Histoires, légendes, destins/15

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 123-132).

Figures marquantes et personnages pittoresques au début de notre siècle


Cécil Rhodes, que nous connaissons ici surtout par les bourses d’études qu’il a fondées, a été l’un des artisans les plus ardents et les plus efficaces de l’Empire britannique, tel qu’il existe maintenant. Il voyait très nettement comment cet ensemble de peuples arriveraient à vivre ensemble dans l’harmonie, comme en fait foi cette phrase, particulièrement intéressante pour nous : « Je ne pense pas que les Boërs disparaîtront, pas plus que les Canadiens-français. Les Boërs resteront des Afrikanders, mais en union étroite avec les Anglais dans le sein de l’Empire. Tous poursuivront leur œuvre à l’ombre du drapeau anglais ». Rhodes prononçait ces paroles au lendemain de la guerre du Transvaal, « sa » guerre.

Cette phrase se retrouve dans les mémoires d’un journaliste, R. D. Blumenfeld, du London Express, qui, comme tout bon journaliste, a interviewé un nombre incroyable de personnages remarquables au cours de sa carrière. Lui, a eu la bonne idée de recueillir les souvenirs qu’il a gardés de ces gens : ses mémoires sont comme le défilé de tous les hommes qui ont occupé la scène, en Angleterre et ailleurs, depuis une cinquantaine d’années. De fait, il a intitulé son livre : R. D. B.’s Procession.

— Qui n’a entendu, ou n’a chanté lui-même la Marche du Général Boulanger ? Il faut être tout jeune pour ignorer cette musique entraînante et un peu canaille, qui non seulement a été à certaine époque le chant de ralliement des nationalistes français, mais apparaît maintenant comme le symbole du XIXe siècle finissant.

Le général fut, pendant quelques années, extrêmement populaire. On attendait toujours de lui le coup d’État qui renverserait la république. Le coup d’État ne se produisit pas et Boulanger partit pour l’exil. À Blumenfeld qui lui demandait : « Pourquoi n’avez-vous pas réalisé votre projet ; vous l’auriez réussi, sans opposition, au moins une douzaine de fois ; comme les deux Napoléon, vous vous seriez fait empereur », le général répondit : « Jamais je n’y serais arrivé sans verser le sang de mes compatriotes. Le gouvernement se méfiait de moi et il était prêt, comme c’était son devoir. Il n’aurait pu m’arrêter, mais il me répugnait de causer la mort de mes semblables ». Clemenceau, le Tigre, attribuait cet insuccès à une toute autre cause : « Boulanger, disait-il, était un homme charmant et il avait de bien jolies manières. Mais à quoi servent les belles manières à un homme qui veut renverser le gouvernement ? Personne n’a jamais dit que Bonaparte avait de jolies manières. Moi-même, je n’en ai guère… »

— Voilà une autre chanson (franchement canaille, celle-là !) que même la toute dernière génération ne doit pas ignorer : elle est entrée dans les mœurs, si l’on peut dire. Mieux que la Marche du Général Boulanger, elle caractérise l’époque. Ta-ra-ra-boom-de-ay, c’est toute la « noce » du temps où « il faisait bon vivre » ; l’époque des boulevardiers et des danseuses de music-hall (qu’on a fait revivre depuis quelques années à Paris sous le titre de French Cancan).

Si l’on en croit Blumenfeld, cette chanson donna le signal de l’émancipation dans l’Angleterre victorienne, étouffée depuis des années sous un formalisme et un puritanisme rigoureux. C’est peut-être exagéré, mais on peut affirmer qu’elle concrétisait en quelque sorte le sentiment vague de chacun.

Vulgaire, certes, cette chanson l’était. Mais Lottie Collins, qui la chantait et la dansait, y mettait un tel mouvement et tant de signification qu’elle en prenait un sens admirable. Henri Rochefort — voilà encore un nom qui évoque à merveille le début de notre siècle — Henri Rochefort, exilé à Londres d’où il dirigeait l’Intransigeant par le moyen d’une dépêche quotidienne, l’entendit un soir. « Chanson stupide, grommelait-il. Banale ! Absurde ! » Mais quand clamant boom-de-ay ! du haut de sa voie, la chanteuse se lança dans sa danse folle au milieu du frou-frou de ses jupons de dentelle d’où émergeaient ses jambes gantées de noir (comme disaient les romanciers folâtres de ce temps-là), il dressa l’oreille et… l’œil, si l’on peut dire. L’impudence, la hardiesse de l’artiste le confondaient. Depuis bien longtemps, la scène anglaise n’avait admis autant de liberté ; jamais encore, sous le règne de Victoria, une femme n’avait osé montrer ses jambes en public.

Lottie Collins avait trouvé la chanson aux États-Unis, où elle n’avait guère de succès. L’artiste sentit qu’elle en tirerait un grand parti, si elle pouvait lui associer la danse à laquelle elle pensait depuis quelque temps. Un « minstrel » américain (autre institution sombrée dans le néant, que celle des « minstrels » !), du nom de Sayers, avait écrit les stupides paroles ; un Anglais nommé Richard Morton en avait fait une version à l’usage du public londonien.

Le début n’éveillait rien de particulier, mais arrivait le refrain :

I’m just the very thing, I’m told,
That in your arms you’d like to hold !
Ta-ra-ra-boom-de-ay !

Sur la syllabe « boom », la chanteuse lançait sa jambe à une hauteur incroyable et c’était le signal d’une danse vertigineuse, folle, qui mettait la salle en une joie indescriptible.

Invariablement accompagnée de son mari, Lottie Collins, inconnue auparavant, était demandée partout pour chanter son refrain. Elle commençait la soirée au Tivoli Music Hall. De là, elle passait au Gaiety où, pour 150 livres sterling par semaine elle faisait un tour de chant d’un quart d’heure. Elle allait ensuite dans d’autres théâtres ou dans des salons. En tout, elle gagnait alors 1,000 livres par semaine, soit près de $5,000. C’est gentil. Mais à ce jeu violent, — car elle se dépensait énormément dans sa danse, — elle s’usa très vite.

— Barnum ! Voilà encore un nom qui évoque toute cette époque. Et Barnum évoque irrésistiblement Jumbo ou le général Tom Thumb.

Jumbo, — ai-je besoin de vous le rappeler ? » — était un éléphant géant qui faisait l’orgueil du grand homme des cirques. Il l’avait acheté au jardin zoologique de Londres et les Anglais éprouvèrent une violente émotion quand ils apprirent qu’ils allaient perdre leur bel éléphant. C’était le sujet de toutes les conversations et de graves journaux ne dédaignèrent pas d’en parler. Pour comble, quand on voulut transporter Jumbo, il s’avisa de s’asseoir en plein Marylebone Road, rue très fréquentée de Londres, où, pendant des heures il interrompit toute circulation. Le représentant de Barnum câbla au patron qui répondit : « Laissez-le dans la rue ; c’est la meilleure réclame que nous puissions trouver ». Mais Barnum fut des années avant de se risquer en Angleterre avec son cirque, justement à cause de Jumbo.

Jumbo mourut d’avoir trop bu de bière !

Le nain Tom Thumb était une « sensation », comme les aimait Barnum. La vieille reine Victoria, vers l’époque de son jubilée, demanda qu’on le lui amène. Barnum se rendit au palais avec son petit protégé, à qui il avait fait une leçon sévère, lui apprenant entre autres choses qu’on n’adresse pas le premier la parole à un souverain. Quelle consternation, quand le nain s’écria, à un moment donné :

« All right, lady ! » Mais la reine se mit à rire et lui donna de petites tapes sur la tête.

Tom Thumb portait sérieusement son titre de général d’opérette. Ne s’avisa-t-il pas, un beau jour, d’engager une longue discussion avec le duc de Wellington sur la bataille de Waterloo ? « Ce fut le plus beau moment de ma vie », disait ensuite Barnum.

On ne saurait parler des débuts de notre siècle, sans mentionner Sarah Bernhardt.

Notre journaliste ne manqua pas de l’interviewer. Sarah développa devant lui une magnifique théorie sur l’éducation des enfants. Elle insistait surtout sur la nécessité de leur enseigner la politesse, des manières courtoises. À l’en croire, si l’on suivait sa théorie, le monde ne serait peuplé que de gens raffinés. « Il faut apprendre à tout garçon, à toute petite fille, quel que soit son milieu social, à se conduire avec courtoisie ; à se tenir, à s’asseoir convenablement, à entrer dans une pièce ou en sortir ! »

Juste à ce moment, un jeune homme bruyant fit une entrée non moins bruyante dans la loge de Sarah où se passait la scène. Sans enlever son chapeau, il lança : « Bonjour, maman ! » Puis, il frotta une allumette sur la table de toilette de sa mère et se laissa tomber avec fracas dans un fauteuil, son chapeau toujours sur la tête. Et Sarah continuait à parler de la nécessité de la politesse !

Ce fils, Maurice, était d’ailleurs un fameux viveur, qui ruinait consciencieusement sa mère. On dit que la divine Sarah ne put abandonner la scène, après avoir perdu une jambe, parce que les prodigalités de son fils la forçaient à gagner de l’argent coûte que coûte. Elle passa les dernières années de sa vie dans la pauvreté, malgré les sommes folles qu’elle avait gagnées autrefois. Certains de ses amis lui proposèrent même de jouer un film, alors que la mort la guettait, pour lui procurer le peu d’argent dont elle avait encore besoin.

Décidément, nous allons passer en revue toute la galerie des célébrités d’avant-guerre. Mais Anna Pavlova a régné dans le domaine de la danse bien après le grand conflit.

Elle ne se révéla à l’Europe que vers 1910. Elle avait alors vingt-cinq ans, mais elle dansait depuis quinze ans en Russie. Son succès fut foudroyant dès le début.

Cependant, les journalistes l’avaient reçue avec méfiance. Blumenfeld, invité à déjeuner pour la rencontrer, avait d’abord décliné l’invitation. L’hôte insistant, en excellent snob qu’il est, il accepta parce que des personnages déjà cotés devaient s’y trouver. À la fin du repas, Pavlova, très gentiment, lui offrit sa photo, une immense carte de deux pieds de hauteur qu’elle autographia. Le journaliste l’oublia volontairement dans le fiacre qui le ramenait à son journal. Un mois après, on se serait battu pour l’obtenir !

Ne cherchez pas de transition entre Pavlova et le multi-millionnaire, fondateur des bibliothèques publiques aux États-Unis. Le seul lien visible, entre eux, est que tous deux appartiennent à l’époque qui nous intéresse.

Carnegie se rappelait ses modestes origines. Se promenant dans les rues de Londres avec un ami, celui-ci lui demanda de l’accompagner chez un orfèvre où il voulait acheter un cadeau pour des amis dont on allait fêter les noces d’argent. L’ami acheta un vase à roses qu’il paya douze livres. Quand ils sortirent du magasin, Carnegie dit à l’autre : « Pourquoi n’avez-vous pas dit au commis que le vase est trop cher ? » — « N’importe, il fallait essayer de l’avoir à meilleur compte. » — « Nous n’étions pas dans un bazar du Caire où le marchandage est de règle ; nous sortions de la boutique du plus grand orfèvre de Londres. » — « Il est évident, dit Carnegie, avec un sourire de supériorité, que vous ne savez pas acheter, même à Londres. » Quelques minutes plus tard, à son tour, Carnegie voulut faire une emplette. Entrant dans une boutique, il dit au commis : « Envoyez-moi 2,000 cigares de telle marque ». Son ami jubilait : « Ah ! ah ! comme vous vous y prenez mal ! Vous ne savez même pas ce que vous coûtent vos cigares ». — « Je le saurai quand je recevrai la facture », répondit Carnegie. « Mais, rappelez-vous ce que vous m’avez dit… » — « Ce n’est pas la même chose : je viens de faire un achat en gros ; vous achetiez au détail. » Jamais l’autre ne sut ce que Carnegie voulait dire.

Comme tous les hommes d’État, lord Birkenhead était souvent invité à adresser la parole à des sociétés ou des groupements dont il ignorait tout.

Un soir qu’il devait parler ainsi après un dîner, il demanda en se mettant à table, au journaliste qu’il connaissait : « Qu’est-ce que c’est que ces gens qui nous reçoivent ? » L’autre lui apprit qu’il s’agissait d’une société d’ingénieurs. Quand vint son tour de parler, Birkenhead se lança dans une savante dissertation sur l’utilité de la science, sur la mécanique, les théories de l’énergie : on aurait pensé qu’il se préparait depuis des semaines ; en réalité, avant d’arriver, il ignorait le premier mot de ce qu’il allait dire.

Plus tard dans la soirée, il revit le même journaliste au cercle. « Quels étaient donc ces gens, qui nous ont reçus à dîner, ce soir ? » demanda encore Birkenhead.

On n’en finira jamais de raconter toutes les anecdotes révélatrices du caractère si original de « Lawrence of Arabia ». En voici une, typique.

Il faut savoir, pour en apprécier la saveur, que Lawrence doit sa célébrité à ses livres « Seven Pillars of Wisdom » et « Revolt in the Desert ». Peu d’auteurs ont vendu un si grand nombre d’exemplaires d’ouvrages très dispendieux.

Comme le directeur d’une revue lui demandait un article sur l’Arabie et la Mésopotamie, il répondit : « Un mot de vous, et me voilà rejeté aux ténèbres extérieures. Tenez-vous donc tranquille. Savez-vous que j’exècre le souvenir de mes aventures en Arabie ? Ma seule consolation, c’est que je n’en ai jamais tiré un sou. Je n’en tirerai aucun, non plus, bien qu’on parle tant de mes succès de librairie. Voilà. La publicité (quorum pars magna estis) m’a fait perdre : (1) Mon emploi d’avant-guerre ; (2) Mon nom d’avant-guerre ; (3) Ma bourse d’Oxford ; (4) Toutes les pauvres chances que j’avais de recommencer ma carrière. Et vous m’en proposez encore ! Hoots ! À vous, T. E. Shaw ».

Lawrence nous a ramenés à la guerre de 1914. Voici, sur ce sujet, une petite anecdote où l’on reconnaîtra tout un côté de la personnalité bouillante de notre ministre de la Milice en ces temps-là.

Un député au Parlement de Westminster nommé Lowther avait formé une brigade de volontaires, au début de la guerre. Il en voulait le commandement, bien qu’il ne fût pas un soldat de carrière. Il avait fait la guerre du Transvaal, mais il ne possédait pas l’expérience voulue pour commander toute une brigade.

Notre député résolut de voir le grand seigneur de la guerre, lord Kitchener. Kitchener le reçut fort bien, mais chercha à lui faire comprendre qu’il exposerait la vie de ses hommes en voulant les conduire au feu sans posséder l’expérience d’un soldat de métier. Lowther ne voulait rien entendre et, pour comble, lord Kitchener lui demanda tout à coup pourquoi il portait un uniforme ornementé des insignes du grand État-major. Le député répliqua : « Parce que, monsieur, j’ai l’honneur d’être le représentant personnel en Angleterre de sir Sam Hughes, ministre de la Milice au Canada, et ce titre me donne le droit, je crois, de porter ces insignes ».

1er février 1936.