Histoires poétiques (éd. 1874)/Journal rustique 3

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 82-91).


Journal rustique




TROISIÈME PARTIE


I

EN PASSANT À KER-BARZ

Village du barde

 
Jours anciens, jours sacrés ! Tout autour des hameaux
De grands bois s’élevaient, sombres et nobles gardes :
Les grands bois résonnaient du concert des oiseaux,
Les hameaux du concert des bardes !

II

UN VIEUX MÉNÉTRIER

Toujours, comme une fleur qu’on roule entre les dents,
Il avait à la bouche un air des anciens temps :
Chanson, de ris moqueurs maintes fois accueillie,
Bizarre pour les uns, pour les autres vieillie.

Mais lui, qui sentait bien que d’une harpe d’or
Jaillit l’air pur que, seul, il murmurait encor,
Si leur rire éclatait, riant de ce blasphème,
Il allait à l’écart chanter et pour lui-même :
L’air aimé l’emportait dans un riant lointain ;
Et même à son dernier festin,
Hymne d’adieu touchant et grave,
Salut à l’éternel matin,
Sur ses lèvres errait encor le chant suave.

III

LA VIE DE CAMPAGNE

Autour du cercle de l’année,
Mobiles et dansants, je laisse aller mes vers,
Qu’ils passent tout transis sous le vent des hivers
Ou des lilas d’avril la tête couronnée.
C’est, morose ou joyeuse, à l’air, dans les maisons,
La vie à la campagne en toutes les saisons.
Viendra l’automne pâle en rêvant inclinée…
L’été brille, courons dans les blés jaunissants !
Je laisse aller mes vers mobiles et dansants
Autour du cercle de l’année.

IV

LES BÛCHERONS

Ils abattent les bois, ces fils du fleuve Izol,
Des antiques géants les corps jonchent le sol.

Las ! j’ai vu sous le fer et sous les bras robustes
Les grands arbres tomber ainsi que des arbustes.
Ô profanation ! forfaits ! siècle usurier !…
Puis, maudissant les chefs, j’admirais l’ouvrier.
Serrant le manche dur de toute sa poignée,
Un d’eux au flanc d’un hêtre enfonça la cognée ;
Et le hêtre, fendu des branches jusqu’au tronc,
Éclata sous l’assaut du vaillant bûcheron.

V

PROMENADE

Je veux errer encor dans ces belles prairies,
M’imprégnant de soleil, de lentes rêveries,
Regardant briller l’herbe et trembler le roseau,
Et l’oreille attentive à ce que dit l’oiseau :
Que le troupeau vaguant près du pâtre immobile
L’aveugle sur la route agitant sa sébile,
Et les bruits de la ferme et la paix du hallier,
Le chevreau sur mes pas accourant familier,
M’attirent ! Dans tes bras, Nature, je me livre.
Sois amante à qui t’aime et montre-moi ton livre.

VI

UNE VISITE

Un groupe emplissait l’âtre : à la main leur bâton,
Dix buveurs chevelus fumaient, parlaient breton,
Quand, la porte s’ouvrant de cette auberge sombre,
Un homme de la ville arrive, et moi, dans l’ombre

L’entrevoyant, vers lui je m’élance à grands cris !…
Brave cœur, pour me voir il venait de Paris.
Après ces doux instants, tous deux assis dans l’âtre,
Comme il tenait ses yeux ouverts sur chaque pâtre !
Fronts calmes, gestes vrais, parler simple et naïf,
Il avait devant lui le monde primitif.

VII

ALIZA

Cette fleur, que jamais un de vous ne la cueille !
Au mois dernier, déjà s’ouvrait ce chèvrefeuille :
Aliza qui passait en rompit un rameau.
Et l’avait sur son cœur, en rentrant au hameau.
Elle mourut. La fleur sur son cœur fut laissée.
Et suivit au tombeau la vierge trépassée.
On dit que, pour revoir l’arbuste regretté,
Elle apparaît au lieu que, jeune, elle a quitté :
La vie a son secret, la mort a son mystère,
Pour une fleur peut-être on revient sur la terre.
 

VIII

FÉERIE

Dans un champ druidique et dans un ravin noir
De la noble héritière on voyait le manoir,
Et goules et dragons tout cuirassés d’écailles,
Salamandres en feu s’élançant des murailles,
Paladins, l’arme au bras, défendaient ce castel,

Digne du vieux Merlin et du grand prince Hoël ;
Je vins et, détachant la mousse jaune et morte,
J’écrivis ces deux vers au-dessus de la porte :
« La bonne fée en une nuit
« De son aiguille m’a construit. »

Ô féerique manoir ! À la source prochaine
Une fille chantait, le soir, au pied d’un chêne,
Et d’un gosier si clair qu’il semblait d’un oiseau
Soupirant ses amours sur le bord du ruisseau,
De retour à la source, au lever de l’aurore,
J’ouïs une voix douce et qui chantait encore ;
Je dis : « La belle enfant est là près du buisson
Et, ses fuseaux en main, répète sa chanson… »
Eh ! non, ce n’était plus la fille jeune et blanche,
Mais un joyeux bouvreuil sautillant sur la branche.

« Ah ! me dit un berger, aux sentiers du manoir
Ne rôdez pas ainsi le matin et le soir !
Dans un cercle magique ici la châtelaine
File comme une fée et chante à perdre haleine.
Hélas ! ces froids cailloux autour d’elle rangés
Sont, dit-on, des amants que son art a changés.
Ne vous arrêtez pas près du Cercle-de-Pierres[1],
Ou l’amour par degrés troublera vos paupières ;
La chanteuse prendra votre âme et, sans pitié,
Près d’elle vous tiendra morne et pétrifié. »


IX

À UN CLERC

Ne t’en va plus ainsi pensif avec ton livre.
De la commune vie il est meilleur de vivre.
Crains les méchants, les sots. Je sais, près d’Elliant,
Un homme dont le sort bizarre est effrayant :
Pour écrire, sa main n’avait point son égale,
Eh bien ! il dut sortir de sa terre natale !
Le dimanche, on le voit, au bord du grand chemin,
Feuilletant un grimoire écrit sur parchemin ;
Et si quelque passant jette un sou dans sa boîte :
« C’est un sorcier ! » dit-il… et, vite, il tourne à droite.

X

ÉlÉGIE

Oh ! ne souhaitez pas un trop long avenir,
Si tout votre bonheur est de vous souvenir,

Si le riant avril vous plaît seul dans l’année,
Et le frais du matin dans toute la journée,
 
Et si vers ces instants ineffables et courts
Sans fin vous ramenez votre âme et vos discours ;

Dès l’aube bien souvent la fleur tombe épuisée.
Les premiers feux du jour en ont bu la rosée…


Oh ! ne souliaitez pas un trop long avenir,
Si tout votre bonheur est de vous souvenir !

XI

JOIES

Moi, dont l’âme comprend toute chose naïve,
Un rire, un frais tableau, presque un rien me ravive.

Hier, l’aveugle passait, guidé par son enfant,
Et, ne pouvant le voir, il l’embrassait souvent.
 
Juin étalait, ce soir, au marché ses corbeilles,
Où sur les fruits dorés brillaient les fleurs vermeilles.
 
Dormons au chant plaintif du rossignol lointain :
Demain, éveillez-moi, gais oiseaux du matin.
 
Calme heureux ! par pitié ne troublez pas ma veine,
Et ne me donnez pas ce noir tourment : la haine !
 

XII

INSCRIPTIONS

« Lire des vers touchants, les lire d’un cœur pur,
C’est prier, c’est pleurer, et le mal est moins dur. »
Est-il vrai, Sainte-Beuve ? Au livre de Marie,
Près d’être feuilleté par une main chérie,

 
Vous inscriviez ces mots ! Et moi, lisant vos vers,
J’avais le cœur joyeux et mes yeux étaient fiers…
Et voici qu’à mon tour j’ai mis sur votre livre
Ces rimes que Primel, le bon chanteur, me livre :
« L’abeille aux fleurs des prés va puiser sa liqueur,
Son miel d’or, il le puise au calice du cœur. »

XIII

LES BATTEURS DE BLÉ

« Allons, seigneur, allons ! malgré vos mains si blanches,
Prenez un des fléaux pendus là dans les branches ;
De sueur, comme nous, venez mouiller le grain,
Pour y songer, ce soir, en mangeant votre pain. »
J’obéis, et mes coups cadencés avec règle
Des épis bondissants firent jaillir le seigle.
Puis, m’éloignant : « Ce soir, regardez ma maison,
Pour ranimer vos cœurs je fais une chanson ;
Ma lampe vous dira quelle peine réclame
Mon pain mystérieux, mon pain qui nourrit l’âme. »

XIV

DE RETOUR À KER-BARZ

Lieux sacrés, entendez mes pas,
Ô fontaine, ô colline, ô demeure du barde !
Où superbe il marchait, humble je me hasarde,
Où sa harpe éclatait, mon cœur chante tout bas.
Et ses vers et son nom dorment sous un nuage.
Seul, pèlerin pieux, je cherche son village.

Ô vestige de gloire à jamais effacé !
Un autre viendra-t-il du moins vers ma colline ?
Boira-t-il à la source où ma lèvre s’incline ?
Passera-t-il où j’ai passé ?

XV

À AUGUSTE ARGONNE

Tes vers me suivent dans les blés :

Je les ai dits à l’alouette,
Et la mésange les répète
Aux petits près d’elle assemblés.
 
D’une douce et sainte manie
Pourtant crains d’exciter l’essor.
Et, l’esclave de ton génie,
D’user en stérile harmonie
Des jours plus stériles encor.
 
Les muses, ces autres sirènes,
M’ont séduit à leur chant trompeur ;
Toi, mieux instruit par mon erreur,
Dédaigne leurs promesses vaines
Et marche vers un but meilleur.

C’est assez, découvrant leur trace
Et leur chœur sacré dans les bois,
De prouver un jour qu’avec grâce

La lyre frémit sous nos doigts :

 

À la forme pure, à l’Idée

Les yeux de l’âme sont ouverts ;
Vibrante, elle s’est accordée
Sur tous les sons de l’univers.

Dès lors, sous un grave silence,
Oh ! qu’il est mieux de la régir !
Dans le monde où je te devance,
Malheureux qui rêve ou qui pense.
Heureux celui qui sait agir !…
 
Ainsi je t’écris, ô poète !
Puis je vais redisant tes vers
Au rouge-gorge, à l’alouette,
Qui les répandent dans les airs :

Va ! retourne à tes doux concerts,
Et sans froids calculs, sans réserve,
Dans leur libre élan suis la verve

De tes jours fleurissants et verts !


XVI

SUR UN LIVRE DE MESSE

Lorsque, ce livre en main, tu prîras le dimanche,
Pense à ton fils absent et prie un peu pour moi.
Toi, belle âme, ô cœur pur d’où la bonté s’épanche,
T’abritant de leur aile blanche,
Tous les anges du ciel doivent prier pour toi.



  1. Sanctuaire druidique.