Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 107

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 168-172).

LETTRE CVII.

Miss Byron à la même.

7 Novembre à midi.

[1]Je vous demande en grace, ma chere, de lire ma premiere page, avant que d’ouvrir la terrible Lettre que je vous envoie, sous cinq cachets que j’ai cousus à l’enveloppe, dans la crainte qu’elle ne tombât d’abord entre vos mains. Lucie a voulu que cette choquante Lettre vous fût envoyée toute entiere. J’ai cédé, contre mon opinion.

Nous nous sommes rassemblés ce matin, sans ame, sans force, également incapables de recevoir & de donner de la consolation. Le Billet d’avis a repassé sous les yeux de tout le monde. On l’a laissé, on l’a repris ; chacun s’est efforcé de deviner la main. Enfin l’on s’est accordé de dépêcher un homme sûr chez M. Greville, pour se procurer des informations.

Mais quelle joie ! Avant que le Messager fût revenu, votre noble Frere est arrivé dans la Salle, en habit de campagne. Il étoit descendu à la grande Porte. Il m’a vue la premiere, & je suis la premiere aussi qui l’ait vu. Je m’étois levée pour sortir, sans trop savoir mes propres intentions, mais dans la vue néanmoins d’aller jusqu’à l’allée d’Ormes, au-devant du Courrier que nous attendions.

Sir Charles s’est jetté à mes pieds. Il m’a dit quelques mots d’excuse sur sa précipitation, & des remercimens pour ma derniere Lettre… À peine l’ai-je entendu : & l’excès d’une si délicieuse surprise ne m’a pas moins ôté le pouvoir de lui répondre. J’étois réellement hors de moi : & que direz-vous, ma chere, si j’ajoute, qu’en revenant à moi-même, je me suis trouvée dans ses bras, les deux miens passés autour de son cou. Mon transport n’a pu manquer de le surprendre. À l’instant il s’est vu environné de tout le monde. Ma Tante s’est hâtée de l’embrasser ; & pendant quelques momens, on n’a pu entendre que le bruit des félicitations. Moi, tremblante, & ne me fiant pas à mes pieds, j’ai voulu passer dans une chambre voisine. Personne n’a fait d’attention à moi, jusqu’à ce que ma Femme de chambre s’est présentée pour me soutenir, & m’a conduite sur un fauteuil. Votre Frere s’est dégagé aussi tôt pour me suivre, & tout le monde s’est empressé de passer avec lui. Il a pris ma main, assise comme j’étois ; & l’ayant serrée entre les deux siennes, il l’a pressée de ses levres, en me conjurant de calmer mes craintes. On lui avoit déja expliqué la cause de toutes nos émotions : ils avoient tous autant de sujet que moi de rougir. Nancy, comme je l’ai su, Nancy même avoit saisi sa main, & l’avoit baisée dans son transport. Qu’il nous est cher à tous ! il le voit bien à ce moment. Les réserves seroient à présent de mauvaise grace. Formalités, délicatesses de Familles, comme il les appelle dans ses Lettres, nous n’y prétendons plus.

Pendant qu’il me disoit mille choses tendres, mon Oncle & ma Tante lui ont demandé un moment d’entretien, pour me laisser le tems sans doute de rappeler entierement mes esprits. Ils l’ont informé de toutes les circonstances. Le Messager, qui est revenu dans l’intervalle, a rapporté que M. Greville étoit retourné chez lui fort tard ; qu’il étoit encore au lit, quoiqu’il ne fût pas moins d’onze heures, lorsque le Messager avoit quitté sa maison ; qu’on ne le croyoit pas en bonne santé, & qu’en se couchant, il étoit de si mauvaise humeur, qu’aucun de ses Gens n’avoit osé lui parler. Plaise au Ciel… mais je veux garder pour moi-même toutes les craintes qui ne sont fondées qu’en conjectures. Pourquoi ne me flatterois-je point de ce qu’il y a de plus heureux ? Votre Frere n’est-il pas hors de danger ? Et n’est-il pas le soin de la Providence ? On ne m’ôtera point à présent cette confiance.

Il est rentré avec le Billet entre ses mains. Il me semble, a-t-il dit, que j’ai déja vu cette écriture. Je me trompe beaucoup, si je ne parviens à découvrir l’Écrivain. Mais on ne peut douter de ses bonnes intentions.

Comme nous ne laissions point de marquer des craintes ; je ne vois pas, a-t-il continué d’un air paisible, qu’il y ait aucune raison d’en conserver. M. Greville aime Miss Byron. Il n’est pas surprenant que sa peine augmente, à mesure que ses espérances diminuent. M. Greville feroit un mauvais compliment à ce qu’il aime, & donneroit mauvaise opinion de sa propre sincérité, s’il paroissoit plus tranquille. Mais avec une fortune telle que la sienne, il est impossible qu’il y ait des intentions désespérées. Je me rappelle ses derniers procédés ; ils sont à son avantage. Je veux lui faire une visite. Il faut que je l’engage à me mettre au nombre de ses Amis.

Ce discours nous a rassurés. Je ne m’étonne point, ma chere, que les Femmes aiment le courage dans un Homme. Sir Charles nous a dit ensuite, qu’il seroit arrivé dès le jour précédent, s’il n’avoit été obligé de rendre une visite au Chevalier Belcher. Mon Oncle, ne perdant point de vue l’espérance qu’il avoit marquée de découvrir l’auteur du Billet, l’a prié de revenir à cette idée. Observez, lui a dit Sir Charles, que suivant les termes de l’avis, M. Greville étoit échauffé de vin. Je sais qu’il prend souvent plaisir à rassembler ses Amis dans l’Hôtellerie de Northampton où j’ai logé : & si je me rappelle bien l’écriture du Maître dans les comptes qu’il m’a faits, je crois la reconnoître ici. Fort bien, a remarqué ma Tante ; mais si vous ne vous trompez point, nous n’en devons être que plus alarmés de l’information. Les menaces de M. Greville sont réelles sans doute, & ne doivent pas être négligées. Votre Frere a demandé qu’on lui laissât le menagement de cette affaire. Que M. Greville, nous a-t-il dit, soit mon Ami d’aussi bonne foi que je suis le sien, ou qu’il soit dans une autre disposition, les termes où nous sommes ensemble m’autorisent à lui rendre une visite ; & je suis sûr, qu’à mon retour, il ne peut la prendre que pour une civilité. En vain mon Oncle lui a représenté que M. Greville étoit capable de l’insulter. Il a badiné de cette crainte.

L’heure du dîner ayant suspendu nos représentations, elles ont recommencé dans le cours de l’après-midi : mais il nous a donné de si fortes raisons, pour nous fier à la conduite qu’il veut tenir dans sa visite, qu’il est parvenu à nous rendre tranquilles sur un point qui nous avoit si vivement alarmés. Ma Tante l’a prévenu sur les arrangemens qu’elle a pris pour le loger au Château de Sherley. Il a répondu que c’étoit un peu loin de Miss Byron ; mais que ne fût-il qu’à la porte voisine, il se plaindroit de l’éloignement : & me regardant avec un tendre sourire ; cette distance même, a-t-il ajouté, ne tournera qu’à mon avantage, car je suis sûr que la chere Henriette de Mme Sherley ne se dispensera point de rendre ses devoirs ordinaires à la meilleure des Meres. Comme elle étoit venue dîner avec nous, il est parti vers le soir avec elle. Ainsi, ma chere, nous avons perdu sa compagnie à souper.

Vous n’aurez pas oublié que j’ai une juste excuse, pour finir cette Lettre un peu brusquement. Le sommeil me presse : & quelle agréable nuit il me promet, en comparaison de la derniere !

  1. Ces quatre lignes étoient écrites sur un Billet à part.