Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 6

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LETTRE VI.

Miss Byron à Miss Selby[1].

31 janvier.

Vous ne vous attendiez pas, ma chere, que l’occasion se présentât si-tôt d’obéir au troisieme ordre que j’ai reçu de vous & de toute ma chere famille, & j’étois fort éloignée aussi de m’y attendre ; cependant un jeune homme d’une naissance & d’une fortune assez considérables, a déjà commencé à me regarder avec distinction. Pour ne pas vous causer d’impatience par un prologue inutile, son nom est Fouler. Il jouit d’un bien fort honnête, par la mort de son Pere & de sa Mere, avec d’amples espérances du côté d’un vieil Oncle du pays de Galles, qui se nomme le Chevalier Roland Meredith, & qui se trouve chargé d’une Commission de la Province à la Cour.

Il paroît que sir Roland a fait une loi à son Neveu, sous peine de sa disgrace, de ne pas se marier sans son approbation, qu’il ne donnera jamais, dit-il, si la Demoiselle n’est de très-bonne famille, & ne joint une excellente éducation à une fortune raisonnable. Il veut une réputation sans tache, la théorie des devoirs domestiques, & le tour d’esprit qui fait que dans l’occasion une femme n’a pas honte de la pratiquer. Cependant comme son Neveu doit être riche, il déclare que la fortune est le moindre des avantages qu’il désire dans sa Niece ; qu’il lui souhaiteroit seulement huit ou dix mille livres sterling, afin qu’il ne paroisse pas que ce soit purement un mariage d’amour, comme si son Neveu avoit moins consulté son jugement que ses yeux. Lorsqu’une fille, dit-il, a cette dot, c’est une preuve que les Parens dont elle sort sont honnêtement établis, & qu’elle n’aura pas trop d’obligation à l’homme qu’elle épouse. Vous voyez que ce n’est pas la prudence qui manque au vieux Vhevalier. Mais j’oubliois une des principales conditions. Sa future Niece doit être une belle femme. On dit qu’il se fait honneur d’aimer les beaux chevaux & les beaux chiens, & qu’il fait des comparaisons polies entre les Animaux plus ou moins nobles. Lui-même, comme vous jugerez par sa singularité, est un vieux Garçon, qui n’ayant jamais été marié, s’imagine qu’on fera une femme exprès pour son Neveu, & qui insiste, avant que de la connoître, sur des qualités dont il ne trouvera peut-être pas une seule dans sa Niece.

Monsieur Fouler m’a vue, pour la premiere fois, chez Madame Reves. Je ne puis dire qu’il ait rien de désagréable dans la figure ; mais il me semble qu’il n’a point l’ame que je souhaiterois, dans un homme à qui je dois faire vœu d’amour & d’honneur. Je ne veux me marier, que pour être une très-bonne & très-honnête femme. Ne dois-je pas jurer l’obéissance ? Et m’exposerois-je à violer mon serment ? Il n’y a donc point de considération qui puisse me faire prendre un homme, dont le peu d’esprit & de jugement soit capable de me faire chanceler dans l’observation de mon devoir, & qui ne suivant peut-être que les caprices d’un esprit borné, me donneroit des ordres auxquels ma raison ne me permettroit pas d’obéir. Il est doux & honorable pour une femme, de soumettre son jugement dans les choses même indifférentes, à celui d’un homme qui a plus de sagesse & d’esprit qu’elle ; mais si ces qualités manquent à son Mari, elle est portée à douter du moins de quel côté est la raison, & ce doute est le premier pas vers la diminution du respect, qui entraîne à sa suite la désobéissance & la révolte.

Je remarquai tout d’un coup que M. Fouler me regardoit avec distinction. Une femme, diroit ici mon Oncle, est toujours prompte à faire les découvertes de cette nature. Mais, à table où nous étions, tout le monde s’en apperçut. Il revint le jour suivant ; & sans faire la moindre question sur ma fortune, il s’ouvrit à Madame Reves, en lui demandant sa protection. À la vérité il n’oublia pas ses propres avantages ; & je ne lui en fais pas un reproche, puisque personne ne les lui dispute. Mais où est l’homme riche, qui ne commence pas, dans ces occasions, par l’étalage de son bien, tandis que celui qui ne l’est pas éloigne autant qu’il peut cette fâcheuse idée, & se retranche sur l’amour, qui est son seul cri ?

Monsieur Reves, qui a fort bonne opinion de M. Fouler, lui répondit qu’il me croyoit le cœur libre, & que je n’avois pas d’autre dépendance que celle du respect, pour des Parens, à qui je tenois plus étroitement par ce lien que par celui de l’intérêt. Il loua mes bonnes qualités, c’est-à-dire, mon humeur & ma franchise naturelle, la derniere aux dépens de mon sexe ; de quoi je l’ai peu remercié lorsqu’il m’a fait ce récit. En un mot, il l’informa de tout ce qu’il jugea nécessaire, & de plusieurs choses même qui ne l’étoient pas, telles que la confiance & la bonté qui portent mes Parens à se reposer de mon choix sur moi-même, mêlant à ce détail une infinité d’éloges, qui ne peuvent être excusées que par l’excellence de son cœur, & par une partialité assez claire en faveur de sa Cousine. Cette condescendance de ma famille, à se rapporter de tout à moi dans une affaire de cette nature, parut allarmer M. Fouler. Les occasions & les offres, répondit-il, n’ayant pu manquer d’être extrêmement fréquentes, il craignoit que ce fût un obstacle pour ses espérances. Si vous en formez quelqu’une, répliqua M. Reves, c’est sur la bonté de votre caractere qu’elle doit être fondée, beaucoup plus que sur l’éclat de votre fortune. Il me fit la grace d’ajouter que sans être capable de tirer vanité du nombre de mes Amans, il étoit naturel que tant de propositions m’eussent rendue plus difficile, & que la généreuse confiance de ma famille sembloit avoir augmenté cette disposition. Enfin, lorsque je lui ai dit, a continué M. Reves, que votre fortune excédoit beaucoup ce que son Oncle désiroit pour lui dans une femme, & que la nature autant que l’éducation vous avoit donné un tour d’esprit sérieux ; c’est trop, s’est-il écrié, c’est trop dans une même personne. À l’égard de la fortune, il souhaiteroit que vous n’eussiez pas un sou, pour vous offrir la sienne ; & votre consentement le rendroit le plus heureux de tous les hommes.

J’ai fait des plaintes, à M. Reves, de l’excessive prévention qui paroît visiblement dans le portrait qu’il a fait de moi. Surement, lui ai-je dit, vous n’avez pas promis vos bons offices à M. Fouler ; car en supposant que je mérite une partie de vos éloges, n’auriez-vous pas dû, pour son propre intérêt, consulter un peu mes dispositions, avant que de me représenter sous un jour si capable d’échauffer les siennes ? Si nous étions dans un siecle où les hommes fussent moins aguerris contre l’amour, vous l’exposeriez à des peines fort vives ; & moi, qui ne me sens pas disposée au moindre retour pour ses sentimens, vous me mettriez dans le cas de lui devoir de la pitié, lorsque je ne pourrois lui rien accorder de plus. M. Reves m’a répondu que le langage qu’il avoit tenu à M. Fouler, il le tiendroit à l’Univers entier ; qu’au reste, il ne plaindroit pas trop un Amant pour lequel je commencerois à sentir de la pitié, parce qu’elle prépare le cœur à l’amour, & que lui-même en avoit fait l’expérience avec sa femme, dont il avoit été follement amoureux ; enfin, qu’il ne pouvoit me dissimuler que M. Fouler étoit son ami.

Ainsi, ma chere, ce M. Fouler paroît assez persuadé qu’il a trouvé une femme qui lui convient ; mais je doute que votre Henriette ait rencontré l’homme dont elle juge à propos de faire son Mari.

  1. On supprime ici quelques Lettres inutiles.