Histoires poétiques (éd. 1874)/Journal rustique I

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 247-255).


Journal rustique




LETTRE À ALFRED DE VIGNY


Dans les blés onduleux et les humbles broussailles
Où s’en vont vos pensers et vos rêves divers,
À vous, poète ami, je viens offrir ces vers
Nés sous l’ombrage épais des clicncs de Cornouailles.
 
Longtemps un saint travail fut maître de mon cœur :
Des Bretons je tentais la rustique épopée.
(Mon Armorique, hélas ! ne tient plus son épée !)
Les juges au concours m’ont proclamé vainqueur.

Pour moi vous combattiez, âme noble et choisie !
Autour de ma grande œuvre et sur un ton plus doux
Voici de nouveaux chants : je les adresse à vous,
Fidéle à l’amirié comme à la poésie.




PREMIÈRE PARTIE


I

le port


Sil est plus d’un orage, il est plus d’un refuge,
J’en sais pour mon esprit et j’en sais pour mon cœur :
Là, tout ennui s’apaise, et je suis maître et jugo,
Je suis maître de mon bonheur.

Près de l’Izôl.


II

lettre

Mes amis, est-il vrai que les absents ont tort ?
Ce mot triste jamais n’entrera dans mon livre :
Car, tous mes chers absents, en moi je les sens vivre,
Et plus d’un, qui n’est plus, pour mon cœur n’est pas mort.

De cet humble village aux nobles Tuileries,
Ainsi nos souvenirs s’échangeront toujours ;
Parfois vous mêlerez mon nom à vos discours,
J’emplirai de vos vers mes longues rêveries.
 
Et, si le grand Paris avec vous m’est rendu,
Nos pensers se joindront sans effort, sans lacune :
Tels de sages causeurs se quittant à la brune
Reprennent au matin l’entretien suspendu.


III

LE BIENVENU

« Oh ! c’est lui ! C’est notre poète !
Lui, longtemps appelé ! lui, pleuré comme mort !
Filles et jeunes gens, venez lui faire fête ! »
Et tous ils entonnaient mes vers avec transport :
« Oui, nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique ! »
O salut cordial ! O fraternel accueil !
Et moi : « Mon bon Loïc ! Anna pleine de charmes,
Je vous revois enfin, vous qui portiez mon deuil !…
Quand vous pleuriez, j’étais en larmes. »

IV

EFFUSIONS

Vous le savez, vallons, bois, lande, à mon retour,
Comme je vous tendais les bras avec amour !
Peuplades des hameaux, solitudes des grèves,
Sources qui bruissiez chaque nuit dans mes rêves,
Immobiles étangs purs comme le cristal,
Géants pétrifiés, aïeux du sol natal,
Vous avez entendu, dans ces heures de fièvres,
Les exclamations qui sortaient de mes lèvres ;
Et, dans mon humble église, embrassant les pavés,
Si je vous ai béni, mon Dieu, vous le savez !


V

LES GATEAUX DE NOËL

« Minuit est cncor loin, la foule emplit l’auberge ;
Venez rompre avec moi des gâteaux, jeune vierge,
Gâteaux de pur froment, parfumés et mielleux,
Odeur de votre haleine, or de vos blonds cheveux.
Entrons. Sachez pourtant, fille jeune et charmante,
Qu’on découvre à ce jeu l’âme la moins aimante.
Heureuse ! Oh ! vous avez la plus forte moitié.
Encore, encore à vous ? Et toujours ! Ah ! pitié !…
Je l’avais dit, ce jeu, c’est l’image d’un autre :
Vous prenez notre cœur sans rien donner du vôtre. »

VI

LE COLPORTEUR


Courbé sous un ballot et traînant son bâton,
Quand l’Auvergne vit-elle arriver un Breton ?
Mais toujours le vieux Jean nous vient de sa montagne,
Sans plaindre son chemin et son labeur, s’il gagne.
Sous la neige laissant sa femme et ses enfants,
Plus vieilli, plus cassé, Jean revient tous les ans,
Et, bravant les refus faits à sa barbe grise,
Il va de porte en porte offrir sa marchandise :
Vie errante dont rêve un Breton étonné,
Lui, dans le sol natal, dur chêne, enraciné.


VII

LA MÈRE DU CONSCRIT

À l’instituteur, Monsieur Jean Le Bek

Les uns gais et chantant et les autres en larmes,
Tous encor dans l’habit du pays et sans armes.
Ils passaient ; mais on fit halte sur le chemin.
Un d’eux était du bourg : or, lui serrant la main,
Ses parents l’entouraient et tous ceux de son âge,
Qui lui versaient à boire en lui disant : « Courage ! »
Et, le cœur attendri par ces derniers adieux.
Vers des maisons, plus loin, comme il tournait les yeux,
Une femme sortit, folle, de sa chaumière.
En lui sautant au cou… C’était sa vieille mère !




Ô pleurs ! sanglots ! baisers ! et deuil morne, étouffant,
De celle qui perd tout en perdant son enfant !…
Mais quand partit la troupe ! Alors la pauvre femme
Dans un nouvel élan n’écouta que son âme.
Elle suivait. « Ma mère, allons, ma mère, adieu !
— Non, mon fils, mon enfant ! Encore, encore un peu ! »
Et toujours elle va. Lui, tendre, il la querelle.
« Pour la dernière fois jusque-là, » disait-elle.
Enfin, et par pitié, de force il se sauva.
« Ah ! mon enfant, mon fils ! Je meurs… mon cœur s’en va ! »


VIII

INSOMNIES

Tout dort dans le village et dans le cimetière,
Les vivants dans leur lit, et les morts dans leur bière ;
Lui seul il veille encore, et, bien loin dans la nuit,
Le passant attardé voit sa lampe qui luit :
Si la lumière enfin décline faute d’huile,
Il ouvre sa fenêtre et, longtemps immobile,
Là, devant son logis, il contemple, envieux,
Ceux qui sous le gazon tiennent fermés leurs yeux,
Dont nul amer soupir ne desserre la bouche,
Heureux dormeurs, toujours tranquilles dans leur couche.

IX

L′AVEUGLE

à Alfred de Courcy

J’ai voulu dans ces lieux trouver un ami sûr,
C’est un aveugle, assis tristement contre un mur,
Et qui, là, tout le jour, solitaire, immobile,
Lorsque arrive un passant agite sa sébile :
On croirait que de loin il reconnaît mes pas,
Car, retournant la tête, il se parle tout bas ;
Et quand je dis, laissant mon denier dans sa tasse
« C’est ton nouvel ami, c’est ton ami qui passe ! »

Tout son front s’illumine, il semble que ses yeux
Sous leurs voiles épais ont découvert les cieux.




Puis, tout en m’éloignant, au coin de cette rue
Je vois sa lèvre bonne et douce qui remue :
Pour son ami du bourg il prie, et je le vois
Faisant avec lenteur un grand signe de croix…
Martyr, jusqu’à sa mort cloué sur une borne,
Qui, moi ne passant plus, m’attendra seul et morne ;
Ami qui n’aura su de moi que ces trois mots,
Qui m’aima pour bien peu, que j’aimai pour ses maux,
Et vers lequel je viens souvent, dans ma misère,
Moi-même mendiant de lui quelque prière.

X

LE CATECHISME DU SOIR

L’hiver dure toujours, glacial, pluvieux,
Avec ses jours si noirs, ses longs soirs plus joyeux
Alors, tous les fuseaux de tourner. Devant l’àtre,
Plus d’un grave tailleur enseigne un petit pâtre,
Et répète aux enfants les leçons du curé :
Voyez quelle science et quel air assuré !
Tour à tour, l’habile homme, il loue et réprimande.
I{t les parents assis parmi la jeune bande,
Dans un coin du foyer observant tout cela.
Disent : « Si nous étions encore à ce temps-là ! »


XI

DANSE SUR LA NEIGE

Cette nuit un sonneur a mis le bourg en fête.
Son hautbois retentit à vous fendre la tête.
On danse sur la neige, et, le long du chemin,
Sont marqués bien des pas qui se verront demain :
Oui, qui seront comptés demain au presbytère,
Là, dans son noir enclos, muet et solitaire !…
Non, rien ne trahira cette fête de nuit,
Ô danseurs ! le vent d’ouest en emporte le bruit ;
Le blanc et mou duvet retombe et vous protège ;
Vos pas silencieux s’effacent sous la neige.

XII

RENAISSANCE

Le grain enfoui n’est pas mort :
Mystérieusement dans le sol qui l’enferme
Il s’échauffe, s’anime, avec bonheur il germe ;
La vie intérieure au premier rayon sort.
Gestation pareille à celle de la femme.
Et comparable encore au travail de notre âme :
Un rayon met au jour nos pensers assoupis ;
Vienne Pàque, et les blés, qui commencent à poindre,
Vont surgir, nous verrons houler et se rejoindre
Les cimes vertes des épis.

 

XIII

LETTRE À SAINT-RENÉ TAILLANDIER

Ce matin, mon esprit vous voyait écrivant
Prés d’un berceau gardé par une jeune femme :
Deux fois heureux ! pensais-je, à l’une il prend son âme,
Et son frais sourire à l’enfant.

Du père et de l’époux écrivez le poème :
Comme l’enfant joyeux hâte ses premiers pas,
Et, plus joyeux encor, le père tend les bras
Ouverts à cet autre lui-même.

Lorsque le front fléchit sous le poids du labeur,
Vous direz la compagne attendrie et craintive,
Qui doucement s’approciie et d’une voix plaintive,
Puis nous ranime avec son cceur.

XIV

À CORENTIN

Je t’enseignai des vers l’ingénieuse trame ;
Réjouis-toi, jeune fermier :
Bon rimeur et bon ouvrier,
Le blé nourrit ton corps et l’art nourrit ton âme.


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