bien que, pour ne pas s’évanouir, le rêve de l’unité allemande a besoin d’être transposé dans des réalités politiques. Les Allemands veulent revivre comme une grande et puissante nation. Ils veulent reconstituer un Empire germanique. Leur désir a autant d’ardeur que d’ignorance. Alors, devançant et guidant la foule, quelques hommes lui montrent le chemin de l’avenir, et ce chemin doit passer par la Prusse.

Stein n’était pas né Prussien. Son nationalisme allemand l’avait porté vers l’État des Hohenzollern, l’avait conduit à le rajeunir, à le transformer, malgré les résistances de ces conservateurs que Bismarck devra briser à son tour. « Je n’ai qu’une patrie qui s’appelle l’Allemagne », disait Stein. C’est pourquoi, avec les patriotes réformateurs, il s’applique à faire de la Prusse un État capable de prendre la direction du mouvement national, un État moderne en même temps qu’un État fort. Il l’habille au besoin du temps et à la mode du jour. Il y détruit, comme un Richelieu, les survivances de la féodalité. Il s’inspire, pour l’administration, des modèles français et, pour les lois, du code Napoléon. Mais c’est qu’il veut faire de la Prusse un État plus national, car il ne touche à rien de ce qui lui donne sa force, ni au pouvoir, ni à la discipline, ni à l’autorité. Pensons-y voilà peut-être comment se démocratisera l’Allemagne de demain.

La puissance de l’État, telle est la première condition de tout progrès national. Hegel traduit philosophiquement l'idée-mère de Stein. Et l’État dont Hegel propage le culte dans une Allemagne encore divisée, il n’a qu’un type, c’est l’État prussien. L’État est un dieu sur la terre, dit la doctrine hégélienne. C’est un « terrestre-divin » dont le monarque est l’incarnation. Le premier devoir des individus est d’être membres de l’État, car sans lui, qui est la réalité absolue, ils ne sont rien. Et les Hohenzollern ont déjà mis en pratique ce que Hegel traduit en formules. L’État modèle, c’est celui du roi-sergent et du grand Frédéric, l’État qui a fait ses preuves pendant le dix-huitième siècle, qui a résisté à la tempête napoléonienne. Hegel restaure le culte de l’État. Or il n’y a plus d’État allemand, mais il n’y a un État prussien et c’est par lui que se refera un État allemand. Se refera-t-il tout seul, en polarisant les enthousiasmes et les bonnes volontés ? Nullement. La force devra en être l’accoucheuse et ce qui caractérise l’État prussien, c’est qu’il est fort. Hegel annonce Bismarck, il le prévoit, il l’appelle : l’unité allemande ne se fera que par les moyens héroïques. « Si grand, dit-il, que soit l’avantage que toutes les parties de l’Allemagne trouveraient à ce qu’elle devînt un État, une telle transformation ne saurait être cependant que l’œuvre de la force. Il faudrait la force d’un vainqueur pour rassembler la nation en une masse unique et la contraindre à se considérer comme une unité politique. » Telle est l’idée dont Hegel jette la semence redoutable dans les esprits allemands.

Le moment où le plus influent des philosophes germaniques du dix-neuvième siècle répandait cette doctrine était celui où les citoyens français méconnaissaient, dédaignaient ou affaiblissaient leur État. Ils parlaient liberté quand les Allemands parlaient puissance. Ils se désarmaient quand les Allemands songeaient à s’armer. Hegel formait la doctrine autoritaire et militaire de l’empire de Guillaume II lorsque Cousin enseignait que la Charte, la tribune et le triomphe des principes constitutionnels étaient la victoire du peuple français. À la limite de ces deux idées, il y avait pour la France des guerres sanglantes et de ruineuses invasions. Mais qui donc, dans cette opinion publique qui demandait à être reine, pressentait qu’un péril pût venir d’Allemagne ? Qui songeait à redouter la Prusse ? Pour la Prusse libérale, pour les Hohenzollern, pour l’héritier de « l’immortel Frédéric », la France nourrissait encore une tendresse léguée par le dernier siècle. En 1814, lorsque les rois alliés étaient entrés en vainqueurs à Paris, Frédéric-Guillaume avait trouvé des sympathies. « On tint compte au roi de Prusse de longs malheurs, d’une bravoure de soldat et d’une simplicité toute bourgeoise », dit Béranger dans ses souvenirs. En quoi donc les malheurs de la Prusse touchaient-ils les Parisiens ? Un peu plus tard Chateaubriand, l’ami du chansonnier, son frère d’élection, était envoyé comme ministre à Berlin. Ses dépêches diplomatiques, ses « hautes dépêches » comme il les appelait lui-même dans une lettre à Mme de Duras, ne témoigne en nul endroit qu’il ait compris que, pour la France, l’Europe et le monde, la Prusse était un danger.

Le ministère, les Bourbons, voilà l’ennemi que les conducteurs de l’esprit public désignaient à la foule. On les combattait au nom de la gloire et de la grandeur françaises. L’un des principaux organes qui préparaient la révolution s’appelait même le National. Où était son intérêt ? Le jeune Thiers, complice aveugle d’un bonapartisme latent, chauffait le lit de cette restauration napoléonienne dont il devait plus tard, mais en vain, dénoncer les fautes et les erreurs. Comment la foule ne serait-elle pas excusable de s’être trompée quand des aristocrates, des écrivains, des philosophes, des historiens qui se croyaient des politiques profonds la menaient vers l’inconnu ?

Le 27 juillet 1830, à l’appel de la presse, la fusillade commença de retentir dans les rues de Paris. On dit que Thiers et Guizot, anxieux, un peu effrayés de l’aventure, doutaient du succès. On raconte aussi, et l’anecdote réjouissait Sainte-Beuve, que Rouget de Lisle, arrivant chez des amis, leur dit d’une voix altérée « Ça va mal, on chante la Marseillaise. » Cependant le peuple y allait franc jeu bon argent.

Enivré par l’odeur de la poudre, un jeune garçon, qui avait juste l’âge de la monarchie restaurée, avait décroché le fusil de son père. S’étant joint aux insurgés, il fit allègrement le coup de feu tout le long des trois jours. Lorsque Charles X fut tombé, le jeune Lebailly rentra à la maison paternelle. Toute sa vie, qui fut longue, il devait se souvenir avec fierté de son exploit. Chaque année, avec ses compagnons d’armes des « trois glorieuses », il se rendait en pèlerinage à la colonne de Juillet. Et puis, le temps avait marché. L’un après l’autre, ses camarades avaient disparu. En 1908, bien vieux, bien cassé, le citoyen Lebailly se trouva seul à la Bastille, et un journaliste l’interrogea. Alors, il évoqua encore une fois ses souvenirs, le beau soleil où, sur les barricades, comme dans le tableau de Delacroix, la déesse de la Liberté lui était apparue, le drapeau tricolore à la main. Pareille à la fiancée du Cantique des Cantiques, elle était pleine de délices. Elle était pleine de promesses et de désirs. À la vérité, la déesse n’avait apporté à Lebailly qu’une médaille commémorative et une place de cantonnier. À quatre-vingt-treize ans, il peinait toujours, car une vie de labeur ne l’avait pas enrichi, et il se penchait encore sur ces pavés dont il avait, à quinze ans, formé des barricades. Jamais il ne lui était venu à l’idée que, s’il s’était battu, c’était surtout pour Thiers et pour le duc de Broglie. Jamais non plus il n’avait pensé que, sans la Révolution de 1830, il n’y aurait pas eu celle de 1848 et que la France n’eût connu ni l’Empire, ni ses folles guerres, ni Sedan, ni le désastre. Alors, dans la France riche et puissante, à l’abri des invasions, telle qu’elle apparaissait en 1829 au voyageur anglais, peut-être, au lieu des journées de juin et de la Commune, au lieu des guerres civiles et des guerres étrangères, au lieu des fusillades pour les ouvriers, peut-être y eût-il eu aussi de l’aisance et du repos pour tous. Les cinq milliards payés à la Prusse en 1871, c’était assez pour donner des retraites aux travailleurs...

Il n’est pas sûr que cela eût été ? Nous ne sommes sûrs que de ce qui est et de l’histoire des années écoulées. Dans l’enthousiasme de ses quinze ans, dans sa puberté révolutionnaire, le cantonnier de 1830 n’avait travaillé ni pour lui-même, ni pour les hommes de sa classe, ni pour ceux de son pays.