Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Avant-propos

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Imprimerie N. Aubin (Ip. 1-7).


Il y a peu de pays en Amérique sur les commencemens desquels l’on ait tant écrit que sur ceux du Canada, et encore moins qui soient, après tout, si pauvres en histoires ; car on ne doit pas prendre pour telles, plusieurs ouvrages qui en portent le nom, et qui ne sont autre chose que des mémoires ou des narrations de voyageur, comme, par exemple, l’Histoire de l’Amérique septentrionale par la Potherie.

Pendant longtemps l’on vit paraître en France une foule de livres dans lesquels était soigneusement recueilli tout ce qui se passait dans cette nouvelle contrée, où une lutte sanglante s’était engagée entre la civilisation et la barbarie. Mais ces œuvres avaient pour la plupart peu de mérite littéraire, quoiqu’elles continssent, en revanche, une multitude de choses singulières et intéressantes qui les faisaient rechercher en Europe avec avidité. Peu à peu, cependant, cette ardeur s’affaiblit avec la nouveauté des scènes qu’elles retraçaient, et le Canada occupait à peine l’attention de la France, lorsque le sort des amies le fit passer en d’autres mains. Après cet événement, les écrivains, qui laissent des matériaux pour l’histoire canadienne de leur temps, deviennent encore plus rares.

Parmi les auteurs dont nous venons de parler, et qui sont antérieurs à la conquête, il ne faut pas confondre, cependant, le célèbre Jésuite Charlevoix. Le plan étendu de son Histoire de la Nouvelle-France, l’exactitude générale des faits qu’il développe, son style simple et naturel, lui ont assuré depuis longtemps un rang distingué en Amérique ; et le Canada le réclame encore aujourd’hui comme le premier de ses historiens.

Il faut reconnaître néanmoins qu’il s’abandonne quelquefois à une pieuse crédulité, et que ses affections exercent sur lui une influence à laquelle il ne peut pas toujours se soustraire. Mais cela est bien pardonnable dans celui dont l’état imposait des obligations que le caractère d’historien ne pouvait même faire rompre.

Du reste, il parle des hommes et des choses avec autant de modération qu’il sait, en général, juger avec sagesse et impartialité. Ses rapports intimes avec la cour de France lui ont procuré l’avantage de puiser à des sources précieuses ; et notre histoire, qui n’était jusqu’à lui qu’un squelette informe, a pris, sous sa plume, le développement et les proportions d’un ouvrage complet, le meilleur qui eût été écrit jusque-là sur l’Amérique septentrionale. C’est à ce titre, que cet auteur doit d’être appelé le créateur de l’histoire du Canada. S’il est tombé dans quelques erreurs sur les voyages de Jacques Cartier, et sur les premiers temps de la colonie, en pouvait-il être autrement à une époque où les matériaux dont il avait besoin, étaient épars ou inconnus pour la plupart, et qu’il n’a dû rassembler qu’à grands frais et après des recherches immenses ?

Cependant le but et le caractère de l’Histoire de la Nouvelle-France, ne conviennent plus à nos circonstances et à notre état politique. Écrite principalement au point de vue religieux, elle contient de longues et nombreuses digressions sur les travaux des missionnaires répandus au milieu des tribus indiennes, qui sont dénuées d’intérêt pour la généralité des lecteurs. En outre, l’auteur, s’adressant à la France, a dû entrer dans une foule de détails nécessaires en Europe, mais inutiles en Canada ; d’autres aussi ont perdu leur intérêt par l’éloignement des temps.

Les documens historiques découverts depuis, et la centralisation des ouvrages relatifs au Nouveau-Monde, dans les bibliothèques publiques et des sociétés savantes, permettent de combler quelques lacunes, que l’absence d’informations certaines avait forcé de laisser, et de rectifier des faits qui étaient restés enveloppés dans l’obscurité. Dans ces bibliothèques figurent toujours au premier rang les écrits dont nous avons parlé en commençant, et surtout les précieuses relations des Jésuites, auxquelles les meilleurs historiens américains se plaisent à payer un juste tribut d’éloges. Québec possède deux collections d’ouvrages sur l’Amérique, qui s’accroissent tous les jours ; l’une a été formée sous les auspices de la Société littéraire et historique, et l’autre, sous ceux de la Chambre d’assemblée à laquelle elle appartient.[1] La science ne peut avoir trop d’obligation aux auteurs de ces louables entreprises, et l’on doit espérer que la législature continuera d’affecter des fonds, pour enrichir ces collections et faire imprimer des manuscrits, ou de nouvelles éditions d’anciens ouvrages, qui deviennent de plus en plus rares, relatifs au pays.

Le plan de cet ouvrage a dû occuper notre attention très-sérieusement, vu surtout la différence des théâtres sur lesquels se passe l’action multiple de la colonisation de la Nouvelle-France, dont Québec était le grand centre. Quoique par son titre cette histoire ne paraisse embrasser que le Canada proprement dit, elle contiendra en réalité celle de toutes les colonies françaises de cette partie de l’Amérique jusqu’à la paix de 1763. L’unité de gouvernement et les rapports intimes qui existaient entre ces diverses provinces, ne permettent point d’en séparer l’histoire sans diminuer essentiellement l’intérêt de l’ensemble, et s’exposer à mal représenter l’esprit du système qui les régissait. Néanmoins, nous ne mènerons pas toujours de front les événemens de ces différens lieux, parce que cela nous paraît sujet à plusieurs inconvéniens, dont le moindre est de causer des interruptions fréquentes qui deviennent à la longue fatigantes pour le lecteur. Nous rapporterons ceux qui se passaient dans chaque colonie, séparément et à part, autant que cela pourra se faire sans nuire à l’enchaînement et à la clarté. Ainsi l’histoire de l’Acadie formera généralement des chapitres qui, selon le besoin, s’arrêteront en deçà, ou descendront au-delà, des époques correspondantes de celle du Canada proprement dit.

Dans le même système de présenter les faits comme par tableaux où l’on puisse voir leur ensemble d’un coup-d’œil, l’aperçu des mœurs des Indiens et celui du régime civil et ecclésiastique du Canada, la relation des découvertes dans l’intérieur du continent, etc., formeront autant de chapitres ou groupes ; ce qui ajoutera à l’intérêt et permettra en même temps d’abréger, lorsqu’il s’agira des provinces qui dépendaient autrefois du gouvernement canadien, et qui s’en sont ensuite séparées, par exemple la Louisiane, dont l’histoire ne nous intéresse guère plus que d’une manière générale.


Lorsque nous arriverons à l’époque mémorable de l’établissement du gouvernement constitutionnel en ce pays, nous recueillerons, avec soin et impartialité les actes des corps législatifs, qui doivent prendre place dans l’histoire. Cet événement est aussi pour nous un sujet de réminiscence ; il nous rappelle un de ces actes glorieux dont toute une race, jusque dans ses plus lointaines ramifications, aime à s’honorer : et nous devons l’avouer, nous portons nos regards sur ceux qui ont conquis autrefois la charte des libertés anglaises, et dont la victoire devait ainsi nous profiter, avec d’autant plus de vénération que la race normande, d’où sortent la plupart des Canadiens, est celle qui a doté l’Angleterre de ce bienfait, principale cause de sa gloire et de sa puissance.[2] L’histoire de cette colonie redouble d’intérêt à partir de ce moment. L’on voit en effet les sentimens, les tendances et le génie du peuple, longtemps comprimés, se manifester soudainement et au grand jour ; de grandes luttes politiques et de races agiter la société, le gouvernement et les représentans populaires combattre, sur les limites extrêmes de leurs pouvoirs respectifs, pour des droits et des privilèges toujours contestés ; enfin tout attache dans le spectacle animé de ces joutes paisibles de l’intelligence et de la raison, dont l’amélioration du pays et le bien-être de ses habitans, constituent l’objet. Cette partie de notre tâche ne sera ni la moins difficile ni la moins importante.

  1. Depuis que ceci a été écrit, cette dernière collection a suivi la Chambre d’assemblée à Montréal, nouvellement érigé en ville capitale.
  2. Tous les barons qui ont forcé le roi Jean-sans-terre à signer la Grande-Charte, écrite en français et en latin, portent en apparence des noms français. Thierry : Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands.