Histoire des Trois Royaumes/III, V

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 251-261).


CHAPITRE V.


Loyauté et résignation de Hiuen-Té.


I.[1]


[Année 196 de J.-C.] Hu-Tchu prit la parole et dit : « Je demande cinquante mille hommes de bonnes troupes pour aller couper la tête de Hiuen-Té et celle de Liu-Pou. » Sun-Yo convint qu’un héros comme Hu-Tchu devait proposer des moyens énergiques, mais il valait mieux recourir à la ruse. « La nouvelle capitale, dit-il, est à peine établie, on ne peut pas songer à une seconde campagne. J’ai un projet, c’est d’employer la ruse qui fait que deux tigres se dévorent.

« Voyons, expliquez-vous, dit Tsao. — Je compare ces deux ennemis, reprit le conseiller, à deux tigres affamés qui cherchant une proie, descendent en même temps de la montagne ; ils se rencontrent et s’attaquent infailliblement. Dans cette lutte, l’un des deux périt et celui qui reste est facilement exterminé. Aucun appel direct n’a été fait encore à Hiuen-Té, bien qu’il soit de fait seigneur de Su-Tchéou. Que notre général lui fasse au nom de l’empereur une invitation de se rallier à sa cause et le confirme en même temps dans sa principauté ; à cette déclaration que l’on joigne l’ordre secret d’assassiner Liu-Pou. S’il réussit, Hiuen-Té, resté seul, sera bientôt entre nos mains ; s’il échoue, ce sera Liu-Pou au contraire qui le tuera. Voilà ce qu’on appelle les deux tigres qui s’entre-dévorent. »

Ce projet fut adopté par Tsao, qui envoya à Hiuen-Té le grade de commandant militaire des provinces orientales avec le titre de prince de Y-Tching-Ting et de vice-roi de Su-Tchéou ; une note secrète lui dictait ce qu’il avait à faire ensuite.

Mais déjà Hiuen-Té, instruit du nouvel établissement de la cour à Hu-Tou, faisait ses dispositions pour envoyer complimenter l’empereur lorsqu’on lui annonça un courrier du palais. Il sort de son hôtel pour le recevoir, le fait entrer poliment dans la ville, et prend de ses mains, avec respect, la missive impériale. Après ce cérémonieux accueil, Hiuen-Té fait préparer un banquet pour traiter dignement l’envoyé de la cour.

« Tsao-Tsao, le premier ministre, dit celui-ci, vous a chaudement recommandé à Sa Majesté, et voilà pourquoi vous avez tout d’abord obtenu ces hauts grades. » Et comme Hiuen-Té lui témoignait toute la reconnaissance dont il était pénétré, le mandarin lui communiqua la note secrète sans quitter son siège.

« Voilà une affaire qui demande à être mûrement examinée, » répondit Hiueu-Té après en avoir pris connaissance. À la suite du banquet, quand l’envoyé se fut retiré dans, l’hôtel des postes où un logement lui avait été assigné, il assembla son conseil[2]. « Liu-Pou est un ingrat, dit Tchang-Fey, on peut le tuer sans scrupule. — Il est venu se jeter dans mes bras, répondit Hiuen-Té ; le tuer serait une indigne trahison. »

Et il congédia son ami qui se retira en répétant : « Les hommes de bien réussissent rarement. »

Le lendemain, de bonne heure, on annonça l’arrivée de Liu-Pou ; Hiuen-Té l’ayant fait entrer, celui-ci dit qu’il était venu pour le féliciter des nouvelles faveurs dont l’empereur l’avait comblé. « Je viens d’en être instruit, ajouta-t-il, et je me suis empressé de vous présenter mes hommages. » Mais Tchang-Fey était descendu dans la salle, le sabre en main, avec le désir d’assassiner Liu-Pou, qui, voyant Hiuen-Té se précipiter sur son frère adoptif pour le retenir, s’écria tout épouvanté : « Pourquoi en voulez-vous à mes jours ? — Parce que, répondit Fey, Tsao a dit que tu es un traître, et il a ordonné à notre frère aîné de te mettre à mort.

— Je ne vous ai rien fait, » répliqua Liu-Pou ; d’une part Hiuen-Té renvoya Tchang-Fey, de l’autre il emmena Liu-Pou au fond de son hôtel pour lui expliquer tout ce qui venait de se passer. « Tsao est un monstre qui sème la discorde entre les frères, s’écria Liu-Pou en pleurant. — Calmez-vous, mon frère aîné, répondit Hiuen-Té, je ne veux pas suivre ses conseils ; j’ai dans mon district quelques provisions pour les soldats et les chevaux, tout cela, je vous le donne. »

Liu-Pou s’inclina pour remercier cet homme de bien qui lui servit un excellent déjeuner et l’accompagna jusqu’en dehors de ville. Là ils se séparèrent ; après avoir poliment salué son hôte, Liu-Pou retourna dans la ville de Siao-Pey.

Tchang-Fey témoigna son mécontentement de ce que Hiuen-Té l’avait empêché d’accomplir son dessein meurtrier, mais celui-ci répondit : « Tsao a conçu quelque ombrage de nous voir, Liu-Pou et moi, dans le même lieu ; il a voulu nous détruire l’un par l’autre, afin de triompher plus complètement de celui qui survivrait ; mettant en pratique cet adage que deux pouvoirs ne peuvent s’élever l’un devant l’autre. — C’est vrai, répondit Kouan-Kong. — Mais, ajouta Tchang-Fey, je voulais tuer le traître pour couper court à bien des inquiétudes. — Ce serait une action indigne d’un grand homme, » répondit Hiuen-Té, et il alla trouver à l’hôtel des postes l’envoyé de la cour, auquel il remit, après lui avoir témoigné sa reconnaissance pour les bienfaits de l’empereur, une lettre de remerciements adressée à Tsao. Dans cette lettre, il lui demandait le temps de réfléchir sur sa conduite ultérieure.

Quand Tsao apprit par l’envoyé le mauvais succès de cette mission, il pria Sun-Yo de lui suggérer un autre moyen. « Je l’ai trouvé, répondit le conseiller ; c’est la ruse qui consiste à lancer le tigre sur le loup pour qu’il le dévore. » Et quand il eut développé son plan à Tsao, celui-ci l’adopta et songea à le mettre à exécution.

Un exprès fut dépêché près de Youen-Chu pour lui demander la paix ; un second se rendit près de Hiuen-Té pour lui porter l’ordre de s’emparer de Nan-Yang (soumis à Youen-Chu) ; celui-ci lèverait des troupes pour résister à cette attaque inattendue. Une seconde missive enjoindrait à Hiuen-Té de détruire Youen-Chu, et pendant ce temps-là, Liu-Pou trahirait son allié en cherchant à profiter de sa ruine. Voilà comment on lancerait le tigre sur le loup pour qu’il le dévore ! »

Dès qu’il fut averti de l’arrivée d’un second envoyé de la cour, Hiuen-Té ne manqua pas d’aller à sa rencontre, et il le laissa retourner près de Tsao après lui avoir promis de se mettre en marche pour attaquer Youen-Chu.

Le conseiller My-Tcho devinait bien là-dessous quelque ruse, mais Hiuen-Té disait : « Quand ce serait un piége, il y a un ordre de Sa Majesté auquel je dois obéir, et je vais marcher. — Non sans avoir songé d’abord à la défense de la ville, interrompit Sun-Kien. » Et Hiuen-Té demanda lequel de ses deux frères d’adoption voudrait rester dans les murs pour les garder.

Kouan-Kong se proposa. « Non, reprit Hiuen-Té, car j’ai besoin de me consulter avec vous à chaque instant ; il vaut mieux ne pas nous séparer. — Eh bien ! moi. » dit Tchang-Fey. — Je doute que vous gardiez bien la ville, reprit Hiuen-Té ; après avoir bu, vous êtes emporté et violent, vous maltraitez les soldats ; et puis, habitué à ne vous inquiéter de rien, à trancher facilement les questions, vous n’aimez pas à suivre les conseils des autres ; comment serai-je tranquille ?

— Je promets de ne plus boire, de ne plus frapper les soldats et d’obéir aux avis des hommes sages, reprit Tchang-Fey. — Si vous le jurez, répondit Hiuen-Té, je n’ai plus rien à craindre.

— Pour moi, interrompit My-Tcho, j’ai peur que la bouche ne promette plus que le cœur ne peut tenir. — Quoi ! s’écria Fey s’oubliant déjà ; depuis que j’accompagne mon frère aîné, et il y a longtemps, ai-je jamais manqué à ma parole ? Oses-tu bien ainsi me mal juger par avance ? »

« Eh bien ! mon jeune frère, dit Hiuen-Té, si vous vous emportez de la sorte, puis-je être tranquille ! » Après avoir choisi Tchin-Youen[3] pour ordonnateur de son armée, il recommanda à Tchang-Fey d’être sobre et de ne pas négliger le soin des affaires ; et quand il lui eut donné bien de bons avis, il s’éloigna de Su-Tchéou avec trente mille hommes, infanterie et cavalerie, se dirigeant vers Nan-Yang.

De son côté, Youen-Chu, instruit de l’ordre en vertu duquel marchait Hiuen-Té, supposait ce général animé par l’espoir de s’emparer du pays, et, dans sa colère, il s’écriait : « Oh ! vous, héros, fabricant de nattes et vendeur de pantoufles[4], vous osez songer à envahir les grandes villes, aller de pair avec les grands de l’Empire. Moi j’ai raison de marcher contre vous, et vous, vous n’êtes qu’un pervers, un rebelle, en méditant ma ruine. » Et il ordonna à son général Ky-Ling de mettre sur pied cent mille hommes pour attaquer Su-Tchéou.

Ce fut à Hu-Y que les deux armées se rencontrèrent ; Hiuen-Té, à cause de l’infériorité numérique de la sienne, adossait son camp aux montagnes et à la rivière. Ky-Ling, né dans le Chan-Tong, portait un lourd cimeterre à trois pointes ; bien des généraux combattaient sous ses ordres. Ce jour-là il sortit des rangs pour provoquer Hiuen-Té.

« Grossier paysan, disait-il, oses-tu bien envahir notre territoire ? — J’obéis aux ordres de l’empereur, qui m’enjoint de punir les rebelles, répondit celui-ci, et pour un rebelle, il n’y a pas d’autre châtiment que la mort ! » Déjà Kouan-Kong s’est écrié : « Me voilà ! » Et il s’élance furieux contre Ky-Ling, qui brandissait son sabre en menaçant Hiuen-Té.

Après un combat assez long, Ky-Ling s’arrête pour prendre haleine ; Kouan rentre dans les rangs et l’attend, toujours à cheval ; mais le général ennemi ne reparaît plus, il envoie à sa place son lieutenant Sun-Tching. — Dis à ton chef de venir, lui crie Kouan, c’est lui que je veux vaincre. — Toi-même, tu n’es qu’un officier sans renom, répliqua Tching, indigne de te mesurer avec mon général. » À ces mots Kouan, transporté de fureur, attaque son adversaire et le renverse du premier coup. Les troupes de Hiuen-Té remportent une victoire éclatante, et l’ennemi, n’osant plus prendre l’offensive, garde l’embouchure du fleuve Hoay-Yn, vers laquelle il a été contraint de se replier. Pour se venger, il envoya ses soldats attaquer les retranchements ennemis ; mais les gens de Su-Tchéou les repoussèrent victorieusement. Après ces divers engagements de part et d’autre, on s’observa sans risquer de combat décisif.

Revenons à Tchang-Fey ; depuis le départ de Hiuen-Té, il avait remis à Tchin-Long tout le soin des affaires civiles, et réglait lui-même toutes celles qui se rapportaient aux troupes. Pour mieux entretenir l’amitié, la bonne intelligence entre les principaux personnages de la ville, il invita tous les mandarins à un banquet, et leur dit : « Mon frère aîné m’a recommandé à son départ d’être sobre, et de ne pas négliger le service qu’il m’a confié. Aujourd’hui, voici que j’ai rassemblé tous mes collègues à ce banquet. À partir de demain, je m’abstiens de goûter du vin ; donc aujourd’hui buvons à plein verre ; en toute occasion je compte sur votre appui pour m’aider à protéger les remparts de la ville. » Et il se leva, une coupe pleine à la main.

Un ancien employé du gouverneur défunt (Tao-Kien), nommé Tsao-Pao, voyant passer la coupe devant lui, répondit que, par répugnance pour les liqueurs enivrantes, il ne buvait jamais de vin. « Un soldat doit boire, s’écria Tchang-Fey ; voyons, videz cette coupe, cette seule coupe que je vous offre. » Et l’officier, n’osant refuser cette invitation, avala le vin.

Toute l’assemblée à la ronde fut obligée aussi de boire un grand coup ; une seconde fois Fey présenta la coupe pleine, et alors Pao refusa formellement de la porter à ses lèvres. « Quand j’ai versé, moi-même, s’écria Fey, tu ne veux pas vider la coupe. » Et Pao persista obstinément dans son refus.

Cette fois, transporté de colère, Tchang-Fey le traita de rebelle aux ordres de son chef, le menaça de le faire battre à outrance, et dit à ses soldats d’entraîner le mandarin récalcitrant.

« Fey, s’écria Tchin-Long, est-ce là ce que vous avait fait promettre Hiuen-Té à son départ ? — Vous, lettré, magistrat civil, répondit celui-ci, mêlez-vous des affaires qui sont de votre compétence, et laissez-moi tranquille.

— Au moins par égards pour mon gendre, épargnez-moi ce cruel châtiment, reprit le vieux Pao. — Et qui est ton gendre ? demanda Fey.

— Liu-Pou, répondit le vieillard. — Je t’aurais fait grâce, s’écria Fey hors de lui ; mais, puisque tu me parles de Liu-Pou comme pour m’intimider, je vais te faire battre ; ce sera comme si je châtiais le général lui-même. »

Sourd aux instances des convives, Fey fit saisir le vieux Pao et lui appliqua cinquante coups de bâton. Les assistants, ayant obtenu à force de prières que le châtiment s’arrêtât là, se dispersèrent hors de la salle du banquet.

On conçoit quelle haine profonde Pao voua à cet homme violent ; ce fut comme une maladie qui le pénétrait jusqu’à la moelle des os. Dans la nuit il envoya dire à Liu-Pou qu’il ferait bien de profiter de l’absence de Hiuen-Té et de l’ivresse de Tchang-Fey pour s’emparer de Su-Tchéou ; occasion excellente qu’il se repentirait d’avoir laissé échapper.

Liu-Pou était alors à Siao-Pey ; Tchin-Kong, immédiatement consulté par lui, fut d’avis qu’il fallait s’emparer du chef-lieu. « Dans une petite place comme Siao-Pey, quand pourrez-vous jamais vous élever ? ajoutait-il ; marchez, ou je me retire. »

Aussitôt, prenant sa cuirasse, sa lance redoutée, son cheval incomparable, Liu-Pou se met en route avec cinq cents cavaliers. Derrière lui venaient Tchin-Kong et le gros de l’armée, puis l’arrière-garde commandée par Kao-Chun. Liu-Pou, ne se trouvant plus qu’à quatre ou cinq milles de Su-Tchéou, s’avança à cheval jusqu’au pied des remparts. Il était minuit, la lune brillait à plein horizon, personne ne paraissait sur les murailles. Se glissant auprès de l’une des portes, Liu-Pou dit : « Je suis un envoyé de Hiuen-Té, j’apporte un ordre de sa main. »

Un soldat de Pao qui se trouvait en faction sur les remparts courut l’avertir ; celui-ci monta pour reconnaître son gendre et lui fit ouvrir la porte.

Les troupes de Liu-Pou pénètrent dans la ville, de grands cris s’élèvent ; complètement ivre, Fey dormait dans le palais. Ses serviteurs s’empressaient de le secouer pour le tirer de son assoupissement. « Liu-Pou s’est fait ouvrir les portes par trahison ! » criaient-ils. Tchang-Fey ordonne de préparer son cheval ; il s’arme à la hâte, part au galop avec sa pique énorme ; mais les soldats ennemis arrivent, et, comme il sortait de son hôtel, il se rencontre face à face avec Liu-Pou lui-même. Encore assoupi par l’ivresse, il ne peut soutenir le combat ; Liu-Pou, qui a reconnu ce guerrier redoutable, n’ose le poursuivre. Il le laisse sortir par la porte de l’est, entouré d’une dizaine d’officiers de son pays qui protègent sa fuite.

Le vieux Pao l’a vu passer suivi de ses quelques cavaliers ; il se lance à sa poursuite avec une centaine de soldats, mais il est battu et repoussé jusqu’au bord du fleuve par Fey qui, ayant distingué ses traits, se retourne sur lui, l’attaque avec fureur, et d’un coup de lance précipite dans les eaux le cavalier et le cheval. Alors il appelle ses soldats restés dans la ville ; ceux qui répondent à sa voix se retirent avec lui dans le Hoay-Nan.

Maître de la ville, Liu-Pou cherche à rassurer les habitants ; il met cent hommes autour de la demeure de Hiuen-Té pour la garder contre toute violence[5] ; personne ne put désormais y entrer. Pendant ce temps Fey, avec les quelques cavaliers qu’il avait ralliés, arrive à Hu-Y et se présente devant Hiuen-Té ; il annonce que Pao a livré les portes et que Liu-Pou s’est emparé de la ville.

Tout le monde pâlit dans le camp, mais Hiuen-Té dit avec un soupir : « Faut-il se réjouir de posséder et s’affliger de perdre ! — Où est la femme de notre frère aîné ? demanda Kouan-Kong. — Dans la ville, avec tout le reste de sa famille, « répond Fey abattu ; et comme Hiuen-Té gardait un morne silence, Kouan s’écria : « Que vous a-t-on dit quand vous avez voulu garder la ville ? quelles recommandations vous a faites notre frère ? Sa famille est captive, la capitale de sa province perdue. Votre mort ne peut expier un crime qui vous rend odieux au delà de la vie ; de quel front osez-vous reparaître devant Hiuen-Té ! »


II.[6]


Tchang-Fey, tout honteux, voulut se donner la mort, mais Hiuen-Té se jeta devant lui, le prit dans ses bras et lui arracha son glaive, en disant : « Vous connaissez l’ancien proverbe : les frères sont comme les mains et les pieds, les femmes et les enfants sont comme les vêtements ; on change ses vêtements quand le temps les a gâtés ; mais si on a perdu ses mains et ses pieds, comment les remplacera-t-on ? Unis tous les trois par un serment inviolable dans le jardin des Pêchers[7], nous avons juré de mourir ensemble, bien que nous ne soyons pas nés le même jour. Ce n’est ni la perte de ma ville ni la captivité de ma famille qui me fera oublier le lien qui doit unir des frères. Liu-Pou a enlevé mes femmes et mes enfants, mais il ne les fera pas périr ; il nous laissera le moyen de les lui arracher. »

Et dans tout ce camp profondément affligé on délibéra de nouveau sur la campagne entreprise contre Ky-Ling.

Déjà Youen-Chu, averti que Liu-Pou venait d’entrer dans la ville de Su-Tchéou par surprise, lui fit promettre cinq cent mille boisseaux de grains, cinq cents chevaux, dix mille pièces d’or et d’argent et mille pièces d’étoffes brochées s’il voulait attaquer Hiuen-Té de son côté. Enchanté de ces offres, Liu-Pou mit sous les ordres de son lieutenant Kao-Chun cinquante mille hommes, en lui recommandant d’attaquer Hiuen à revers. Mais son plan fut déjoué ; Hiuen-Té, instruit de cette trahison, profita d’une pluie assez abondante pour dérober sa fuite et se retirer à Kwang-Ling, vers l’est.

Cependant Kao-Chun alla saluer Ky-Ling et lui annoncer qu’il venait de la part de Liu-Pou, prince de Ouan, se joindre à son armée, et demander ce qui avait été promis. Mais il reçut pour toute réponse l’invitation de se retirer à Hia-Pey jusqu’à ce que Ling en personne allât voir son chef. Après cette entrevue, Kao vint rendre compte à Liu-Pou de ce qui s’était passé, et au même instant on apporta une note de Youen-Chu ainsi conçue : « Hiuen-Té n’est pas soumis encore, laissez-moi en finir avec lui, et ensuite nous réglerons notre affaire. »

« Il manque à sa parole, s’écria Liu-Pou fort en colère ; je veux marcher contre lui et le châtier. » Mais Tchin-Kong lui conseilla prudemment de ne pas risquer une guerre contre Youen-Chu, maître de la province de Chéou-Tchun, abondamment pourvu de provisions, chef d’une belle armée. « Vous ne gagneriez rien contre lui, ajouta-t-il ; le mieux, c’est de rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey, d’attendre que vos forces soient en proportion avec cette grande entreprise ; mettez votre allié à l’avant-garde, battez Youen-Chu tout d’abord, puis vous vous déferez de Youen-Chao, son frère, et l’Empire n’aura plus d’adversaire à vous opposer. » Liu-Pou suivit ce conseil.

Un courrier fut secrètement dépêché vers Hiuen-Té ; mais son camp venait d’être enlevé par Youen-Chu, dès l’arrivée de ses troupes à Kwang-Ling. Il revenait sur ses pas avec une armée à moitié détruite quand l’exprès de Liu-Pou le rencontra. Cet appel lui causa bien de la joie, et il rentra dans Su-Tchéou. « Liu-Pou n’a guère de générosité, disaient Kouan et Fey ; ne vous fiez pas à ses promesses. — Eh ! répondit Hiuen-Té, quand on m’accueille avec tant de bonté, quel soupçon puis-je avoir ? »

Il alla donc droit à Su-Tchéou, et Liu-Pou, doutant qu’il pût avoir tant de confiance, lui avait envoyé sa femme et ses enfants pour le mieux engager à rentrer. Il apprit de ses deux femmes (Kan et My) que sa maison avait été strictement gardée par ordre de Liu-Pou, qu’aucun homme n’y avait pénétré, enfin qu’elles y avaient été parfaitement traitées et abondamment pourvues des choses nécessaires.

« Vous le voyez, dit Hiuen-Té en se tournant vers ses deux amis, cet homme n’est rien moins qu’un méchant. » Et à peine de retour dans la ville, il alla remercier Liu-Pou ; malgré tout, Tchang-Fey nourrissait contre ce dernier une haine implacable ; il se retira aussitôt à Siao-Pey avec les femmes de son frère adoptif.

Pendant la première entrevue, Liu-Pou raconta tout ce qui s’était passé dans le banquet. « Je n’ai point enlevé votre ville par force, lui dit-il ; votre jeune frère, Tchang-Fey, pris de vin, y commettait des meurtres, et je suis venu tout exprès pour secourir les habitants. — Je vous crois, répondit Hiuen-Té ; d’ailleurs, il y a longtemps que je voulais vous céder la possession de Su-Tchéou. »

Il s’éleva entre eux une lutte de générosité plus sincère du côté de Hiuen-Té que de celui de Liu-Pou. Enfin, après le repas, ils se séparèrent, et Hiuen-Té retourna à Siao-Pey où sa famille était rendue déjà.

Liu-Pou lui envoya des vivres et des étoffes précieuses en présents et le nomma premier magistrat de Yu-Tchéou. Dès lors le passé étant oublié, la plus grande harmonie régna entre eux, malgré l’inimitié que Kouan et Fey nourrissaient encore contre Liu-Pou ; mais Hiuen-Té leur disait : « Je dois rester dans la ligne du devoir, je dois m’humilier, attendre l’heure marquée par le ciel, et ne pas me mettre en désaccord avec ses décrets. »


  1. Vol. I, liv. III, suite du ch. VIII, p. 124 du texte chinois.
  2. On y voyait figurer My-Tcho, My-Fang, Kien-Yong, Sun-Kien et ses deux frères d’adoption, Kouan-Kong et Tchang-Fey.
  3. Son petit nom Tseu-Long, il a figuré plus haut.
  4. On se rappelle la profession première de Hiuen-Té.
  5. Ce sont là des sentiments fraternels, dit en note l’éditeur chinois. Ces deux personnages de caractère si opposé avaient été amenés par les circonstances à se donner le nom amical de frère, comme on l’a vu plus haut.
  6. Vol. I, liv. III, ch. IX, p. 157 du texte chinois.
  7. Voir liv. I, p. 11.


Notes


Sun-Tsé, dans son traité de l’art militaire (traduit dans le vol. VII des Mémoires sur les Chinois), s’étend assez au long sur les ruses de guerre ; il recommande aux généraux d’employer des moyens si odieux que le traducteur se sent obligé de dire « qu’il désapprouve tout ce que dit l’écrivain chinois à l’occasion des artifices et des ruses. » Rien ne peint mieux le caractère d’un peuple que les ressources auxquelles il a recours pour triompher de ses ennemis. Nous verrons par la suite les héros du San-Koué-Tchy mettre en action tous les préceptes d’une politique et d’une tactique aussi astucieuses que misérables. Mieux que les Grecs anciens et aussi bien que les Perses, ils emploient les fausses lettres, les faux avis donnés à l’ennemi ; ils sèment la division dans le camp opposé ; on trouve parmi eux plus d’un Zopyre qui consent à se faire mutiler afin d’être mieux pris pour un transfuge. Par la manière dont ces ruses sont présentées ici, on voit qu’elles forment un véritable code à l’usage des conseillers militaires et des généraux.


Il est à remarquer que tous les chefs de parti, dans ce roman, ont un ou plusieurs conseillers qui les dirigent et leur impriment le mouvement ; Liéou-Hiuen-Té seul se conduit par lui-même. Supérieur aux hommes qui l’entourent, aux guerriers énergiques dont il tempère à chaque instant la fougue et la violence, on le voit s’élever au-dessus de tous les personnages que l’écrivain met en scène alternativement. Ses qualités, on peut dire ses vertus, semblent appartenir à un ordre d’idées et de croyances tout à fait à part ; c’est en quelque sorte un héros chrétien du moyen âge.


Mot à mot : « Il faut rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey et y faire repousser nos ailes, attendre que les plumes nous soient revenues. » Le mot chinois Yu-Y, ailes, signifie par figure partisans ; ce qui fait la force d’un chef de parti.