Histoires incroyables (Palephate)/1

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CHAP. Ier.

Des Centaures (1).

On dit que c’étaient des monstres qui ressemblaient tout-à-fait à des chevaux si ce n’est qu’ils avaient des têtes d’hommes (2). Celui qui pense qu’un pareil animal peut avoir existé admet l’impossible, car la nature de l’homme est tout autre que celle du cheval ; leur nourriture n’est pas la même non plus, et des aliments de cheval ne peuvent pas passer par la bouche et par le gosier d’un homme. D’ailleurs si pareil assemblage avait existé jadis, nous verrions encore aujourd’hui la même chose. Le vrai de cette tradition le voici. Sous le règne d’Ixion (3), dans la Thessalie, un troupeau de taureaux qui paissait sur le mont Pélion devint tout-à-fait sauvage et rendit inaccessibles (par la terreur qu’il inspirait) toutes les montagnes des environs. Ces taureaux se ruant sur les lieux cultivés endommageaient les arbres et détruisaient les fruits de la terre et le bétail. Ixion fit donc proclamer qu’il donnerait une riche récompense à celui qui en délivrerait la contrée. Des jeunes gens de la vallée qui est au pied de la montagne, d’un canton nommé La Nue, imaginèrent de dresser des chevaux à les porter ; car auparavant on ne savait pas monter à cheval et les chevaux n’étaient employés qu’à l’attelage. Étant donc montés sur leurs chevaux, ils les dirigèrent jusqu’aux lieux où se tenaient les taureaux et se mirent à lancer des traits contre eux. Quand les taureaux les poursuivaient, ils prenaient la fuite parce que leurs chevaux étaient plus légers à la course. Dès que les taureaux s’arrêtaient, les jeunes gens retournaient à la charge pour lancer de nouveaux traits, et de cette manière ils parvinrent à les tuer. On les appela Centaures (dardeurs de taureaux) parce qu’ils les perçaient de leurs dards (4). Il n’y a rien du taureau dans la figure des Centaures ; mais l’image qu’on s’en est faite, et qui tient de l’homme et du cheval, vient de ce qu’ils firent ensuite. Comme ils avaient reçu de superbes récompenses d’Ixion, ils se vantèrent beaucoup de leurs prouesses et de leur avoir, devinrent orgueilleux et insolents et commirent une foule d’excès même contre Ixion qui habitait la ville qu’on nomme aujourd’hui Larisse. Les habitants de cette contrée s’appelaient alors les Lapithes. Les Centaures furent invités à un repas chez les Lapithes. Quand ils furent échauffés par le vin, ils enlevèrent les femmes de leurs hôtes (5) et les faisant monter sur leurs chevaux les emportèrent jusques dans leurs retraites. Ils eurent donc la guerre avec les Lapithes. Ils descendaient, la nuit, dans les plaines, y dressaient des embûches, et dès que le jour reparaissait, ils emportaient leur butin en fuyant vers les montagnes. Quand ils fuyaient ainsi, on n’apercevait que les corps des chevaux et les têtes des hommes et à la vue de ce spectacle nouveau les habitants du pays disaient : « Ces Centaures descendus de La Nue nous font bien du mal (6) » et ces propos et l’aspect qu’ils offraient en fuyant devinrent l’origine de cette fable absurde, que des hommes-chevaux étaient nés de la Nue sur le mont Pélion (7).

(1) Les principales sources de cette fable qui sont parvenues jusqu’à nous sont, parmi les poètes, Hésiode qui, dans le bouclier d’Hercule, donne les noms de centaures, v. 184 et suiv., Pindare Pyth, od. II, 82, et Ovide liv. XII, métam. parmi les prosateurs, Xénophon, discours de Chrysantas, dans la Cyropédie, liv. IV chap. 3 (p. 274-277 édit. de Schneider Lips. 1815, in-8o). Diodore de Sicile liv. IV chap. XII (p. 40-44) et chap. LXX, (p. 202-204, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts).

(2) Ovide les appelle Semihomines, v. 536 du liv. XII. tom. 5, p. 528 de l’Ovide de Gierig, publié dans la collection de Lemaire.

(3) Toutes les variantes de la fable ou de l’histoire rattachent les Centaures à Ixion : d’après la fable, ils étaient fils d’Ixion lui-même et de la Nue que Jupiter avait substituée à Junon. (Servius, sur le v. 286 du liv. VI de l’Enéide p. 367 du tom. 6, du Virgile de Lemaire). Ovide les appelle enfants de la nue, nubigenas (v. 211. p. 322, loco citato).

(4) Fulgence, mythographe latin du VIe siècle, prétend, sur la foi d’un archéologue inconnu qu’il appelle Dromocrides, qu’Ixion ayant affecté le premier le pouvoir royal y parvint à l’aide de cent hommes armés qui furent appelés Centaures, par abréviation, Centauri quasi centum armati ; (V. les mythogr. lat. de Van Staveren p. 698), mais l’ineptie de cette étymologie toute latine, pour une fable grecque, saute aux yeux. Le grammairien latin du Ve siècle qui a commenté Virgile, Servius, donne au mot Centaure la même étymologie que Paléphate qu’il ne cite pas néanmoins (V. les comm. de Servius sur le v. 115 du liv. 3 des Géorg. tom. 5 p. 528 du Virgile de Lemaire). Le mot espagnol picadores est la traduction exacte du mot grec (kentauroi).

(5) Le Scholiaste d’Homère, Odyssée liv. 21, v. 295 et Hyginus fable XXXIII (Mythogr. lat. de Van Staveren p. 93) donnent à la guerre des Lapithes et des Centaures la même origine, l’enlèvement des femmes des Lapithes par les Centaures aux noces de Pyrithoüs et d’Hippodamie, le Scholiaste de Lucien (tom. 9 p. 290 de l’édit. de Lehman, 1er scholie sur le banquet), rapporte la même chose sauf qu’il ne parle que de l’enlèvement d’une femme par un centaure.

(6) Diodore de Sicile liv. IV. p. 42, raconte aussi la défaite des Centaures, par Hercule, qui en tua un grand nombre et força les autres à émigrer ; un passage du Scholiaste de Lycophron cité par M. Roulez, dans le savant commentaire qu’il a publié sur Ptolémée Héphestion, dit que les Centaures mis en fuite par Hercule, se retirèrent dans l’île des Syrènes où ils périrent attirés par le charme de leurs voix, et Ptolémée Héphestion lui-même ajoute qu’ils se laissèrent mourir de faim, subjugués par le même prestige (V. l’édition de Ptolémée Héphestion de M. Roulez p. 29 et 111, in-8o, Lips. et Brux. 1834).

(7) Pline l’ancien dans le long chapitre (LVI du liv VII hist. nat.) qu’il a consacré à rapporter les noms des inventeurs, attribue aussi l’invention de l’art de combattre à cheval, aux Thessaliens nommés Centaures, qui habitaient le Mont-Pélion. (tom 3. p. 243, édit. de Lemaire).

Il est à remarquer que, d’après les relations de tous les historiens de la conquête de l’Amérique, les indigènes s’imaginaient aussi que les premiers cavaliers qu’ils virent ne faisaient qu’un avec les chevaux qu’ils montaient.