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Histoires (Tacite)/Livre III

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Réunion du parti flavien

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Les généraux du parti flavien concertaient avec un zèle plus fidèle et un meilleur destin les opérations de la guerre. Réunis à Pettau, quartier d’hiver de la treizième légion, ils y délibérèrent s’ils garderaient les passages des Alpes pannoniennes, jusqu’à ce que toutes leurs forces fussent levées derrière eus, ou s’il ne serait pas d’un courage plus ferme d’aller droit à l’ennemi et de lui disputer l’Italie. Ceux qui voulaient attendre des secours et traîner la guerre en longueur exaltaient la force et la renommée des légions germaniques. "Et pour surcroît, ajoutaient-ils, l’élite de l’armée de Bretagne était venue s’y joindre à la suite de Vitellius. Eux cependant étaient inférieurs, et par le nombre de leurs légions encore tout fraîchement repoussées, et, malgré l’audace des discours, par la résolution toujours moindre chez des vaincus. Mais pendant qu’on tiendrait les Alpes fermées, Mucien arriverait avec les troupes d’Orient. Il restait en outre à Vespasien la mer, ses flottes, l’affection des provinces, prêtes à montrer, quand il voudrait, l’appareil menaçant d’une seconde guerre. Ainsi un salutaire délai leur assurait de nouvelles forces pour l’avenir, sans faire tort au présent."

A ces discours, Antonius Primus, le plus ardent instigateur de cette guerre, répondait "que la promptitude était leur salut et la perte de Vitellius ; que le succès avait engourdi plutôt qu’animé les vainqueurs ; qu’au lieu d’être tenus en haleine et assujettis à camper, ils avaient promené leur oisiveté dans toutes les villes d’Italie, redoutables seulement à leurs hôtes, et d’autant plus ardents à dévorer des plaisirs nouveaux, qu’ils avaient mené jusqu’alors une vie plus sauvage ; que le cirque, les théâtres, les délices de Rome, avaient achevé d’amollir ceux que les maladies n’avaient pas épuisés ; mais que, si on leur donnait du temps, ils retrouveraient leur vigueur dans les apprêts de la guerre ; que la Germanie, source de leurs forces, n’était pas éloignée ; qu’un simple bras de mer conduisait en Bretagne ; que les Gaules et l’Espagne étaient sous leur main ; qu’à droite et à gauche ils trouvaient hommes, chevaux, subsides ; qu’ils avaient de plus l’Italie elle-même et les ressources de Rome, et que, s’ils voulaient attaquer les premiers, ils disposaient de deux flottes, qui ne trouveraient pas un ennemi sur la mer d’Illyrie. Que serviraient alors les barrières des montagnes ? que servirait d’avoir traîné la guerre jusqu’à l’été suivant ? et d’où tirer dans l’intervalle de l’argent et des vivres ? Pourquoi ne pas profiter de ce que les légions de Pannonie, plutôt trompées que vaincues, ne demandaient qu’à se relever pour la vengeance ; de ce que les armées de Mésie avaient apporté leurs forces tout entières ? Oui, si l’on compte les soldats et non les légions, nous avons des guerriers de plus, la débauche de moins, et le bien qu’a fait à la discipline l’affront même de Bédriac. Encore la cavalerie n’a-t-elle aucune part en cette défaite, puisque, malgré la fortune contraire, elle renversa les bataillons de Vitellius. Alors deux ailes de Pannonie et de Mésie enfoncèrent l’ennemi : que ne feront point seize corps pareils chargeant à la fois ? le mouvement, le bruit, la seule poussière de leurs pas, accableront et feront disparaître des cavaliers et des chevaux déshabitués de la guerre. Si personne ne m’arrête, ce conseil que je donne, mon bras l’exécutera. Vous dont le sort est encore en vos mains, tenez ici les légions ; des cohortes légères sont tout ce qu’il me faut. Bientôt vous entendrez dire que l’Italie est ouverte et la fortune de Vitellius sur le penchant de sa ruine. Ce vous sera plaisir alors de me suivre et de marcher sur les traces du vainqueur."

Ces paroles et d’autres semblables, qu’il débita les yeux en feu et d’une voix tonnante, afin d’être entendu de plus loin (car les centurions et quelques soldats s’étaient mêlés à la délibération), entraînèrent jusqu’aux esprits timides et prévoyants. Quant à la multitude, il n’y eut plus pour elle qu’un seul homme un seul général, auprès duquel tout le reste était une troupe de lâches. C’est l’impression que Primus avait donnée de lui-même dés l’assemblée où furent lues les lettres de Vespasien1. Là au lieu de tenir comme les autres un langage équivoque, qu’il pût un jour interpréter au gré de sa politique, il s’était déclaré avec une franchise qui le rendait cher aux soldats, comme le complice de leur faute ou le compagnon de leur gloire.

1. Voy. liv. II, chap. LXXXII.

Le procurateur Cornélius Fuscus exerçait après lui la principale influence. Cet homme, à force de se déchaîner contre Vitellius, s’était aussi ôté toute espérance en cas de revers. T. Ampius Flavianus, par la lenteur de son caractère et de son âge, éveillait la défiance des soldats ; on le soupçonnait de n’avoir pas oublié ses liens de famille avec Vitellius ; et, comme il s’était enfui au premier mouvement des légions et qu’il était ensuite revenu de lui-même, on attribuait son retour à de perfides desseins. Il est vrai que Flavianus, après s’être retiré de Pannonie en Italie, où il pouvait attendre la crise sans se commettre, fut entraîné par l’amour des changements et les conseils de Cornélius Fuscus à reprendre son titre de lieutenant et à se jeter dans la guerre civile. Ce n’est pas que Fuscus eût besoin des talents de Flavianus ; mais il voulait couvrir le parti naissant de l’éclat d’un nom consulaire.

Au reste, afin de pouvoir impunément et avec fruit entrer en Italie, on écrivit à Aponius Saturninus d’amener les troupes de Mésie en toute diligence, et, pour ne pas laisser à la merci des barbares les provinces dégarnies, on appela dans les rangs de l’armée les chefs les plus puissants des Sarmates Iazyges2. Ils offraient aussi le gros de leur nation et cette redoutable cavalerie qui en fait toute la force. On les remercia de cette offre, de peur qu’au milieu de nos discordes ils ne se souvinssent qu’ils étaient étrangers, ou que leur foi, mise à l’enchère, ne se vendît à l’ennemi. On gagna au parti deux rois suèves, Sidon et Italicus, vieillis dans le respect du nom romain, et chefs d’une nation moins rebelle au joug des serments. On plaça en flanc un corps d’auxiliaires pour observer la Rhétie. Cette province était ennemie, à cause de son procurateur Portius Septiminus, dont la fidélité à Vitellius resta inébranlable. Ce fut Sextilius Félix qui, avec l’aile de cavalerie Auriana, huit cohortes et les milices de la Norique, alla occuper les bords de l’Inn, rivière qui sépare cette contrée de la Rhétie. Ni de part ni d’autre on ne chercha le combat ; la destinée des partis se décidait ailleurs.

2. Voy. sur les Iazyges, sup. I, LXXXIX, 1ère note.

Antonius prit avec lui les vexillaires des cohortes et une partie des cavaliers et courut envahir l’Italie, accompagné d’Arrius Varus, à qui ses campagnes sous Corbulon et les succès d’Arménie avaient donné la réputation d’un bon officier. Ce même Varus avait, dit-on, dans de secrets entretiens avec Néron, changé en crimes les vertus de son général et obtenu par un honteux retour le grade de primipilaire, honneur mal acquis dont il s’applaudit un instant et qui aboutit à le perdre, Antonius et lui, d’abord maîtres d’Aquilée, eurent bientôt toutes les places d’alentour. Opitergium et Altinum3 les reçurent à bras ouverts ; une garnison fut laissée dans Altinum pour tenir en respect la flotte de Ravenne, dont on ignorait encore la défection. Ils rangèrent ensuite dans leur parti les villes de Padoue et d’Ateste4. Là ils apprirent que trois cohortes vitelliennes et la cavalerie Scriboniana occupaient le Forum d’Alliénus5, où elles avaient jeté un pont. L’occasion parut bonne pour fondre sur cette troupe ; car on sut en même temps quelle se gardait mal. L’attaque eut lieu au point du jour ; presque tous furent surpris sans armes. On avait recommandé d’épargner le sang et de les forcer par la terreur à changer de parti. Quelques-uns se rendirent aussitôt ; un plus grand nombre rompirent le pont, et, en coupant le chemin au vainqueur, arrêtèrent la poursuite.

3. Aquilée, Oderzo, Altino, dans le ci-devant État de Venise.
4. Padoue et Este, dans le même pays. Toutes ces villes faisaient partie de la Gaule cisalpine.
5. Muret pensait que Forum Allieni était Légnano, petite ville de l’État Vénitien, sur l’Adige.

À la nouvelle d’une victoire qui ouvrait la campagne si heureusement pour les Flaviens, deux légions, la septième Galbienne et la treizième Gémina, se rendirent pleines d’allégresse à Padoue, avec le lieutenant Védius Aquila. Elles y prirent quelques jours de repos. Minucius Justus, préfet de camp de la septième légion, avait irrité les soldats en tenant les rênes de la discipline un peu plus hautes que ne le permet la guerre civile ; on le sauva de leur fureur en l’envoyant auprès de Vespasien. Un acte longtemps désiré reçut beaucoup de prix des motifs auxquels on en fit honneur : les images de Galba avaient été renversées par le désordre des temps ; Antonius les fit relever dans toutes les villes, persuadé qu’il donnerait du lustre à sa cause en paraissant estimer le gouvernement de Galba et ressusciter son parti.

Attaque sur Vérone

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On chercha ensuite où porter le théâtre de la guerre. Le choix tomba sur Vérone, dont les environs offrent de vastes plaines aux combats de cavalerie : or c’est l’arme où ils étaient supérieurs ; et d’ailleurs, c’était beaucoup pour l’utilité réelle et pour l’opinion que d’ôter à Vitellius une colonie si puissante. Chemin faisant, on s’empara de Vicence, succès qui était peu de chose en lui-même (la ville n’ayant que des forces médiocres), mais auquel on attacha de l’importance, en songeant que Cécina y était né, et qu’on enlevait au général ennemi sa patrie. Vérone était une conquête plus précieuse : son exemple et ses ressources servirent efficacement le parti ; l’armée se trouvait d’ailleurs placée entre la Rhétie et les Alpes Juliennes6, et l’on avait fermé les passages par où auraient pu pénétrer les troupes de Germanie. Ces mouvements étaient ignorés de Vespasien ou contraires à ses ordres. Il avait prescrit d’arrêter la guerre aux murs d’Aquilée et d’y attendre Mucien. A l’autorité il joignait la persuasion : "Tant qu’il tiendrait en ses mains l’Égypte, le grenier de l’empire, avec les revenus des plus riches provinces, l’armée de Vitellius, privée de solde et de vivres, pouvait être forcée de venir à merci." Mucien donnait par des messages réitérés les mêmes avertissements, alléguant les avantages d’une victoire qui ne coûterait ni sang ni larmes, et mille autres prétextes dont se couvrait une vanité jalouse et avide de s’approprier tout l’honneur de la victoire. Au reste, à de si grandes distances, les conseils arrivaient après les événements.

6. La Rhétie, beaucoup plus étendue que le pays actuel des Grisons, touchait à la Vénétie et aux plaines de la Gaule cisalpine. Le Tésin, l’Adda et l’Adige y prenaient leur source. Elle renfermait la plus grande partie du lac Majeur, et, plus au levant, les cantons de Trente, de Brixen et de Feltre. Les Alpes Juliennes partaient presque du golfe adriatique et se prolongeaient d’orient en occident, à travers ce qui est aujourd’hui la Carinthie, la Carniole, le Tyrol.

Antonius fit donc une incursion subite à travers les postes ennemis ; et après un léger engagement, où il ne voulait que tâter les courages, on se retira de part et d’autre sans avantage décidé. Bientôt Cécina établit un camp retranché entre Hostilie, bourgade du pays de Vérone, et les marais du Tartaro ; position forte, où ses flancs étaient couverts par ces mêmes marais, et ses derrières par le fleuve. S’il eût fait loyalement son devoir, il pouvait, avec toutes les forces réunies des Vitelliens, écraser deux légions que l’armée de Mésie n’avait pas encore jointes ; ou bien cette troupe, ramenée sur ses pas, eût abandonné l’Italie et donné le spectacle d’une fuite honteuse. Mais Cécina, par des retards calculés, livra aux ennemis les premiers moments de la guerre, s’amusant à gourmander par lettres ceux que le fer eût aisément repoussés, et attendant ainsi que ses émissaires eussent assuré les conditions de sa perfidie. Sur ces entrefaites, Aponius Saturninus arrive avec la septième Claudienne. Cette légion était commandée par le tribun Vipstanus Messala, officier d’une naissance illustre et d’un mérite éminent, le seul de tous qui eût apporté à cette guerre des intentions louables. Ces troupes étaient toujours faibles auprès des Vitelliens, ne se composant encore que de trois légions. Cécina leur écrivit qu’elles étaient bien téméraires de relever un drapeau vaincu ; en même temps il exaltait le courage de l’armée de Germanie, sans autre mention de Vitellius que quelques formules vulgaires, sans aucune injure contre Vespasien, sans un mot qui tendît à séduire ou effrayer l’ennemi. Les chefs du parti flavien ne firent point l’apologie de leur fortune passée ; ils répondirent par un éloge pompeux de Vespasien, parlèrent de leur cause avec confiance, et prodiguèrent à Vitellius toutes les menaces d’une haine sûre de triompher. Ils faisaient espérer aux tribuns et aux centurions la confirmation des avantages accordés par Vitellius, et s’adressant à Cécina lui-même, ils l’exhortaient en termes non équivoques à changer de parti. Cette correspondance fut lue devant les soldats, qui sentirent redoubler leur courage, en voyant avec quelle attention Cécina évitait d’offenser Vespasien, tandis que leurs chefs affectaient de braver son rival.

Deux nouvelles légions arrivèrent ensuite : la troisième, commandée par Dillius Aponianus ; la huitième, par Numisius Lupus. Alors on crut bon de faire montre de ses forces et d’établir autour de Vérone une enceinte militaire. La légion Galbienne, travaillant à la partie du retranchement qui regardait l’ennemi, vit venir de loin des cavaliers alliés. Elle les prit pour des Vitelliens et fut saisie d’une terreur panique. On court aux armes, et la vengeance du soldat qui se croit trahi tombant sur Ampius Flavianus, irréprochable dans ses actions mais haï de longue main, une troupe furieuse l’enveloppe comme un tourbillon et demande sa mort. Mille cris l’accusent à la fois d’être parent de Vitellius, traître à Othon, et d’avoir détourné à son profit les largesses du prince. Et nul moyen pour lui de se justifier : en vain il levait des mains suppliantes, prosterné dans la poussière, déchirant ses vêtements, le visage en pleurs et la poitrine suffoquée de sanglots ; son désespoir même redoublait la colère des mutins, qui prenaient cet excès de frayeur pour le cri de la conscience. Des clameurs tumultueuses étouffent la voix d’Aponius, quand il essaye de parler ; on repousse les autres chefs par des frémissements et des murmures. Les oreilles des soldats n’étaient ouvertes que pour Antonius ; il avait de l’éloquence, un art merveilleux pour adoucir la multitude, et beaucoup d’empire sur les esprits. Quand il vit la sédition s’échauffer de plus en plus, et en venir des reproches et des invectives aux voies de fait et aux armes, il ordonna que Flavianus fût chargé de fers. Le soldat comprit la ruse. Les gardes qui défendaient le tribunal sont dispersés, et on allait se porter aux dernières violences : Antonius présente son sein à ces furieux, tenant son épée nue et protestant qu’il périra de leurs mains ou des siennes. A mesure qu’il aperçoit un soldat connu de lui ou revêtu de quelques décorations militaires, il l’appelle par son nom et réclame son secours. Enfin, se tournant vers les enseignes et les dieux des légions, il les conjure d’envoyer plutôt aux ennemis cet esprit de discorde et de fureur. Cependant la sédition se ralentit peu à peu, et à la fin du jour chacun se retire dans sa tente. Flavianus partit la nuit même et reçut en chemin une lettre de Vespasien qui lui rendit la sécurité.

Les légions semblaient possédées d’une rage contagieuse. Aponius Saturninus, commandant de l’armée de Mésie, est attaqué à son tour, avec d’autant plus de violence que les soldats n’étaient pas, comme la première fois, épuisés par la fatigue et le travail : ils éclatèrent au milieu du jour, sur des lettres qu’on publia comme écrites par ce général à Vitellius. Ce fut une émulation d’insolence et d’audace, comme autrefois de discipline ; on eût dit qu’ils craignaient de demander la mort d’Aponius avec moins d’acharnement que celle de Flavianus. Les légions de Mésie rappelaient au soldat de Pannonie qu’elles avaient secondé sa vengeance ; et le Pannonien, comme si la sédition des autres eût justifié la sienne, prenait plaisir à redoubler sa faute. On court au jardin où logeait Aponius ; et ce furent moins Antonius, Aponianus et Messala qui le sauvèrent malgré tous leurs efforts, que l’obscurité de sa retraite : il se cacha dans le fourneau d’un bain qui heureusement n’était pas occupé. Bientôt il s’enfuit sans licteurs et se retire à Padoue. Le départ des consulaires7 laissa Antonius maître absolu de l’une et de l’autre armée8 : ses collègues lui cédaient l’autorité, et les soldats n’avaient d’affection que pour lui. Il ne manqua pas de gens qui pensèrent que lui-même avait fomenté ces deux séditions, afin de recueillir seul les fruits de la guerre.

7. Flavianus et Aponius.
8. L’armée de Mésie et celle de Pannonie.

Défection de la flotte de Ravenne

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Aussi peu tranquilles dans le parti de Vitellius, les esprits étaient travaillés de discordes d’autant plus fatales qu’elles ne venaient pas des préventions de la multitude, mais de la perfidie des chefs. Lucilius Bassus, préfet de la flotte de Ravenne, abusant de l’irrésolution des soldats, qui, presque tous Pannoniens ou Dalmates, voyaient leur pays en la possession de Vespasien, les avait gagnés au parti de ce prince. On choisit une nuit pour la trahison, et l’on convint qu’à l’insu des autres les seuls complices se réuniraient sur la place d’armes. Bassus, soit honte, soit crainte, attendait l’événement dans sa maison. Les triérarques se jettent tumultueusement sur les images de Vitellius, et font main basse sur le peu d’hommes qui résistent : la foule, amoureuse de nouveautés, se déclarait déjà pour Vespasien. Alors Bassus paraît et se montre ouvertement comme chef de l’entreprise. Toutefois la flotte élut pour préfet Cornélius Fuscus, qui accourut en toute hâte. Bassus, conduit à Hadria9 par des vaisseaux légers et sous une garde honorable, fut mis en prison par le préfet de cavalerie Mennius Rufinus, qui occupait cette ville ; mais ses fers furent aussitôt brisés, grâce à l’intervention d’Hormus, affranchi de Vespasien : cet homme comptait aussi parmi les chefs.

9. Ancienne ville, qui s’écrivait aussi Atria, et que l’on croyait fondée par une colonie étrusque. C’est aujourd’hui Adria, dans la Polésine de Rovigo, au pays de Venise. La mer Adriatique a pris son nom de cette ville, dont elle baignait autrefois les murs.

Cécina change de camp

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Quand la défection de la flotte fut connue, Cécina, pour trouver dans le camp la solitude qu’il cherchait, commanda aux troupes un service qui les tint dispersées, et réunit sur la place d’armes les principaux centurions et un petit nombre de soldats. Là il exalte le courage de Vespasien et la force de son parti ; puis il montre la flotte révoltée, les vivres manquant, l’esprit hostile des Gaules et de l’Espagne, le peu de fond qu’on doit faire sur Rome ; et il parle de Vitellius en termes qui sont autant de satires. Ensuite il fait prêter serment au nouvel empereur : toux qui étaient dans le secret commencèrent ; les autres suivirent, étourdis par la surprise. A l’instant les images de Vitellius sont arrachées, et des courriers partent pour instruire Antonius de ces événements. Mais sitôt que la trahison fut divulguée dans le camp, et que le soldat, revenant en hâte à la place d’armes, aperçut le nom de Vespasien écrit sur les enseignes et les images de Vitellius jetées dans la poussière, ce fut d’abord un vaste silence ; bientôt tout éclate à la fois : "Voilà donc où était retombée la gloire de l’armée de Germanie ! livrer sans combat, sans blessures, ses bras enchaînés et ses armes prisonnières ! Et quels ennemis avait-on devant soi ? des légions vaincues ; encore l’unique force de l’armée othonienne, la première et la quatorzième étaient-elles absentes. Et celles-là aussi, ne les avait-on pas battues et mises en fuite dans ces mêmes plaines c’était sans doute pour que tant de milliers d’hommes armés fussent donnés en présent, comme un troupeau d’esclaves, au banni Antonius ! Ainsi donc huit légions se mettraient à la suite de quelques gens de mer ! Il avait plu à Cécina, il avait plu à Bassus, après avoir ravi au prince palais, jardins, trésors, de ravir à la fin le prince aux soldats. En vain ils apportaient aux Flaviens des forces intactes et un sang non épuisé : méprisables même pour ces nouveaux alliés, que diraient-ils à ceux qui leur demanderaient compte ou de leurs victoires ou de leurs défaites ? "

Ainsi exhalait son indignation et chaque homme en particulier et toute l’armée ensemble. Au signal donné par la cinquième légion, les images de Vitellius sont replacées et Cécina mis aux fers. Les troupes choisissent pour chefs Fabius Fabullus, commandant de la cinquième légion, et Cassius Longus, préfet de camp. Le hasard ayant amené sous leur main les soldats de trois galères qui ne savaient rien, qui n’avaient rien fait, elles les massacrent. Ensuite elles abandonnent le camp, rompent le pont et retournent à Hostilie, puis à Crémone, afin de s’y joindre à la première italique et à la vingt et unième Rapax, que Cécina avait envoyées en avant avec une partie de la cavalerie pour occuper la ville.

A la nouvelle de ces désordres, Antonius, voyant la discorde allumée chez l’ennemi et ses forces divisées, résolut de l’attaquer avant que le temps eût rendu aux chefs l’autorité, aux soldats l’obéissance, et aux légions une fois réunies la confiance du nombre. Car il calculait que Valens, déjà parti de Rome, hâterait sa marche en apprenant la trahison de Cécina ; or, Valens était fidèle à Vitellius et ne manquait pas de talents militaires. On craignait en outre, du côté de la Rhétie, une formidable invasion de Germains, et Vitellius avait appelé des secours de la Bretagne, de l’Espagne et des Gaules ; vaste contagion de guerre, prête à tout envelopper si Antonius, qui la redoutait, ne se fût d’avance, en précipitant le combat, saisi de la victoire. En deux marches il conduisit son armée tout entière de Vérone à Bédriac. Le lendemain, il garda les légions pour fortifier le camp, et envoya les cohortes auxiliaires sur le territoire de Crémone, afin que, sous prétexte d’y chercher des vivres, le soldat prît goût au butin de la guerre civile. II se porta lui-même, avec quatre mille chevaux, à huit milles en avant de Bédriac, pour que le pillage fût mieux assuré. Des coureurs, selon la coutume, éclairaient le pays.

On était à peu près à la cinquième heure du jour10, lorsqu’un cavalier, accourant à toute bride, annonce que l’ennemi approche, qu’un petit nombre d’hommes sont en avant, et qu’on entend sur un vaste espace du mouvement et du bruit. Tandis qu’Antonius délibère sur le parti à prendre, Arrius Varus, impatient de signaler ses services, s’élance avec les plus résolus des cavaliers et repousse les Vitelliens, sans en tuer beaucoup ; car un renfort soudain changea la fortune, et les plus ardents à poursuivre se trouvèrent bientôt à la queue des fuyards. Cette brusque attaque n’avait pas eu l’aveu d’Antonius, et il en avait prévu le succès. Après avoir exhorté les siens à soutenir vaillamment le combat, il divise ses escadrons en deux ailes et laisse un vide au milieu, afin d’y recevoir Varus et les siens. Il envoie l’ordre aux légions de s’armer, et donne le signal aux troupes répandues dans la campagne de laisser là le butin et de faire face partout où elles trouveraient l’ennemi. Cependant Varus effrayé se mêle au gros de l’armée et y jette l’épouvante. Battus et non battus fuient pêle-mêle, précipités par la peur et se renversant mutuellement dans des chemins trop étroits.

10. Rappelons, une fois pour toutes, que les Romains divisaient le jour en douze heures, dont la première commençait au lever du soleil et à douzième finissait à son coucher. La cinquième était donc une heure avant midi.

Antonius n’omit dans ce désordre aucun des devoirs d’un habile capitaine et d’un intrépide soldat. Il court à ceux qui chancellent, retient ceux qui lâchent pied ; partout où le danger redouble, partout où s’offre quelque espoir, il ordonne, combat, encourage, toujours en vue à l’ennemi, en spectacle aux siens. Il alla, dans l’excès de son ardeur, jusqu’à percer de sa lance un porte-enseigne qui fuyait ; puis il saisit le drapeau et le porta en avant, courage qui fut imité de cent cavaliers au plus, retenus auprès de lui par la honte. La nature du lieu fit le reste : la route devenait plus étroite ; un ruisseau dont le pont était rompu, la profondeur inconnue et les bords escarpés, coupait le chemin et arrêtait la fuite. Cet obstacle, ou peut-être la fortune, rétablit les affaires désespérées. Les fuyards retrouvent la force en se réunissant, et, les rangs serrés, ils reçoivent les Villelliens qui accouraient en désordre. Ceux-ci se débandent à leur tour. Antonius poursuit ceux que la peur entraîne, terrasse ceux qui résistent. Les soldats, chacun suivant son caractère, dépouillent les morts, font des prisonniers, enlèvent armes et chevaux. Ralliés par les cris de joie, ceux même qui tout à l’heure fuyaient épars à travers la campagne viennent aussi se mêler à la victoire.

A quatre milles de Crémone brillèrent tout à coup les enseignes de deux légions, l’Italique et la Ravissante, qui, en apprenant le premier succès de leur cavalerie, s’étaient avancées jusqu’à ce lieu. Mais quand la fortune fut changée, on ne les vit ni ouvrir leurs rangs pour recevoir les fuyards, ni marcher en avant et attaquer elles-mêmes un ennemi qu’un si long espace parcouru en combattant devait avoir épuisé. Vaincues pour s’être fiées au hasard, elles avaient moins senti dans la prospérité le besoin d’un général, qu’elles n’en sentirent la privation dans ce moment critique. Elles pliaient déjà quand la cavalerie victorieuse fondit sur elles. En même temps le tribun Vipstanus Messala survint avec les auxiliaires de Mésie, que, même après cette marche forcée, on estimait autant que des légionnaires. Les Flaviens, cavaliers Et fantassins réunis, enfoncèrent donc les deux légions. La proximité de Crémone, en offrant un abri à la fuite, diminuait d’autant le courage de la résistance.

Antonius ne poussa pas plus loin sa victoire, à cause des fatigues et des blessures dont un combat si longtemps douteux, quoique heureusement terminé, avait accablé les chevaux et les hommes. A l’entrée de la nuit, tout le gros de l’armée flavienne arriva. En marchant sur des monceaux de cadavres et en foulant un sol où le sang ruisselait encore, ils crurent que la guerre était finie et demandèrent qu’on allât droit à Crémone "pour recevoir la soumission des vaincus ou forcer leurs murailles." Ainsi parlaient-ils publiquement, langage spécieux ; mais à part soi, chacun se disait "qu’une ville sise en plaine pouvait être enlevée d’assaut ; que dans les ténèbres on attaquait avec la même audace et l’on pillait avec plus de licence ; que si on attendait la lumière, ce serait l’heure de la paix, des prières, et qu’ils n’emporteraient d’autre prix de leur sang et de leurs travaux qu’un vain renom de clémence et de gloire, tandis que les richesses de Crémone passeraient aux mains des préfets et des lieutenants : quand une ville est prise de force, le butin appartient au soldat ; rendue, il est aux chefs." Déjà ils méconnaissent centurions et tribuns, et, pour que nulle voix ne puisse être entendue, ils frappent sur leurs boucliers, tout prêts à braver le commandement si on ne les mène à l’assaut.

Alors Antonins se mêle parmi les soldats, et, à mesure que sa vue et l’autorité de son caractère ont commandé le silence, il leur proteste "qu’il ne veut frustrer d’aussi bons services ni d’honneur, ni de salaire ; mais que les devoirs se partagent entre l’armée et les chefs ; qu’aux soldats sied l’ardeur de combattre ; aux chefs la prévoyance, le conseil, une sage lenteur, bien plus féconde en succès que la précipitation, que s’il a, de son bras et de son épée, contribué pour sa part à leur victoire, il les servira maintenant par la raison, par la prudence, qui sont les qualités propres d’un capitaine, qu’il ne peut y avoir deux avis sur les difficultés qui se présentent l’obscurité de la nuit, une ville inconnue, l’ennemi au dedans, à chaque pas des embûches à craindre. Non, les portes fussent-elles ouvertes, il n’y faudrait entrer qu’avec précaution, qu’en plein jour. Commenceront-ils le siège à une heure où leurs yeux ne peuvent juger quel lieu est accessible, quelle est des murailles, si des machines et des traits suffiront pour l’attaque, ou s’il faudra construire des ouvrages, couvrir de mantelets ? " Ensuite, s’adressant à chacun en particulier, il leur demande s’ils ont apporté des haches, des dolabres11 et les autres instruments qui servent à forcer les villes. Et comme ils répondaient que non : "Est-ce avec des épées et des javelines, s’écria-t-il, qu’aucun bras d’homme peut briser et renverser des murailles ? S’il faut élever une terrasse, se mettre à l’abri sous des planchers ou des claies, nous resterons donc, comme une foule sans prévoyance, à contempler stupidement la hauteur des tours et les remparts de l’ennemi ? Ah ! plutôt sacrifions une nuit à faire venir nos machines de siège, et apportons avec nous la force et la victoire ! " En même temps il envoie les vivandiers et les valets d’armée, avec les moins fatigués des cavaliers, chercher à Bédriac des provisions et toutes les autres choses nécessaires.

11. Instrument servant à la fois de hache pour couper et fendre le bois, et de pic pour ouvrir la terre ou saper une muraille.

Mais le soldat ne pouvait se résigner à l’attente : une sédition était près de s’élever, quand des cavaliers, s’étant avancés jusque sous les murs, arrêtèrent quelques habitants de Crémone épars dans la campagne. On sut par leur rapport "que six légions vitelliennes et toute l’armée d’Hostilie12 venaient d’arriver, après avoir fait trente milles ce jour-là même ; qu’en apprenant le désastre des leurs, elles s’étaient mises en devoir de combattre, et qu’elles allaient paraître." Ce péril inattendu ouvrit aux conseils du chef les oreilles indociles. Il ordonne à la troisième légion de se tenir sur la chaussée de la voie Postumia. Tout près d’elle, à gauche, la septième Galbienne fut rangée dans la plaine, et plus à gauche encore la septième Claudienne, qui se trouva défendue par un fossé rustique. A droite, la huitième prit place sur l’espace découvert qui règne le long de la route, et à côté d’elle la treizième se couvrit des arbres d’un épais taillis. Tel était l’ordre des aigles et des enseignes ; quant aux soldats, mêlés dans les ténèbres, ils se placèrent au hasard. Un corps de prétoriens eut son poste derrière la troisième légion ; sur ses ailes étaient les cohortes auxiliaires, et la cavalerie protégeait les flancs et les derrières. Sidon et Italicus, avec l’élite de leurs Suèves, étaient aux premiers rangs de cette ligne.

12. Hostilie est à l’est de Crémone, à une distance d’environ 70 milles romains.
Au lieu de se reposer à Crémone, comme la raison le voulait, d’y réparer ses forces par la nourriture et le sommeil, et d’écraser le lendemain un ennemi glacé de froid, épuisé de besoin, l’armée vitellienne, privée de chef et dépourvue de conseil, alla vers la troisième heure de la nuit se heurter contre les Flaviens, qui l’attendaient en bon ordre. Quelle fut la disposition de cette armée, dans la double confusion de la colère et des ténèbres, je ne puis le dire avec certitude. On rapporte que la quatrième Macédonique était à l’aile droite ; la cinquième et la quinzième, avec les vexillaires des trois légions de Bretagne (la neuvième, la seconde et la vingtième), au centre ; enfin la seizième, la dix-huitième et la première à l’aile gauche. Les soldats de la Ravissante et de l’Italique s’étaient mêlés dans tous les manipules. La cavalerie et les corps auxiliaires se placèrent où ils voulurent. Le combat fut, toute la nuit, divers, incertain, sanglant, funeste à un parti, puis à l’autre ; ni le courage, ni les bras, ni les yeux, qui du moins avertissent du péril, n’étaient d’aucun secours. Mêmes armes des deux côtés. Le mot d’ordre, demandé mille fois, était connu de tout le monde : les drapeaux se croisaient à l’aventure, arrachés, emportés à l’envi par des gros de combattants. La septième légion, récemment formée par Galba, était la plus vivement pressée. Six des principaux centurions périrent, plusieurs étendards furent pris ; l’aigle même était perdue, si le primipilaire Atilius Vérus ne l’eût sauvée en faisant un grand carnage des ennemis et en mourant à son tour.

Pour raffermir ses lignes ébranlées, Antonius fit avancer les prétoriens. Arrivés en présence, ils repoussent l’ennemi, puis en sont repoussés. Les Vitelliens avaient réuni toutes leurs machines sur le milieu de la route, afin qu’elles battissent librement et à découvert ; car auparavant leurs coups dispersés allaient se briser contre les arbres, sans nuire à l’ennemi. Une baliste d’une grandeur extraordinaire, appartenant à la quinzième légion, écrasait les Flaviens avec d’énormes pierres. Elle eût fait dans leurs rangs un vaste carnage, sans l’action mémorable qu’osèrent deux soldats. Ils ramassent les boucliers sur le champ de bataille et vont, sans ê tre reconnus, couper les cordes qui servaient au jeu de la machine. Ils furent percés à l’instant, ’et leurs noms ont péri ; quant au fait, on ne le révoque pas en doute. La fortune ne penchait encore d’aucun côté, et la nuit était avancée, lorsque la lune en se levant éclaira les deux armées de sa lumière trompeuse. Heureusement pour les Flaviens, ils l’avaient à dos. Par là s’allongeaient les ombres des chevaux et des hommes, et l’ennemi, qui prenait l’ombre pour le corps, visant à faux, ses traits tombaient en deçà du but. La clarté donnant au contraire sur la face des Vitelliens les offrait sans défense aux coups d’un adversaire pour ainsi dire invisible

Dès qu’Antonius put reconnaître les siens et en être reconnu, il les enflamma, les uns par la honte et les reproches, les autres par la louange et les exhortations, tous par l’espérance et les promesses. Il demandait aux légions de Pannonie pourquoi elles avaient repris les armes : "c’était pourtant sur ce champ de bataille qu’elles pouvaient laver leur dernier affront et recouvrer leur gloire." Ensuite, se tournant vers les soldats de Mésie, il les appelait "les auteurs et les premiers boute-feux de la guerre : à quoi bon avoir provoqué les Vitelliens par menaces et paroles, s’ils ne pouvaient soutenir ni leurs bras ni leurs regards ? " Ainsi parlait-il en passant devant chaque corps. Il en dit davantage à la troisième légion, lui rappelant ses exploits anciens et nouveaux, "comment elle avait repoussé les Parthes sous Marc-Antoine, les Arméniens sous Corbulon, et tout récemment les Sarmates. Et vous, disait-il aux prétoriens avec indignation, paysans que vous êtes, à moins de vaincre aujourd’hui, quel autre empereur voudra de vous ? quel autre camp vous recevra ? c’est là que sont vos étendards et vos armes, et la mort si vous ôtes vaincus ; car la honte, vous l’avez épuisée tout entière." Un cri s’éleva de toute part. Le soleil parut alors, et la troisième légion, comme c’est l’usage en Syrie, salua son lever.

De là un bruit vague, semé peut-être à dessein par le général, que Mucien vient d’arriver, et que les deux armées se sont donné mutuellement le salut. On s’élance avec l’audace qu’inspirerait un puissant renfort ; et déjà la ligne des Vitelliens était moins garnie, les soldats sans chefs se serrant ou s’éparpillant selon qu’ils écoutaient le courage ou la peur. Antonius, les voyant ébranlés, pousse sur eux d’épais bataillons. Leurs rangs mal unis achèvent de se rompre ; ils ne peuvent se reformer, embarrassés par les machines et les bagages. Dans l’ardeur de la poursuite, les vainqueurs se répandent sur la lisière de la route. Le carnage fut signalé par une aventure tragique : un fils tua son père. Je rapporterai le fait et les noms sur la foi de Vipstanus Messala. Julius Mansuétus, habitant de l’Espagne, enrôlé dans la Ravissante, avait laissé chez lui un fils encore enfant. Celui-ci, parvenu à l’âge militaire, entra dans la septième légion que formait Galba. Le hasard offrit son père à ses coups, et il le renversa demi-mort. Pendant qu’il le dépouille, il le reconnaît et en est reconnu. Alors il l’embrasse expirant, et d’une voix lamentable il prie les mânes paternels de lui faire grâce et de ne pas l’abhorrer comme un parricide : "C’était le crime de tout le monde ; et qu’est-ce que la part d’un soldat dans la guerre civile ? " Puis il emporte le cadavre, creuse une fosse et rend à son père les derniers devoirs. Les plus voisins s’en aperçurent d’abord, d’autres ensuite ; et, de proche en proche, ce fut dans toute l’armée un cri général d’étonnement, de pitié, de malédiction contre une guerre si cruelle ; et toutefois ils n’en dépouillent pas avec moins d’ardeur leurs parents, leurs alliés, leurs frères massacrés : ils se racontent le crime et ils le commettent.

Prise de Crémone

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Un immense et nouveau travail les attendait devant Crémone. Dans la guerre contre Othon, les soldats de Germanie avaient placé leur camp autour de la ville et environné ce camp de retranchements, ouvrages de défense qu’ils avaient encore augmentés depuis. A cet aspect, les vainqueurs s’arrêtèrent, les chefs ne sachant qu’ordonner. Commencer l’attaque après les fatigues du jour et de la nuit était difficile et d’un succès douteux, faute d’avoir aucun secours à portée. Retourner à Bédriac, outre l’intolérable labeur d’une route aussi longue, c’était renoncer à tous les fruits de la victoire. Se retrancher dans un camp avait pareillement ses dangers, à une si petite distance de l’ennemi ; car il pourrait, en les voyant épars et occupés au travail, les troubler par de brusques sorties. Par-dessus toutes ces alarmes, on redoutait les soldats eux-mêmes, plus prêts à soutenir le péril que l’attente : ennemis des précautions, ils espéraient tout de la témérité ; mort, blessures, sang, il n’était rien que ne balançât pour eux l’amour du butin.

Antonius se rendit à ces vœux et fit investir les retranchements. D’abord on combattit de loin avec des lèches et des pierres, au grand désavantage des Flaviens, qui recevaient d’en haut des coups mieux ajustés. Bientôt le chef assigne à chaque légion sa porte ou sa portion du rempart, afin que la tâche ainsi partagée fît distinguer le brave du lâche, et que l’émulation seule enflammât déjà les courages. La troisième et la septième prirent pour elles le côté qui avoisine le chemin de Bédriac ; la huitième et la septième Claudienne se placèrent plus à droite ; un élan spontané entraîna la treizième à la porte de Brixia13. Il fallut attendre un peu qu’on eût apporté des villages voisins des hoyaux, des dolabres, des faux et des échelles. Alors les boucliers s’élèvent au-dessus des têtes, la tortue se forme, et l’on s’avance au pied des retranchements. C’était des deux côtés l’art puissant des Romains. Les Vitelliens roulent de pesantes masses de pierre, sondent avec des lances et de longues piques la tortue entr’ouverte et flottante, jusqu’à ce qu’ayant enfin brisé ce tissu de boucliers, ils renversent les hommes sanglants et mutilés et jonchent la terre d’un horrible débris.

13. Aujourd’hui Brescia.

L’assaut languissait, si les chefs, voyant le soldat fatigué se refuser à de stériles exhortations, ne lui eussent montré Crémone. Si ce fut une inspiration d’Hormus, comme le dit Messala, ou s’il faut en croire Pline14 qui accuse Antonius, je ne saurais le décider. Mais soit Antonius, soit Hormus, aucun des deux ne démentit par ce forfait, tout détestable qu’il est, sa vie et sa renommée. Dès ce moment, ni sang ni blessures n’arrêtent plus les soldats. Saper les retranchements, battre les portes, s’appuyer sur les épaules l’un de l’autre, et saisir, en s’élançant sur la tortue reformée, les armes et jusqu’aux bras des ennemis, n’est rien pour eux. Blessés ou non blessés, expirants ou demi-morts, roulent pêle-mêle et périssent de trépas différents : la mort se multiplie sous toutes les formes.

14. Outre le grand ouvrage connu sous le nom d’Histoire naturelle, Pline avait écrit l’histoire de toutes les guerres de Germanie en vingt livres, et celle de Rome, depuis l’époque où s’était arrêté Aufidius Bassus, qui vivait sous Auguste et Tibère, Ces deux ouvrages sont perdus.

L’assaut le plus terrible était livré par la septième et la troisième légion, et Antonins s’était jeté sur le même point avec l’élite des auxiliaires. Les Vitelliens ne purent soutenir cette opiniâtre émulation d’efforts : et voyant leurs traits glisser sur la tortue, ils y roulèrent enfin la baliste elle-même. La machine en tombant la rompit un moment et écrasa quelques hommes, mais elle entraîna dans sa chute le parapet et le haut du rempart. En même temps une tour contiguë céda au choc redoublé des pierres. Pendant que la septième monte à la brèche par colonnes pointues, la troisième brise la porte à coups de haches et d’épées. Le premier qui força le passage fut, au rapport unanime de tous les auteurs ; C. Volusius, soldat de la troisième légion. Parvenu sur le haut du rempart, il précipita ceux qui résistaient ; puis, élevant la main et d’une voix retentissante, il s’écria que le camp était pris. Les autres y pénétrèrent, comme les Vitelliens effrayés se jetaient déjà en bas des retranchements. Tout l’espace entre les lignes et les murs de Crémone fut rempli de carnage.

Mais ici les travaux renaissent encore avec les obstacles : ce sont de hautes murailles, des tours de pierre, des portes barrées de fer, des haies de soldats qui brandissent leurs javelines ; au dedans une population nombreuse et attachée à la cause de Vitellius, sans compter une grande partie de l’Italie rassemblée pour une foire ; multitude qui, en donnant à la ville de plus nombreux défenseurs, offrait à la cupidité des assiégeants un plus riche butin. Antonius ordonne que l’on s’arme de feux et qu’on embrase les plus belles maisons situées hors de la ville, pour essayer si l’intérêt des habitants n’ébranlerait pas leur fidélité. Quant aux édifices voisins des murs et qui en excédaient là hauteur, il les remplit des plus braves soldats. Ceux-ci avec des poutres, des tuiles, des torches, balayent les hommes qui défendaient le rempart.

Déjà les légions se serraient pour former la tortue, et une autre partie des assaillants lançait des traits et des pierres, lorsque le courage des Vitelliens défaillit peu à peu. Ceux que leur grade distinguait de la foule cédèrent à la fortune, dans la crainte qu’une fois la ville prise comme le camp il n’y eût plus de pardon, et que la colère du vainqueur, dédaignant une multitude pauvre, ne tombât tout entière sur les tribuns et les centurions, qu’on pouvait tuer avec plus de profit. Le simple soldat, sans souci de l’avenir et protégé par la bassesse de sa fortune, était plus opiniâtre. Errants dans les rues, cachés dans les maisons, ils ne demandaient pas la paix ; quoique déjà ils eussent cessé la guerre. Les principaux officiers font disparaître le nom et les images de Vitellius ; ils ôtent les fers à Cécina (car il était encore alors enchaîné), et le conjurent de paraître avec eux pour excuser leur conduite. Repoussés avec hauteur, ils essayent de le vaincre à force de larmes : spectacle où l’on vit le dernier de tous les maux, tant de vaillants hommes implorant la protection d’un traître. Enfin, du haut des murs, ils arborent les bandelettes et les autres attributs des suppliants. Antonius ayant fait cesser l’attaque, ils sortirent emportant les aigles et les enseignes. Les soldats, sans armes, les yeux baissés vers la terre, marchaient tristement à la suite. Les vainqueurs s’étaient rassemblés autour d’eux, et, dans le premier moment, ils les chargeaient d’invectives et les menaçaient du geste. Bientôt, en les voyant présenter leur front aux insultes et souffrir, en vaincus dont tout l’orgueil est tombé, les plus sanglants outrages, ils se souvinrent que c’étaient les mêmes hommes qui naguère, à Bédriac, avaient usé de la victoire avec modération. Mais lorsque Cécina, revêtu de la pourpre et précédé des licteurs qui écartaient la foule devant lui, s’avança en appareil de consul, les vainqueurs éclatèrent de nouveau, lui reprochant son orgueil, sa cruauté, et (tant le crime est odieux) jusqu’à sa perfidie. Antonius le défendit de leur colère et l’envoya sous escorte à Vespasien.

Cependant le peuple de Crémone était misérablement froissé entre des masses d’hommes armés, et l’instant du massacre n’était pas loin, quand le soldat fut adouci par les prières des chefs. Antonius, ayant rassemblé vainqueurs et vaincus, adressa aux uns de magnifiques éloges, aux autres des paroles de clémence ; quant à Crémone, il ne dit rien ni pour ni contre. L’armée décida sa ruine, et, outre l’amour inné du pillage, elle se mit à l’œuvre avec l’acharnement d’une vieille haine : Crémone passait pour avoir aidé le parti de Vitellius dès la guerre d’Othon ; la treizième légion étant restée pour y construire un amphithéâtre, la populace, insolente comme dans toutes les villes, l’avait provoquée par la dérision et l’outrage. D’autres causes aigrissaient encore les esprits : le spectacle de gladiateurs donné en ce lieu par Cécina ; la même cité servant une seconde fois de théâtre à la guerre ; des vivres portés aux Vitelliens sur le champ de bataille, et jusqu’à des femmes tuées dans le combat, où les avait entraînées le zèle du parti. Enfin la foire qui se tenait alors donnait à cette colonie, déjà riche, l’aspect d’une opulence plus grande que jamais. Parmi les chefs flaviens, les autres étaient comme éclipsés ; la fortune et la renommée exposaient le seul Antonius à tous les regards. Il courut aux bains pour laver le sang dont il était souillé. Comme il se plaignait que l’eau n’était que tiède, une voix répondit qu’elle serait bientôt chaude. Le mot fut recueilli, et cette excuse d’un esclave fit tomber sur Antonius tout l’odieux de ce qui arriva : on crut qu’il avait donné le signal de brûler Crémone, qui déjà était en feu.

Quarante mille hommes armés s’y précipitèrent à la fois, sans compter un plus grand nombre de valets de troupe et de vivandiers, espèce plus sanguinaire et d’une brutalité plus effrénée. Ni l’âge ni le rang ne protégèrent personne contre l’assassinat et le viol réunis par un affreux mélange. De faibles vieillards, des femmes au déclin de la vie, méprisés comme butin, étaient traînés pour servir de jouet. Se rencontrait-il une jeune fille, un jeune homme d’une beauté remarquable, déchirés, mis en pièces par les mains qui se les disputaient, ils finissaient par exciter entre les ravisseurs eux-mêmes un combat à mort. Pendant qu’une partie se charge d’argent ou enlève aux temples l’or sacré des offrandes, de plus forts surviennent et les massacrent. Quelques-uns dédaignent la proie qui est devant eux, et, employant les coups et les tortures pour en découvrir d’autres, cherchent ce qui est caché, déterrent ce qui est enfoui. Des torches sont dans leurs mains, et, quand tout le butin est emporté, ils se font un amusement sauvage de les lancer sur les maisons vides et les temples dévastés. Dans cette armée, de langues et de mœurs différentes, assemblage de citoyens, d’alliés, de barbares, s’agitaient mille passions diverses ; la morale variait d’homme à homme, et il n’était pas de crime qui ne fût autorisé. Quatre jours durant, Crémone suffit à ces horreurs. Pendant que tous les édifices sacrés et profanes s’abîmaient dans les feux, un seul temple resta debout, celui de Méphitis15 : situé hors des murailles, il fut défendu par sa position ou par la déesse.

15. La déesse des mauvaises odeurs. On élevait des temples au méphitisme comme à la peste, pour s’en garantir.

Ainsi finirent les destins de Crémone, après une durée de deux cent quatre-vingt-six ans. Elle avait été fondée sous les consuls Tib. Sempronius et P. Scipion, au moment où l’invasion d’Annibal menaçait l’Italie. C’était un boulevard qu’on opposait aux Gaulois transpadans et aux irruptions qui pourraient se faire à travers les Alpes. Grâce au nombre d’habitants qu’on y établit, aux rivières ouvertes à son commerce, à la fertilité de ses champs, aux familles venues du dehors et aux mariages entre les colons et leurs voisins, la ville s’accrut et prospéra, épargnée par les armes étrangères, malheureuse dans les guerres civiles. Antonius, honteux de l’attentat commis et voyant éclater de plus en plus l’indignation publique, défendit qu’on retint captif aucun des Crémonais. Déjà l’opinion de l’Italie avait avili ce butin dans la main des soldats : on refusait d’acheter de tels esclaves. Ils se mirent à les tuer, et alors leurs parents et leurs alliés les rachetèrent secrètement. Bientôt ce qui restait de la population revint à Crémone. Les places furent reconstruites, les temples relevés par la générosité des habitants du pays. Vespasien d’ailleurs encourageait ces efforts.

Au reste, la terre, infectée d’un sang corrompu, ne permit pas aux vainqueurs de s’arrêter longtemps sur ce tombeau d’une ville en cendres. S’étant avancés à trois milles de distance, ils recueillirent les Vitelliens épars et tremblants, et les rangèrent chacun sous ses enseignes. Comme la guerre ci vile durait encore et rendait douteuse la foi des légions vaincues, elles furent dispersées dans les provinces illyriques. On remit à des courriers et à la renommée le soin d’annoncer la victoire en Bretagne et en Espagne. On envoya dans les Gaules le tribun Julius Calénus, et en Germanie Alpinus Montanus, préfet de cohorte. Montanus étant Trévire, Calénus Éduen, et tous deux du parti vaincu, on les montrait pour frapper les esprits. En même temps on occupa les passages des Alpes, par précaution contre la Germanie, qu’on soupçonnait d’armer pour Vitellius.

À Rome, Vitellius continue sa vie fastueuse

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Cependant, lorsque Cécina fut parti pour la guerre, Vitellius content d’y avoir, au bout de quelques jours, poussé Valens après lui, couvrait ses embarras du faste de ses plaisirs : il ne songe ni à préparer des armes, ni à fortifier le soldat par l’exercice et les exhortations, ni à se montrer aux yeux du peuple. Caché sous les ombrages de ses jardins, semblable à ces animaux paresseux qui demeurent couchés et engourdis tant qu’on leur fournit de la pâture, il avait également banni de sa pensée le présent, le passé, l’avenir. Il languissait, oisif et indolent, dans les bosquets d’Aride, quand la trahison de Bassus et la défection de la flotte de Ravenne étonnèrent sa stupeur. Peu de temps après arrivèrent du camp de Cécina des nouvelles à la fois tristes et agréables : ce général avait trahi sa cause, mais l’armée le tenait dans les fers. La joie eut plus de prise que l’inquiétude sur cette âme apathique. Tout triomphant d’allégresse, on le rapporte à Rome : là, devant une nombreuse assemblée du peuple, il comble d’éloges le pieux attachement des soldats, puis il fait arrêter, comme ami de Cécina P. Sabinus, préfet du prétoire, et met à sa place Alphénus Varus.

Ensuite il adresse au sénat une pompeuse harangue, et le sénat lui répond par tout ce que la flatterie a de plus recherché. L. Vitellius ouvrit, le premier, contre Cécina un avis rigoureux. Les autres, s’indignant en termes étudiés "qu’un consul eût trahi la république, un lieutenant son empereur, un ami l’homme qui l’avait comblé d’honneurs et de biens," exhalèrent leurs propres ressentiments dans des plaintes dont Vitellins n’était que le prétexte. Pas un ne se permit d’invectives contre les chefs du parti contraire. Ils accusaient l’erreur et l’imprudence des armées, tournant avec une attentive et adroite précaution autour du nom de Vespasien. Cécina eût été consul encore un jour ; un flatteur se trouva pour mendier à sa place cette dernière journée, au grand ridicule de celui qui donna une telle faveur et de celui qui la reçut. La veille des kalendes de novembre, Rosius Régulus entra en charge et en sortit. Les habiles remarquèrent que c’était la première fois que, sans destitution prononcée, sans loi rendue, un magistrat en remplaçât un autre. Car un consul d’un jour, l’exemple s’en était vu dans la personne de Caninius Rébilius, sous le dictateur César, lorsqu’on se hâtait de payer les services de la guerre civile.

Mort de Junius Blésus

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La mort de Junius Blésus, arrivée dans le même temps, occupa beaucoup la renommée. Voici ce que j’en ai appris. Vitellius souffrant d’une douloureuse maladie, vit, des jardins de Servilius, une tour voisine éclairée de nombreuses lumières. Comme il en demandait la cause, on lui dit que Cécina Tuscus donnait un grand festin dont on faisait à Blésus les principaux honneurs. On parla avec exagération d’appareil somptueux, d’éclats de joie immodérés. Il ne manqua pas de courtisans qui accusèrent Tuscus et les autres, mais Blésus plus amèrement que personne, "de se livrer aux plaisirs pendant que le prince était malade." Quand ceux dont l’œil pénétrant épie les ressentiments des princes virent l’empereur aigri et la ruine de Blésus préparée, le rôle de la délation fut donné à L. Vitellius. Celui-ci, bassement jaloux de Blésus, parce qu’il sentait combien son nom, souillé de tous les opprobres, était au-dessous d’une renommée si pure, ouvre l’appartement de l’empereur, prend son fils dans ses bras, et tombe à ses genoux. Interrogé sur la cause de son trouble, il s’écrie "qu’il ne vient point amené par une crainte personnelle ni inquiet sur lui-même ; c’est pour son frère, c’est pour les enfants de ce frère, qu’il apporte des prières et des larmes. Ah ! c’est à tort que l’on redoute Vespasien, à qui tant de légions germaniques, tant de provinces fidèles et courageuses, de si vastes espaces de terre et de mer, opposent une barrière. Ils ont dans Rome, ils nourrissent dans leur sein l’ennemi vraiment à craindre, un homme tout vain des Junius et des Antoines ses aïeux, et qu’on voit, affable et magnifique à la fois, étaler devant les soldats son origine impériale. Tous les esprits sont tournés de ce côté, tandis que Vitellius, ne distinguant ni amis ni ennemis, caresse un rival qui, de la table d’un joyeux festin, contemple les souffrances du prince. Il faut lui rendre, pour cette joie à contre-temps, une nuit morne et funèbre, ou il apprenne, où il sente que Vitellius est vivant, qu’il est empereur, et qu’à tout événement l’empereur a un fils."

Vitellius, hors de lui, flottait entre le crime et la peur. Craignant de hâter sa perte s’il différait la mort de Blésus, de révolter les esprits s’il l’ordonnait publiquement, il eut recours au poison. Lui-même se dénonça par la joie qu’il laissa éclater dans une visite à Blésus. On entendit même de sa bouche une parole atroce : il se vanta (je rapporterai ses propres expressions) d’avoir repu ses yeux en regardant mourir un ennemi. Blésus, à l’éclat d’une naissance illustre et à l’élégance des mœurs, joignait une fidélité à toute épreuve. Avant la guerre, Cécina et les plus considérables du parti, déjà fatigués de Vitellius, essayèrent son ambition ; il résista constamment. Irréprochable dans sa vie, ennemi du trouble, désirant peu les grandeurs soudaines et l’empire encore moins, il n’avait échappé qu’avec peine à l’honneur d’en être cru digne.

Valens quitte Rome

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Cependant Valens, suivi d’un cortège nombreux et efféminé de concubines et d’eunuques, s’avançait lentement pour un chef allant à la guerre, lorsqu’il apprit par de rapides messagers que Bassus avait livré la flotte à l’ennemi. En faisant diligence, il pouvait prévenir Cécina qui balançait encore, ou atteindre les légions avant qu’elles eussent couru les chances d’une bataille. Plusieurs lui conseillaient de prendre avec lui les hommes les plus sûrs et de gagner Hostilie ou Crémone par des chemins détournés, en évitant Ravenne. D’autres voulaient qu’il fît venir de Rome les cohortes prétoriennes, et qu’il s’ouvrît de vive force un passage. Lui, par une temporisation inutile, perdit à délibérer le temps d’agir. Bientôt, repoussant l’un et l’autre conseil, il prit un parti mitoyen, le pire de tous dans les moments décisifs, et ne sut ni oser ni prévoir assez.

Il écrit à Vitellius et lui demande du secours. Il lui vint trois cohortes avec l’aile de cavalerie tirée de Bretagne, ce qui était trop pour dérober sa marche, trop peu pour forcer le passage. Du reste, au milieu même de si graves périls, Valens ne put échapper à la flétrissante imputation de ravir, chemin faisant, des plaisirs criminels, et de souiller d’adultères et d’autres impuretés les maisons de ses hôtes. C’était l’œuvre de la force, de l’argent, et les derniers caprices d’une fortune expirante. L’arrivée de l’infanterie et de la cavalerie mit en évidence la fausseté de ses mesures ; car il ne pouvait percer à travers les ennemis avec cette poignée d’hommes, quelque fidèles qu’ils pussent être, et ils n’apportaient pas à la guerre une fidélité sans reproche. La honte cependant et la présence du chef les tenaient en respect ; mais c’était un frein peu solide pour des esprits aventureux et que le déshonneur n’effrayait pas. Justement défiant, Valens garde auprès de lui quelques hommes qui n’avaient pas changé avec la fortune, et fait partir les cohortes pour Ariminum16. Il donna ordre à la cavalerie de couvrir leurs derrières. Lui-même tourna vers l’Ombrie, puis se rendit en Toscane, où il apprit l’issue du combat de Crémone. A cette nouvelle il conçut un dessein qui déjà n’était pas lâche, et que le succès pouvait rendre terrible : il voulait se jeter dans des vaisseaux et descendre sur quelque point de la Gaule narbonnaise, d’où il soulèverait les Gaules, les armées, les nations germaniques, enfin une guerre toute nouvelle.

16. Maintenant Rimini, près de la mer Adriatique, au sud-est de Ravenne.

Profitant du trouble où le départ de Valens laissa le détachement d’Ariminum, Cornélius Fuscus fit approcher son armée, envoya des galères le long du rivage et enveloppa cette troupe par terre et par mer. Les plaines de l’Ombrie et la partie du Picénum17 que baigne l’Adriatique furent occupées, et toute l’Italie se trouva partagée entre Vespasien et Vitellius par la chaîne des Apennins. Valens, parti du golfe de Pise, fut forcé par le calme ou les vents contraires de relâcher au port d’Hercule Monécus18. Non loin de ce lieu se trouvait Marius Maturus, procurateur des Alpes maritimes et dévoué à Vitellius, auquel il n’avait pas cessé jusqu’alors de garder son serment, quoique autour de lui tout fût révolté. Maturus accueillit civilement Valens et le détourna par ses conseils de se hasarder dans la Gaule narbonnaise. La crainte ébranla d’ailleurs la foi de ses compagnons, le procurateur Valérius Paullinus, bon militaire et ami de Vespasien même avant son élévation, ayant fait reconnaître par les cités environnantes l’autorité de ce prince.

17. À présent la marché d’Ancône.
18. Port en Ligurie, où les Grecs-Marseillais bâtirent un temple d’Hercule avec une forteresse pour se défendre contre les Liguriens leurs ennemis ; aujourd’hui Monaco.

Ce chef avait rassemblé tous ceux qui, licenciés par Vitellius, ne demandaient que la guerre, et il tenait une garnison dans la colonie de Fréjus, qui est la clef de cette mer. Son influence était d’autant plus grande que Fréjus était sa patrie, et que son nom était en honneur parmi les prétoriens dont il avait été autrefois tribun. Les habitants eux-mêmes, par zèle pour un compatriote et dans l’espoir intéressé de sa future puissance, le secondaient de toutes leurs forces. Quand ces préparatifs, d’une importance réelle et que la renommée exagérait encore, eurent saisi les esprits incertains des Vitelliens, Valens, avec quatre spéculateurs, trois amis et autant de centurions, regagna ses vaisseaux. Maturus et les autres prirent le parti de rester et de jurer fidélité à Vespasien. Au reste, si la mer offrait plus de sûreté à Valens que les rivages et les villes, il n’en était pas moins inquiet de l’avenir, et il voyait mieux ce qu’il devait fuir qu’il ne savait à qui se fier. La tempête le porta dans les Stéchades19, îles des Marseillais. Là, des galères envoyées par Paullinus s’emparèrent de lui.

19. Maintenant les îles d’Hières.

Valens pris, tout se rangea sous les lois du vainqueur. Le signal fut donné en Espagne par la première Adjutrix, qui, dévouée à la mémoire d’Othon, haïssait mortellement Vitellius, Cette légion entraîna la dixième et la sixième. Les Gaules n’hésitèrent pas. En Bretagne, Vespasien jouissait d’une grande popularité, pour y avoir commandé sous Claude la deuxième légion et s’y être distingué par ses faits d’armes. Ce souvenir décida la province, non sans quelque résistance des autres légions, où la plupart des centurions et des soldats devaient leur avancement à Vitellius et changeaient avec crainte un prince dont ils avaient déjà fait l’essai.

Révoltes anti-romaines

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Enhardis par ces divisions et par les bruits de guerre civile sans cesse répétés, les Bretons levèrent la tête à l’instigation de Vénusius. Outre l’audace de son caractère et sa haine du nom romain, ce chef était animé contre la reine Cartismandua d’un sentiment personnel de vengeance. Cartismandua régnait sur les Brigantes20, avec tout l’éclat du sang le plus illustre. Sa puissance s’était accrue à l’égal de sa noblesse, depuis qu’en prenant par trahison le roi Caractacus elle avait pour ainsi dire fourni à Claude la matière de son triomphe. De là l’opulence et tous les abus de la prospérité. Dédaignant Vénusius qui était son époux, elle admit au partage de son lit et de son trône Vellocatus, écuyer de ce prince. Ce scandale ébranla sa maison. L’époux avait pour lui l’opinion du royaume : la passion de la reine et sa cruauté protégeaient l’adultère. Vénusius appela du secours, et, secondé par la défection des Brigantes eux-mêmes, il réduisit Cartismandua aux dernières extrémités. Alors elle demanda l’appui des Romains. Nos cohortes et notre cavalerie, après des chances partagées, tirèrent enfin la reine de péril. Vénusius eut le royaume, et nous la guerre.

20. Les Brigantes habitaient l’Yorkshire et le Northumberland.

Dans ce même temps, le trouble se mit en Germanie, fomenté par la négligence des chefs et l’esprit séditieux des légions. La force étrangère s’unit à la perfidie des alliés, et la puissance romaine en fut presque abattue. Cette guerre, avec ses causes et ses résultats (car la lutte fut longue et sérieuse), sera l’objet d’un récit particulier. De leur côté s’émurent les Daces, nation toujours sans foi, alors sans crainte, la Mésie n’ayant plus d’armée. Ils observèrent en silence les premiers événements : quand ils virent l’Italie en feu et la moitié de l’empire armée contre l’autre, ils forcèrent les quartiers d’hiver des cohortes et de la cavalerie, et se trouvèrent maîtres des deux rives du Danube. Déjà ils s’apprêtaient à détruire le camp des légions, si Mucien ne leur eût opposé la sixième. Il savait la victoire de Crémone, et il craignait la double masse de barbares qui pèserait sur l’empire, si de deux points différents le Dace et le Germain l’envahissaient à la fois. La fortune du peuple romain se montra présente alors, comme en tant d’autres rencontres, en amenant de ce côté Mucien et les forces d’Orient, tandis que la querelle se vidait à Crémone. Fontéius Agrippa venant de l’Asie, qu’il avait gouvernée un an comme proconsul, reçut le commandement en Mésie. On lui donna des troupes de l’armée vitellienne, que la politique et le bien de la paix conseillaient de disperser dans les provinces et d’engager avec l’étranger.

Les autres nations ne demeuraient pas en repos. Un bruit d’armes avait tout à coup retenti dans le Pont, excité par un esclave barbare, ancien préfet de la flotte royale. C’était Anicétus, affranchi de Polémon21, tout-puissant jadis et mécontent de la révolution qui avait réduit ce royaume à l’état de province. Après avoir soulevé, au nom de Vitellius, les nations limitrophes, et séduit par l’espoir du pillage ce qu’il y avait de plus nécessiteux, cet homme, à la tète d’une troupe assez redoutable, tomba sur Trébizonde, ville d’une ancienne renommée, bâtie par les Grecs, à l’extrémité des côtes du Pont. Une cohorte y fut massacrée : c’étaient des soldats fournis par le roi, qui, d’auxiliaires devenus citoyens, avaient pris nos enseignes et nos armes, sans quitter la mollesse et la licence des Grecs. Ce rebelle brûla aussi la flotte romaine, et il avait la mer libre pour défier notre poursuite, Mucien ayant fait venir à Byzance les meilleures galères avec tous les soldats. Les barbares insultaient même audacieusement les côtes sur des navires rapidement construits, étroits de bord ; larges du ventre, sans aucun lien d’airain ni de fer, qu’ils appellent carrares. Quand la mer est agitée, à mesure que la vague s’élève, ils ajoutent des planches, jusqu’à ce que les deux bords, se rejoignant par en haut, les couvrent comme un toit. Ils roulent ainsi à travers les flots ; et comme les deux extrémités se terminent en proue, et que la chiourme change de main à volonté, ils prennent terre, indistinctement et sans péril, par l’un ou l’autre bout.

21. Polémon, roi du Pont, avait cédé volontairement son royaume à l’empire sous Néron, l’an de J. C. 63.

Ces événements attirèrent l’attention de Vespasien, qui envoya un détachement de légionnaires sous la conduite de Virdius Géminus, officier d’un mérite éprouvé. Celui-ci surprit les barbares au moment où, dans l’ardeur du pillage, ils erraient en désordre, et les rejeta sur leurs vaisseaux ; puis, ayant à la hâte construit des galères, il atteignit le chef à l’embouchure du fleuve Cohibus, où il s’était réfugié sous la protection de Sédochus, roi des Lazes22, dont il avait acheté l’alliance avec des présents et de l’or. Le roi essaya d’abord en faveur du suppliant les menaces et les armes. Quand on lui eut montré le prix d’une trahison, ou, à défaut, la guerre, infidèle comme un barbare, il vendit la tête d’Anicétus et livra les réfugiés : ainsi finit cette guerre d’esclaves. Vespasien se réjouissait de cette victoire, lorsque, tout réussissant au delà de ses vœux la nouvelle du combat de Crémone vint le trouver en Égypte. Il en hâta d’autant plus sa marche vers Alexandrie, afin d’ajouter à la défaite de l’armée vitellienne le danger de Rome, en affamant cette ville toujours dépendante de secours étrangers. Car il se préparait à envahir aussi par terre et par mer l’Afrique, située dans les mêmes parages, pour envoyer à l’ennemi, en lui fermant tous ses greniers, la faim et la discorde.

22. Au nord du Phase.

Antonius devient incontrôlable

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Pendant que la fortune de l’empire se déplaçait en remuant l’univers, la conduite d’Antonius était devenue, après Crémone, bien moins irréprochable ; soit qu’il crût avoir assez fait pour la guerre, et que le reste s’achèverait de soi-même ; soit que, dans une âme comme la sienne, la prospérité eût mis à nu l’avarice, l’orgueil et tous les vices qui se cachaient d’abord. Il foulait aux pieds l’Italie comme une terre de conquête ; il ménageait les légions comme sa propriété. Nulle parole, nulle action qui n’eût pour but d’établir sa puissance. Pour infecter les soldats de l’esprit de licence, il livrait aux légions le remplacement des centurions tués. Leurs suffrages donnèrent les grades aux plus turbulents. Le soldat n’était plus soumis au jugement des chefs ; les chefs étaient faits tumultueusement par le caprice des soldats. Et ces choix séditieux, fléau de la discipline il les tournait encore au profit de sa cupidité, sans craindre l’arrivée prochaine de Mucien, ce qui était plus dangereux que s’il eût méprisé Vespasien lui-même.

Comme l’hiver approchait et que le Pô inondait les campagnes, l’armée se mit en marche sans bagages. Les enseignes et les aigles des légions victorieuses, les soldats vieux ou blessés, beaucoup même qui ne l’étaient pas, furent laissés à Vérone ; on crut que les cohortes, la cavalerie et l’élite des légionnaires seraient assez, au point où en était la guerre. La onzième légion venait de rejoindre, d’abord indécise, maintenant inquiète à la vue d’un succès où manquait sa présence. Six mille Dalmates de nouvelle levée l’accompagnaient. Poppéus Silvanus, lieutenant consulaire, avait le titre de chef ; l’âme des conseils était Annius Bassus, commandant de la légion. Silvanus, officier nonchalant, consumait en paroles les jours de l’action. Annius le gouvernait, en feignant de lui complaire, et veillait à toutes les opérations avec une paisible activité. Les soldats de la flotte de Ravenne sollicitaient le service légionnaire ; on incorpora les meilleurs dans les troupes en marche, et des Dalmates les, remplacèrent sur la flotte. L’armée et les chefs s’arrêtèrent au lieu appelé Fanum-Fortunae23, irrésolu sur le parti qu’ils devaient prendre. On entendait dire que les cohortes prétoriennes étaient parties de Rome, et on croyait les passages de l’Apennin déjà occupés. De plus, on était dans un pays ruiné par la guerre ; et la disette, jointe aux cris séditieux des soldats qui demandaient le clavarium24 (c’est une sorte de gratification), effrayait les généraux. Ils ne s’étaient pourvus ni d’argent ni de vivres ; la précipitation d’ailleurs et l’avidité détruisaient les ressources, en pillant ce qu’on aurait pu se faire donner.

23. Maintenant Fano, près de la mer, entre Rimini et Ancône.
24. Cette gratification avait pour origine ou pour prétexte de donner aux soldats de quoi payer les clous nécessaires à leur chaussure.

Un fait, dont j’ai les garants les mieux accrédités, prouve avec quel mépris les vainqueurs se jouaient des plus saintes lois de la nature. Un soldat de cavalerie vint déclarer qu’il avait tué son frère à la dernière bataille, et demanda sa récompense. La morale ne permettait pas aux chefs d’honorer un tel meurtre, ni la politique de le punir. Le soldat fut ajourné, comme méritant un prix trop haut pour être acquitté sur l’heure : on ne dit rien de la suite. Au reste, ce n’était pas la première guerre civile où se fût commis un pareil forfait. Dans le combat soutenu contre Cinna, au pied du Janicule, Sisenna raconte qu’un soldat de Pompéius tua son frère, et qu’après s’être aperçu du coup qu’il avait fait il se tua lui-même : tant le repentir du crime, aussi bien que la gloire de la vertu, était plus vivement senti chez nos ancêtres. Ces traits, et d’autres puisés dans l’histoire, nous fourniront à l’occasion, comme exemple du bien ou consolation du mal, d’utiles rapprochements.

Antonius et les chefs du parti résolurent d’envoyer la cavalerie en avant pour reconnaître toute l’Ombrie, et chercher dans les Apennins quelque pente plus accessible que le reste. On convint encore de faire venir les aigles, les étendards et tout ce qu’il y avait de soldats à Vérone, enfin de couvrir le Pô et la mer de convois. Quelques chefs faisaient naître des obstacles : les prétentions d’Antonius leur pesaient déjà, et d’ailleurs ils espéraient de Mucien des avantages plus certains. Mucien de son côté, jaloux d’une victoire si rapide, et croyant, s’il n’était présent à la prise de Rome, que sa part de gloire lui échappait avec la guerre, écrivait à Primus et à Varus en termes équivoques, passant tour à tour du besoin de pousser vivement l’entreprise à l’utilité d’une sage lenteur, et calculant ses paroles de manière à pouvoir, selon l’événement, répudier les revers, accepter les succès. Il s’expliqua plus franchement avec Plotius Griphus, que Vespasien venait de créer sénateur et chef d’une légion, et avec les plus sûrs de ses amis. Aussi toutes leurs réponses peignirent-elles la célérité d’Antonius et de Varus sous des couleurs fâcheuses et qui flattaient la passion de Mucien. Envoyées à Vespasien, ces lettres empêchèrent les conseils et les actions d’Antonius d’être estimés au prix qu’y mettait son espérance.

Il en fut indigné et s’en prit à Mucien, dont les imputations avaient déprécié ses périls. Et il ne ménageait pas ses paroles, incapable de modérer sa langue et peu accoutumé aux déférences. Il écrivit à Vespasien avec plus de jactance qu’on n’écrit à un prince, et sans épargner contre Mucien les attaques détournées : "C’était lui Antonius qui avait armé les légions pannoniennes ; lui qui avait éveillé le zèle des commandants de Mésie ; lui dont l’audace avait ouvert les Alpes, envahi l’Italie, fermé le passage aux Rhètes et aux Germains. Si la cavalerie avait fondu comme la tempête sur les légions éparses et mal unies de Vitellius, si l’infanterie avait continué de les battre tout le jour et la nuit suivante, ce beau fait d’armes était son ouvrage. Quant au malheur de Crémone, il le fallait imputer à la guerre ; les anciennes discordes des citoyens avaient coûté plus cher à la république et ruiné plus de villes. Ce n’était point par des messages et des lettres, mais de son bras et de ses armes qu’il servait son empereur. Non qu’il voulût rabaisser la gloire de ceux qui pendant ce temps avaient mis l’ordre en Asie ; la paix de la Mésie avait occupé leurs pensées ; les siennes avaient eu pour objet le salut et la sécurité de l’Italie ; enfin c’étaient ses exhortations qui avaient gagné à Vespasien la plus puissante partie de l’univers, les Gaules et l’Espagne : inutiles travaux, si le prix des dangers appartenait à ceux qui n’avaient eu aucune part aux dangers." Ces traits n’échappèrent pas à Mucien. De là des haines amères, plus franches dans Antonius, mieux déguisées chez Mucien, et par là même plus implacables.

Cependant Vitellius, dont la défaite de Crémone avait ruiné les affaires, cachait soigneusement ce désastre : stupide dissimulation qui différait le remède sans ajourner le mal. S’il eût avoué et pris conseil, il lui restait de l’espoir et des ressources ; en feignant que tout allait bien, il aggravait le péril par le mensonge. Un étrange silence régnait autour de lui sur la guerre ; il était défendu d’en parler dans la ville, et par cela même on en parlait davantage. Libre, on eût simplement raconté les faits ; ne l’étant pas, on les grossissait de sinistres détails ; et les chefs ennemis aidaient encore aux exagérations de la renommée : prenaient-ils un espion de Vitellius, ils le promenaient dans le camp pour qu’il vît la force de l’armée victorieuse, puis ils le renvoyaient. Vitellius interrogea secrètement tous ces malheureux et les mit à mort. On remarqua le dévouement courageux du centurion Julius Agrestis. Après plusieurs entretiens, où il avait tenté vainement d’inspirer à Vitellius une généreuse ardeur, il obtint d’être envoyé lui-même pour reconnaître les forces de l’ennemi et ce qui s’était passé à Crémone. Il n’essaya pas de tromper Antonius par un espionnage clandestin. Il expose franchement ses ordres, son dessein, et demande à tout voir. On lui fit montrer le lieu du combat, les restes de Crémone et les légions prisonnières. Agrestis retourna auprès de Vitellius ; et comme celui-ci niait la vérité de son rapport et l’accusait d’être gagné : "Eh bien, lui dit-il, puisqu’il te faut une grande preuve et que je ne puis plus te servir autrement ni par ma vie ni par ma mort, je vais t’en donner une à laquelle tu croiras." Et le quittant à ces mots, il confirma ses paroles par un trépas volontaire. Quelques-uns disent qu’il fut tué par ordre de Vitellius : sur sa fidélité et son courage tous les récits sont d’accord.

Tergiversations de Vitellius

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Vitellius, réveillé comme d’un profond sommeil, envoie Julius Priscus et Alphénus Varus occuper l’Apennin avec quatorze cohortes prétoriennes et toute la cavalerie. Une légion de soldats de marine marchait à la suite. Tant de milliers de gens armés, où tout était choisi, hommes et chevaux eussent suffi, sous un autre chef, même pour attaquer. Il chargea son frète Lucius de garder la ville avec le reste des cohortes. Quant à lui, sans rien diminuer de ses débauches habituelles, et pressé faute d’avenir, il tient à la hâte des comices où il désigne les consuls pour beaucoup d’années ; prodigue aux alliés le droit fédéral, aux étrangers celui du Latium ; remet aux uns les tributs, accorde aux autres des immunités ; enfin met l’empire en lambeaux, sans aucun souci du temps qui doit suivre. La foule se pressait à cette abondante distribution de grâces ; les moins sensés les achetaient à prix d’argent ; les sages regardaient comme chimériques des faveurs qui ne pouvaient être ni données ni reçues sans que l’État pérît. Enfin, cédant aux instances de l’armée, qui avait pris position à Mévania25, il part avec une multitude de sénateurs, entraînés après lui, un grand nombre par le désir de plaire, un plus grand par la peur, et il arrive au camp l’esprit irrésolu et ouvert à tous les conseils de la perfidie.

25. L’ancienne Mévania, dans l’’Ombrie, est aujourd’hui Bévagna bourg des États de l’Église, dans le duché de Spolelte. Cette ville était sur la voie Flaminienne.

Pendant qu’il haranguait (prodige incroyable), tant d’oiseaux funèbres voltigèrent sur sa tête, que leur nuée épaisse obscurcit le jour. A ce présage menaçant vint s’en joindre un autre : un taureau s’enfuit de l’autel en renversant l’appareil du sacrifice, et fut égorgé loin du lieu où l’on frappe les victimes. Mais le premier des phénomènes sinistres, c’était Vitellius lui-même, sans connaissance de la guerre, incapable de prévoyance, ne sachant ni régler une marche, ni comment ou s’éclaire, m dans quelle mesure il convient de se hâter ou de temporiser, réduit à questionner sans cesse, et, à chaque nouvelle, pâlissant perdant contenance, puis s’enivrant. Enfin, ennuyé du camp et averti que la flotte de Misène abandonnait sa cause, il retourna à Rome, de toutes ses blessures ne sentant que la plus récente, sans songer à celle qui serait la dernière. Franchir l’Apennin et attaquer avec des troupes fraîches et vigoureuses un ennemi fatigué par l’hiver et la disette, était simple et facile ; en dispersant ses forces, il livra au carnage ou à la captivité des soldats intrépides et obstinés à tout braver pour lui ; faute que condamnèrent jusqu’aux centurions de quelque talent, tout prêts, s’il les eût consultés, à le tirer d’erreur. Mais les familiers de Vitellius les tinrent éloignés ; ainsi étaient faites les oreilles de ce prince : l’utile le révoltait ; ce qui pouvait le flatter et le perdre était seul entendu.

La flotte de Misène change de camp

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Quant à la flotte de Misène (que ne peut dans les discordes civiles l’audace d’un seul homme !), ce fut Claudius Faventinus, centurion ignominieusement congédié par Galba, qui la fit changer de parti, en supposant des lettres où Vespasien offrait une récompense à la perfidie. La flotte avait pour chef Claudius Apollinaris, qui ne sut être ni fidèle avec constance, ni traître avec résolution. Apinius Tiro, ancien préteur, qui se trouvait alors à Minturnes, se mit à la tête des révoltés. Ils entraînèrent les municipes et les colonies. Pouzzoles se montra la plus ardente pour Vespasien, tandis que Capoue tenait pour Vitellius ; ainsi les rivalités locales se mêlaient à la guerre civile. Vitellius choisit pour adoucir l’esprit des soldats Claudius Julianus, qui avait, peu auparavant, commandé la flotte avec une autorité mollement populaire. On lui donna pour appuyer sa mission une cohorte de la ville et les gladiateurs, qui alors étaient sous ses ordres. Quand les deux camps furent en face l’un de l’autre, Julianus, sans beaucoup d’hésitation, passa dans le parti de Vespasien, et tous ensemble occupèrent Terracine, mieux garantie par ses murailles et sa situation que par l’esprit de ses nouveaux défenseurs.

A cette nouvelle, Vitellius, ayant laissé à Narni une partie de ses troupes et les préfets du prétoire, opposa son frère Lucius, avec six cohortes et cinq cents cavaliers, à la guerre qui s’avançait à travers la Campanie. Pour lui, en proie à toutes les souffrances de l’âme, il était soulagé par l’empressement des soldats et les cris du peuple qui demandait des armes ; et, dans son illusion, il donnait à un vil amas de lâches, incapables de rien oser au delà des paroles, le nom d’armée et de légions. D’après le conseil de ses affranchis (car c’était aux plus distingués de ses amis qu’il se fiait le moins), il convoque les tribus et reçoit le serment à mesure qu’on s’enrôle. Comme l’affluence était sans bornes, il partage entre les deux consuls le soin de faire un choix. Il impose aux sénateurs une contribution déterminée en esclaves et en argent ; les chevaliers romains offrirent aussi des bras et de l’or. Les affranchis eux-mêmes sollicitèrent leur part de ces charges. Cette scène de dévouement, née de la crainte, avait produit l’enthousiasme. La plupart plaignaient moins Vitellius que le rang suprême avili dans sa personne ; et lui, de ses regards, de sa voix, de ses larmes, ne manquait pas d’implorer la pitié, généreux en promesses, prodigue même, comme tous ceux qui ont peur. Il voulut alors être appelé César, titre qu’il avait refusé d’abord : mais dans le péril il y attacha un espoir superstitieux ; la crainte d’ailleurs écoute également les vaines clameurs de la multitude et les conseils de la prudence. Du reste, comme tous ces mouvements d’un zèle irréfléchi, impétueux en commençant, ne tardent pas à languir, les sénateurs et les chevaliers se retirèrent peu à peu, timidement d’abord et dans l’absence du prince, puis avec la franchise du mépris et sans choisir le moment, jusqu’à ce que Vitellius, honteux de sa vaine tentative, fît remise d’un tribut qu’on ne lui payait pas.

Si l’occupation de Mévania, qui semblait rallumer tout de nouveau la guerre, avait jeté la terreur dans l’Italie, le départ précipité de Vitellius y donna au parti flavien une faveur déclarée. Les Samnites, les Péligniens, les Marses, jaloux d’avoir été prévenus par la Campanie, coururent aux armes, et se soumirent aux autres charges de la guerre avec toute l’ardeur d’un dévouement naissant. Au reste, l’intempérie de la saison fatigua étrangement l’armée au passage de l’Apennin ; les efforts qu’il lui fallut faire, dans une marche paisible, pour se tirer des neiges, montrèrent quels dangers l’attendaient si la fortune, qui servit les généraux flaviens aussi souvent que le conseil, n’eût ramené Vitellius en arrière. On rencontra en chemin Pétilius Cérialis, qui, sous des habits de villageois et grâce à la connaissance des lieux, avait échappé aux gardes avancées de Vitellius. Cérialis, allié de très-près à Vespasien, n’était pas d’ailleurs sans gloire militaire ; aussi fut-il reçu au nombre des chefs. Plusieurs rapportent que Flavius Sabinus26 et Domitien furent aussi les maîtres de s’enfuir. Des émissaires d’Antonius, à la faveur de divers artifices, pénétrèrent jusqu’à eux, leur montrant le lieu où ils trouveraient asile et protection. Sabinus s’excusa sur sa santé, peu propre à la fatigue et à l’audace. Domitien ne manquait pas de résolution, mais les gardiens placés auprès de lui par Vitellius, quoique promettant d’accompagner sa fuite, lui inspiraient de la défiance. Vitellius d’ailleurs, qui songeait aux objets de son affection, ne formait contre Domitien aucun dessein cruel.

26. Flavius Sabinus, frère de Vespasien, était préfet de Rome, et Vitellius ne lui avait pas ôté sa charge.

Les chefs du parti, arrivés à Carsule27, prirent quelques jours de repos, en attendant les aigles et les enseignes des légions. Ce campement leur offrait plus d’un avantage, une vue étendue, des magasins sûrs, derrière soi un pays florissant, enfin la facilité de communiquer avec les Vitelliens, éloignés seulement de dix milles et qu’on espérait séduire. Cette politique déplaisait aux soldats, plus désireux de la victoire que de la paix. Ils ne voulaient pas même attendre le gros des légions, où ils voyaient des compagnons de butin bien plus que de péril. Antonius les fait assembler et leur représente "que Vitellius a encore une armée, chancelante si elle délibère, redoutable si on la pousse au désespoir ; que si l’on doit abandonner à la fortune les commencements d’une guerre civile, c’est l’art et le conseil qui consomment la victoire ; que déjà la flotte de Misène et les magnifiques rivages de la Campanie se sont déclarés ; que de tout l’univers il ne reste à Vitellius que l’espace qui sépare Terracine de Narni ? Assez de gloire a été acquise au combat de Crémone, trop de haines soulevées par la ruine de cette ville. Loin d’eux l’ambition d’être les conquérants plutôt que les sauveurs de Rome. Combien leurs récompenses seront plus grandes et leur nom plus illustre, s’ils assurent, sans effusion de sang, le salut du sénat et du peuple romain ! "

27. Carsule était dans l’Ombrie, entre Mévania et Narni, à 10 milles de ce dernier endroit.

Ces paroles et d’autres semblables calmèrent les esprits ; et bientôt après les légions arrivèrent. La nouvelle de ce formidable accroissement de l’armée ébranla les cohortes vitelliennes, que personne n’excitait à la guerre et que mille voix appelaient à la désertion ; car c’était à qui livrerait son escadron, sa centurie, comme un présent dont le vainqueur tiendrait compte un jour. On apprit de ces transfuges qu’Intéramne28, dans la campagne voisine, était occupée par un corps de quatre cents chevaux. Varus y fut envoyé sur-le-champ avec une troupe légère, et tua le peu d’hommes qui firent résistance. La plupart jetèrent leurs armes et demandèrent grâce ; quelques-uns se réfugièrent dans le camp et le remplirent d’épouvante, en exagérant la valeur et les forces de l’ennemi, pour diminuer la honte de leur défaite. Il n’y avait point chez les Vitelliens de peine pour le lâche, et le déserteur était sûr de sa récompense ; aussi l’on ne combattit plus que de perfidie. A chaque instant passaient à l’ennemi tribuns et centurions ; car le simple soldat tenait opiniâtrement pour Vitellins. Enfin Priscus et Alphénus, abandonnant l’armée et retournant vers le prince, sauvèrent à tous les autres la honte dune trahison.

28. Ville d’Ombrie, aujourd’hui Terni.

Mort de Valens

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Pendant ces mêmes jours, Valens fut tué à Urbinumi29, où il était prisonnier. On montra sa tête aux cohortes vitelliennes, afin de leur ôter leur dernière espérance ; car elles croyaient que Valens avait pénétré en Germanie, et que là il mettait en mouvement les anciennes armées et en formait de nouvelles. La vue de sa tête sanglante les jeta dans le désespoir. Quant à l’armée flavienne, on ne saurait dire à quel point elle se réjouit d’une mort qu’elle regardait comme la fin de la guerre. Valens était né à Anagnia30, d’une famille équestre. De mœurs libres et d’un esprit qui n’était pas sans agrément, il cherchait ; par des jeux bouffons, une renommée d’élégance. Aux fêtes Juvénales, sous Néron, il monta sur le théâtre, d’abord comme par force, ensuite de son plein gré, et joua des mimes avec plus de talent que de pudeur. Commandant de légion sous Virginius, il lui fit la cour et le diffama. Il tua Capiton après l’avoir corrompu, ou peut-être parce qu’il n’avait pu le corrompre. Traître à Galba, fidèle à Vitellius, il reçut quelque éclat de la perfidie des autres.

29. Urbinum dans l’Ombrie aujourd’hui Urbino, patrie du grand peintre Raphaël.
30. Anagnia était le chef-lieu des Herniques dans le Latium ; c’est maintenant Anagni, petite ville des États de l’Église.

Vitellius hésite à se rendre

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Voyant toute espérance détruite, les soldats vitelliens, décidés à changer de parti, voulurent encore ne pas le faire sans honneur : ils descendirent avec leurs enseignes et leurs drapeaux dans la plaine qui s’étend au-dessous de Narni. Les troupes flaviennes, rangées en armes comme pour le combat, bordaient de deux haies épaisses les côtés de la route. Les Vitelliens furent reçus au milieu, et, après les avoir fait environner, Antonius leur adressa des paroles de douceur et de paix. Une partie eut ordre de rester à Narni, l’autre à Intéramne. On laissa près d’eux quelques-unes des légions victorieuses, qui, sans peser à la fidélité, fussent en force contre la rébellion. Antonius et Varus n’oublièrent pas, dans ces derniers jours, d’offrir à Vitellius, par de fréquents messages, la vie, des richesses et une retraite en Campanie, s’il voulait poser les armes et se remettre avec ses enfants aux mains de Vespasien. Mucien de son côté lui fit les mêmes offres ; et Vitellius eut souvent la pensée d’y souscrire. Déjà il parlait du nombre d’esclaves qu’il désirait avoir, et du rivage dont il ferait choix. Son âme était frappée d’un tel engourdissement que, si les autres ne se fussent souvenus qu’il avait été prince, lui-même l’eût oublié.

Cependant les premiers de l’État exhortaient secrètement Flavius Sabinus, préfet de Rome, "à prendre sa part de la victoire et de la renommée. Il avait des soldats à lui, les cohortes urbaines ; les gardes nocturnes ne lui manqueraient pas, non plus que les esclaves de ses amis, la fortune du parti, et ce privilège des victorieux de voir tomber tous les obstacles. Voudrait-il le céder en gloire à Antonius et à Varus ? Il ne restait à Vitellius qu’un petit nombre de cohortes, que de tristes nouvelles venaient de toutes parts consterner d’effroi. Rien de si mobile que la faveur populaire ; qu’il s’offrit pour chef, Vespasien deviendrait l’objet de toutes les adulations. Vitellius n’avait pu soutenir la prospérité ; que pourrait-il entouré de ruines ? Le mérite d’avoir terminé la guerre appartiendrait à celui qui s’assurerait de Rome. Il convenait à Sabinus de garder à son frère le dépôt de l’empire, à Vespasien que personne ne prit rang avant Sabinus."

Il reçut froidement ces conseils, comme un homme affaibli par la vieillesse. Quelques-uns le chargèrent de la secrète imputation de retarder par malveillance et par jalousie la fortune de son frère. Sabinus était plus âgé que Vespasien ; et, quand tous deux vivaient dans la condition privée, il le surpassait en richesses et en considération ; il avait même, disait-on ; pour sauver son crédit chancelant, pris en gage sa maison et ses terres : aussi, malgré leur concorde apparente, on craignait de secrètes mésintelligences. Une supposition plus favorable, c’est que Sabinus, naturellement doux, avait horreur du sang et des meurtres, et que par cette raison il parla souvent à Vitellius de transaction et de paix. Après avoir eu l’un chez l’autre plusieurs entrevues, ils conclurent enfin le traité, à ce qu’on dit alors, dans le temple d’Apollon. Leurs paroles et les accents de leur voix ne furent entendus que de deux témoins, Cluvius Rufus et Silius Italicus ; les plus éloignés remarquaient leurs visages : celui de Vitellius était abattu et humilié ; Sabinus paraissait plus loin d’insulter que de plaindre.

Si Vitellius avait pu faire fléchir l’obstination des siens aussi facilement qu’il avait plié lui-même, l’armée flavienne serait entrée dans Rome sans que la ville fût ensanglantée ; mais les plus fidèles de ses amis repoussaient toute idée de paix et de conciliation, lui montrant dans un accommodement péril, honte, et, pour toute garantie, le caprice du vainqueur. "Vespasien n’aurait pas l’orgueil de souffrir que Vitellius vécût son sujet ; les vaincus même ne l’endureraient pas : ainsi le danger naîtrait pour lui de la pitié. Sans doute il était vieux et rassasié de prospérités et de revers ; mais quel nom, quel état préparait-il à son fils Germanicus ? On lui promettait maintenant de l’argent, des esclaves, les délicieux rivages de la Campanie : quand Vespasien serait maître de l’empire, ni ce chef, ni ses amis, ni les armées enfin ne retrouveraient la sécurité que toute espérance rivale ne fût étouffée. Valens prisonnier, Valens qui leur servait d’otage en cas de revers, avait importuné leurs regards. Pouvait-on croire qu’Antonius, que Fuscus, que Mucien même, l’homme éminent du parti, eussent reçu d’autres pouvoirs, au sujet de Vitellius, que celui de le tuer ? Ni César n’avait laissé la vie à Pompée, ni Auguste à Antoine : aurait-il l’âme plus haute, ce Vespasien qui fut client d’un Vitellius, quand un Vitellius était collègue de Claude ? Ah ! que du moins la censure de son père, ses trois consulats, tant d’honneurs accumulés sur une illustre maison, lui apprissent à trouver de l’audace, ne fût-ce que dans le désespoir ! Le soldat tenait ferme ; il lui restait l’affection du peuple ; et rien après tout ne les menaçait de plus affreux que le malheur où ils couraient d’eux-mêmes. Vaincus, il faudrait mourir ; soumis, ils mourraient encore : la seule question était de savoir si leur dernier soupir s’exhalerait au milieu des mépris et de l’insulte, ou dans l’effort d’un généreux courage."

Les oreilles de Vitellius étaient sourdes aux conseils vigoureux ; son âme, succombant aux préoccupations de la nature, craignait qu’une lutte opiniâtre ne laissât le vainqueur moins exorable aux prières de sa femme et de ses enfants. Il avait en outre une mère chargée d’années, qui du reste mourut assez tôt pour prévenir de quelques jours la ruine de sa maison : elle n’avait gagné à l’élévation de son fils que des chagrins et l’estime publique. Le quinze avant les kalendes de janvier, à la nouvelle que la légion et les cohortes de Narni venaient d’abandonner ses drapeaux, Vitellius sortit du palais, couvert d’habits de deuil et environné de ses domestiques en larmes. Porté dans une petite litière, son jeune enfant venait ensuite comme à une pompe funèbre. Les acclamations du peuple furent flatteuses et en contraste avec le temps ; le soldat gardait un farouche silence.

Vitellius démissionne

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Il n’y avait pas de cœur assez oublieux des vicissitudes humaines pour n’être pas ému de compassion en voyant un empereur romain, naguère maître du monde, quitter le séjour de sa grandeur, et, à travers le peuple, à travers la ville consternée, descendre de l’empire. On n’avait jamais vu, jamais ouï rien de pareil : une soudaine violence avait accablé le dictateur César ; un complot obscur l’empereur Caïus ; la nuit et une campagne inconnue avaient caché la fuite de Néron ; Pison et Galba tombèrent comme sur un champ de bataille. Mais ce fut dans une assemblée convoquée par lui-même, au milieu de ses soldats, ayant jusqu’à des femmes pour témoins, que Vitellius déclara brièvement, et en termes conformes à sa triste fortune, "qu’il se retirait par amour de la paix et de la république," demandant pour toute grâce "qu’on gardât quelque souvenir de lui, et qu’on prît en pitié son frère, sa femme et l’âge innocent de ses enfants." En même temps il élevait son fils dans ses bras, et le recommandait tour à tour à chacun séparément et à tous ensemble. Enfin, les pleurs étouffant sa voix, il se tourna vers le consul Cécilius Simplex, debout à ses côtés, et, détachant son poignard de sa ceinture, comme pour se dessaisir du droit de vie et de mort sur les citoyens, il voulut le lui remettre ; sur le refus du consul, et l’assemblée se récriant tout entière, il s’achemine vers le temple de la Concorde pour y déposer les marques du pouvoir impérial puis se retirer chez son frère. Alors, avec des cris plus violents, on s’oppose à ce qu’il aille dans une maison privée ; c’est au palais qu’on l’appelle. Les chemins étaient fermés de toutes parts et il ne restait de passage ouvert que pour aller à la voie Sacrée31 ; Vitellius, ne sachant que résoudre, retourna au palais.

31. La voie Sacrée conduisait du Forum au mont Palatin, où était situé le palais impérial.
Le bruit s’était répandu d’avance qu’il abdiquait l’empire, et Flavius Sabinus avait écrit aux tribuns des cohortes de contenir leurs troupes. Aussitôt, comme si la république se fût jetée tout entière dans les bras de Vespasien, les principaux du sénat, la plupart des chevaliers, tous les soldats des gardes urbaines et nocturnes, remplirent la maison de Sabinus : là on vint annoncer les dispositions du peuple et les menaces des cohortes germaniques32. Sabinus s’était trop avancé pour retourner en arrière ; et les autres, craignant de se livrer, isolés et dès lors moins forts, à la poursuite des Vitelliens, poussaient aux armes le vieillard indécis. Mais, comme il arrive en de telles conjonctures, tous donnèrent conseil, un petit nombre seulement prit part au danger. En descendant vers la fontaine de Fundanus33, un gros de gens armés qui accompagnaient Sabinus se heurta contre les plus avancés de la troupe vitellienne. Le combat fut peu de chose, la rencontre étant fortuite ; mais l’avantage resta aux Vitelliens. En ce désordre, Sabinus prit le parti qui lui offrait le plus de sûreté : il se jeta dans la forteresse du Capitole avec ses soldats et quelques sénateurs et chevaliers dont il me serait difficile de dire les noms ; car, depuis la victoire de Vespasien, beaucoup se sont donné faussement le mérite d’avoir été de ce nombre. Des femmes même se dévouèrent aux périls d’un siège, entre autres Gratilla Vérulana, la plus distinguée de toutes : elle ne suivait en ce lieu ni ses fils ni ses proches, mais la guerre. Les Vitelliens investirent négligemment la place, de sorte qu’au milieu de la nuit Sabinus y fit entrer ses enfants avec Domitien, fils de son frère, et profita d’une des issues négligées pour envoyer dire aux généraux flaviens qu’il était assiégé, et qu’à moins d’un prompt secours sa position était critique. Il passa du reste une nuit si tranquille, qu’il aurait pu sortir sans accident. Les soldats de Vitellius, intrépides eu face du danger, manquaient d’activité pour les travaux et les veilles ; et une pluie d’hiver, qui tomba tout à coup par torrents, ôtait l’usage des oreilles et des yeux.
32. Les cohortes prétoriennes qui se trouvaient à Rome, et que Vitellius avait formées avec des soldats tirés des armées de Germanie.
33. On appelait ainsi une des treize cent cinquante-deux fontaines de Rome. Celle-ci était placée sur le mont Quirinal, ou tout prés de celle colline.

Au point du jour, Sabinus, avant que les hostilités commençassent, envoya le primipilaire Cornélius Martialis auprès de Vitellius, avec ordre de se plaindre de la rupture du traité. " Son abdication n’était donc qu’un vain simulacre, une scène jouée pour tromper tant d’illustres citoyens. Pourquoi être allé de la tribune à la maison de son frère, qui domine le Forum et semble provoquer les regards, plutôt que sur le mont Aventin, dans la demeure de sa femme ? Voilà ce que devait faire un homme privé, résolu de fuir tout ce qui rappelle le rang suprême ; et c’est au palais, c’est au lieu même où le pouvoir réside comme dans son fort, que Vitellins est retourné ! Il en a fait descendre des bataillons armés ; il a jonché des cadavres d’une foule d’innocents la partie la plus fréquentée de la ville ; il ne respecte pas même le Capitole. Qu’il regarde Sabinus : vêtu de la toge, il s’assoit au rang des simples sénateurs, tandis que l’épée des légions, la conquête des cités, la soumission des cohortes, prononcent entre Vitellius et Vespasien. Déjà les Espagnes, les deux Germanies, la Bretagne, avaient changé de maître, et le frère de Vespasien restait fidèle, jusqu’au moment où l’on est venu lui demander à traiter. La paix et la concorde sont un besoin pour les vaincus ; aux victorieux elles n’apportent que de la gloire. Si Vitellius se repent de ses promesses, ce n’est pas Sabinus qu’il doit attaquer par le fer, après l’avoir trompé par la perfidie ; ce n’est pas non plus le fils de Vespasien, à peine entré dans d’adolescence. Que lui servirait le meurtre d’un vieillard et d’un enfant ? Qu’il aille au-devant des légions, et que là il vide la querelle : le succès du combat entraînera tout le reste." Vitellius troublé essaya quelques mots d’apologie, rejetant la faute sur les troupes, "dont toute sa prudence n’avait pu modérer le zèle trop ardent." Il avertit Martialis de se retirer secrètement par une porte dérobée, de peur d’être tué par les soldats, en haine de la paix dont il était médiateur. Quant à lui, également impuissant pour ordonner et pour défendre, il avait cessé d’être empereur, il n’était plus qu’un sujet de guerre.

Incendie du Capitole

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Martialis était à peine rentré dans le Capitole, que le soldat furieux y arrivait déjà et sans chef : chacun prenait l’ordre de soi-même. Après avoir rapidement dépassé le Forum et les temples qui le dominent, ils s’élèvent en colonne, par la pente qui fait face, jusqu’à la première porte de la citadelle. Le long de la montée à droite se trouvaient d’anciens portiques, sur le toit desquels s’avancèrent les assiégés ; de là ils écrasaient les Vitelliens avec des tuiles et des pierres. Ceux-ci n’avaient à la main que leurs épées, et il leur semblait trop long de faire venir des machines ou des armes de trait. Ils embrasent, avec des torches, l’extrémité de la galerie, et cheminent à la suite du feu. Déjà la porte du Capitole était en flammes, et ils allaient y pénétrer, si Sabinus, arrachant de leurs bases les statues élevées à la gloire de nos ancêtres, n’en eût fait devant l’entrée une espèce de rempart. Alors l’ennemi, cherchant d’autres accès, escalade en même temps le côté qui touche au bois de l’Asile34, et les cent degrés de la roche Tarpéienne35. De ces deux attaques également imprévues, celle de l’Asile était la plus vive et menaçait de plus près. Nul moyen d’arrêter les assaillants, qui montaient par une suite de maisons contiguës, élevées dans la sécurité de la paix, à une telle hauteur qu’elles étaient de niveau avec le terrain du Capitole. Ici l’on doute si ce furent les assiégeants ou les assiégés qui allumèrent l’incendie : l’opinion la plus commune est que les assiégés mirent le feu à ces édifices, pour repousser ceux qui montaient ou qui étaient en haut. La flamme gagna les portiques qui régnaient autour du temple : bientôt les aigles qui soutenaient le faite, et dont le bois était vieux, prirent feu et nourrirent l’embrasement. Ainsi brûla le Capitole, les portes fermées, et sans que personne le défendît ni le pillât.

34. La montagne du Capitole avait deux sommets. Sur l’un était situé le temple de Jupiter ; l’autre formait la citadelle de Rome. C’est dans l’espèce de vallée qui séparait les deux cimes que Romulus avait ouvert son asile.
35. La roche Tarpéienne était derrière la citadelle, du côté diamétralement opposé à la montée qui partait du Forum.

Ce fut la plus déplorable et la plus honteuse catastrophe que Rome eût éprouvée depuis sa fondation. Elle était sans ennemis au dehors ; elle était, autant que le permettent nos mœurs, en paix avec les dieux ; et cette demeure du grand Jupiter, fondée par nos ancêtres, sur la foi des auspices, comme le gage de l’empire ; ce temple, dont ne purent violer la sainteté, ni Porsenna quand la ville se rendit à lui, ni les Gaulois quand ils la prirent, elle le voyait périr dans les querelles furieuses de ses princes. Le feu avait déjà détruit le Capitole dans une guerre civile36 ; mais ce fut le crime de mains inconnues : ici il est assiégé publiquement, publiquement incendié. Et que voulaient nos funestes armes ? quel bien fut acheté par ce grand désastre ? est-ce donc pour la patrie que nous combattions ? Tarquin l’ancien voua ce temple dans la guerre des Sabins, et il en jeta les fondements, sur des proportions plus conformes aux grandeurs de l’avenir qu’aux ressources encore faibles du peuple romain. Après lui, Servius Tullius, avec les offrandes des alliés, et Tarquin le superbe, avec les dépouilles conquises à Suessa Pométia37. , élevèrent l’édifice ; mais la gloire d’un si bel ouvrage était réservée à la liberté. Après l’expulsion des rois, Horatius Pulvillus, consul pour la seconde fois, dédia ce monument, d’une magnificence déjà si grande, que les immenses richesses du peuple romain purent bien la parer depuis, mais ne purent l’augmenter. Il fut rebâti sur le même emplacement, lorsqu’après quatre cent vingt-cinq ans, sous le consulat de L. Scipion et de C. Norbanus, il eut été réduit en cendres. Sylla victorieux prit soin de le reconstruire ; mais il n’en fit pas la dédicace38.  : c’est la seule chose qui ait été refusée à son bonheur. Le nom de Lutatius Catulus subsista parmi tant d’ouvrages des Césars, jusqu’au temps de Vitellius. Voilà quel monument les flammes dévoraient alors.

36. L’an de Rome 671, sous les consuls Scipion et Norbanus, le Capitole fut consumé par un incendie dont on ne put découvrir la cause. Cet événement eut lieu pendant la guerre de Sylla contre la faction de Marius, vingt ans avant la conjuration de Catilina.
37. Voy. Tite Live, liv. I, ch. LIII. Suessa Pométia était la principale ville des Volsques. Elle a donné son nom aux marais Pomptins.
38. Ce fut Catulus, qui, l’an 685, dédia le nouveau temple, quatorze ans après l’incendie de l’ancien. Sylla était mort l’an 678.

Mort de Sabinus, frère de Vespasien

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Toutefois l’incendie causa plus de frayeur aux assiégés qu’aux assiégeants. Les Vitelliens ne manquaient dans le péril ni de ruse ni de courage. Chez les Flaviens au contraire, ce sont des soldats qui s’agitent en désordre, un chef sans énergie et comme frappé de stupeur, qui ne sait plus rien voir, rien entendre, incapable de se laisser conduire ni de prendre conseil de lui-même, tournant à droite à gauche, selon les cris de l’ennemi, ordonnant ce qu’il a défendu, défendant ce qu’il vient d’ordonner. Il arriva bientôt ce qui arrive quand tout est perdu : tous commandent, personne n’exécute ; enfin ils jettent leurs armes et ne songent plus qu’à la fuite et aux moyens de tromper les recherches. Les Vitelliens se précipitent dans l’enceinte et y promènent le carnage, le fer et la flamme. Quelques gens de guerre, dont les plus distingués étaient Cornélius Martialis, Érnilius Pacensis, Caspérius Niger, Didius Scéva, se mirent en défense et furent massacrés. Sabinus était sans armes et n’essayait pas de fuir : on l’enveloppe avec le consul Quinctius Atticus, que désignaient doublement cette ombre de magistrature et sa propre légèreté ; car il avait lancé dans le peuple des édits pleins d’éloges de Vespasien et contre Vitellius. Le hasard sauva diversement le reste, quelques-uns vêtus en esclaves, d’autres recueillis par des clients fidèles et cachés parmi des bagages ; il y en eut qui surprirent le mot d’ordre par lequel les Vitelliens se reconnaissaient entre eux, et qui surent le demander ou le donner si à propos, que l’audace leur tint lieu d’asile.

Domitien, retiré, depuis la première invasion des assaillants, chez le gardien d’un temple, trouva dans l’adresse d’un affranchi le moyen d’en sortir, en tunique de lin, mêlé dans une troupe de sacrificateurs, et alla, sans être reconnu, se cacher auprès du Vélabrum, chez Cornélius Primus, client de son père. Quand celui-ci fut maître de l’empire, Domitien fit abattre le logement du garde et bâtir à la place un petit sanctuaire à Jupiter Conservateur, avec un autel où son aventure était gravée sur le marbre. Empereur à son tour, il dédia un vaste temple à Jupiter Gardien, et consacra sa propre effigie entre les bras du dieu. Sabinus et Atticus, chargés de chaînes et conduits à Vitellius, en furent reçus sans invectives ni aigreur, malgré les murmures du soldat, qui réclamait ses droits sur leur vie et le salaire mérité. Les plus voisins éclatèrent les premiers, et aussitôt la plus vile portion de la multitude demanda le supplice de Sabinus, mêlant, pour l’obtenir, adulations et menaces. Vitellius, debout sur les degrés du palais, voulut essayer les prières : leur obstination le forge d’y renoncer. Sabinus tombe alors déchiré de mille coups ; sa tête est séparée du tronc, et son corps sanglant traîné aux Gémonies.

Telle fut la fin d’un homme qui n’était nullement à mépriser. Il avait servi l’État durant trente-cinq ans, également distingué dans la paix et dans la guerre. Son désintéressement et sa justice sont au-dessus de la censure. Il parlait avec excès ; c’est le seul reproche que lui ait fait la renommée pendant sept ans qu’il gouverna la Mésie, et douze qu’il fut préfet de Rome. Sur la fin de sa vie on le crut pusillanime ; beaucoup ne le trouvèrent que modéré et avare du sang des citoyens. Un fait dont tout le monde convient, c’est qu’avant le règne de Vespasien l’éclat de cette maison résidait en Sabinus. Sa mort fit, dit-on, la joie de Mucien ; la plupart y virent mê me un gage de paix, en ce qu’elle éteignait la rivalité de deux hommes, dont l’un n’eût pas oublié qu’il était frère de l’empereur, l’autre, qu’il partageait l’empire. Le peuple demandait aussi le supplice du consul : Vitellius résista, désarmé par la reconnaissance, et comme pour s’acquitter envers Atticus de ce que, pressé de dire qui avait mis le feu au Capitole, il s’était accusé lui-même. Atticus semblait par cet aveu, ou peut-être par ce mensonge politique, décharger le parti vitellien d’un crime dont il prenait sur lui bout l’odieux.

Pendant ces mêmes jours, Lucius Vitellius, campé à Féronie, menaçait de prés Terracine, où étaient renfermés des gladiateurs et des gens de la flotte, qui n’osaient sortir des murailles ni se hasarder à découvert. Les gladiateurs, ainsi que nous l’avons dit, avaient pour chef Julianus, et les rameurs Apollinaris, deux hommes qui, par leur apathie et leurs dissolutions, ressemblaient eux-mêmes à, des gladiateurs plus qu’à des généraux. Sous eux les veilles étaient négligées, les murs sans réparations ; nuit et jour plongés dans les délices, ils remplissaient de leurs fêtes bruyantes les plus beaux lieux du rivage ; et pendant que, messagers de leurs débauches, les soldats erraient loin du drapeau, eux-mêmes ne parlaient de guerre qu’au milieu des festins. Apinius Tiro était sorti de la ville depuis quelques jours, et, par la rigueur avec laquelle il exigeait des municipes voisins des dons et de l’argent, il attirait plus de haines à son parti qu’il ne lui procurait de ressources.

Cependant un esclave de Virginius Capito passa dans le camp de L. Vitellius, et promit, s’il lui prêtait secours, de surprendre la citadelle sans défense et de la remettre en ses mains. Il part avec des cohortes légères, et, à l’heure la plus sombre de la nuit, il les mène par le sommet des montagnes jusque sur la tête des ennemis : de là elles se précipitent, non pas au combat, mais au carnage. Les uns sont frappés sans leurs armes, les autres en essayant de s’armer, plusieurs au sortir du sommeil, tous pendant que les ténèbres, la peur le son des trompettes, les cris des assaillants, tiennent leurs sens éperdus ; quelques gladiateurs résistèrent et ne périrent pas sans vengeance, le reste courut aux vaisseaux, où une égale frayeur remplissait tout de confusion, les habitants, que le vainqueur égorgeait sans pitié, fuyant pêle-mêle avec les soldats. Six galères s’étaient sauvées dès la première alarme, et avec elles le préfet de la flotte, Apollinaris ; les autres furent prises sur le rivage ou s’enfoncèrent sous le poids des fuyards et furent englouties. Julianus, conduit devant L. Vitellius, fut déchiré de verges et massacré sous ses yeux. Plusieurs ont accusé Triaria, femme de Lucius, de s’être montrée ceinte de l’épée militaire parmi le deuil et les calamités de Terracine prise d’assaut, et d’y avoir signalé durement son orgueil et sa cruauté. Pour Lucius, il envoya à son frère les lauriers de cette victoire, et lui demanda s’il devait revenir ou achever la conquête de la Campanie. Cette hésitation fut le salut du parti flavien et même de la république ; car si le soldat, récemment victorieux, et joignant à son opiniâtreté naturelle l’ivresse du succès, eût marché sur Rome, le choc ne pouvait être que terrible et fatal à cette grande cité. En effet, Lucius, quoique infâme, n’était pas sans talents ; et s’il n’avait point, comme les gens de bien, l’énergie de la vertu, il trouvait, comme tous les pervers, des forces dans le vice.

Pendant que ces événements se passaient du côté de Vitellius, l’armée de Vespasien, partie de Narni, célébrait tranquillement à Ocriculum39 les fêtes de Saturne. Le but d’un retard si hors de saison était d’attendre Mucien. Ce n’est pas qu’Antoine ne fût en butte à quelques soupçons : plusieurs attribuèrent ses lenteurs à un message secret de Vitellius, qui lui offrait, pour prix d’une trahison, le consulat, la main de sa fille, et une dot immense. Cette supposition n’était, suivant d’autres, qu’une fable inventée au profit de Mucien. Selon d’autres encore, "les chefs étaient convenus de menacer Rome, sans y porter la guerre, espérant qu’abandonné de ses meilleures cohortes, et privé de toute espèce de ressources, Vitellius renoncerait à l’empire ; mais toutes les mesures avaient été déconcertées par la précipitation et ensuite par la lâcheté de Sabinus, qui, ayant pris témérairement les armes et occupant la forteresse du Capitole, imprenable même à de grandes armées, n’avait pas su la défendre contre trois cohortes." Il serait difficile d’assigner un auteur unique à une faute qui fut celle de tous : car Mucien, par ses lettres équivoques, arrêtait les vainqueurs ; et Antoine, par une obéissance mal entendue, dont sa haine renvoyait peut-être à Mucien la responsabilité, donna prise à la censure. Les autres chefs aussi, en croyant la guerre terminée, préparaient les coups qui en signalèrent la fin. Cérialis lui-même, détaché à la tête de mille cavaliers, avec ordre de franchir par des routes de traverse le pays des Sabins, et d’entrer dans Rome par la voie Salaria40, n’avait pas fait assez de diligence. Enfin la nouvelle du siège du Capitole vint tous les réveiller à la fois.

39. Maintenant Otricoli, dans le duché de Spolette.- Les Saturnales commençaient le 17 décembre et finissaient le 24.
40. La voie Salaria, ainsi nommée, dit-on, parce que c’est par là que les Sabins portaient à Rome le sel qu’on retirait des marais salants, aboutissait une porte appelée également Salaria, mais qu’on désigne aussi très souvent le nom de porte Colline.

Antonius s’avança par la voie Flaminienne, et arriva aux Pierres-Rouges41 assez avant dans la nuit, apportant un secours tardif : là il n’apprit que de tristes nouvelles, Sabinus tué, le Capitole en cendres, Rome tremblante ; on annonçait en même temps que le peuple et les esclaves s’armaient pour Vitellius. La cavalerie de Cérialis venait, pour surcroît, d’éprouver un échec : ce chef courait sans précaution, comme sur des vaincus, lorsque les Vitelliens, cavaliers et fantassins entremêlés, les reçurent de pied ferme. Le combat eut lieu près de Rome, entre des maisons et des jardins, dans des routes sinueuses, connues des Vitelliens et qu’ignoraient les ennemis ; aussi ces derniers se troublèrent. Tous n’étaient pas d’ailleurs également disposés : dans le nombre se trouvaient des soldats de Narni, qui, fâchés de S’être rendus, épiaient la fortune Tullius Flavianus, préfet de cavalerie, fut fait prisonnier ; les autres s’enfuirent dans un affreux désordre, sans que le vainqueur les poursuivît au delà de Fidènes42.

41. D’Anville, Ann. géogr. de l’Italie, p.148, compte, de Rome au lieu appelé les Pierres-Rouges, une distance de 9 milles, un peu moins de 3 lieues et demie de poste.
42. Fidènes était à 5 milles environ de Rome, au lieu appelé aujourd’hui Castel-Giubileo.

Combats dans Rome

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Ce succès augmenta l’ardeur de la multitude ; la populace de Rome prit les armes : peu avaient des boucliers ; la plupart saisirent tout ce qui leur tombait sous la main et demandèrent le signal du combat. Vitellius les remercie et leur ordonne de courir à la défense de la ville ; ensuite on assemble le sénat, et on choisit une députation pour aller, au nom de la république, conseiller aux armées la paix et la concorde. Le sort de ces députés fut divers : ceux qui étaient allés vers Cérialis coururent les derniers dangers, le soldat ne voulant entendre parler ni de paix ni de conditions. Le préteur Arulénus Rusticus fut blessé, attentat que son mérite personnel ne rendit pas moins odieux que sa qualité de magistrat et d’envoyé public ; sa suite fut dispersée ; son premier licteur périt en essayant courageusement d’écarter la foule ; et, si le général ne leur eût donné une garde qui les défendit, le caractère d’ambassadeur, plus sacré chez les nations barbares que sous les murs de la patrie, eût été profané jusqu’au meurtre par la rage des guerres civiles. Ceux qui se rendirent auprès d’Antoine y reçurent un accueil plus pacifique ; ce n’est pas que le soldat fût plus modéré, mais le chef était mieux obéi.

Aux députés s’était joint Musonius Rufus, chevalier romain, qui se piquait de philosophie et professait les maximes du portique. Mêlé parmi les soldats, il allait dissertant sur les biens de la paix et les dangers de la guerre, et faisait la leçon à des disciples armés. Il fit rire les uns, fatigua le plus grand nombre ; et il ne manquait pas de gens qui allaient courir sur lui et le fouler aux pieds, si lui-même, cédant aux avis des plus sensés et aux menaces des autres, n’eût laissé là sa morale intempestive. Vinrent ensuite les vierges Vestales avec des lettres de Vitellius à Antoine : il y demandait "qu’une trêve d’un seul jour suspendit le combat décisif ; pendant cet intervalle tout pourrait se concilier." Les Vestales furent congédiées avec honneur. On répondit à Vitellius que le meurtre de Sabinus et l’incendie du Capitole avaient rompu tout commerce entre les deux partis.

Antonius cependant convoqua ses légions, et tacha de les amener par la douceur à camper auprès du pont Milvius, et à n’entrer que le lendemain dans Rome. Il désirait ce délai, dans la crainte que le soldat, aigri par la résistance, n’épargnât ni le peuple, ni le sénat, ni les temples mêmes et les sanctuaires des dieux ; mais tout retard éveillait les soupçons comme ennemi de la victoire : et d’ailleurs, des étendards brillant sur les collines, quoique suivis d’une multitude inhabile à la guerre, présentaient l’apparence d’une armée en bataille. On part sur trois colonnes : la première poursuivit sa marche par la voie Flaminienne, l’autre longea la rive du Tibre, la troisième s’approcha de la porte Colline par la voie Salaria. Une charge de cavalerie dispersa la populace de Vitellius ; ses soldats s’avancèrent, comme l’ennemi, en trois corps séparés. Des combats nombreux et disputés se livrèrent devant la ville : les Flaviens, plus habilement conduits, eurent généralement l’avantage ; il n’y eut de maltraités que ceux qui, se dirigeant à gauche vers les jardins de Salluste, s’étaient engagés dans des chemins étroits et glissants. Montés sur les murs des jardins, les Vitelliens les écartèrent tout le jour à coups de pierres et de javelots, jusqu’au moment où la cavalerie, qui avait pénétré par la porte Colline, les enveloppa eux-mêmes. Deux corps ennemis se heurtaient aussi dans le Champ-de-Mars. Les Flaviens avaient pour eux la fortune, et leur cause tant de fois victorieuse ; le désespoir seul emportait les Vitelliens, qui, toujours repoussés, se ralliaient encore au milieu de la ville.

Spectateur de ces combats, le peuple y assistait comme aux jeux du Cirque, encourageant de ses cris et de ses applaudissements chaque parti tour à tour. Voyait-il l’un ou l’autre fléchir, et les vaincus se cacher dans les boutiques ou se réfugier dans les maisons, ses clameurs les en faisaient arracher et mettre à mort, et il emportait la meilleure part du butin ; car le soldat, tout entier au sang et au carnage, laissait les dépouilles à la multitude. C’était dans Rome entière un cruel et hideux spectacle : ici des combats et des blessures, là des gens qui se baignent ou s’enivrent ; plus loin des courtisanes et des hommes prostitués comme elles, parmi des ruisseaux de sang et des corps entassés ; d’un côté, toutes les débauches de la paix la plus dissolue ; de l’autre, tous les crimes de la plus impitoyable conquête. On eût dit que la même ville était tout ensemble en fureur et en joie. Déjà Rome avait servi de champ de bataille à des légions armées, deux fois quand Sylla s’en rendit maître, une fois quand Cinna fut vainqueur. Il n’y eut pas alors moins de cruauté ; il y avait de plus maintenant une barbare insouciance : les plaisirs ne furent pas un instant suspendus ; il semblait qu’un nouveau divertissement vint animer les Saturnales. On s’enivrait d’allégresse ; on jouissait, sans aucun triomphe de parti, de la seule joie des malheurs publics.

Mort de Vitellius

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La tâche la plus rude fut l’attaque du camp43, que les plus intrépides défendaient comme leur dernière espérance. Cette obstination accrut l’acharnement des vainqueurs et surtout celui des vieilles cohortes. Tout ce que l’art a inventé pour la destruction des plus fortes places fut mis en œuvre, tortue, machines, terrasses, torches enflammées. "Cet exploit, s’écriaient-ils, allait couronner les travaux et les périls essuyés dans tant de combats ! La ville était rendue au sénat et au peuple, les temples aux dieux immortels ; quant au soldat, l’honneur était pour lui dans son camp : c’était là sa patrie, ses pénates ; s’ils n’étaient aussitôt reconquis, il fallait passer la nuit sous les armes." Les Vitelliens, malgré leur nombre inégal et leur destin moins fort, embrassaient la dernière consolation des vaincus, celle d’inquiéter la victoire, de retarder la paix, de souiller de sang les autels et les maisons du camp. Beaucoup, blessés à mort, expirèrent sur les tours et les remparts. Quand les portes furent brisées, le reste se serra en peloton et fit face au vainqueur ; il n’y en eut pas un qui ne tombât en frappant lui-même ; et le visage tourné vers l’ennemi : tant, jusqu’au moment suprême, ils songeaient à honorer leur trépas !

43. Il s’agit du camp des prétoriens, où les soldats de Vitellius, chassés de la ville, s’étaient retirés comme dans un dernier asile.

Rome prise, Vitellius sortit du palais par une porte dérobée, et se fit porter en litière dans la maison de sa femme, sur le mont Aventin. Il comptait s’y cacher le reste du jour, et se réfugier ensuite à Terracine vers les cohortes de son frère ; mais l’inconstance de son esprit et la peur, pour qui la situation présente est toujours la pire, le ramenèrent au palais. Il était vide et abandonné ; tout, jusqu’aux derniers de ses esclaves, s’était dispersé ou fuyait sa rencontre. La solitude et le silence des lieux l’épouvante : il essaye les appartements fermés et frissonne de les trouver déserts. Las d’errer misérablement, il s’enfonce dans un réduit ignoble d’où il est arraché par Julius Placidus, tribun d’une cohorte. Ce fut un hideux spectacle de le voir, les mains liées derrière le dos, ses vêtements en pièces, traîné par la ville au milieu de mille outrages, auxquels personne ne mêlait une larme : la honte d’une telle fin fermait les cœurs à la pitié. Un soldat de Germanie se jeta au-devant de lui en frappant avec fureur : était-ce Vitellius qu’il voulait tuer, dans un accès de colère ou pour abréger son humiliation ? ou bien le coup s’adressait-il au tribun ? on l’ignore. Le tribun eut une oreille coupée, et le soldat fut aussitôt massacré. Quant à Vitellius, on le forçait avec la pointe des armes de lever le front et de le présenter à l’insulte, ou de regarder tantôt ses statues renversées, tantôt la tribune aux harangues et le lieu où avait péri Galba. Ils le poussèrent ainsi jusqu’aux Gémonies, où le corps de Sabinus gisait peu auparavant. Une seule parole généreuse fut entendue de sa bouche : il répondit au tribun qui le maltraitait "que cependant il avait été son empereur." Il tomba enfin percé de mille coups, et le peuple l’outragea mort, avec la même bassesse qu’il l’avait adoré vivant.

Il était né à Lucérie, et il achevait la cinquante-septième année de son âge. Consulat, sacerdoces, supériorité de nom et de rang, il n’acquit rien par son talent, il dut tout à l’illustration de son père. Ceux qui lui déférèrent l’empire ne le connaissaient pas. Peu de capitaines gagnèrent l’affection des soldats par leur mérite, au même degré que lui par sa lâcheté ; toutefois son âme était simple et sa main libérale, deux qualités qui tournent en ruine à qui n’y garde pas de mesure. Ignorant que ce n’est pas la grandeur des présents, mais la solidité du caractère qui attache les amis, il en acheta plus qu’il n’en eut. Il importait sans doute à la république que Vitellius tombât ; mais ceux qui le trahirent pour Vespasien ne peuvent se faire un mérite de leur perfidie : Galba l’avait déjà éprouvée. Le jour étant sur son déclin et la peur ayant dispersé les sénateurs et les magistrats, dont les uns étaient sortis de Rome, et les autres cachés dans les maisons de leurs clients, le sénat ne put être convoqué. Domitien, ne voyant plus d’ennemis à redouter, se rendit auprès des chefs victorieux, et fut proclamé César ; ensuite les soldats, toujours en armes, le conduisirent à la maison de son père.


Fin du Livre III