Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 89

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 19-22).

LETTRE LXXXIX.

Clémentine au Chevalier Grandisson.

même date.

Que votre Lettre de Lyon m’a fait de plaisir, cher & bon Chevalier ! Mon cœur vous en remercie. Cependant sa reconnoissance seroit encore plus vive, si je n’avois pas observé dans votre stile un air sombre, & des efforts pour le déguiser. Quel seroit mon chagrin d’apprendre que vous souffrez à mon occasion ! Mais ne rappellons point ces idées. J’ai des plaintes à vous faire.

Ô Chevalier ! je suis persécutée. Et par qui ? Par mes plus chers & mes plus proches Parens. Je l’avois prévu. Pourquoi, pourquoi me refusiez-vous votre secours, lorsque je vous importunois pour l’obtenir ? Pourquoi n’êtes-vous pas demeuré ici jusqu’à ma profession ? Je serois heureuse ! Avec le tems du moins je le serois devenue. Aujourd’hui je me vois assiégée de supplications par ceux, à la vérité, qui pourroient commander : mais qui craignent d’user de leur droit. C’est ce que j’ose penser, car si les Parens doivent être consultés pour un changement de condition, il me semble qu’ils ne peuvent forcer une Fille de se marier, lorsque son goût est pour le célibat : à plus forte raison, lorsqu’elle n’en a que pour le Cloître. Ce motif est puissant pour les Catholiques. Mais vous êtes Protestant : vous ne favorisez point le don qu’on fait de soi-même à Dieu. Vous n’avez pas voulu plaider pour moi. Au contraire, vous avez secondé leurs objections. Ah, Chevalier ! comment avez-vous pu vous y résoudre, si vous ne cessez pas de m’aimer ? Ne saviez-vous pas qu’il n’y avoit aucune voie pour me dérober aux importunités de ceux qui ont des droits sur mon obéissance ? Ils les font valoir : & comment ? Mon Pere me supplie les larmes aux yeux. Ma Mere me rappelle tendrement ce qu’elle a souffert pour moi dans ma maladie, & déclare que le bonheur de sa vie est entre mes mains. Ô Chevalier ! quels argumens que les larmes d’un Pere & d’une Mere ! M. de Nocera, un Évêque Catholique, plaide aussi, & ne plaide point pour moi. Le Général assure qu’il n’a pas souhaité le consentement de sa femme avec plus d’ardeur qu’il ne demande le mien. Jéronimo même, j’en rougis pour lui, votre Ami Jéronimo, me presse sur le même point. Le Pere Marescotti est entraîné par l’exemple de l’Évêque. Madame Bemont prend parti pour eux ; & Camille, qui ne cessoit de vous louer, me fatigue continuellement par ses instances.

Ils ne me proposent personne. Ils prétendent me laisser un choix libre, dans le Monde entier. Ils me représentent que, tout zélés qu’ils sont pour la foi Catholique, ils souhaitoient si vivement de me voir changer d’état, qu’ils avoient consenti à me voir la femme d’un Protestant ; que l’obstacle n’est venu que de mon propre scrupule. Mais pourquoi l’affoiblissent-ils, plutôt qu’ils ne le fortifient ? Si j’avois pu m’aveugler sur trois points : mon indignité, après le malheur que j’avois eu de perdre la raison ; la crainte insurmontable d’exposer mon bonheur pour une autre vie, & l’éternel regret de voir périr un homme que mon devoir m’auroit obligé d’aimer comme moi-même ; ils n’auroient pas eu d’instances à me faire.

Dites-moi, apprenez-moi, Chevalier, vous ! mon quatrieme Frere, qui n’êtes plus intéressé dans notre débat, s’il ne m’est pas permis de résister ? À quoi me résoudre ? Je suis pénétrée d’affliction. Ô vous, mon Frere, mon Ami ! vous qui serez toujours cher à mon cœur, aidez-moi de votre conseil ! Je leur ai dit que j’en appellerois à vous. Ils m’ont promis de suspendre leurs sollicitations, si je veux suspendre mon empressement pour le Cloître jusqu’à l’arrivée de votre réponse. Ne vous déclarez point contre moi ! Si jamais vous avez estimé Clémentine, ne vous déclarez point contre elle.