Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 2/3

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Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 336-373).

CHAPITRE III.


Ministres de Louis XV. — Faux édit sur la tolérance et faux cantique. — Lettre de Paul Rabaut au duc de Richelieu. — Capture et martyre du pasteur Roger. — Églises du haut Languedoc et de la Guyenne. — Lettre pastorale de Michel Viala. — Le consul Fabre. — Placet des églises au roi. — Correspondance de l’intendant du Languedoc avec les églises du désert. — Demande de corps militaires.


Avant de continuer le récit uniforme de ces constantes persécutions, qui éclatèrent vers le milieu du siècle avec un redoublement d’ardeur, il convient de rechercher si la marche du gouvernement, et si l’esprit des nouveaux ministres de Louis XV pourrait nous expliquer des changements aussi graves. Le 1743.
29 janvier.
cardinal de Fleury venait, par sa mort, d’affranchir le jeune roi de toute espèce de tutèle ; une guerre violente et sa vieillesse nonagénaire avaient rompu le fil de cette douce existence, que n’avaient pu rajeunir les riantes solitudes du château d’Issy. Les secrétaires d’État, qui gouvernaient effectivement, quoique Louis XV mît une grande importance à faire croire qu’il voulait se passer de premier ministre, étaient d’abord le surintendant Amelot qui eut peu d’influence sur le gouvernement ; ensuite et surtout les deux frères Voyer d’Argenson. Le comte d’Argenson avait remplacé le secrétaire d’État de Breteuil au ministère de la guerre ; il déploya des talents véritables dans la guerre désastreuse de la succession d’Autriche ; il fut juste et inflexible envers les militaires ; mais sa sollicitude ne paraît pas s’être étendue jusqu’aux Français protestants, dont le sort était, il est vrai, hors de ses attributions. Ce qui est plus étrange, c’est que, pendant les terribles persécutions dans le Dauphiné et le Languedoc, le frère de ce dernier ministre, le marquis d’Argenson, esprit d’une couleur philosophique prononcée, tenait le portefeuille des affaires étrangères ; il occupa ce poste de 1744 à 1747. Ce fut pendant cet intervalle que plusieurs ministres du désert furent traînés au gibet pour avoir accompli les devoirs de leur charge au milieu de l’amour des populations. Peut-être ces faits qui se passaient sous l’administration du marquis d’Argenson, doivent-ils nous faire accepter avec quelque restriction la réputation de parfait philosophe et de secrétaire de la république de Platon, que Voltaire lui décerna si souvent dans le cours de leur longue liaison. Il est vrai qu’à partir du 10 janvier 1747, le marquis d’Argenson ne se mêla plus des affaires publiques. Nous verrons que son fils, le marquis de Paulmy, montra plus de sympathie et une justice plus éclairée pour les infortunées églises du désert.

Le comte de Maurepas se mêlait davantage du régime intérieur de la France. Il fut très-longtemps (1725-1749) ministre de la marine ; il tenait aussi un ministère plus privé, le portefeuille de la cour et de Paris. Marmontel l’a dépeint sous les traits d’un brillant égoïste, à l’esprit caustique, doué d’une rare sécheresse de cœur. Nous le verrons reparaître au pouvoir dès les premières années de Louis XVI, après avoir été disgracié par Louis XV, en 1749, à cause d’une épigramme de mauvais ton contre une royale favorite. Il resta, comme on le voit, au poste de secrétaire d’État, au moment de la plus vive persécution des églises du désert. Elles eurent la malheureuse fortune de souffrir beaucoup sous des ministres intimement liés avec les plus brillants philosophes du jour ; car le comte de Maurepas avait reçu, en 1740, les célèbres vers légers de Voltaire ; il fut toujours intimement lié avec Montesquieu ; mais il ne paraît pas que l’ambitieux et docile courtisan eût jamais sérieusement médité l’ingénieux apologue de l’Esprit des Lois sur la tolérance, où le sage de la Brède immole l’inquisition aux arguments de la jeune juive de Lisbonne.

Mais le secrétaire d’État, dans le ressort duquel les églises réformées figuraient plus spécialement à cette époque du règne de Louis XV, ce fut le comte de Saint-Florentin, homme d’un esprit étroit, peu lié avec les philosophes, mais très-actif comme administrateur[1]. Il doit lui revenir une large part de la responsabilité des mesures du temps. Ce fut à lui que les églises du désert adressèrent sans cesse ces placets redoublés, si justes dans leurs prétentions, si mesurés dans leurs plaintes ; nous ne voyons pas, par nos pièces, que cet administrateur ait une seule fois répondu à des doléances aussi légitimes. Il fut sans doute plus occupé de ses galanteries que de leurs malheurs. Il eut surtout la direction des affaires des protestans de France depuis 1744, lorsque Louis XV partit pour aller livrer la bataille de Fontenoi. Le roi ne cessa de témoigner la plus haute estime à son talent administratif, qui fut d’une fécondité intarissable dans la signature des lettres de cachet. Son pouvoir, qui s’étendit sur les églises pendant l’espace de plus d’un demi-siècle, fut enfin brisé par Louis XVI. Après nous être arrêté à indiquer les noms des ministres qui gouvernaient la France, ou du moins qui partageaient l’autorité avec les dames, jusqu’ici de bonne maison, qui régnaient sur le roi, nous devons rentrer dans notre sujet, qui d’année en année revêt une teinte plus sombre. Nous avons vu comment la disposition fort sage des assemblées de jour, adoptée par le synode national de 1744, fut odieusement exploitée par les ennemis des églises du désert. Ils eurent recours à des calomnies mieux ourdies encore. Les assemblées ayant été reprises en Dauphiné,1744. il fut fait rapport à la cour de Versailles que, dans une convocation religieuse du 7 juin, un ministre avait lu tout haut à son auditoire une pièce en forme d’édit de tolérance, qu’il déclarait être du roi et être signé et scellé par le souverain. De quelque côté que vînt l’avis, il fut trouvé bon. Un bruit aussi absurde et aussi faux alla trouver Louis XV à la tête de ses armées. Le roi, qui était alors devant les lignes d’Ypres, fit expédier de son camp, par le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, à M. de Piolens, premier président du parlement de Grenoble, une dépêche du 22 juin 1744. Cette lettre contenait en substance que le roi avait été informé « que le nommé Roger, prédicant, » ayant assemblé plusieurs religionnaires du lieu de Pojols, dans le Diois, y avait fait lecture d’un prétendu édit ou indult du 7 mai, et scellé d’un sceau qu’il assurait être celui de Sa Majesté, « par lequel il paraissait qu’elle donnait à ses sujets la liberté de conscience et celle de s’assembler. » Le roi déclarait qu’il n’avait jamais eu intention de déroger aux lois établies sur cette matière par le feu roi son bisaïeul, et que son ordre était que l’on désabuse les peuples de l’impression que cette pièce aurait pu faire, « et qu’en démasquant l’imposture du prédicant, vous leur fassiez sentir les risques qu’ils courraient en se livrant à la conduite de tels pasteurs. » — « Sa Majesté désire de plus que vous fassiez contre ledit Roger toutes les poursuites convenables pour parvenir à l’exemple qu’exige la gravité du cas. » On ne peut qu’être assez douloureusement surpris de cette violente instruction envoyée au parlement de Grenoble par le comte d’Argenson, instruction qui coûta la vie au vénérable ministre Roger. Le ministre et administrateur qui donna cet ordre était cependant bien ce comte d’Argenson, qui protégeait les lettres et les arts, auquel la grande Encyclopédie fut dédiée par d’Alembert et Diderot, et qui convoquait, à ses spirituels soupers de Neuilly, Lafare et Marmontel, Chaulieu et Voltaire. Sans doute, au milieu de ces élégants loisirs, il ne daignait jamais songer aux droits des églises du désert. On verra plus bas que l’ordre qu’il envoya ne fut que trop écouté par le parlement de Grenoble. Mais quant à l’affaire même, le parlement du Dauphiné se mit avec zèle à la poursuite d’un fantôme. Il cita, il informa, il décréta d’ajournement, et se donna mille mouvements pour constater la réalité d’une telle calomnie ; mais ce fut sans aucun succès.

Nos pièces, tant privées que synodales, eussent suffi à elles seules pour en établir l’imposture. Personne ne s’attendait alors dans les églises à une déclaration de tolérance venue de la cour. Le pasteur Roger prit le parti d’écrire lui-même une épître défensive au ministre comte d’Argenson. « J’ai cru, dit ce sage pasteur, qu’une calomnie si énorme demandait que je déclarasse à Votre Grandeur, de la manière la plus expresse, que si cette pièce supposée a existé, ce que je ne crois pas, je ne l’ai lue ni en particulier, ni dans les assemblées ; que je ne l’ai pas même vue ; et que je n’en ai rien vu que par la lettre que Votre Grandeur a écrite à ce sujet, et que l’on a rendue publique. » Le pasteur ajoutait que les réformés attendaient la liberté religieuse avec une entière résignation. Il terminait par ces réflexions, qui dévoilent assez clairement, sinon les auteurs, du moins les motifs de la calomnie : « Les auteurs de ces impostures nous noircissent pour nous rendre odieux et indignes du support de Sa Majesté : mais ce n’est pas là le seul motif de celui qui m’a accusé d’avoir supposé un édit de liberté de conscience. Sa malignité l’a porté à vouloir découvrir par cette indigne voie la façon de penser de Sa Majesté sur nos exercices de religion. Si sa maligne curiosité a été satisfaite à ce dernier égard, j’ose espérer qu’il ne triomphera pas longtemps de l’opprobre dont son imposture m’a couvert aux yeux de Votre Grandeur, et qu’en voyant éclater mon innocence, dans la procédure même qui a été faite pour prouver le crime affreux dont on me charge, vous rendrez à l’accusateur et à l’accusé la justice qui leur est due. » Ce qu’on aurait aujourd’hui de la peine à croire, c’est que ce bruit fut adopté et propagé par ceux même qui avaient le plus d’occasions de s’assurer de sa fausseté. Les ecclésiastiques catholiques de la province essayèrent de donner corps et réalité à la calomnie. Ils furent sans doute de bonne foi ; car on croit facilement aux péchés de ceux qu’on n’aime pas. Même après la mort tragique 1746.du pasteur Roger, l’évêque de Valence, M. de Milon, répétait, dans un mandement du 10 février, que les hommes de ténèbres, les ministres protestants, « avaient publié sur les toits, ce qu’ils ne disaient auparavant qu’à l’oreille, que par de vaines espérances d’un prochain rétablissement ils en avaient allumé les plus violents désirs, et qu’ils ne rougissaient pas, pour se donner plus de créance, de fabriquer de fausses lettres et de les répandre avec ostentation sous les noms les plus respectables[2]. » Il est facile de distinguer dans ces paroles la trace des inquiétudes que la publicité des grandes assemblées de 1744 avait jetées dans les esprits des ennemis du culte au désert.

Il paraît d’ailleurs que cette chimère produisit une véritable agitation dans toute la province du Dauphiné. Les curés écrivirent de toutes parts au parlement, qui ajourna sur-le-champ un grand nombre des protestants des lieux. On lit avec curiosité les questions que firent les juges à ces fidèles si fermes dans la confession de leur foi. « Vos ministres ne vous ont-ils pas fait lecture d’un prétendu édit, qui vous donne permission de prêcher publiquement ? Ne vous sollicitent-ils pas à user de violence ; à enlever les enfants des couvents, à égorger les religieuses ? Ne vous ordonnent-ils pas de prier pour la reine de Hongrie, et pour la prospérité des armes du roi d’Angleterre ? Quelles sont les maisons qui servent d’asile à vos ministres lorsqu’ils ont prêché ? Un tel notaire n’exige-t-il pas le contrôle des mariages que vous faites bénir au désert ? Ne continuez-vous pas dans vos assemblées d’y baptiser et d’y marier[3] ? « On pense bien que les magistrats n’apprirent rien de la bouche des interrogés, qui put appuyer des bruits aussi calomnieux. Aucun d’eux ne déguisa la vérité, quant à leur culte ; mais aucun d’eux aussi ne put attester qu’il eût jamais entendu approuver des pièces supposées ou fausses par les ministres.

Il faut considérer toute cette affaire comme ayant été habilement inventée par les adversaires des églises, et comme ayant été le résultat des dernières réunions publiques. Nous avons déjà remarqué que le moment de ces réunions était fâcheux. Des édits absurdes et oppresseurs interdisaient toute assemblée publique ; ils transformaient, il est vrai, en crime, l’exercice le plus pacifique et le plus calme d’un droit sacré. Précisément à cause de la défense et de la proscription, ces réunions avaient forcément une apparence mystérieuse, dont le gouvernement pouvait s’inquiéter. On ne comprend plus aujourd’hui cette folie administrative, qui visa sans cesse à transformer des églises, qui auraient pu être patentes et publiques, en sortes de conciliabules clandestins, ayant toujours une apparence de secret et de conspiration. Ce fut là l’énorme faute des hommes d’État de tout ce siècle. Ils créaient par les édits des assemblées défiantes et menacées, pour ensuite s’en épouvanter et les traiter de révolte. Il n’y avait de clé à tous ces embarras, et pour l’administration et pour les protestants, que la tolérance.

Toutes ces inquiétudes de la province, ces dépêches du comte d’Argenson, ces recommandations de sévérité adressées au parlement de Grenoble, coûtèrent la vie au pasteur Roger, l’un des plus vénérables ouvriers de la vigne évangélique du désert.

« Sans doute, écrivait le ministre Loire, de Sainte-Foi, à Paul Rabaut, à propos des bruits sur un faux édit, vous êtes informé de cette imposture de nos ennemis, ou plutôt de cet effort du prince des ténèbres, qui est menteur et meurtrier dès le commencement. » (Lettre du 22 sept. 1744. Mss. P. R.) Toutefois le pasteur Roger, vieillard vénérable, livré tout entier à ses travaux apostoliques, ne voulut pas les interrompre même au milieu d’un tel orage. Ayant appris que son jeune confrère, Louis Rang, avait été arrêté à Livron, il lui écrivit pour le fortifier ; il répétait sans cesse : « Pauvre enfant, que je voudrais être à ta place ! » Ce vœu ne fut que trop tôt exaucé. Ayant appris l’imputation calomnieuse qu’on faisait circuler contre lui, il la démentit et continua toutes ses fonctions. « Je vous donne aussi avis, écrivait-il à Paul Rabaut, que l’on continue d’appeler des personnes à Grenoble et que même l’on en a retenu quatre ou cinq. On en a enfermé une à Die et les mesures se renouvellent ; mais, nonobstant tout cela, presque tous font bénir leurs mariages et baptiser leurs enfants par les ministres, et les assemblées sont aussi fréquentes que nombreuses ; ce qui cause tant de fatigue à nos messieurs que la moitié en a la santé altérée sans pouvoir prendre du repos. (Lettre du 20 sept. 1744.) Quelques mois après avoir tracé ces lignes, ce ministre fut vendu et saisi dans le bois des Petites-Vachères, près de Crest, en avril 1745. Il répondit à l’officier qui lui demandait qui il était : « Je suis celui que vous cherchez depuis trente-neuf ans ; il était temps que vous me trouvassiez. » Transféré à Grenoble, il y fut condamné à mort, en vertu de la déclaration de 1724, par le dispositif suivant : « La cour a déclaré ledit Roger dûment atteint et convaincu d’avoir fait les fonctions de prédicant dans les diverses assemblées des religionnaires, et en divers lieux de la province, en réparation de quoi l’a condamné d’être livré à l’exécuteur et être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort naturelle s’ensuive. » On remarqua qu’il n’y avait pas dans cet arrêt un seul mot du prétendu édit, dont on l’avait si calomnieusement chargé. Il écouta son arrêt avec la même fermeté merveilleuse qui avait étonné les juges lors de son interrogatoire. Reconduit à la prison, il demanda qu’on lui laissât quelques moments de repos pour qu’il pût se préparer au supplice. Ce vénérable pasteur était tout prêt ; mais il réclamait quelques heures pour entretenir quelques prisonniers protestants, dont il savait pouvoir être entendu. Il profita de cette occasion solennelle pour les exhorter à la persévérance et leur témoigna sa joie d’avoir été trouvé digne de sceller de son sang la vérité qu’il leur avait prêchée depuis tant d’années. Les mêmes fidèles attestèrent que le bourreau étant venu prendre ce martyr, sur les quatre heures du soir, pour le mener à la place du Breuil, marquée pour le lieu de l’exécution, ils entendirent le pasteur Roger s’écrier : « La voici l’heureuse journée et l’heureux moment que j’avais si souvent désirés ; réjouissons-nous, mon âme, puisque c’est l’heureux jour que tu dois entrer dans la joie de ton Seigneur. » (22 mai 1745.)

Deux jésuites qui devaient l’accompagner s’étant présentés, il les pria de ne point troubler, par des discours qui seraient inutiles, un recueillement et des actes de dévotion qui lui étaient si nécessaires. Il sortit ensuite de la prison en récitant à haute voix le psaume li, et fut conduit au lieu du supplice par cinquante soldats et au bruit de deux tambours, qui ne cessaient de battre. Pendant tout le chemin rempli d’une foule prodigieuse de peuple, il n’y eut personne qui ne lût sur le visage du pasteur Roger son zèle ardent, sa profonde sérénité et la piété sincère de son âme. Tous les catholiques en furent attendris ; les jésuites repoussés en parlèrent avec éloges. Après avoir fait sa prière à genoux au bas de l’échelle, il la monta avec le même air de confiance et de foi qu’il avait toujours montré jusque-là. Son corps demeura vingt-quatre heures suspendu au gibet et fut ensuite traîné à la rivière, qui lui servit de tombeau. « Telle fut la fin de ce digne pasteur, ajoutent les Mémoires de 1744, qui contiennent le récit le plus détaillé, ce pasteur que son troupeau pleure encore et ne cessera longtemps de pleurer. »

Le pasteur Jacques Roger était né à Boissières dans le Languedoc. Il s’était consacré, dès sa plus tendre jeunesse, à l’édification des églises du désert. Nous avons vu qu’il se joignit à Antoine Court, dès le commencement de la renaissance du culte, et avant même le pasteur Court, puisque les travaux de Roger s’ouvrirent dès l’année 1708. Il prêcha jusqu’en 1711, année où il sortit du royaume pour aller recevoir l’imposition des mains dans le Wurtemberg. Il était de retour en 1715, et à partir de ce moment jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant quarante années, il n’avait cessé de conduire les églises du désert, dans le Dauphiné, convoquant les assemblées, administrant les sacrements, et assistant à tous les synodes.

Nous voyons le nom de ce vénérable ministre figurer au bas d’une foule de pièces de notre collection. Il avait soixante et dix ans, lorsqu’il scella une vie aussi utile par une mort reçue avec le calme d’une foi si vive et si longtemps éprouvée. Il mourut du même supplice, deux mois et demi après son jeune collègue, Louis Rang. Le jeune proposant au début de sa carrière, le vieux pasteur qui avait blanchi à l’œuvre, périrent à un intervalle rapproché. Telle fut la fin du vénérable pasteur Jacques Roger. Un supplice infâme, mais qui n’eut rien d’infamant pour ce digne ministre de Jésus-Christ, fut dans ce monde la récompense de son apostolique carrière. Il en fut aussi la couronne ; nous verrons dans les pages suivantes que tous les fidèles, orphelins d’un tel conducteur, redoublèrent de zèle et de fermeté en présence des arrêts réitérés du parlement de Grenoble. La mémoire du pasteur Roger fut bien longtemps chère à toutes les églises du Dauphiné. Nous ne devons pas oublier aujourd’hui que ce fut lui, avec Betrine, Courteis et Antoine Court, qui continua après la mort de Louis XIV la filiation de l’ordination du pastorat des églises reformées. C’est des mains de ce martyr qu’elle a été transmise jusqu’à nos jours ; souvenir édifiant et glorieux pour ses successeurs dans l’église réformée de France.

Les autres provinces du midi offraient des scènes non moins tragiques. Les prisons d’Alais, d’Uzès, de Saint-Hyppolite, de Nîmes, de Montpellier, d’Aigues-Mortes, celles du fort de Brescou et du château de Ferrières, étaient encombrés de malheureux détenus pour faits de conscience. Ceux qui obtenaient leur liberté, l’achetaient, ou par des frais ruineux, ou par des promesses de conversion, arrachées à la douleur : « Démarches, dit le Mémoire des plaintes, également contraires à ce qu’on doit à Dieu, à la religion dont on est membre, et à l’édification publique, démarches qui déshonorent ceux qui les font, et qui les accablent de honte et de remords, et qui empêchent même que le gouvernement puisse prendre de confiance en eux ; car quelle confiance peut désormais prendre le gouvernement en des personnes qu’il a réduites aux plus dures extrémités, et qui ont eu la timide lâcheté, pour se procurer une liberté temporelle, d’être infidèles à leur devoir et à leur Dieu. » Quant aux rigueurs fiscales des édits de 1745, les protestants du midi qui échappaient aux condamnations étaient ruinés par des amendes ; outre ceux des bourgs et des hameaux, les villes d’Uzès, d’Alais, de Ganges, de Castres, de Puylaurens, de Revel, de Réalmont, payèrent des sommes considérables.

Des faits d’une gravité plus sérieuse encore se passèrent en Languedoc. Ce n’étaient plus des condamnations ; c’était des surprises d’assemblées, suivies de massacres, qui semblaient le premier pas vers une vaste guerre civile. On n’avait rien vu de pareil depuis1745. les premières années qui suivirent la révocation. Le 17 mars, une assemblée convoquée près Mazamet, dans le diocèse de Lavaux, ayant été subitement investie par un détachement des dragons de la reine, elle envoya quelques membres près du commandant pour savoir ses intentions ; il les fit connaître en chargeant la réunion : ayant fait neuf prisonniers, parmi lesquels on remarquait le sieur Guitard, le sieur de Lassan, et Doules, sieur de Latour du Redondet, ancien officier et chevalier de Saint-Louis, tous furent condamnés aux galères à vie par jugement de l’intendant de Montpellier : le 6 avril une tragédie bien plus sanglante eut lieu à Vernoux. Le ministre Desubas, ayant été arrêté, fut conduit dans cette petite ville, et quelques paysans protestants, ayant appris la capture de leur pasteur, vinrent demander sa liberté ; on leur répondit par une décharge meurtrière. Cependant ils revinrent encore, et une multitude assez considérable, provenant de deux assemblées qui se tenaient aux environs, se répandit dans les rues de Vernoux, le 12 décembre 1745. Les soldats de l’escorte auxquels quelques bourgeois s’étaient joints, firent un feu roulant sur ce peuple sans défense, du haut des fenêtres où ils s’étaient postés. On évalua le nombre des victimes de ce massacre, à trente-six tués et quatre cents blessés. (Mém. de pl. p. 20, 21, Mss. P. R.)[4]. Nous reproduirons d’autres détails sur cette affaire déplorable, en racontant d’après des mémoires plus étendus, le récit de la prise et du martyre du ministre Desubas.

Avant cette scène désastreuse, l’intendant de Montpellier avait condamné aux galères le sieur Issoire, pour vente de livres à l’usage du culte, et aux galères perpétuelles Antoine Roux, médecin à Saint-Ambroix, pour avoir lu publiquement l’Écriture Sainte dans une assemblée. (Arr. des 17 août et 13 décembre 1745.)

Nos pièces nous ont fait connaître l’immense placard-affiche de l’une de ces dernières procédures, dans laquelle il s’agit d’une certaine masse de librairie protestante, expédiée au midi du royaume, de Genève et de Lyon, en consignation à Guillaume Issoire, meunier à Nîmes. Il faut avoir le courage de se plonger dans cette lecture, pour se faire une idée des procédures inouïes entamées à ce sujet par le conseiller et chevalier Lenain, baron d’Asfeld, intendant du Languedoc, et ses assesseurs, président et juges-mages au siège de Montpellier. Les papiers que les juges noircirent à cette occasion forment une liste énorme. Les livres protestants avaient été avisés Tonneaux de poix blanche et noire. Le tout se termina par une condamnation de trois ans de galères contre Guillaume Issoire, « dûment convaincu d’avoir introduit dans cette province des livres à l’usage de la religion prétendue réformée. » De plus, par une singulière extension d’autorité, le même jugement ordonna qu’une partie de l’expédition serait brûlée à Lyon par le bourreau (Mss. Fab. Lic.) C’étaient probablement une collection d’ouvrages en grand nombre que le comité de Genève envoyait aux églises du désert.

Pendant ce temps, les protestants du Rouergue étaient livrés à toutes les vexations des logements militaires. Près de Montauban, il y eut aussi un symptôme de résistance, qui occasionna beaucoup d’inquiétude à la cour. Le 4 mars 1745, des dragons ayant voulu outrager une fille, les paysans se réunirent en force, et après un combat contre des gens sans armes, le détachement fut obligé de se retirer, emmenant des prisonniers. Ce fut à la même époque que la persécution la plus cruelle atteignit les gentilshommes verriers du comté de Foix. Arrêtés dans leurs maisons, ils furent conduits aux prisons d’Auch ; l’intendant en condamna quarante-cinq aux galères perpétuelles et à la confiscation des biens, par arrêt du 15 février 1746. Tous ne furent pas conduits au bagne ; mais le 3 octobre suivant, les gentilshommes verriers, dont les noms suivent, subirent cette infamie, qui n’en était pas une toutefois pour des hommes qui n’avaient commis aucun crime ; c’étaient Isaac de Grenier, sieur de Lasterme, père ; ses deux fils, Jean et Marc, et Octave de Robert ; un autre verrier, Jean Grenier, sieur de Courtelas, endura des traitements rigoureux dans les prisons de Toulouse. L’intendant d’Auch condamna également aux galères à vie Jean Veziat, Monez, Lachard, pour crime d’assemblées religieuses. Pauline Monez et Isabelle d’Angély furent condamnées à être rasées et enfermées leur vie durant dans l’hôpital de la ville de Tarbes, pour avoir assisté aux assemblées des religionnaires, et pour avoir tenu des enfants au baptême et s’être mariées devant un ministre. Les pasteurs Olivier et Courteis furent condamnés à mort par contumace (arr. du 9 juin 1745). De plus, ce juge ordonna que, le jour de l’exécution, sur la place de Saint-Girons, les livres concernant la religion réformée, saisis chez les condamnés, 1744.seraient brûlés par le bourreau.

Nous avons vu précédemment que les calomnies qu’on avait répandues contre le ministre Roger avaient eu un fatal succès. Il y en eut d’autres non moins extraordinaires, dont il faut dire quelques mots, comme fournissant un singulier exemple de l’esprit du temps. Elles s’adressèrent cette fois à Paul Rabaut. Au même mois d’août, lorsque le synode national venait d’être tenu, on répandit dans la province un espèce de cantique que l’on accusait les réformés de chanter dans leurs assemblées. Ces stances, fort peu patriotiques, étaient intitulées : « Cantique nouveau pour demander à Dieu, dans les assemblées particulières, l’heureux succès des armes britanniques, sur le chant de la passion. » Le contenu répondait au titre. Quelque nouvel ennemi, plus perfide encore que celui qui avait fabriqué les faux édits de tolérance, avait rimé ce chef-d’œuvre de méchanceté[5]. On apprit une autre nouvelle fâcheuse, qui étonna et qui n’inquiéta pas moins. Dès l’année 1738, le duc de Richelieu, qui commençait alors avec tant d’éclat sa double carrière de capitaine et de courtisan, avait été nommé lieutenant général du roi en Languedoc. Il y figura plusieurs fois, avec ostentation, aux états de la province. On rapporte même que ce fut le don que lui firent les églises, d’un régiment de dragons de Septimanie, au commencement de la guerre de la succession d’Autriche, qui lui procura, à Versailles, sa nomination à une haute dignité de cour, celle de premier gentilhomme de la chambre[6]. Il est certain, toutefois, que dès cette époque les églises eurent plus d’une fois à se louer de leurs rapports avec le duc de Richelieu. Leurs communications avec ce seigneur, brave et dissipé, dont la vie résume tout ce que les vices de cour eurent de plus brillant, ne furent pas un des traits les moins extraordinaires de leur position. Nous voyons, fort peu de temps après l’apparition en Dauphiné des faux édits de tolérance, le pasteur Paul Rabaut, écrivant à M. de Ladevèze, commandant de la province en l’absence du duc, pour le désabuser sur la composition du cantique où les Anglais étaient invoqués. On apprit bientôt qu’aux1744.
Décembre.
états de 1744, le duc de Richelieu avait lui-même apporté et lu une copie de cette pièce séditieuse ; alors Paul Rabaut se décida à écrire au duc, à la fin de l’année 1744. « Nous vous jurons. Monseigneur, disait le pasteur du désert au duc commandant, nous vous protestons, devant le souverain scrutateur des cœurs, qui saura punir une fois les parjures et les hypocrites, que ce n’est point parmi les protestants qu’a été fabriqué l’exécrable cantique qu’on leur attribue. Leur religion ne recommande rien plus fortement que l’obéissance et la fidélité au souverain. Dans les discours que nous adressons à nos troupeaux, nous insistons souvent sur cet article, comme peuvent en rendre témoignage un nombre considérable de catholiques que la curiosité a attirés dans nos assemblées religieuses »[7].

Après avoir affirmé que cette pièce était évidemment l’œuvre de la plume des ennemis des églises du désert, Paul Rabaut rendait hommage au zèle du commandant de la ville et château d’Alais, qui avait fait arrêter un catholique fredonnant ce couplet ; après s’être ainsi défendu, le pasteur ajoutait le passage suivant, où il glissait une défense incidente, mais assez adroitement amenée, des assemblées religieuses : « Si nous faisons des assemblées religieuses, ce n’est ni par mépris pour les ordres de Sa Majesté, ni pour cabaler contre l’État. C’est uniquement, Dieu nous en est témoin, pour obéir à nos consciences, pour rendre au Seigneur nos hommages de la manière qui nous paraît lui devoir être plus agréable, pour nous instruire de nos devoirs et nous exciter à les remplir. Loin que cela soit contraire au bien de l’État, il nous paraît en être le plus solide fondement. »

Partout cependant, en dépit de toutes ces menées, les églises continuaient leurs assemblées. Les réformés de la Guyenne furent toutefois moins maltraités que ceux du Dauphiné. Le chevalier Aubert de Tourny, conseiller et maître des requêtes, était alors intendant 1745.
21 février.
de la généralité de Bordeaux. Il se conduisit quelque-fois avec rigueur, mais souvent aussi avec une justice plus éclairée que celle de ses collègues. Peu de mois après le synode national de 1744, les protestants de Bergerac tinrent, aux environs de la ville, une assemblée, qui fut très-nombreuse, et où tout se passa dans le plus grand ordre. M. de Tourny avait eu avis de la convocation ; il manda le jour même trois habitants de Sainte-Foi, qu’il interrogea et qu’il se contenta de réprimander. Il paraît que ce magistrat voulut imposer, par un déploiement de forces militaires. Il envoya, cinq jours après, à Sainte-Foi, quinze brigades de maréchaussée, qui augmentèrent ensuite jusqu’à vingt, ayant à leur tête le prévôt général de Guyenne ; ce dernier cita un nombre considérable d’habitants, et en envoya dix devant M. de Tourny. L’intendant les interrogea encore, et, après quelques jours, les renvoya libres, en exigeant seulement la promesse qu’ils n’iraient plus aux assemblées. De tels engagements ne pouvaient être tenus ; ils étaient trop opposés et aux habitudes des protestants et aux ordres des synodes ; ils ne trompaient personne, ni les magistrats qui les recevaient, ni les fidèles qui les prêtaient pour éviter les procès.

Nous avons à citer encore, vers la même époque, un exemple singulier des stratagèmes dont les protestants se servaient pour pouvoir assister aux assemblées religieuses sans être molestés. Nous le tirons de la province de Languedoc. Dans la petite ville de Saint-Jean-du-Pin, diocèse d’Alais, il y avait, comme partout, beaucoup de prétendus nouveaux convertis, qui persistaient obstinément à se rendre aux exercices du culte du désert. De ce nombre était le consul de Saint-Jean-du-Pin, au lieu d’Audabias, Denis Fabre. En sa qualité de consul, nous le voyons dans nos pièces (Mss. Fab. Lic.) écrivant au chevalier Lenain, intendant, pour représenter que lui, le consul Fabre, est seul en état de diriger la commune « et de veiller à tout ce qui s’y passe, concernant les affaires du roi pour en rendre compte, comme il l’a toujours fait, à ses supérieurs, » qui furent successivement les lieutenant d’Yverny et Lebrun, commandant le fort d’Alais ; « en conséquence, le suppliant, continuant ses soins, a toujours été attentif à son emploi, et lorsqu’il savait qu’il y avait quelque assemblée aux environs de sa paroisse, il s’y transportait pour veiller s’il ne s’y passait rien contre l’intérêt de l’État ; le 17 juillet dernier, ayant été informé qu’il y avait une assemblée de nouveaux convertis à un endroit qu’on appelle le Ranelranqua, qui n’est pas fort éloigné de celle de Saint-Jean-du-Pin, le suppliant s’y transporta pour savoir s’il ne se passait rien contre l’intérêt de l’État, afin d’en donner compte au sieur Lebrun ; il ne s’y passa autre chose, sinon qu’on y chantait des psaumes, et qu’on y prêcha ; après quoi, ceux qui assistaient à l’assemblée se retirèrent aussi bien que le suppliant, qui, deux jours après, rapporta à M. Lebrun qu’il n’y avait rien de nouveau qui allât contre l’intérêt de l’État, sans pourtant lui parler de ladite assemblée : et quoique le suppliant n’ait fait que remplir les fonctions de la charge qui lui avait été donnée depuis longtemps en qualité de consul, c’est-à-dire, veiller à tout ce qui pouvait se passer contre l’intérêt de l’État, et qu’il ne soit coupable de rien, néanmoins, lundi dernier, étant au marché d’Alais, il fut arrêté en vertu d’un ordre de Votre Grandeur, conduit au fort d’Alais, et interrogé par votre subdélégué, M. de La Bruyère. »

La mésaventure de M. le consul Fabre, qui d’ailleurs ne paraît pas avoir eu des suites bien graves, nous est assez nettement expliquée par sa pétition, qui a bien un côté un peu plaisant ; caractère excessivement rare chez les pièces historiques de cette époque. Les consuls étaient exposés à mille épreuves de catholicité ; ils étaient choisis avec soin parmi les anciens catholiques les plus purs, ou parmi les nouveaux convertis les plus solides. Il est clair que le consul de Saint-Jean-du-Pin n’appartenait à aucune de ces classes. Il est clair que, sous couverture du zèle de faire sa charge et de veiller à ce que rien ne se passât de contraire au service du roi, ce protestant habile et zélé se rendait assidûment aux assemblées religieuses. Il déguisait sa piété sous un habit administratif. Il est même probable qu’il veillait ainsi très-souvent au service du roi. Aussi l’intendant Lenain ne fut point la dupe de cette louable vigilance. Il chercha à la calmer par l’argument ordinaire du temps ; l’appréhension au corps et le séjour dans la citadelle d’Alais.

Nous avons cité au long cette singulière correspondance pour faire voir, par un exemple de plus, comment les protestants des églises du désert luttaient, par mille moyens ingénieux, contre les édits oppresseurs. Leurs moyens furent innombrables ; nous pourrions rappeler à ce sujet que, dans le dossier des pièces de la procédure criminelle du 17 août 1745, contre les protestans du Languedoc, accusés de débit de livres à l’usage du culte, on trouve que l’un des accusés, quoiqu’il ne pût montrer des extraits des registres de la paroisse de Beaucaire, exhibait cependant « trois différentes attestations de sa catholicité. » (Placard, Mss. Fab. Lic.)

Nous venons de parcourir quelques-uns des événements principaux qui signalèrent dans le bas Languedoc, dans la Guyenne et dans le Dauphiné, l’époque immédiatement postérieure au synode national de 1744 ; nous devons maintenant jeter un coup d’œil sur l’état des églises dans le haut Languedoc, dans ces districts plus voisins de l’Océan et des ports de la Saintonge, plus exposés aux attaquer et aux tentatives de descentes des forces maritimes de l’Angleterre. Nous allons voir que ces églises du désert prirent une foule de mesures religieuses d’un caractère très-fervent, en même temps qu’elles furent l’objet des communications politiques les plus étranges de la part des ministres de Louis XV.

Dans le haut Languedoc, la persécution n’avait pas été moins violente ; aussi des copies de la requête au roi ordonnée par le dernier synode national, furent adressées de cette province pour être présentées aux ministres et aux autres seigneurs, à qui les églises pouvaient espérer de faire connaître les faits. Le massacre de Vernoux du 12 déc. 1745 que nous raconterons dans le chapitre suivant, ayant partout répandu la colère et la terreur, les églises de cette province envoyèrent un tableau de l’état des choses et de leurs maux inouïs dans le cours de 1745, au prince de Dombes[8], au duc de Richelieu, commandant la province, au ministre d’état Saint-Florentin, à M. de Manibam, premier président du parlement de Toulouse, et à l’intendant Lenain (Mss. Cast., p. 33-38). Ces églises déclarent, il est vrai, que pour obéir à la conscience, elles se sont vues réduites « à la fatale nécessité » de contrevenir aux édits du roi, sans que pour cela leur fidélité ait été ébranlée ni même altérée en rien ; elles relatent les suites de la funeste rigueur du parlement de Grenoble, et indiquent que dans la haute Guyenne, elles ont éprouvé « tous les excès de la violence exercée par les dragons, logés chez les habitants, à pure perte, excès accompagnés de l’effusion du sang de plusieurs innocents, du ravissement des biens et des denrées, et d’impositions et demandes si excessives que plusieurs se sont vus ruinés dans un court espace de temps ; les amendes qu’on a imposées, et qui continuent toujours dans ce pays, ont réduit un grand nombre des meilleures familles à la mendicité ; le logement des troupes dans votre ville de Castres, l’emprisonnement de beaucoup de protestants au château de Ferrières, à Auch, et ailleurs, ont désolé un grand nombre de particuliers et répandu la terreur et la consternation dans toutes ces contrées. »

Cette pétition des églises du haut Languedoc à Louis XV, à ses ministres, à ses lieutenants, et au chef de la magistrature de la province, est rédigée avec une certaine énergie, en ce sens qu’elle précise nettement la position des réformés, placés entre la persécution et l’exil : « Qu’il nous soit donc permis. Sire, disaient ces églises, de supplier très respectueusement Votre Majesté, de jetter un œil de compassion sur notre état déplorable et de nous permettre de servir Dieu et de lui rendre le culte que nous lui devons, dans des assemblées réglées, selon qu’il lui plaira de l’ordonner, pourvu que nous puissions y entendre l’explication de la parole de Dieu, y célébrer ses louanges, y participer aux saints sacrements, que notre Seigneur a institués, et y faire bénir nos mariages par nos ministres : que si nous ne pouvons pas obtenir cette faveur, si nous ne pouvons pas nous flatter de voir cesser nos maux, ne nous étant pas possible de vivre sans l’exercice de notre religion, nous sommes réduits malgré nous à supplier Votre Majesté, avec l’humilité et le respect le plus profonds, qu’il lui plaise nous permettre de sortir du royaume, avec nos femmes, nos enfants, et nos effets, pour nous retirer dans les pays étrangers « où nous puissions librement rendre à la Divinité le culte que nous croyons indispensable et duquel dépend notre malheur ou notre bonheur pour l’éternité. » (Mss. Cast., mars et avril 1745) Singulière position de toute une classe de Français au milieu du xviiie siècle, demandant comme une grâce au roi de France, à Louis le Bien-Aimé, qu’il leur fût permis de fuir avec leurs familles et leurs biens cette patrie, que l’intolérance changeait pour eux en un séjour insupportable ? Savait-on à Versailles que tant de Français implorassent alors le bannissement comme une faveur ? Il est permis d’en douter. En effet, les protestants signataires disent douloureusement dans la lettre qui accompagnait leur requête, adressée au commandant, à l’intendant, et au ministre Saint-Florentin : « Nous avons le malheur de n’avoir aucun accès au trône de Sa Majesté ; » ils poussèrent les précautions jusqu’à l’envoyer par la poste, outre les ministres, au roi lui-même, espérant par là que leurs plaintes « pourraient de quelque façon » tomber sous les yeux du monarque. Mais il fallut que le Languedoc eût recours à des moyens plus énergiques ; toutes les représentations furent inutiles ; ce ne fut pas la première fois dans l’histoire que l’on éprouva que souvent les murs des palais des rois sont d’airain pour les plaintes des opprimés. C’était cependant l’année où Voltaire livra au public sa tragédie de Mahomet (1745) avec la fameuse dédicace à Benoît xiv, qui lui accorda en retour des éloges auxquels il fut très-sensible, et ses bénédictions ; c’était l’année où les provinces du midi du royaume étaient en proie aux condamnations de toutes sortes, et où Jacques Roger fut attaché au gibet : l’auteur de cette tragédie philosophique contre le fanatisme aurait presque pu prendre le Dauphiné, au lieu de l’Arabie, pour le théâtre de son drame.

Au milieu de l’indifférence des beaux esprits, au milieu de si constantes persécutions, les églises du désert ne cessaient de prendre des mesures de discipline religieuse, empreintes du plus admirable sentiment de résignation et des pratiques de la plus fervente piété. Nous trouvons plusieurs traces de cet esprit dans les délibérations du haut Languedoc, dans l’année qui suivit les terribles persécutions de 1745 ; six mois seulement après le massacre de Vernoux, un colloque de la province, formé de trois pasteurs et de vingt-cinq anciens, « attendu que Dieu punissait l’Église, à cause de ses péchés, que les fidèles étaient condamnés ou emprisonnés, que les exercices étaient interrompus, » résolut qu’il serait célébré un jeûne solennel, le 18 août 1746, en y ajoutant cette disposition spéciale : « Nous préférons un jour ouvrier à un dimanche, afin de manifester au public que nous sommes touchés de la froissure de Joseph. » On prit aussi des mesures, vu la gravité des circonstances, tendant à fractionner les églises de la montagne, pour diminuer le danger et la chance des surprises ; enfin, les condamnés ne furent pas oubliés par leurs frères. « L’assemblée a résolu d’envoyer incessamment une subvention aux gentilshommes de la comté de Foix, condamnés aux galères pour cause de religion, laquelle sera collectée dans toutes les églises du haut Languedoc » (art. 4). Rien de plus touchant que la lettre circulaire que le pasteur Michel Viala écrivit aux églises de la province de la haute Guyenne, pour leur annoncer cette délibération, prise en présence du martyre. Voici quelques fragments de cette espèce de mandement émané d’églises qui enduraient de si grands maux : « Nous ne croyons pas nécessaire, nos très-chers frères, de mettre dans un plus grand jour les motifs qui ont déterminé notre assemblée colloquale à indiquer ce jeûne général ; vous devez sentir vous-mêmes la nécessité de vous humilier extraordinairement devant le trône d’un Dieu dont la justice est inexorable envers le méchant, mais dont les compassions sont infinies envers le pécheur contrit et humilié. Transportez-vous par la pensée dans cet heureux période, où vous alliez en foule dans le désert, pour y rendre vos hommages religieux à la Divinité, et où vos âmes, consolées, fortifiées, nourries dans les espérances de la vie éternelle, étaient pénétrées d’une joie indicible. Hélas, vous perdîtes bientôt ces heureuses prérogatives. Un revers fatal changea la face de vos églises. Les larmes et les gémissements succédèrent aux mouvements ravissants dont vous étiez animés. L’orage dispersa les uns, accabla les autres ; de là, la désolation de tous ; de là, la tiédeur et la timidité de plusieurs, et la corruption générale, suite ordinaire de la famine de la parole de Dieu Nous exigeons de vous, nos très-chers frères, que vous suspendiez vos occupations temporelles au jour marqué, d’un côté, pour être en état de glorifier Dieu, de l’autre, pour convaincre ceux qui ne vous aiment pas que vous êtes touchés de vos malheurs. Que donc chacun de vous s’applique, ce jour-là, uniquement aux choses du ciel. Que le négociant ferme sa boutique ; que l’artisan cesse les actes de sa profession, et le laboureur ses travaux. Que le jeune et le vieux, le riche et le pauvre, que les pasteurs, les anciens, et le troupeau pleurent, entre le porche et l’autel, et qu’ils disent : Ô Éternel, pardonne à ton peuple, et n’expose point ton héritage à opprobre. » (Mss. Cast.)

À peu près à la même époque, les églises, qui répondaient ainsi par des actes de religieuse humilité aux rigueurs de leurs ennemis, eurent à lutter contre le résultat de deux intrigues, dont nos pièces ont enregistré les détails, et qui font bien voir que les protestants avaient des ennemis à qui toutes les armes étaient bonnes. La première fut l’œuvre d’un calomniateur anonyme ; la seconde trouva des échos plus sérieux. L’évêque de Castres fut sommé, par une 13 août. lettre anonyme remise au suisse de l’évêché, de chasser de la terre de Viane, son vicaire l’abbé Téron ; faute de quoi on lui déclarait qu’il lui en coûterait la vie. Par une bizarre invention de cette œuvre de ténèbres, un grand nombre de points ou de croix tracés dans ce libelle, désignait le nombre des signataires : « Autant de traits, autant d’hommes prêts à vous faire l’opération, » disait la lettre. Le tout était censé écrit de la part des pasteurs Viala, Olivier et Lacombe. Il fallut que le pasteur Michel Viala écrivît à l’intendant Lenain une lettre énergique pour repousser la responsabilité de cette infamie. Il lui fait sentir combien peu il est probable que des ministres dont la doctrine tend manifestement à l’affermissement de l’ordre, que des hommes dont les maximes ne respirent que la paix, l’union et la charité, que des hommes qui annoncent à haute voix le précepte apostolique de rendre le bien pour le mal, que des prédicateurs, qui font consister leur gloire dans le martyre, soient coupables de choses diamétralement opposées à toute leur conduite et à tous leurs principes. Il termine en adjurant l’intendant de faire rigoureusement rechercher l’auteur de cette calomnie (Mss. Cast., p. 43).

L’autre délation fut plus grave, parce qu’elle portait sur des objets plus importants que l’exil d’un vicaire. Il s’agissait du crime de sédition et d’intelligence avec les ennemis de l’État. La guerre régnait alors avec fureur. Les armées françaises, engagées en une lutte peu glorieuse pour elles et ruineuse pour la France, avaient été repoussées. Les armées étrangères avaient paru dans le midi et avaient occupé une partie de la Provence. Les flottes anglaises avaient effectué une descente sur les côtes de Bretagne, d’où leurs soldats avaient été vivement repoussés. Mais les vaisseaux ennemis longeaient les côtes de l’Océan et de la Méditerranée ; ils tenaient l’épée suspendue sur le littoral. La cour redoutait que l’ennemi ne profitât de la disposition d’esprit où tant de rigueurs avaient mis les protestants du Languedoc et provinces limitrophes, pour y jeter des corps de partisans, et pour tenter de rallumer la grande révolte des Camisards. Il n’est pas étonnant, d’ailleurs, que cette possibilité très-grave ait engagé fortement l’attention du cabinet de Versailles, qui venait lui-même de jeter un Stuart en Irlande, plutôt comme chef d’aventuriers que comme roi légitime ayant quelque chance de victoire. L’intendant Lenain reçut donc l’ordre de s’assurer, par tous les moyens, des dispositions des protestants si le cas d’une invasion se présentait ; de découvrir surtout si l’on pouvait craindre qu’ils se joignissent à l’ennemi ; ou si l’on pouvait espérer au contraire qu’ils marchassent contre ses drapeaux. L’intendant Lenain fit écrire de Montpellier une épître très-adroite par un protestant qui avait sa confiance, le sieur Amiel, à un autre protestant notable, le sieur Resch, avocat au parlement à Castres. Cette missive engageait les pasteurs à déclarer avec force et sans arrière-pensée leurs intentions et les sentiments de leurs troupeaux, à l’intendant, afin qu’il pût rassurer la cour, et lui faire part des ressources sur lesquelles elle pourrait compter en un cas d’urgence[9]. Nous avons lu les réponses que firent les pasteurs Viala et Olivier, au nom du corps des protestants du haut Languedoc, à ces étranges interrogatoires, datées du désert le 11 et 17 novembre 1746 (Mss. Cast., p. 49, 55). Ils n’eurent point de peine à repousser des soupçons que rien n’autorisait. Ils démontrèrent facilement que l’accusation n’avait pu émaner que de ceux qui avaient juré la perte des églises ; que jamais ils n’avaient eu la moindre correspondance avec les Anglais, et quant à de prétendus émissaires de cette nation introduits dans la province à leur sollicitation, c’était une infâme calomnie ; « que, loin d’attirer des prédicateurs séditieux au milieu de leurs troupeaux, ils exhortaient leurs auditeurs à demeurer fidèlement attachés à la discipline ecclésiastique des églises réformées de France, et, en conséquence, à ne recevoir aucun étranger se disant ministre ; » qu’ils n’avaient même à cet égard aucun sujet de plainte contre les particuliers ; que leur doctrine, exposée au grand jour devant des milliers de témoins, et même devant des catholiques, prouvait assez combien l’imputation était futile ; que s’ils se trouvaient dans la fâcheuse alternative ou d’être réduits à trahir leur conscience, ou de contrevenir aux ordres du roi, en convoquant des assemblées religieuses, au moins ils n’avaient rien négligé pour prévenir les suites fâcheuses qui auraient pu en résulter ; qu’ils avaient sans cesse inculqué la soumission aux lois, non seulement par la crainte des châtiments, mais aussi par des motifs de conscience ; que les révolutions de l’Europe n’avaient pu rien changer à leurs maximes ; qu’il ne se passait rien dans leurs assemblées qui tendît le moins du monde à troubler la paix publique ; qu’ils ne connaissaient aucun protestant capable de se joindre aux armées anglaises ; que l’esprit de vengeance et le zèle indiscret étaient bannis de leurs sociétés religieuses ; qu’enfin, si, contre toute apparence, il se trouvait dans leur cercle quelques malintentionnés assez audacieux pour lever l’étendard de la révolte, les pasteurs seraient les premiers à les réprimer. Ces sages et patriotiques protestations eurent tout le succès désirable. Il est même probable que pour Lenain, qui administrait depuis longtemps le Languedoc et qui connaissait l’esprit des églises du désert, elles furent à peu près superflues.

On peut supposer, non sans vraisemblance, qu’il imagina cette voie pour frayer la route à une autre demande plus étrange, où se peint d’une manière frappante et tous les embarras de la cour et toute la bizarrerie des mesures de l’administration envers les protestants. Peu après les réponses des pasteurs, nous voyons le même agent protestant de l’intendant Lenain remercier en son nom les ministres de leurs réponses, et ajouter ce nouveau conseil : « Il faut lui marquer les forces en hommes que vous pourriez conduire ici auprès de Sa Grandeur, en cas que les Anglais fissent une descente. Voilà mot à mot ce dont il m’a chargé ; à quoi je n’ajoute ni ne diminue rien. » (Mss. Cast. Fragment de la Lettre du sieur Amiel, 24 nov. 1746.) En exécution de cette demande inattendue, un colloque s’assembla dans le haut Languedoc, le 10 décembre, pour délibérer à ce sujet. Nous croyons devoir transcrire l’article 1er de cette assemblée, l’une des plus extraordinaires pour son objet que l’on eût jamais vues dans l’église réformée de France. « M. l’intendant ayant désiré de savoir le nombre de ceux d’entre les protestants des diocèses d’Alby, Castres, Lavaur et Saint-Pons, qui pourraient prendre les armes pour s’opposer aux entreprises des ennemis de l’État, la compagnie est d’avis de délibérer là-dessus. MM. les pasteurs jugent également déplacé et ridicule le parti de déterminer le nombre fixe des protestants du haut Languedoc qui pourraient marcher aux ordres de Sa Majesté, vu que, d’un côté, ce serait offrir au roi ses propres sujets et des sujets pleins d’ardeur pour son service ; et que de l’autre il n’est pas possible d’en savoir le nombre avec précision. En conséquence, MM. les pasteurs trouvent convenable d’écrire à M. Lenain, en conformité du zèle des protestants pour le service de Sa Majesté, qu’il n’est aucun particulier parmi eux, dans le haut Languedoc, capable de porter les armes, qui ne soit prêt à exécuter ses ordres ; mais, n’en ayant pas fait le dénombrement, on ne peut lui en marquer le nombre précis. Mais les anciens et autres particuliers de cette assemblée opinant pour le parti contraire, et voulant, malgré l’avis de MM. les pasteurs, offrira M. l’intendant, les uns 15,000, les autres, 10,000 hommes ; les pasteurs, pour arrêter un zèle inconsidéré, et crainte de se rendre suspects malgré leur fidélité inviolable pour Sa Majesté Très-Chrétienne, consentent enfin qu’on écrive audit sieur intendant pour lui offrir deux bataillons, qu’on croit pouvoir être levés dans le haut Languedoc, et, qu’au surplus, on priera Sa Grandeur de pourvoir tant à l’armement qu’à l’entretien desdites troupes. » Signé, Viala, pasteur et modérateur, et Olivier, secrétaire. On peut juger, d’après cette délibération, de la nature singulière des rapports qui s’étaient établis entre les églises et le gouvernement. Les protestants, d’un côté, persécutés, tourmentés de mille manières, demandaient en vain la liberté des prisonniers et galériens martyrs, fatiguant la cour de leurs inutiles requêtes ; de l’autre côté, ces mêmes protestants, mis en demeure de délibérer sur un armement militaire, constitués en assemblée de recrutement par ces mêmes magistrats qui leur refusaient l’existence civile : tel est le tableau vraiment inouï des mesures de cette époque de Louis XV. La cour jugeait que ces réformés, indignes de participer aux droits des autres citoyens, étaient dignes toutefois de former des bataillons pour la défense du trône. Il est d’ailleurs évident que les pasteurs, contraints d’introduire un si étrange objet dans leur acte synodal, voulurent concilier la prudence politique, avec les égards qu’ils se devaient à eux-mêmes et aux lois de leur discipline, en repoussant la demande des troupes, par une fin de non recevoir, tout en laissant les laïcs anciens prendre l’initiative sur une matière si opposée aux habitudes pastorales et aux coutumes évangéliques.

Nous allons, au surplus, faire connaître des moyens d’administration encore plus bizarres.

La cour hésitait entre l’obstinée poursuite de la politique, héritage de Louis XIV, tendant à tracasser les protestants par l’incertitude de leur état civil et à disperser leurs assemblées par la force et par les jugements, et entre la crainte de déterminer des soulèvements sérieux, et de les décider, en les poussant à bout, de se jeter dans les bras des ennemis de la France. Toutes les négociations dont les affaires de l’Église furent l’objet à cette époque, portent l’empreinte et de cette rigueur et de cette inquiétude. Il y avait là un but à atteindre, qui était la conversion par contrainte ; il y avait un écueil à éviter, qui était la guerre civile donnant la main à la guerre étrangère : or, de ces deux choses, l’une contrariait l’autre. De là, mille embarras sérieux d’administration. Ils donnèrent lieu aux expédients les plus extraordinaires. On a vu que lorsque le midi de la France eut été envahi jusqu’aux portes de Marseille par l’invasion austro-britannique, la cour eut de vives inquiétudes ; elle conçut le projet d’armer les protestants ; sans doute, parce qu’un gouvernement cherche toujours à prendre l’initiative des événements qu’il redoute, ou bien parce qu’il voulut réellement se créer un corps auxiliaire pour défendre les côtes de la Saintonge, devant lesquelles flottait le pavillon anglais. Nous allons transcrire une autre lettre semi-officielle qui fut écrite à ce sujet par les ordres de l’intendant du Languedoc, et qui est une des pièces les plus curieuses que nous ayons découvertes sur ces négociations occultes, où les traditions du fanatisme religieux se montrent si bien aux prises dans les conseils de l’État avec la première des lois, celle de la défense du pays : elle fut encore écrite de Montpellier1746.
27 octobre.
à M. Resch, avocat protestant, influent dans les églises, à la Bessonié, par M. Amiel, agent de l’intendant de la province, et également protestant.

« Monsieur,

« La cour et monseigneur Lenain sont prévenus que les Anglais avec les pasteurs provinciaux ont soigneusement introduit en France, surtout dans les diocèses de Castres, Lavaux et Alby, nombre d’émissaires qui, de concert, leur prêchent la révolte et la sédition, et M. Lenain m’a fait l’honneur de me le faire communiquer. J’ai eu celui de lui faire réponse pour le persuader du contraire, en lui faisant connaître le véritable esprit de notre religion, etc., que j’en étais garant, etc., et pouvant statuer là-dessus, il me paraissait inutile de prendre des précautions qui pussent fouler le peuple. Tout cela aurait réussi au mieux, si l’on n’avait quelques notions par écrit qui le fortifient dans cette croyance. Cependant, comme il tourne toujours tout du bon côté, et que nous devons tous convenir que Dieu nous l’a placé dans notre province pour maintenir la paix et faire journellement de bonnes œuvres, dont vous et moi avons des marques bien certaines, il m’a chargé, sachant que je ne puis ni voyager ni marcher, de jeter les yeux sur des personnes sages, discrètes, vraies et intelligentes, nouveaux convertis, mais point entachés d’esprit de parti, à l’effet de caver au plus fort jusqu’aux pasteurs pour savoir la vérité et leur véritable façon de penser, pour éviter des meurtres, peut-être même la perte totale d’une province comme la nôtre, que le roi avait regardée habitée par la docilité même, etc., et connaissant là-dessus votre égalité de façon de penser avec la mienne, l’importance pour notre religion d’effacer des doutes qui lui font un tort infini, etc, j’ai cru, Monsieur, pouvoir me confier à vous pour vous prier, ma lettre reçue, départir subito et incognito pour vous rendre aux endroits où peuvent être MM. Viala, Corteis, et Olivier, et autres ministres des diocèses ci-devant nommés, à l’effet de leur communiquer, chacun en particulier, la présente lettre, sonder leurs sentiments, et prendre de chacun une lettre qu’il faut qu’ils écrivent à M. Lenain, pour lui apprendre ce qu’ils pensent là-dessus, ce qu’ils prêchent au peuple, et notamment, qu’ils n’ont avec les Anglais aucun commerce, directement par des émissaires, ni par correspondance, en supposant, comme je le crois, que cela est sûr ; au contraire, qu’ils prêchent au peuple la patience, la paix, une parfaite obéissance à notre bon roi, et que dans tous les temps, surtout dans une descente anglaise comme celle qui vient d’arriver en Bretagne, les protestants seront les premiers à prendre les armes et à s’exposer à perdre leurs vies et leurs biens pour le maintien de la couronne de France, etc. Toutes ces lettres étant faites et ramassées avec précaution et sans bruit, vous aurez la bonté de me les envoyer par la poste, ou à mesure que vous passerez dans chaque département, en les accompagnant d’une des vôtres, que vous devez signer et faire d’une manière que je puisse communiquer à monseigneur l’intendant, et celui-ci à la cour. Ce qui ne peut que vous faire et à moi un honneur infini. Ne soyez ni paresseux, ni timide ; vous marchez sur des ordres souverains, et je vous garantis de tout sur ma tête, m’obligeant encore de vous payer en mon propre tous les frais de cette course, quoi qu’ils puissent coûter : mais ne vous livrez pas aux particuliers, à moins que vous n’eussiez absolument besoin d’eux, et que vous ne soyez sûr de leur discrétion. Quittez toutes affaires, et rendez-vous incessamment auprès des ministres ; l’affaire presse ; elle est de la dernière conséquence à tous égards. Je m’en rapporte au surplus à votre prudence ; mais je dois vous observer que, dans les lettres que les ministres écriront, qu’il n’y ait point de fatras ni de demandes de grâces ; ils doivent seulement s’attacher à la question anglaise, et à prévenir qu’ils ne se lieront jamais à eux contre la France. Voilà l’objet le plus principal duquel ils ne doivent point s’écarter. Persuadez-leur que monseigneur l’intendant fera un très-bon usage de ces lettres, surtout si elles sont vraies et sincères. Pierre Amiel. » (Mss. Cast. p. 48.)

Cette pièce donne l’idée la plus précise du mode de gouvernement des intendants et de leurs rapports administratifs avec les églises. Une police protestante correspondait avec les protestants et leur transmettait sous main les ordres d’un intendant chargé d’exécuter les lois de proscription. De nouveaux convertis, ou plutôt d’anciens non convertis formaient, malgré tant de poursuites, une population assez nombreuse pour inquiéter la cour au sujet de la guerre étrangère. Le représentant du roi correspondait indirectement avec des ministres dont les édits punissaient de mort la seule présence, et était contraint de les employer pour maintenir les sujets dans le devoir. À côté de tout cela, les anciens règlements restaient en vigueur, et des condamnations sévères furent contemporaines de ces concessions. Voilà un état de choses où se peint un bien incroyable mode de gouvernement. Une capricieuse tyrannie se relâchait au gré des circonstances. Il est probable, du reste, que ce fut l’intendant qui dicta cette lettre à son agent, et que, sachant bien que les protestants étaient soumis aux lois, et qu’ils aimaient la patrie, il n’eut recours à cette information mystérieuse que pour calmer des terreurs imaginaires à Versailles. Nous avons dû nous arrêter sur ces deux curieuses missives. Le gouvernement de l’ancien régime y respire tout entier. Il est difficile de le faire mieux connaître qu’en dévoilant ainsi des secrets qui montrent à la fois le désordre de la marche de l’administration, la situation précaire des églises, et la sagesse de leur attitude politique autant que de leur attitude religieuse.



  1. Louis Phélypeaux, comte de Saint-Florentin, fils du marquis de la Vrillière, né en 1705, succéda à son père dans le département des églises en 1725, et se démit de tous emplois en juillet 1775 ; ministre pendant cinquante-deux ans. Les mémoires du temps prétendent qu’il touchait annuellement un fort subside sur la caisse générale du clergé, en récompense du zèle qu’il montrait à réprimer les assemblées du désert ; ils ajoutent que ces fonds servirent à défrayer la magnifique demeure de l’hôtel Saint-Florentin dans la rue qui porte encore le nom de ce confident de Louis XV. Nous n’avons rien trouvé dans nos pièces qui confirmât l’existence de cette rente des persécuteurs. Il faut même remarquer que ce ministre, qui fut créé duc de la Vrillère, en 1770, reçut très-souvent avec bonté Court de Gebelin, qui était alors, à Paris, l’agent bien connu des intérêts des protestants français ; notre correspondance atteste maintes fois ces relations presque amicales entre le fils d’Antoine Court et le fils du secrétaire d’État de Louis XIV.
  2. Mém. histor., depuis 1744 jusqu’en 1752, du Patriote français et impartial, p. 28, par Antoine Court. On trouvera dans ce mémoire toutes ces pièces fabriquées, telles qu’elles furent publiées en 1744, et répandues en Dauphiné. Elles consistent en un décret de Louis XV, daté de Metz, du 15 août 1744 ; d’une lettre de M. d’Argenson ; d’un édit du dauphin de France, revêtu du pouvoir en l’absence du roi, par lequel les assemblées étaient permises ; donné à Versailles, le 30 septembre 1744. Toute cette ténébreuse intrigue paraît avoir égaré la perspicacité administrative du comte de Saint-Florentin, à moins qu’il n’en fût plutôt le complice que la dupe ; ce dont nos pièces ne fournissent cependant aucune démonstration.
  3. Mém. hist. de 1744. Armand de La Chapelle, p. 227.
  4. Le manuscrit de Castres, p. 37, donne ces détails : « Plus de trente de ces malheureux y ont perdu la vie, et un plus grand nombre y ont été blessés si dangereusement, que la plupart sont morts de leurs blessures. »
  5. Voyez ce cantique cité. Mém. hist. de 1744, p. 228.
  6. Nous ne trouvons dans nos pièces aucune trace de ce cadeau bizarre, bien que, dans la suite de cette guerre acharnée, les églises fussent bien réellement consultées par l’intendant baron d’Asfeld, sur leurs ressources militaires.
  7. Mém. hist. de 1744.
  8. Le prince de Dombes, fils aîné du duc du Maine, légitimé de France, était homme d’esprit et brave officier ; il avait été élevé par sa mère dans les sociétés brillantes de Sceaux, et ainsi que le prince de Conti, il avait accordé quelques marques d’intérêt aux protestants, au moins en paroles.
  9. Ces réponses du haut Languedoc sont entièrement conformes pour l’esprit à celles qui furent adressées à la même date (1746) par deux autres ministres, à l’intendant Lenain, desquelles le pasteur A. Court a donné l’analyse dans son Patriote français et impartial, p. 254-257. Villefranche (Genève), 1752.