Histoire du prince Soly/I/11

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CHAPITRE XI.


Qui paroîtra peut-être aussi ennuyeux que les choses dont on y parle.


Les jours suivans, les plus considérables seigneurs d’Azinie vinrent chez Savantivane visiter le jeune étranger. Le vieillard, qui sembloit avoir abjuré la science, obtint, par le crédit de Prenany, la confiscation des biens de son frère ; il se trouva, par ce moyen, en état de faire un figure brillante, & de fournir à Prenany de quoi paroître avec éclat. Le prince & Savantivane donnèrent à leur tour des fêtes aux principaux de la ville : on engageoit tous les jours le prince dans des parties de bal, où il faisoit admirer sa légèreté & sa grace : on le conduisoit à l’opéra, où la musique le divertissoit assez ; mais il n’entendoit rien aux paroles.

Étant un jour en particulier avec Savantivane, il lui expliqua combien cela le fâchoit. Je vois, lui dit-il, des acteurs qui se parlent tendrement en chantant, & qui parlent souvent en même temps, comme s’ils pensoient précisément la même chose ; ils se prennent ensuite par la main, & s’asseyent régulièrement cinq fois dans chaque pièce, à l’un des côtés du théâtre, pour voir danser. J’en vois d’autres qui s’avancent, tandis que les danseurs reprennent haleine, & qui disent des choses que l’on applaudit quelquefois. Cela me fait juger que vos poèmes sont tout à fait intéressans ; j’ai bien du regret de ne pouvoir en profiter.

Ah ! dit Savantivane, si vous ne comprenez rien aux paroles de nos poèmes lyriques, vous n’y perdrez pas beaucoup. Quoique ce soient les principaux ignorans d’entre nous qui y travaillent, & qu’ils ne les composent qu’en s’amusant, c’est la chose du monde la plus fade. Quand on en sait un, on les sait tous, c’est presque toujours le même plan & toujours les mêmes pensées. Vous verrez dans cet ouvrage une jeune princesse amoureuse d’un jeune guerrier, une magicienne est amoureuse du jeune homme ; & quelquefois, pour rendre la chose plus touchante, un enchanteur aime la princesse. Les deux jeunes amans sont tourmentés pendant cinq actes par ceux qui les aiment ainsi malgré eux, & s’unissent à la fin malgré leurs efforts, ou quelquefois se tuent. C’est ce que l’on connoît par le poignard que la jeune princesse porte à son côté dans le cinquième acte.

À l’égard de ceux qui chantent deux ensembles, s’ils s’expriment vivement, ils disent qu’il faut se venger ; qu’il faut suivre la fureur & la rage ; que le désespoir est une chose charmante pour eux : s’ils chantent tendrement, il se disent qu’il faut s’aimer, que rien n’est si doux que l’amour ; il prient ce dieu de lancer sur eux ses traits, d’allumer ses plus belles flammes, & de resserrer leurs chaînes.

Mais, dit Prenany, les acteurs qui viennent au bord du théâtre, tandis que l’on laisse respirer les danseurs ? Je vais vous expliquer tout ce qu’ils disent, reprit Savantivane. Si vous voyez un berger, c’est toujours qu’il faut aimer, que l’amour est charmant, & que ses conquêtes sont autant de fêtes pour les bergers ; s’il paroît un guerrier ou une guerrière, ce qu’ils chantent signifie qu’il faut mêler les myrthes aux lauriers, que l’amour est une espèce de guerre, qu’il faut être un peu téméraire, & triompher de la résistance d’une beauté. Lorsque vous voyez des matelots, il disent qu’en amour il ne faut pas craindre l’orage, qu’un sort charmant les attend au port, & que, malgré la crainte du naufrage, il faut s’embarquer avec l’amour. Enfin, si vous voyez des démons, ils crient qu’il faut suivre la fureur & la rage ; & les ombres heureuses, habillées de blanc, chantent doucement que l’amour règne jusqu’aux enfers, & que son flambeau les éclaire jusques dans le séjour ténébreux. Je ne vous parle point du sommeil, qui persuade qu’il faut dormir ; on comprend tout d’un coup sa pensée. On ne met ordinairement sur le théâtre que ces cinq ou six sortes de personnages : ainsi, par leur habit & le ton qu’ils prendront, vous entendrez tout ce qu’ils voudront dire.

Je suis au fait à présent, dit Prenany, & j’entends vos opéra à merveille. Mais je vous dirai que je ne trouve pas votre musique assez frappante ; ce sont toujours les mêmes tons qui se suivent, & vous airs n’ont point cette vivacité ni cette variété qui règnent dans ceux d’Amazonie. Nos concerts vont d’une telle rapidité, & montent si haut, qu’ils vous emportent hors de vous-mêmes ; & quelquefois ils descendent si bas, qu’ils vous effrayent. On donne quelquefois cinquante coups d’archet dans une mesure, & l’on tombe gravement d’un fa dieze sur un la bémol. Cela fait dresser d’horreur les cheveux à la tête. On joint à cela un accompagnement qui répète en bas ce que l’on a entendu sur les tons hauts, cela fait que tout le monde chante ; & quelquefois, au milieu d’un air, on entend subitement un violon qui fait le même effet que si l’on marchoit par hasard sur la queue d’un chat. Vous m’avouerez de bonne foi que cela vaut mieux que toute votre musique.

Oh ! répondit Savantivane, un homme assez savant pour inventer de pareils accords seroit écartelé dans cet empire.

Mais, dit Prenany, vous avez ici une comédie, pourquoi n’y avons-nous pas été, puisque l’on entend vos poèmes sans savoir votre langue ? cela m’auroit diverti.

Ah ! dit Savantivane, vous n’entendriez rien à nos tragédies. Les acteurs récitent les vers presque toujours sur le même ton ; en sorte que, par leur voix, on ne sauroit entendre la différence des sentimens qu’ils expriment. Je les comprendrois par leurs gestes, répondit le prince. C’est là, répondit le vieillard, où vous vous tromperiez presque toujours ; leurs gestes ne répondent point à la passion qu’il faut faire sentir. Ils étendent les bras, remuent leur chapeau, ou le tiennent sur le poing, comme on fait un oiseau de proie, sans que cela signifie rien ; ils avancent le corps, & font trembler leurs jarets, lorsqu’ils sont épouvantés, ou en colère, où transportés d’amour. La haîne, la frayeur, le désespoir, l’amour violent, tous cela s’exprime de la même manière.

Vous ne me parlez là, dit Prenany, que des acteurs ; je suis sûr que les actrices ont plus de goût : le beau sexe est naturellement sensible, & marque bien mieux la passion qu’il ressent.

Vous auriez raison, reprit Santivane, si nos actrices étoient capables de concevoir ce qu’elles récitent ; mais la plupart n’en entendent rien. On connoît seulement si elles sont affligées, par un grand mouchoir qu’elles prennent au lieu de leur éventail ; & alors elles font une grimace qui n’est point amusante. Il n’y en a qu’une, entre elles, qui varie ses intonations. Elle en prend de graves, quand elle veut exprimer la colère ; de douces, quand elle veut inspirer la tendresse. Ses yeux & son visage marquent la joie ou la tristesse : on connoît si elle menace ou si elle s’apaise ; & lorsqu’elle feint quelque passion, son visage montre au spectateur que ce qu’elle dit même n’est qu’une feinte.

Voilà une grand actrice, dit Prenany : aussi répliqua le vieux Savantivane, chacun s’est d’abord déchaîné contre elle, & ce n’est que par un hasard étonnant qu’elle a été reçue.

Prenany se seroit informé des autres spectacles d’Azinie ; mais Savantivane lui avoit dit d’abord, que quand il entendroit parfaitement la langue, ils ne valoient pas trop la peine d’être vus.