Histoire parlementaire de la Révolution française, par MM. Buchez et Roux

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HISTOIRE PARLEMENTAIRE
DE
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR MM. BUCHEZ ET ROUX.[1]

L’Histoire parlementaire de la Révolution française, publiée par MM. Buchez et Roux, est aujourd’hui tout-à-fait terminée et ne forme pas moins de quarante volumes. C’est la collection la plus complète de tout ce qui s’est dit, écrit et pensé pendant le long enfantement de notre régénération. Non-seulement elle reproduit les débats de nos assemblées, de la constituante, de la législative, de la convention, du conseil des cinq cents, du conseil des anciens, du tribunat, du sénat, du corps législatif, de la chambre des représentans pendant les cent jours ; mais elle nous fait connaître deux faces de la révolution que des publications du même genre avaient laissées dans l’ombre : nous voulons dire le club des jacobins et la presse révolutionnaire. Enfin, trente-trois volumes de l’Histoire parlementaire s’ouvrent tous par une préface où se développe une doctrine particulière. Comment l’esprit, au milieu de tant de matériaux, ne chercherait-il pas à se rendre compte de ce qu’il doit admettre et de ce qu’il doit rejeter ?

Il est, dans l’histoire des sociétés humaines, des faits primordiaux dont la fécondité paraît inépuisable. D’innombrables générations en ressentent les effets, et elles en déduisent, à travers les siècles, les conséquences dernières. La révolution française est un de ces faits générateurs, et nous ne nous apercevons pas assez que nous sommes au début de ses déductions, méprise ordinaire qu’on retrouve souvent dans l’histoire, et dont ne peut même nous préserver l’expérience d’une humanité qui se croit vieille. Je voudrais ici, m’occupant, non des hommes, mais des principes, non des faits, mais des idées, discerner ce qui, dans les théories conçues par nos pères, est durable et vrai, ce qu’elles peuvent avoir d’éphémère et de controuvé ; distinguer dans leurs passions les élans généreux d’avec les emportemens injustes, les flammes pures de l’enthousiasme d’avec les sombres ardeurs du délire et du crime. Cet examen nous semble d’autant plus opportun, que le moment est arrivé pour notre âge d’affirmer son esprit et son but. Il a, pour ainsi dire, assez cultivé sa mémoire ; il doit surtout aujourd’hui exercer son jugement : il sait assez d’où il procède, il doit s’informer où il tend. Les traditions et les faits révolutionnaires sont présens à la pensée de tous ; ils ont triomphé de l’oubli qu’avaient voulu jeter sur eux l’empire et la restauration : connus, ils veulent être jugés. Quand l’homme est en pleine possession de sa raison, le premier usage qu’il en fait n’est-il pas de jeter un œil scrutateur sur les traditions et les maximes avec lesquelles on l’a élevé, de les soumettre à une analyse sévère, afin de connaître ce qu’elles renferment d’alliage et d’erreurs, ce qu’elles contiennent de vérités et d’or pur ? Dans l’ordre politique, la même obligation se retrouve, et nous l’estimons aujourd’hui plus impérieuse que jamais ; car il faut marcher en avant, il faut savoir à quel génie appartiendra notre siècle, s’il sera la proie de mouvemens désordonnés, la dupe de parodies impuissantes, ou bien si, vivant de sa propre pensée, il pourra remplir le devoir et la grandeur d’une originalité nécessaire.

La France du dernier siècle, jusqu’à l’explosion de 1789, fut une académie et un salon. On élaborait les idées ; on écrivait des livres clairs, précis, éloquens. Les théories les plus hardies circulaient dans des entretiens vifs et légers ; et tout avait été conçu, rédigé, compris, avant que l’action commençât. Tous conspiraient pour une réforme générale, aucun ne pensait qu’il pût en être victime ; on ne demandait rien contre personne. Rien de plus caractéristique et de plus honorable pour l’esprit français que cette bonne foi et cette sécurité. La noblesse applaudissait à l’ambition et aux talens du tiers état. La grande majorité du clergé des villes et des campagnes ne croyait pas que la religion fût menacée par les progrès et les applications de la philosophie. Lorsque la révolution de 1640 éclata de l’autre côté du détroit, la lutte s’engagea sur l’interprétation de la constitution même ; les deux camps furent sur-le-champ nettement tracés, et, après la guerre, les résultats politiques d’une collision qui avait immolé un roi sans changer la société furent rédigés d’une manière précise. Chez nous, rien de pareil ; on ne songe pas, au début, à se combattre les uns les autres, mais à marcher tous ensemble vers une félicité commune ; on va vers l’inconnu, et l’on se propose l’infini. Ce fut notre grandeur dans l’histoire de l’humanité, ce fut notre écueil pour nos intérêts politiques. Chaque siècle refera l’histoire de la révolution française : ce magnifique sujet viendra toujours d’intervalle en intervalle provoquer le génie de l’artiste et du penseur, et cette inévitable séduction multipliera les peintures de ce prodigieux mouvement. Mais si nos pères ont légué à l’imagination et à la philosophie des âges futurs un inépuisable aliment, ils ne nous ont pas laissé, à nous, une succession claire, un héritage tranquille. L’irruption des idées, et non le développement des institutions, a produit les changemens sociaux qu’a commencés l’année 1789. Tout a été immense, mobile, variable. Nous avons ébranlé le monde, et nous ne sommes pas encore remis du choc que nous lui avons imprimé. Mais aujourd’hui que les autres peuples ont reçu la commotion électrique, il nous est bien permis de songer à nous et d’appliquer nos forces à nos propres destinées. Le dévouement d’une nation a des bornes ; il est beau sans doute pour un peuple de répandre des idées et de distribuer aux hommes des principes, comme un pain fortifiant, mais à la condition de survivre à son apostolat. Un peuple ne peut pas, comme un seul homme, disposer de lui-même, pour se jeter dans le gouffre au profit de tous, et il doit se proposer la perpétuité comme un devoir sacré. Quand la Grèce eut donné la philosophie au monde, elle mourut, comme si elle eût partagé la ciguë avec Socrate. La Judée, comme nation, expira sur la croix du Christ ; car, lorsqu’elle eut enfanté la religion nouvelle, elle fut dispersée et condamnée au vagabondage d’un exil éternel. Heureusement il a été donné aux peuples modernes d’échapper à la fatalité antique ; mais c’est toujours un périlleux honneur de donner la vie à une grande idée, et cette gloire onéreuse veut être accompagnée de beaucoup de prudence. Comme la révolution française a été de tous les mouvemens de l’histoire moderne le plus fécond en idées et en passions, elle se trouve naturellement, pour le peuple qui en fut le promoteur, une cause de grandeur et de périls, de régénération et de ruines. On peut lui dire comme Joad au Dieu des Juifs :

Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.

Or, qu’y a-t-il de mieux à faire, après des crises héroïques, que de recueillir et de concentrer toutes les ressources de la vie pour passer de la fièvre à la santé, de l’exaltation à la force qui se modère, se connaît et s’augmente par ce gouvernement d’elle-même ?

Ce qui distingue la révolution française dans l’histoire des sociétés, ce n’est pas d’avoir fait retentir si haut les mots et les principes de démocratie et d’égalité. Que de fois, avant elle, ces mots proclamés avaient servi de signal à des commotions politiques ! Mais ne relever dans ses entreprises que de l’autorité de l’esprit humain, se séparer des traditions pour les juger toutes, et n’admettre, en les transformant, que celles qui pouvaient gagner leur cause au tribunal de la raison ; enfin, opérer un changement radical dans les institutions et les destinées d’un peuple, au point de vue métaphysique, voilà ce qui se passa en 1789, voilà qui fut inoui, voilà qui fut nouveau. La réforme de Luther au XVIe siècle avait procédé par l’interprétation des textes et par le retour aux erremens du christianisme primitif. La révolution française ne s’attachait qu’à la pensée même, prise dans sa plus pure abstraction. Aussi de grands métaphysiciens, qui la contemplaient comme un spectacle, la saluèrent avec enthousiasme ; Kant et Fichte reconnaissaient dans ses principes l’indépendance pratique de cette raison dont ils professaient la souveraineté dans la sphère spéculative.

Ainsi s’ouvrait pour les sociétés une expérience immense ; on faisait de la raison aux affaires humaines une application directe, et l’ère philosophique commençait. Tout est contenu dans ce fait fondamental, la nouveauté de l’œuvre, sa grandeur, ses dangers, l’inévitable fatalité qui devait entraîner à des erreurs les imaginations surexcitées, l’infini de l’avenir, la multiplicité des évènemens et des formes que devait amener et que pouvait revêtir l’idée révolutionnaire. On vit les représentans d’un grand pays penser comme un seul homme, écrire une société nouvelle comme un livre, et leur raison sut édifier en même temps qu’elle effaçait. L’esprit humain, dans ce début qui intéressait tous les peuples, n’eut point à se plaindre du génie français, qui se montra, dans une entreprise si nouvelle, organisateur et positif. La constituante, la convention, l’empereur, ont apporté dans la discussion des droits, des intérêts et des affaires, une affirmation puissante, et la révolution française durera, parce que son esprit est positif. Elle pourrait être fort compromise, si elle n’eût fait que protester et déclamer ; mais comme, dans une existence de cinquante années, elle a déjà su se faire un héritage, et, pour ainsi dire, une antiquité d’institutions et de lois qui lui appartiennent, elle est destinée à toujours gagner en profondeur dans le sol, en étendue sur la surface du globe.

On peut se représenter l’esprit de l’homme s’appliquant aux affaires humaines dans trois situations principales : il renverse de fond en comble les institutions établies, il en crée d’entièrement nouvelles, ou bien il réforme, développe et transforme les institutions qui sont debout. Dans les deux premiers rôles, il paraît plus en saillie ; révolutionnaire ou fondateur, il est la cause présente et exclusive de tout ce qui périt et de tout ce qui s’élève. Aussi les hommes qui se sont habitués à ce grand spectacle sont enclins à penser qu’il n’y a d’autre occupation digne de l’activité humaine que de tout jeter bas et de construire sur de nouveaux fondemens. Cependant on ne peut ni toujours détruire, ni toujours fonder, et la continuité de ce qu’elles trouvent en arrivant à la vie est aussi un devoir pour les générations. L’homme politique se trouve-t-il à une de ces époques où les bases de la société sont usées par le temps, où tout est impuissant, corrompu, où il n’y a rien à développer parce que tout est à retrancher, qu’il soit alors hardiment révolutionnaire, qu’il renverse et qu’il édifie ; c’est le moment où il est permis d’être Mirabeau, où il n’est pas hors de propos d’être Sieyes. Que si, au contraire, il vit dans un temps héritier de ces grandes innovations qui changent les empires, où l’esprit nouveau, malgré les progrès et les conquêtes qui lui restent à faire, est cependant plutôt satisfait qu’opprimé, où il exerce sur les destinées sociales une initiative d’autant plus certaine, qu’elle sera plus habile et plus modérée, il acceptera son époque avec les différences qui la distinguent et les obligations qu’elle lui impose ; il n’enflera pas sa voix pour imiter le tonnerre des premiers tribuns de la révolution ; il ne se désespérera pas de ne pouvoir tracer d’un seul jet une constitution complète ; mais, étudiant la réalité sans colère comme sans dédain, examinant le corps social dans son ensemble et ses détails, il en reconnaîtra les parties vigoureuses, à quels endroits moins sains il faut appliquer le remède et la réforme. La raison n’a plus nulle part d’invasion à faire, puisque son droit est reconnu dans les trois domaines de la religion, de la philosophie et de la politique ; mais elle doit s’affermir là où elle est acceptée, et s’y fortifier en exerçant sur elle-même et sur ses méthodes un travail de perfectionnement. C’est dans l’étendue de ses vues et de ses conceptions qu’elle trouvera des forces et des applications nouvelles : en face des constitutions des sociétés modernes, elle ne doit plus tant se porter comme adversaire que comme arbitre. Faut-il se plaindre de vivre dans un siècle où les passions haineuses s’éteignent à mesure que les lumières brillent, où l’esprit de l’homme qui s’interroge de bonne foi ne peut plus partager les vives colères que gardaient comme un culte les ames de nos ancêtres, où il n’est plus ni protestant, ni catholique, ni royaliste, ni républicain, mais où il cherche la vérité pour elle-même, où il ne peut trouver de satisfaction que dans l’intelligence complète de l’ensemble des choses ? Cette transformation dans notre manière de sentir et de penser est le plus sûr indice des changemens qui attendent le monde. Il faut bien que nos petites dissensions tombent avec les barrières et les obstacles qui séparent les peuples. Évidemment, pour les sociétés, l’ancre de salut est dans la pénétration toujours plus profonde de la réalité ; elles n’ont plus d’illusions ; leurs croyances s’altèrent, parce que la foi, cette immortelle affection de l’ame, se déplace et change d’objet ; la réflexion seule peut les conduire, en leur faisant connaître de plus en plus les lois générales qui gouvernent l’homme et les peuples. Pendant que l’Orient, sous l’influence de l’Europe, s’initie aux principes de volonté individuelle, et tempère par nos inspirations libérales ses tendances immodérées vers une fatalité sans limites, l’Occident pourrait sans dommage recevoir quelques leçons de ce génie méditatif, qui sait étudier, pour les accomplir, les desseins de Dieu, et prendre une assiette stable au moment même où une agitation salutaire remue les peuples entre le Gange et le Nil.

La révolution française a été mise au monde par la volonté individuelle ; c’est le moi de Descartes devenu mouvement politique. Il se trouva que la très grande majorité des membres d’une même nation fut animée en même temps de la conscience des droits naturels et imprescriptibles que l’homme apporte en naissant, et que par cet accord elle put en assurer le triomphe. Le point de départ fut donc le droit individuel, et le résultat un nouveau droit social. Pour la première fois dans l’histoire, des principes abstraits devinrent rapidement des faits puissans, et cette prompte métamorphose convenait bien au génie du peuple chez lequel elle s’accomplissait. Nous concevons naturellement les choses humaines d’une manière abstraite et générale ; puis nous nous proposons sur-le-champ l’application des maximes auxquelles nous nous sommes arrêtés, quelle que soit l’étendue de leurs effets.

Aussi ce droit social, qui venait de se former par l’unanimité des consciences individuelles, ne tarda pas, de conséquence qu’il était, à devenir à lui-même sa cause et sa loi, et l’on vit bientôt la société nouvelle se substituer à la personnalité de chacun. Là est la force du droit nouveau qui s’est développé depuis 1789 : individuel par sa racine, dès son apparition il a été social dans sa forme ; né de l’homme, il s’est fait humanité.

Comment mieux prouver ce que nous affirmons qu’en rappelant que le principe de la souveraineté nationale fut inscrit tout à côté du droit et de la liberté naturelle de l’homme ? L’homme se sentait libre et la nation souveraine par le même acte de conscience et de raison. Décréter que la souveraineté résidait dans la nation, ce n’était pas décréter le despotisme des masses ; c’était dire : La France est un être moral dont le génie doit régler la destinée : ce génie aura désormais des représentans légaux dont la majorité rédigera la loi sociale. Il y avait dans cette formule promulguée tous les élémens de la vérité ; car l’intelligence, ce principe suprême des choses, se retrouvait tant dans l’idée de souveraineté, qui n’est pas un pouvoir capricieux, que dans la majorité nationale, qui n’est pas une multitude ignorante. C’est donc un grossier sophisme de prétendre que les principes de la révolution française contiennent le droit d’insurrection pour une minorité : ils le lui refusent, au contraire, de la manière la plus expresse et la mieux motivée.

Dès-lors il devint facile d’établir dans les lois et dans les faits une notion fondamentale, il devint facile de ne plus confondre le gouvernement avec la souveraineté même ; et c’est ici qu’éclata par des signes irrécusables tout ce qu’il y avait d’infini dans l’esprit de la révolution française. Elle n’érigea pas en devoir essentiel telle ou telle forme de gouvernement, et ne fit ni une religion de la république, ni un crime de la monarchie. C’est l’instinct des révolutions morales qui doivent changer le monde de ne pas enfermer leur fortune dans des entraves, leur génie dans des enveloppes qui ne dépendent que de l’action du temps. Ainsi, le christianisme entra dans les institutions païennes, et les fit tomber par sa vertu, sans même les avoir discutées. Plus tard, il revêtit les formes les plus diverses, tant dans sa propre hiérarchie que dans les gouvernemens temporels, et c’est à cette flexibilité qu’il doit encore sa force. Nos pères montrèrent donc une grande justesse d’esprit, quand ils acceptèrent le gouvernement monarchique après avoir établi le principe de la souveraineté nationale, et ils ne mentirent pas à la vérité des choses. Un homme, en 1791, comprit très bien tout cela, non pas en métaphysicien, mais en politique, et il l’exprimait avec sa verve oratoire : « Je demande, disait Barnave, à celui de vous tous qui pourrait avoir conçu contre le chef du pouvoir exécutif toutes les préventions, tous les ressentimens les plus profonds et les plus animés ; je lui demande de nous dire s’il est plus irrité contre lui qu’attaché à la loi de son pays. Et remarquez que cette différence naturelle à l’homme libre, entre l’importance des lois et l’importance des hommes, que cette différence doit surtout s’établir relativement au roi, dans une monarchie libre et représentative… Vous avez fait une constitution vicieuse, ou bien celui que le hasard de la naissance vous donne ne peut pas être si important, par ses actions personnelles, au salut du gouvernement, et doit trouver dans la constitution le principe de sa conduite et l’obstacle à ses erreurs. S’il en était autrement, ce ne serait pas dans les fautes du roi que j’apercevrais le plus grand danger, ce serait dans ses grandes actions ; je ne me méfierais pas tant de ses vices que de ses vertus ; car je pourrais dire à ceux qui s’exhalent avec une telle fureur contre l’individu qui a péché, je leur dirais : — Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contens de lui ! » Barnave, en parlant ainsi, commentait éloquemment le Contrat social, dont la doctrine avait passé dans la constitution, et s’efforçait d’entraîner ses concitoyens dans la pratique d’une liberté possible.

Malheureusement, les idées n’ont pas la soudaine puissance d’éclairer et de désarmer les passions. Les législateurs de la révolution avaient assigné au gouvernement sa place, ses devoirs et ses droits, mais sans convaincre les esprits, et sans obtenir d’eux l’obéissance, tant à la vérité qu’à la loi. On ne songeait au gouvernement que pour le soupçonner, l’accuser et le maudire ; on ne se rappelait pas ce que Rousseau lui-même avait enseigné, que les citoyens, souverains d’un côté, sont sujets de l’autre[2] ; que le gouvernement, pour être bon, doit être relativement plus fort à mesure que le peuple est plus nombreux[3]. Alors, les hommes politiques et les masses tombèrent dans ce contre-sens de calomnier et de détruire leur œuvre, leur instrument, et la société fut entretenue dans un état d’insurrection permanente. Tout cela s’explique sans doute par la fatalité des passions révolutionnaires, et il serait puéril de s’étonner de ces déviations fougueuses ; mais il ne faut pas moins remarquer les habitudes qu’elles ont laissées après elles. Depuis cinquante ans, la nation française, si l’on excepte le consulat et les premiers temps de l’empire, a toujours eu à l’égard de ses divers gouvernemens des sentimens de défiance et de négation : pendant les quinze années de la restauration, ces habitudes se sont élevées au rang de théories et de vérités politiques. Jean-Baptiste Say, faisant d’une épigramme de Beaumarchais un axiome social, disait que, pour un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que de ne pas faire de mal. Benjamin Constant, avec la dextérité la plus ingénieuse, tirait des maximes de l’opposition anglaise un système de philosophie politique. Aujourd’hui il est permis de reconnaître que les gouvernemens ne sont ni une institution de droit divin, ni un fléau envoyé aux peuples par la colère de Dieu. Un gouvernement est le ministre de la société, il est la société même s’appliquant à la gestion des intérêts généraux. En aucun temps sa bonté n’est absolue ; en aucun temps ses intentions ne sont radicalement perverses. Reflet des mœurs sociales, il en suit nécessairement les progrès : depuis qu’à la fin du XVe siècle l’esprit humain est entré dans un mouvement nouveau, il a fait pénétrer dans les gouvernemens toutes les réformes qu’il a voulues avec fermeté et qu’il avait raison de vouloir.

Si la révolution française avait judicieusement distingué la souveraineté du gouvernement, elle ne montra pas un sens moins droit dans la manière dont elle établit le dogme de l’égalité. Que les hommes soient égaux par la racine même de leur nature, voilà une vérité qui a toujours été confusément sentie dès qu’il y a eu société humaine, quelque imparfaites ou si tyranniques qu’aient été les formes de l’association. C’est le développement de cette vérité même qui fait dans l’histoire la différence des temps et des constitutions, car elle fut toujours présente, même au milieu des castes de l’Inde et de l’Égypte, puisqu’on ne pouvait l’opprimer qu’en la reconnaissant. Elle devait encore être moins oubliée dans l’ordre de la spéculation pure, et partout nous trouvons sa trace dans les monumens de la philosophie antique. La fameuse théorie d’Aristote sur l’esclavage ne nous dément pas ; car elle était une contradiction flagrante des enseignemens de Socrate et de Diogène. Sénèque, qui résuma la sagesse du polythéisme quand Virgile en eut résumé la poésie, exprima de toutes les manières que les hommes ont les mêmes commencemens et la même origine, que nul n’est plus noble qu’un autre, s’il n’a l’esprit plus droit et mieux doué[4]. Le christianisme, qui tira sa plus grande puissance de la promesse d’une autre vie, déclara les hommes égaux devant Dieu, pour la rétribution des récompenses et des peines éternelles. Aussi cette manière de poser la question n’empêcha pas les sociétés modernes de puiser leur origine et leur légitimité dans l’antiquité des races et la noblesse du sang. L’esprit lutta contre ces obstacles. Les prêtres et les jurisconsultes représentèrent les résistances et la supériorité de l’intelligence. Les lettrés et les philosophes leur succédèrent. Enfin la conscience sociale fut émue ; elle proclama tout ensemble l’égalité des hommes entre eux et les droits de l’esprit. La loi révolutionnaire écrivit ces mots : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talens. On eût dit qu’on se fût proposé de traduire la pensée du philosophe romain que nous avons cité : Nisi rectius ingenium et artibus bonis aptius.

La conséquence de cette reconnaissance de l’égalité était l’élection, qui n’est elle-même que la volonté envahissant la sphère du hasard. Au fond, dans la réalité, tout est élection. Quelque chose et quelqu’un sont toujours préférés à d’autres choses et à d’autres hommes, et la liberté est incessamment présente à quelque degré dans les faits sociaux. Mais il y a des époques et des constitutions où elle se manifeste davantage, où elle s’écrit expressément. Alors les affaires humaines ne vont plus par instinct, mais par délibération : on discute les actes et les hommes ; on parle beaucoup, quelquefois trop ; souvent aussi l’élection démocratique est corrompue par l’envie, la calomnie, l’ignorance ; et, si l’investiture par la naissance ou par le choix du roi a ses inconvéniens, l’élection populaire a aussi ses écueils. Le problème que doit se proposer toute démocratie intelligente, est d’arriver au choix du mérite par le bon sens ; il ne saurait jamais recevoir une solution complète, et voici pourquoi : choisir, c’est préférer ; préférer, c’est juger. Un jugement à porter sur les choses et sur les hommes demande une raison tantôt moyenne, tantôt supérieure ; les électeurs officiels d’une démocratie peuvent souvent suffire à la première occurrence, rarement à la seconde. Rome républicaine consolidait sa liberté intérieure et sa gloire au dehors, quand elle remettait au sénat, s’exprimant par l’organe d’un des consuls, le choix d’un dictateur. L’état où l’élection populaire règne seule, manque d’un élément nécessaire, car la société se trouve privée de la force que lui prêterait le jugement des esprits supérieurs sur ses destinées, ses actes et ses affaires. Cette considération n’échappait pas à un des plus profonds penseurs de la révolution, quand, après avoir distribué la France en trois divisions politiques, la commune, le département et l’état, il imaginait de confier le pouvoir exécutif à un proclamateur-électeur, fonctionnaire supérieur, inamovible, irresponsable, qui représentait la nation au dehors, constituait le gouvernement avec un conseil d’état délibérant et un ministère responsable, choisissait dans les listes de candidature des juges, depuis les tribunaux de paix jusqu’à la cour de cassation, des administrateurs, depuis les maires jusqu’aux ministres[5]. On sait avec quelles expressions de dédain cynique cette proposition fut repoussée par celui qui montrait de plus en plus l’audace et le génie de César. Mais il n’est pas moins remarquable qu’un homme aussi sincère et aussi complet que Sieyes, comme démocrate et comme idéologue, ait pensé que la république ne pouvait exister sans un élément et des fonctions qui rappelaient exactement la royauté ; c’était pour établir la démocratie qu’il lui demandait de se modérer et de reconnaître d’autres faits qu’elle-même. La loi d’élection est une loi nécessairement mobile qu’il faut, d’époque en époque, amender et modifier ; c’est l’expression légale de la démocratie, dont le plus grand intérêt est que jamais la somme de ses droits ne dépasse la mesure de ses lumières.

Ce rapport intime entre l’élection et la capacité morale de l’électeur fut saisi sur-le-champ par les fondateurs de la révolution, qui jetèrent les bases d’une instruction publique commune à tous les citoyens, et gratuite pour les connaissances indispensables. Le plan d’une éducation nationale, qui figure parmi les premières pensées de nos pères, témoigne qu’ils entendaient fonder la liberté sur l’intelligence, et populariser les idées, pour rendre le nouveau droit social applicable et légitime. On trouve toujours, chez les initiateurs du mouvement de 1789, la double conscience de la dignité de l’homme et de la solidarité sociale ; ils pourront, un moment, être plus préoccupés de l’un de ces faits que de l’autre, mais au fond ils travailleront à les concilier tous les deux. S’ils restituent à la nation les biens que possédait l’église, comme un dépôt et un instrument, ils ne reconnaissent pas moins que la propriété émane de la personnalité humaine, et doit être inviolable comme elle. Leur raison peut subordonner le droit individuel à l’intérêt social, mais elle le consacre par le sacrifice même qu’elle lui demande.

C’est dans l’organisation interne de la société que se manifesta la force de l’esprit nouveau ; dans cette France, partagée jusqu’alors par des coutumes, des habitudes, des préjugés si dissemblables, il créa une législation uniforme. Montesquieu demandait avec raison si la grandeur du génie ne consisterait pas à savoir dans quel cas il faut l’uniformité, et dans quel cas il faut des différences. S’il eût assisté à la révolution française, il eût reconnu que le moment était venu, pour la France, d’une grande uniformité ; elle jaillissait naturellement de la conscience sociale, comme de la pensée d’un seul homme. Les idées se trouvaient assez fécondes et assez mûres pour enfanter de nouvelles mœurs ; aussi les changemens s’opérèrent sans contrainte ni violence ; aussi l’uniformité qui s’établit en France ne fut pas, pour ainsi parler, mécanique ; mais elle fut une uniformité vivante qui devait elle-même être la cause d’une organisation forte et d’une variété nouvelle. En effet, quand une loi uniforme s’étend à propos sur un vaste empire, elle s’y enracine promptement, et ne tarde pas à produire des mœurs qui bientôt deviennent des coutumes ; c’est une autre vie qui sort d’un principe fécond. Cela se voit en France depuis cinquante ans. Les lois nouvelles et fondamentales de l’ordre politique et civil ont passé dans la pratique commune, dans les habitudes de tous, et l’uniformité de la règle s’est trouvée naturellement tempérée par les inévitables mouvemens de la liberté humaine. Voilà ce qui fonde vraiment un ordre social et le rend indestructible, parce que tout y a concouru, parce qu’aucun élément de la vie générale n’a été laissé en arrière.

Comment une rénovation aussi complète de la nation française, dans ses idées et dans sa propre constitution, ne lui eût-elle pas inspiré, à l’égard des autres peuples, des sentimens supérieurs aux anciens préjugés et à de vieilles antipathies ? L’auteur de l’Esprit des Lois, en comparant le droit des gens européen à celui de la république romaine, dit qu’en ce point il faut rendre hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs. Le droit des gens, dont ce grand homme félicitait ainsi l’Europe, était un effet naturel des principes chrétiens, et avait reçu sa première rédaction scientifique de Grotius qu’inspirait l’esprit évangélique de la réforme. Mais au XVIIIe siècle les idées étaient encore supérieures à cette pratique même, et l’esprit avait embrassé toute l’étendue de la solidarité humaine. Ce qui n’avait été qu’une affection de l’ame, était devenu une théorie rationnelle que la majorité nationale concevait assez fortement pour l’écrire dans ses lois. Pour la première fois, on vit un peuple déclarer officiellement qu’il renonçait à entreprendre aucune guerre, dans la vue de faire des conquêtes, et qu’il n’emploierait jamais ses forces contre la liberté d’aucune nation. Comme il fallait que le sentiment de l’humanité eût pénétré à fond dans les entrailles du peuple français, pour que ses représentans aient pu faire spontanément cette déclaration philosophique ! Les évènemens devaient un peu contrarier ces promesses, mais elles n’en furent pas moins dictées par une sainte affection pour le genre humain. La France se déclarait citoyenne du monde, et par là méritait d’en être la reine ; plus elle témoignait d’un désintéressement sincère, plus elle abdiquait la force qui envahit, plus sa glorieuse et pacifique initiative lui méritait la première place au banquet des nations. Elle conviait les autres peuples à l’imiter dans l’œuvre de sa régénération ; elle n’avait pas l’ambition jalouse d’un affranchissement égoïste, elle ne disait pas, comme une des héroïnes de Corneille :

La liberté n’est rien quand tout le monde est libre[6].

Mais elle ne se proposait pas non plus d’imposer à d’autres la liberté par la violence, et confiait l’avenir des peuples à l’irrésistible attraction des principes qu’elle avait embrassés. Elle comprenait que sa révolution, fille du génie philosophique, ne devait pas convertir par le glaive, comme Mahomet et Charlemagne, et que les allures du fanatisme religieux ne lui convenaient pas.

Sur presque tous les points importans, les aperçus des fondateurs de la révolution se recommandèrent par une sagacité pénétrante, et nous pouvons confirmer cet éloge par la manière dont furent entendus les rapports de l’église et de l’état. Depuis l’origine de la société française, ces rapports s’étaient réglés naturellement suivant les développemens de la civilisation même. À mesure que l’état, représenté par les rois, les parlemens et les grands ministres de la monarchie, avait affermi son autorité politique et conduit avec intelligence les affaires et les destinées du pays, ces progrès et cette action avaient circonscrit, en les respectant, l’influence et le pouvoir de l’église. Aussi n’est-il pas téméraire d’affirmer qu’en cette matière la révolution ne fit que suivre les erremens du régime qu’elle changeait. La constitution civile du clergé qu’elle décréta n’était un empiétement ni sur la doctrine ecclésiastique ni sur l’autorité papale ; elle était une traduction et une conséquence des vieilles libertés gallicanes. Il était de droit public, dans l’ancienne monarchie, que le magistrat politique exerçait son examen et sa répression sur tout ce qui concernait la discipline extérieure et l’exercice de l’autorité du clergé. En ce point la révolution n’innovait pas, elle continuait. Quels étaient d’ailleurs les rédacteurs des lois nouvelles qui réglementaient l’église ? Des chrétiens jansénistes. C’était, par un singulier retour de fortune, l’esprit de Port-Royal qui conduisait la plume de Camus, prescrivant aux membres du sacerdoce le serment constitutionnel. L’intention manifeste de nos pères fut d’unir la France nouvelle et la religion catholique, sans confondre l’ordre politique avec l’ordre spirituel. On sait quelles horribles tempêtes succédèrent à ce sage dessein. Mais aujourd’hui les rapports entre l’église et l’état sont déterminés et paisibles. L’église possède l’indépendance spirituelle ; l’état, la souveraineté politique ; l’église est dans l’état, et il dépend d’elle de s’y incorporer de plus en plus ; l’état vénère l’église, la dote et la surveille. L’église, dépositaire des antiques doctrines de la spiritualité chrétienne, les communique aux ames qui les appellent. L’état conçoit les pensées du siècle, les mûrit et les applique : c’est le cerveau de la société.

Les lois qui furent écrites pendant les deux premières années de la révolution, ont un caractère théorique, et, pour ainsi parler, prêcheur, qu’on ne peut méconnaître : on dirait qu’elles veulent être plutôt un enseignement qu’une règle. C’est comme le commencement de quelque chose d’infini. Dénouement d’un siècle, exorde d’un autre, effet et cause tout ensemble, conséquence et principe, la révolution est à la fois dans son essence l’application de vérités senties et la recherche de vérités inconnues. Elle est une religion rationnelle qui a cet avantage sur d’autres religions, de n’être pas enchaînée par des textes éternellement obligatoires, mais qui quelquefois aussi a pu s’égarer dans cet infini même. Au XVIe siècle, on demandait toute vérité à l’Écriture interprétée par l’esprit ; la révolution française l’a demandée à l’esprit humain lui-même, s’interrogeant sans cesse pour résoudre les questions que lui pose la nature des choses : la liberté est donc de l’essence même de la révolution ; aussi, tout en annonçant des vérités sociales, tout en fécondant les affirmations de son génie, il lui est interdit, sous peine de manquer à sa propre loi, d’employer la violence et le despotisme pour assurer le triomphe de ce qu’elle a conçu.

Et cependant il y eut un débordement de passions furieuses et d’idées fausses, qui, rompant toute digue, donnèrent un démenti funeste à toutes les vérités et à toutes les espérances. L’esprit s’égara et le cœur s’avilit, comme si la profondeur de la chute devait expier la sublimité de l’essor. Il arriva qu’un mouvement philosophique et social, qui s’était fait au nom de tous et dans l’intérêt de tous, devint entre les mains de quelques-uns un monopole sanglant ; on poussa le peuple à proscrire la bourgeoisie, et les dernières classes s’insurgèrent contre ceux qui leur avaient frayé la route de la liberté. Le jacobinisme est à coup sûr une des plus étranges aberrations de l’esprit humain : non-seulement il est hideux par le sang qu’il a versé, mais il est radicalement faux dans les principes qui l’ont l’ait mouvoir.

En cherchant à mettre la bourgeoisie en dehors du peuple, les jacobins dénaturaient les bases même de la révolution française ; car ils niaient la généralité de son génie, comme ils nièrent le principe de l’intelligence en plaçant la souveraineté dans le nombre et dans l’agglomération des masses. D’un côté, ils proscrivaient une partie du peuple ; de l’autre, au lieu d’élever la multitude, ils la corrompaient en lui donnant à croire que la force était le droit.

Deux conséquences découlèrent immédiatement de cette déification de la multitude : l’extermination en masse des ennemis de la république, et la dictature. Par ces deux mesures transitoires, on se proposait d’arriver à un état social entièrement nouveau, reconnaissant pour principe et pour maître le peuple souverain, qui devait se composer de l’universalité des citoyens. Les jacobins avaient un sentiment profond et sauvage de l’unité sociale, qu’ils exagérèrent jusqu’à la folie. Le peuple était pour eux comme le César de la Rome impériale, ils lui apportaient tout à dévorer, et ils fondaient sa puissance sur le mépris des droits de chacun. Au moment où était décrété comme un devoir sacré le bonheur commun, les passions les plus violentes étaient déchaînées, l’envie prenait toutes les formes, fermentait dans les ames, se dressait contre les plus nobles têtes, et s’appelait patriotisme. Voilà la plaie de toute démocratie, voilà le vice qu’elle doit s’arracher du cœur, pour être digne de ses destinées. Le jacobinisme l’exalta outre mesure, et trouva des crimes dans toutes les supériorités. Avec l’envie marchait la haine du passé et de l’histoire ; cela convenait bien à l’ignorance. La passion du jacobinisme fut de séparer l’avenir qu’il rêvait de tout contact avec les siècles précédens. Ç’a toujours été la manie des innovations politiques de poursuivre l’abolition de ce qui fut avant elles. Ainsi le pape Grégoire Ier proscrivait l’antiquité. Peine inutile, le temps ramène sur la scène les grandeurs et les vérités dont on avait tramé le bannissement irrévocable. Il y avait aussi quelque chose que le jacobinisme ne pouvait tolérer : c’était le talent. Le génie de l’artiste, du penseur, de l’écrivain, lui était insupportable ; il n’aimait pas ce qui était éloquent et beau, surtout quand la parole et la plume osaient lutter contre ceux qui versaient le sang. Force fut bien à l’infortuné Camille Desmoulins de reconnaître cette vérité. Qui ne serait attendri par l’étonnement douloureux exprimé dans les dernières lignes qu’il a tracées. « Si c’était Pitt ou Cobourg qui me traitassent si durement ; mais mes collègues ! mais Robespierre, qui a signé l’ordre de mon cachot ; mais la république, après tout ce que j’ai fait pour elle ! c’est là le prix que je reçois de tant de vertus et de sacrifices !… J’avais rêvé une république que tout le monde eût adorée. Je n’ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes. Comment penser que quelques plaisanteries dans mes écrits contre des collègues qui m’avaient provoqué effaceraient le souvenir de mes services ? » Brûler n’est pas répondre, disait encore Camille à Robespierre, qui lui proposait de jeter au feu son admirable prose. Imprudent ! il ignorait que la polémique des jacobins n’était autre que l’échafaud, et que par la mort seule ils réduisaient leurs adversaires au silence.

Le jacobinisme se compose de deux élémens qui sembleraient ne pouvoir se rencontrer ensemble, et dont néanmoins il faut bien reconnaître ici l’association : c’est d’abord un machiavélisme qui laissait bien loin derrière lui les théories du Prince et la pratique de César Borgia ; puis un naturalisme qui, se séparant de toute l’expérience acquise du genre humain, aspirait à fonder une société entièrement nouvelle.

Le machiavélisme des jacobins a pour preuve un fait assez connu de tous, la terreur. Leurs chefs affectaient les maximes et le langage des hommes d’état les plus énergiques. Ainsi, dans la question capitale qui eut pour dénouement l’immolation du 21 janvier, Robespierre s’exprimait ainsi : « Il n’y a point ici de procès à faire ; Louis n’est pas accusé, vous n’êtes pas des juges ; vous n’êtes et ne pouvez être que des hommes d’état. » Il est inutile de multiplier les exemples. Les jacobins avaient de hautes prétentions à jouer le rôle de grands politiques, sachant accepter tout ce qui est déclaré nécessaire, et sur ce point le cynisme de leur langage ne le cédait pas à l’immoralité de leurs actes.

En même temps on mettait la justice et la probité à l’ordre du jour. Robespierre voulait que toutes les idées morales, telles qu’il les concevait, fussent rappelées par des fêtes solennelles à l’esprit des citoyens et proposées à leur émulation. On devait fêter l’Être suprême, la Gloire, l’Immortalité, la Justice, la Bonne Foi, l’Amitié. Le jacobinisme aspirait à remplacer les usages et les coutumes séculaires par des abstractions offertes à l’intelligence du peuple ; il sacrifiait tout à un naturalisme sans profondeur, sans vérité, oubliant que l’histoire et le passé sont aussi dans la nature des choses. Enfin, les principes, les qualités et les droits qui constituent l’homme même, étaient méconnus par une philosophie non moins superficielle qu’ambitieuse.

Il est un homme qui, peut-être encore mieux que Robespierre, représente le jacobinisme : c’est Saint-Just, type achevé du fanatisme politique. Saint-Just a porté dans l’erreur une sincérité au-dessus de tout soupçon, et il s’est servi du crime avec bonne foi ; il a mêlé le délire à l’héroïsme, les plus implacables fureurs à un dévouement absolu. Puis, non-seulement il s’est montré le lieutenant passionné de Maximilien, auquel il voulait inspirer sa fougue et son audace ; mais ce fut aussi un théoricien esquissant d’une main hardie les principes régénérateurs de l’utopie révolutionnaire. Les Fragmens sur les institutions républicaines sont le jet d’une imagination enthousiaste, où viennent se heurter les conceptions les plus extravagantes, quelques traits d’un style mâle et fier, et des réminiscences de l’antiquité, que l’auteur prend pour des conceptions originales. Quand dans le premier fragment il parle des grands hommes qui furent malheureux dans les républiques, il dit : « Scipion fut accusé. Il se disculpa en opposant sa vie entière à ses accusateurs ; il fut assassiné bientôt après. Ainsi les Gracques moururent ; ainsi Démosthène expira au pied de la statue des dieux ; ainsi l’on immola Sidney, Barneveldt ; ainsi finirent tous ceux qui se sont rendus redoutables par un courage incorruptible. Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit. » Cette manière d’écrire ne manque, à coup sûr, ni de fermeté ni de grandeur. Maintenant, si l’on veut constater combien les théories du jacobinisme méconnaissaient ce que peut être la liberté dans nos sociétés modernes, voici d’assez étranges propositions : « Quiconque est magistrat n’est plus du peuple. Il ne peut entrer dans le peuple aucun pouvoir individuel. Si les autorités faisaient partie du peuple, elles seraient plus puissantes que lui. Les autorités ne peuvent affecter aucun rang dans le peuple. Elles n’ont de rang que par rapport aux coupables et aux lois ; un citoyen vertueux doit être plus considéré qu’un magistrat… Lorsqu’on parle à un fonctionnaire, on ne doit pas dire citoyen ; ce titre est au-dessus de lui. » Il n’est pas mauvais de rencontrer ici élevés à leur plus haute puissance les préjugés contre les fonctionnaires publics ; ces préjugés se trouvent ainsi confondus par l’absurde. Continuons : « L’opulence est une infamie… Il ne peut exister de peuple vertueux et libre qu’un peuple agriculteur… Un métier s’accorde mal avec le véritable citoyen ; la main de l’homme n’est faite que pour la terre ou pour les armes. » Que devient alors la liberté moderne, qui compte parmi ses plus puissans leviers le commerce et l’industrie ? Le libre exercice des facultés de l’individu n’est pas moins méconnu : « Tout propriétaire qui n’exerce point de métier, qui n’est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu’à cinquante ans. Tout propriétaire est tenu, sous peine d’être privé des droits de citoyen pendant l’année, d’élever quatre moutons en raison de chaque arpent de terre qu’il possède. L’oisiveté est punie, l’industrie est protégée… Tout citoyen rendra compte tous les ans, dans les temples, de l’emploi de sa fortune. » Dans l’utopie de Saint-Just, les temples publics sont ouverts à tous les cultes, qui sont également permis et protégés ; mais, dans aucun des engagemens civils, les considérations du culte ne sont permises, et tout acte où il est parlé de culte est nul. Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’ame. Les premiers jours de tous les mois sont consacrés à l’Éternel : on y célèbre tour à tour la nature, le peuple, la jeunesse, le bonheur, la vieillesse, le travail, etc. » Nous finirons ces citations par une pensée originale. « Le concours pour le prix d’éloquence n’aura jamais lieu par des discours d’apparat. Le prix d’éloquence sera donné au laconisme, à celui qui aura proféré une parole sublime dans un péril. »

Les Fragmens sur les Institutions républicaines sont le testament le plus authentique des théories du jacobinisme. On y trouve, exprimé dans toute sa franchise, le désir insensé de séparer la cause de la révolution française des principes même de la civilisation européenne. L’explication de ce délire est, s’il est permis de le dire, dans sa naïveté. Il a été un moment où l’esprit de quelques hommes a été la proie d’un vertige fatal qui les a emportés loin de la réalité, loin de l’histoire et de toutes les conditions du possible. Ils disaient vouloir construire un édifice social, et foulaient aux pieds tous les principes connus des sociétés ; ils se proclamaient religieux, et proscrivaient toutes les traductions historiques de l’idée religieuse. D’aussi monstrueuses erreurs ne peuvent être sincères qu’une fois. Les premiers, les vrais jacobins croyaient à leurs propres extravagances ; mais ceux qui vinrent après, ceux qui veulent encore aujourd’hui continuer cette funeste école, n’ont plus même l’excuse du premier entraînement. Or, si le fanatisme est hideux, que penser de l’hypocrisie qui veut contrefaire le fanatisme, et que dire de ceux qui prêchent d’effroyables erreurs dont leur raison pénètre elle-même le néant ?

M. Buchez est d’avis que, si les jacobins eussent pu disposer d’une publicité mieux organisée, ils auraient été jugés avec moins de défaveur. « Ce fut un grand malheur, dit-il, qu’au lieu de ces milliers de factums de brochures et de pamphlets, forme de publicité décriée par l’usage qu’on en avait fait sous les deux derniers règnes ; qu’au lieu de cette correspondance entre les clubs, moyen tout spécial, nécessairement réduit aux proportions de l’affiliation, nécessairement rétréci par l’esprit de corps ; qu’au lieu de ces quelques feuilles périodiques qui venaient de loin en loin traiter, pour un petit nombre de lecteurs, des points ardus de la science sociale, les chefs des jacobins ne songeassent pas à fonder dès 1791, et dès qu’ils virent la constituante manquer la révolution, un grand journal quotidien d’où ils pussent parler à la France entière[7]. » On trouve dans ces lignes le point de vue d’où M. Buchez a jugé la révolution entière. Selon lui, la constituante n’a pas eu l’intelligence de notre régénération commencée en 1789 : les jacobins l’eurent davantage ; mais l’absence d’une vaste publicité, le mélange inévitable pendant un moment des jacobins avec les hébertistes, ont à la fois dénaturé leur influence et dérobé à l’histoire la pureté de leurs intentions.

La philosophie de M. Buchez consiste toute entière dans une nouvelle interprétation de l’Évangile : selon lui, tout l’enseignement du Christ, qu’on a cru adressé à l’homme individuel, doit être appliqué à l’homme social. La révolution, à ses yeux, est en principe la réalisation de la morale chrétienne. Cette morale a pour fondement la révélation, et, si l’on ne croit pas à la révélation, on ne croit à rien. Jésus-Christ affirma qu’il était le fils de Dieu fait homme, et qu’il venait sceller de son sang la nouvelle qu’il nous apportait de la part de son père. Cette nouvelle, c’était l’égalité d’origine et l’unité de but. Nier le titre divin de celui qui apporta la vérité, c’est ne croire à aucune vérité.

Il y a deux choses dans M. Buchez qui commandent l’estime, sa conviction et sa science : il a consacré plusieurs années de sa vie, avec son collaborateur M. Roux, à rassembler tous les documens de la révolution, puis il nous en a donné une interprétation philosophique. Les documens sont précieux ; plusieurs renseignemens importans échapperont à l’oubli, en prenant place dans une collection vaste et bien ordonnée. L’interprétation ne peut appartenir qu’à un esprit énergique et distingué ; mais elle nous semble erronée. La révolution française n’est ni anti-religieuse ni anti-chrétienne, car elle s’accorde, dans plusieurs de ses conséquences, avec les principes du christianisme : mais, si l’on ne veut pas se départir de l’exactitude scientifique, il faudra dire que la révolution française est plutôt philosophique dans ses causes et ses maximes. Elle appartient à une autre tradition que la tradition chrétienne ; elle ne la nie pas, mais elle s’en distingue.

Que gagnent la science sociale et la vérité dans la confusion de deux ordres d’idées qui ne doivent pas s’exclure, mais se compléter ? Quand M. Buchez oppose hostilement la morale à la science, quand il parle de la méthode chrétienne de Bacon et de Descartes, est-il bien sûr de s’entendre lui-même ? Jusqu’où peut aller la préoccupation d’une idée fixe, puisque cet écrivain ne craint pas d’attribuer à l’humilité chrétienne les progrès de l’astronomie moderne ? « La vanité des Grecs d’Alexandrie, dit-il, avait cru que l’homme et la terre, qui lui servait d’habitation, étaient le centre du monde. L’humilité chrétienne trouva que nous ne devions pas être si haut placés dans la hiérarchie des mondes, et elle vit que le soleil était central et la terre un de ses satellites[8]. »

Au même moment où M. Buchez attribue au christianisme des mérites qui lui semblent assez étrangers, il tombe dans un inconcevable oubli de son esprit et de sa charité, quand il cherche à établir le droit qu’a la société d’écraser ses ennemis, et quand il s’égare jusqu’à risquer une apologie des journées de septembre. « À la Saint-Barthélemy, écrit-il, on poursuivit ceux qui avaient introduit la guerre civile et étrangère, ceux qui voulaient fédéraliser la France, en rétablissant et perfectionnant le régime féodal. Aux journées de septembre, on s’attaquait à ceux qui avaient travaillé avec le plus d’ardeur à faire avorter la révolution, à ceux qui conspiraient avec l’étranger contre l’indépendance nationale, et enfin à des hommes condamnables ou déjà condamnés pour des crimes que l’on punit dans tous les temps et chez tous les peuples[9]. » La conclusion est que la terreur est une méthode qu’on peut employer de temps à autre. La souveraineté du peuple, dans la langue de M. Buchez, est la souveraineté du but qui fait un peuple. Pour atteindre ce but, tout est permis : le droit naît du devoir. Pourquoi donc faire un si grand détour pour arriver à cette maxime connue, que la fin justifie les moyens ?

Il est singulier que, de nos jours, tout ce qui est violent, soit dans la théorie, soit dans la pratique, cherche à s’autoriser du christianisme et de l’Évangile. Nous lisons des pamphlets où le nom du Christ se trouve écrit à côté du nom de Spartacus. En Angleterre, les chartistes se disent enrôlés sous la bannière du fils de Dieu. Les organes du christianisme ne sauraient protester trop hautement contre de semblables commentaires. Quant à la philosophie sociale, qui ne sépare pas les principes de la raison des résultats de l’expérience, elle rejette ces panacées, non moins stériles que sanglantes, qui outragent si cruellement le droit humain. Selon elle, il n’y a rien qui doive être imité dans les passions tumultueuses et les faits désordonnés qui ont altéré le cours de la révolution car ces emportemens, loin d’être une conséquence de ce mouvement intellectuel, en furent, au contraire, une violation funeste. Ce sont les tempêtes de l’histoire, ce n’en sont pas les exemples ; mais le monde moral a cette supériorité sur le monde physique, que l’homme peut prétendre à resserrer, par la propagation des idées, l’empire des passions mauvaises et des faits anarchiques. La révolution française doit être, pour nous, dans l’ordre politique, ce qu’est le XVIIIe siècle dans l’ordre philosophique, un passé dont les grandes lignes sont belles, mais dont les erreurs ne nous enchaînent pas. Nous ne pouvons même nous promettre de progrès véritables, dans la pratique comme dans la pensée, qu’en nous affranchissant de plus en plus de souvenirs qui deviennent, à notre insu, des imitations ; c’est par cette liberté que nous trouverons le sens de notre siècle.

En général, on ne remarque pas assez combien des réminiscences et une sorte de routine prennent souvent la place de convictions personnelles et d’actions vraiment volontaires. On est la dupe de sa propre mémoire ; on parodie en croyant innover. La liberté de la presse n’est pas un obstacle à cet entraînement ; elle le favorise, au contraire. Les divers organes de la publicité développent un thème une fois donné, qu’ils n’ont ni l’intention ni la force de modifier ou d’agrandir, et il pourrait arriver que, dans un pays, on pensât d’autant moins qu’on écrirait davantage. L’esprit d’une nation doit donc, de siècle en siècle, veiller sur l’indépendance de ses allures, et cette sollicitude intelligente devient surtout un devoir pour un peuple qui prétend aux honneurs de l’initiative.

À qui, aujourd’hui, en Europe, doit appartenir l’initiative ? Nous désirons vivement que le nom de la France sorte de la bouche des autres peuples ; mais il ne suffit pas de prétendre à cette gloire : il faut la mériter. Sans doute, les principes vrais et les résultats salutaires de la révolution française sont un grand titre ; mais, pour le faire valoir, nous devons aller devant nous et non pas regarder en arrière. Nos pères ont eu leur esprit, ayons le nôtre. L’Europe à laquelle nous avons affaire n’est plus celle de 89, ni celle de 93 ; elle n’est plus même celle de 1815. Le monde a changé, et cependant il est des révolutionnaires qui ne veulent pas changer avec lui. Il y a cinquante ans, au début de notre régénération, la politique seule était sur le premier plan de la scène ; tout avait une cause et un caractère politiques, droits, intérêts, motifs de guerre, troubles civils. Au civisme démocratique succéda la dictature napoléonienne qui fut l’apogée du génie politique. Depuis la chute du géant, d’autres intérêts et d’autres pensées ont pénétré peu à peu dans la sphère de la politique pure ; aujourd’hui ils lui disputent puissamment l’attention générale : ces intérêts sont les travaux industriels ; ces pensées sont les idées religieuses. Entre l’industrie et la religion, la politique semble un peu déconcertée qu’on ne lui permette plus d’être son but à elle-même, et qu’on la prenne comme un instrument, ne s’apercevant pas que ses propres enseignemens ont amené ce résultat. C’est en raison même de l’éveil donné par la révolution au droit qu’apporte l’homme sur cette terre au bonheur et au bien-être, que les sociétés s’inquiètent surtout aujourd’hui de façonner et d’améliorer leur terrestre séjour. Au travail, elles demandent l’abondance et la richesse ; elles consentent à supporter laborieusement la chaleur du jour pour s’épanouir plus tard, à la face du soleil, dans une magnificence conquise. Attentives à ce but, elles s’inquiéteront moins de querelles de mots, de passions surannées qui n’ont plus d’objet. Les principes même de la révolution française n’ont pas de plus grand intérêt que de comprendre cette disposition et de s’y accommoder. Il leur serait funeste de vouloir contrarier un mouvement qu’ils ont eux-mêmes produit, et de ne pas envisager l’élan industriel dont nous avons le spectacle comme un développement nécessaire et moral du genre humain. Quand les gouvernans, rois, princes ou sénats, creusent des canaux, étendent sur les routes des lignes de fer, décuplent la rapidité des communications, établissent sur tous les points des rapports de commerce et d’échange, des comptoirs, des entrepôts ; quand ils font passer l’agriculture des habitudes d’une pratique instinctive aux procédés puissans que permet l’alliance de la science mécanique et de capitaux nombreux, ils accomplissent une œuvre démocratique, ils travaillent pour tous, et le bon sens des peuples, sans incidenter sur les formes, recueille ces résultats populaires. Laissons marcher le monde dans les voies de l’industrie ; les véritables droits du genre humain ne seront pas pour cela frappés de déchéance ; les progrès de la matière deviendront les moyens de l’esprit. Ne voyons-nous pas la pensée ne rien ralentir de son activité ? Les idées les plus abstraites sont contemporaines des travaux les plus matériels, et la religion n’excite pas moins de ferveur que l’industrie. L’ébranlement communiqué aux imaginations et aux ames par la révolution française a fécondé chez les uns les travaux de la science, a rallumé chez d’autres les ardeurs de la foi. Les rapports de la philosophie et de la religion ont paru plus étroits et plus vifs, et l’identité de leurs élémens s’est fait jour à travers de spécieuses hostilités. De nos jours, l’humanité se livre également à deux dispositions qui semblent cependant fort contraires  : nous voulons dire l’abstraction et le mysticisme. Par l’abstraction, l’intelligence, se repliant sur elle-même, soumet la réalité à une décomposition analytique. Par le mysticisme, l’ame, sortant d’elle même sur les ailes de la foi, enveloppe le monde d’une synthèse dont la grandeur passionnée défie le scepticisme. L’homme aujourd’hui, tout ensemble abstrait et mystique, examine toutes les idées, passe par toutes les croyances, étudie les titres de la loi connue, cherche les possibilités d’une loi nouvelle, soupçonne l’avenir, défend le passé, et témoigne de sa puissance par les contradictions qui le déchirent. Heureusement, au milieu de toutes ces luttes et de toutes ces divisions, s’élève la liberté : les hommes ont enfin cette conviction dans le cœur, que la violence ne doit pas être appelée au secours des croyances et des idées ; la religion et la philosophie doivent mutuellement se déclarer inviolables. Dans ce siècle, l’unité est d’autant plus impossible qu’elle est plus certaine dans l’avenir ; travaillons sans nous opprimer les uns les autres, et confions le triomphe de la vérité aux lois de la fatalité divine.

C’est à tous ces développemens scientifiques, industriels, philosophiques et religieux, que doivent concourir puissamment les partisans de la révolution française, ceux qui en comprennent vraiment le génie. La régénération sociale de 1789 a une autre portée que celle d’un mouvement politique, et ce n’est pas la servir aujourd’hui que de travailler à mettre dans notre histoire une insurrection de plus. Cette régénération a ouvert un monde nouveau qui demande, pour se développer, l’infini du temps et de l’espace. La révolution française touche à toutes les idées, à toutes les croyances, à tous les élémens des sociétés humaines, et c’est pour cela que nous l’avons vue affecter tous les peuples. Comprenons bien que les autres nations ne se sont pas éprises d’un enthousiasme passionné pour la France, mais pour la cause de l’humanité qu’elles ont reconnue dans ses glorieuses mains. Elles ont senti que nous nous occupions de leurs propres affaires, et que nos débats roulaient sur les intérêts de tous. La France doit se garder de descendre de cette haute généralité : plus ses pensées et ses sentimens porteront l’empreinte d’un cosmopolitisme intelligent, plus elle acquerra d’autorité morale au-delà de ses frontières ; plus aussi elle se trouvera fidèle à l’esprit d’une révolution tout-à-fait humaine, à l’esprit de sa vocation historique.

Séparés par cinquante années de l’œuvre d’émancipation accomplie par nos pères, nous ne pouvons l’affermir et la développer que par l’individualité même de nos pensées et de nos doctrines. Le cours du temps nous a portés plus loin que nos devanciers dans la connaissance des principes des choses et des lois morales qui régissent les sociétés. Étrangers à la confusion et aux colères d’une lutte ardente, nous voyons plus et mieux : la scène se prolonge indéfiniment devant nos regards, et en même temps le but où tend l’humanité se dessine d’une manière plus claire. À travers des mœurs différentes, à travers les religions, les systèmes des philosophes, les recherches des savans, les révolutions dans les lois, c’est le bonheur qu’elle poursuit, c’est l’épanouissement de ses facultés, de sa force, de sa vertu. Ce fait élémentaire est le mobile et la raison de l’histoire. Sous mille formes, le genre humain travaille sans relâche à son éducation, dont les progrès peuvent seuls amener raisonnablement, d’époque en époque, un degré de plus d’émancipation et de liberté. Cette révolution française, dont M. Buchez a recueilli laborieusement en quarante volumes les travaux et les documens, ne pourrait aujourd’hui trouver d’écueils et de naufrages que dans les exagérations et les excès où quelques-uns cherchent encore à l’entraîner. Elle a pour elle l’autorité d’un demi-siècle, l’adhésion morale des peuples, et désormais ses ennemis seront impuissans contre elle, tant qu’elle saura se montrer intelligente et modérée. Les jacobins en avaient si fort dépravé le génie, que Napoléon put fonder sa dictature, non-seulement sur la gloire, mais sur le mépris systématique des théories et des idées, et faire de sa volonté une sorte de destin qui remplaçait à la fois la Providence et la liberté. Une recrudescence de folies démagogiques pourrait seule aujourd’hui faire reculer la civilisation libérale de la France et de l’Europe. C’est ce dont, malheureusement, ne paraît pas convaincu M. Buchez, qui a cherché à rajeunir les théories du jacobinisme en leur donnant une base chrétienne. L’éditeur de l’Histoire parlementaire a tenté de jeter les fondemens d’un système qui pût s’appuyer à la fois sur Jésus-Christ et Robespierre. Le christianisme rejette à coup sûr cet amalgame : la philosophie désavoue une doctrine qui étouffe son indépendance sous le joug d’un mysticisme étroit et cruel, et la liberté se trouverait encore une fois compromise, si elle pouvait un seul instant chercher ses inspirations dans des paradoxes aussi profondément erronés.


Lerminier.
  1. Paris, Paulin, libraire-éditeur, rue de Seine, 33.
  2. Contrat social, liv. III, chap. 1.
  3. Ibid.
  4. Eadem omnibus principia, eademque origo : nemo altero nobilior, nisi cui rectius ingenium et artibus bonis aptius. (De Beneficiis, lib. III, cap. XXVIII)
  5. Histoire de la révolution française, par M. Mignet, chap. XIV.
  6. Viriate dans Sertorius.
  7. Histoire parlementaire, tom. XXVII. Préface.
  8. Histoire parlementaire, tom. XVI. Préface.
  9. Histoire parlementaire, tom. XIX. Préface.