Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Écoliers de Vannes

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 43-55).


Les Écoliers de Vannes
poème héroïque




PREMIÈRE ÉPOQUE — 1815


I

Avril et mai.

Leurs livres à la main, sous le bras leurs cahiers,
De Vannes chaque jour sortaient les écoliers ;
Comme si, dans ces mois de sève et d’allégresse,
Ils voulaient au soleil déployer leur jeunesse,
Dans les prés lire Ovide, et, sous les buissons verts,
Aux appels des oiseaux répondre par des vers.
Mais les buissons cachaient des armes, les vallées
Par le seul manîment du fer étaient troublées ;
Là, s’exerçant dans l’ombre à de prochains combats,
Les hardis écoliers devenaient des soldats ;
Car celui dont les mains étaient pleines de guerre
De son île arrivait pour ébranler la terre.
Or, chez nous mille voix crièrent : « C’est assez !
Nos parents, nos amis déjà sont trépassés ;

Leurs os semés partout feraient une montagne ;
Nous, puisqu’il faut mourir, nous mourrons en Bretagne.
 
Un soir (nulle clarté sur terre, nulle au ciel),
Dans une humble maison fut construit un autel.
Et, par de longs détours marchant vers cette église,
Tous vinrent se liguer pour leur grande entreprise.
Kellec au rendez-vous arriva le premier,
Vert comme un jeune pin et franc comme l’acier ;
Puis les deux Nicolas, frères mélancoliques,
Qui semblaient entrevoir leurs tombeaux héroïques ;
Flohic, aujourd’hui prêtre ; Er-’Hor, le joyeux gars ;
Et l’éloquent Rió, l’enfant de l’île d’Arz.
Oh ! ce fut un moment religieux, mais triste,
Quand, revêtu de noir, grave séminariste,
Le Ben-vel s’écria : « Mes amis, à genoux !
Et prions pour les morts qui priront Dieu pour nous. »

La prière fut dite, et, l’âme plus tranquille,
Tous posèrent la main sur le saint Évangile ;
Puis chacun prononça l’engagement fatal.
Lorsque après Colomban[1] vint le tour de Can-dal[2],
Les cœurs furent saisis d’une tristesse amère :
« Oh ! Can-dal est trop jeune ! oh ! rendons-lui sa mère ! »
Seul, Tiec le chanteur retint le noble enfant :
« Si chacun d’entre vous, comme moi, le défend,
Sans crainte il peut rester ; s’il meurt, chacun le venge ;
De grâce, mes amis, ne laissons pas notre ange ! »


Et le barde entonna son chant lugubre et fort,
Ce chant qui fut bientôt étouffé par la mort :
« Sortez de vos dôl-mens, nos pères les Vénètes,
Ombres qui gémissez encor sur vos défaites !
Ô pères, voici notre jour :
Combattez avec nous, César est de retour ! » —

Ah ! lui-même. César, bon juge en grand courage,
Salûrait, jeunes gens, tant de force à votre âge,
Lui qui, parlant aussi de vos pères chouans,
Appelait leurs combats la guerre des géants
Cependant, jeunes clercs, et vous, soldats, aux armes !
Hélas ! de toutes parts et du sang et des larmes !
L’Armorique pleurant ses fils qui ne sont plus ;
La France, ses héros d’Arcole et de Fleurus !…

II

Le 10 juin.

Oh ! j’aperçois les Blancs ! La légion entière,
Marins et laboureurs, combat sur la rivière ;
Au milieu de leurs rangs s’agite Cadou-dal ;
L’œil sinistre et hagard, souvent le général
Se tourne vers la ville et regarde et demande
Si Gam-berr, le meunier, arrive avec sa bande :
Les chemins sont déserts, et déserts les sentiers.
Là-bas, sur un coteau tiennent les écoliers ;
Mais leur poudre s’épuise, et, bravant la décharge,
Les Bleus, l’arme en avant, montent au pas de charge.
Au premier coup de feu tombe un des Nicolas.
Pleure, toi, son jumeau, qui dois le suivre, hélas !

 
Mais, leurs robes de chanvre à la hâte nouées,
Quel ange les conduit, ces femmes dévouées,
Hors d’haleine, apportant les balles que leur main
Fondait, durant la nuit, de leurs cuillers d’étain ?
Courage, ô jeunes gens ! sur ces hautes pelouses
Voici, derrière vous, vos futures épouses !
Vos mères, les voici debout à vos côtés !
Le pied sur votre sol, enfin, vous combattez !

Ô reine des Bretons, Liberté douce et fière,
As-tu donc sous le ciel une double bannière ?
En ces temps orageux j’aurais suivi tes pas
Où Cambronne mourait et ne se rendait pas :
Dans ces clercs, cependant, ton image est vivante ;
En chantant leurs combats, Liberté, je te chante !
Ils n’avaient plus qu’un choix, ces fils de paysans :
Ou prêtres ou soldats, — ils se sont faits chouans ;
Et leur pays les voit tombant sur les bruyères,
Sans grades, tous égaux, tous chrétiens et tous frères…
Hymnes médiateurs, éclatez, nobles chants !
Vanne aussi m’a nourri, mon nom est sur ses bancs :
J’ai nagé dans son port et chassé dans ses îles.
J’ai vu les vieux débris de ses guerres civiles,
Puis je connais le cloître où le moine Abeilard
Vers la libre pensée élevait son regard.
Planez sur les deux camps, à voix médiatrices !
Baume des vers, couvrez toutes les cicatrices !
Ces enfants, accablés du poids de leurs fusils.
Ils partirent trois cents, combien reviendront-ils ?
Toujours une fumée entoure la colline.
Voile où la mort se cache et lâchement butine.

 

Barde !… ô dans la mêlée appel retentissant,
Bouche d’or, te voilà toute pleine de sang !
Maudite soit la main et maudite l’épée
Par qui du cygne blanc la gorge fut coupée !
Mais Gam-berr, mais le chef si longtemps attendu,
Il vient ! comme Grouchy, lui ne s’est point perdu.
Ici terreur soudaine, ici nouveaux carnages.
Dieu soit en aide aux Bleus ! — Ô chouans ! ô sauvages !
Sur ces pâles fuyards lancés comme des loups,
N’aurez-vous point pitié de chrétiens comme vous ?
Voyez ! pour effacer vos traces meurtrières,
Vos fils vont relevant ceux qu’abattent leurs pères !
Le sang de ce soldat couché dans les sillons,
Le doux Can-dal l’essuie avec ses cheveux blonds !
Ce soir dans Muzillac célébrez vos batailles,
Eux, ils entonneront le chant des funérailles ;
Remplissez au banquet les verres jusqu’aux bords,
Dans la couche éternelle ils étendront les morts ! —

Mais, durant ces trois mois de haines enflammées,
Dois-je aux traces de sang suivre les deux armées
Jusqu’au Champ-des-Martyrs, quand, le front dans sa main,
Gam-berr vaincu pleura sur le bord du chemin ?

III

Le 30 juillet.

Un air joyeux circule autour des métairies :
Le foin remplit les cours, dans les grasses prairies
Les rires des faneurs partout sont entendus,
Et je vois les fusils aux foyers suspendus.

« Pour un jour de travail comme vous voilà belle !
Votre galant du bourg, voisine, vous appelle ?
— Non, railleur ! non, méchant ! à Vannes je m’en vais
Ouïr une grand’messe en l’honneur de la paix.
Les prêtres ont dressé l’autel sur la garenne,
Et mon brave filleul, s’il faut qu’on vous l’apprenne,
Celui qui s’est battu pour vous durant trois mois.
De la main de son chef doit recevoir la croix.
— Oh ! Dieu veille sur lui ! c’est un brave dans l’âme.
Moi, je vais à mon pré. Gloire à vous, noble femme ! »

Quelle foule ! soldats, ouvriers et marchands,
Les hommes de la mer et les hommes des champs,
Et leurs filles aussi, sous les coiffes de neige.
Brillant comme des fleurs au milieu du cortège,
Fleurs de Loc-Maria, de Lî-mûr, de Ban-gor ;
Tous les prêtres enfin avec leurs chapes d’or ;
Mais, silence ! le diacre, à la main son calice.
Vient suivi de l’évêque et prépare l’office.
Vous, pieux assistants, à genoux ! à genoux !
Et priez pour les morts qui priront Dieu pour vous.
Surtout, pontifes saints, point d’hymnes de victoire,
Mais dites en pleurant la messe expiatoire
De ces fureurs de sang par qui sont envahis
Les fils d’un même père et d’un même pays.
Puis ces jeunes vainqueurs, purifiés et calmes,
Aux marches de l’autel iront cueillir leurs palmes.

Hélas ! loin de l’étude un moment attirés,
Combien du bruit des camps restèrent enivrés !
Comme les laboureurs au sol qui les fait vivre,
Presque tous cependant revinrent à leur livre :

 
Paré du ruban rouge, un d’eux, matin et soir,
Sur les bancs studieux fidèle vint s’asseoir ;
Il déposa l’épée, il oublia ses grades
Pour lutter de science avec ses camarades,
Mais, en classe, toujours le ruban glorieux
Fixé sur son habit éblouissait leurs yeux ;
Et quand l’enfant passait, souvent sa mère en larmes
A vu de vieux soldats qui lui portaient les armes.

IV

Ainsi, de l’avenir devançant l’équité,
Quand l’atroce clairon n’est plus seul écouté,
Pour nos fils j’expliquai ta dernière querelle,
Au joug des conquérants race toujours rebelle,
Qui portes dans tes yeux, ton cœur et ton esprit,
Le nom de Liberté par Dieu lui-même écrit.
Et cependant, pleurez, fiers partisans de Vanne !
Celle que nous suivions depuis la duchesse Anne
Dans le sang se noya ! Les noirs oiseaux du Nord
Volèrent par milliers autour de l’aigle mort :
Les corbeaux insultaient à cette grande proie,
Et dépeçaient sa chair avec des cris de joie !




SECONDE ÉPOQUE — 1835


I

Tes usages pieux, restes des anciens jours,
Bretagne, ô cher pays, tu les gardes toujours,
Et j’ai redit les mœurs et les travaux rustiques :
Oh ! si j’avais vécu dans tes âges antiques,
Lorsque, le fer en main, durant plus de mille ans,
Tu repoussais l’assaut des Saxons et des Franks,
Te levant chaque fois plus fière et plus hardie,
Toute rouge de sang et rouge d’incendie,
Ô grand Noménoé, Morvan, rivaux d’Arthur,
Maniant près de vous la claymore d’azur,
Quels chants j’aurais jetés dans l’ardente mêlée !
Toute gloire serait par la nôtre égalée.
J’ai la corde d’argent et la corde d’airain :
Mais il est pour le barde un maître souverain,
Le temps, qui fait la lyre ou paisible ou guerrière,
Et l’orne de lauriers ou de simple bruyère.
Je suis fils de la paix. Pour de récents combats
Si cependant mon àme a trouvé des éclats,
Comme nos vétérans, après ces jours de fièvres,
Chanteur, je n’aurai plus que douceur sur les lèvres,


II

Vingt ans se sont passés : un de ces écoliers
Que Vannes vit paraître armés sous les halliers
Pour combattre, eux enfants, mais aux cœurs déjà graves,
Celui qui revenait suivi de ses vieux braves ;
Un de ces écoliers, sage prêtre aujourd’hui,
Vit aux bords de la Seine en son pieux réduit.
Le riant presbytère avoisine l’église ;
Un jardin potager à peine les divise ;
Là, regardant un fruit, aspirant une fleur,
Il va, sans être vu, de sa maison au chœur ;
Pour chaque office il passe et repasse sans cesse ;
Là, dans ce doux enclos, il attend la vieillesse.
 
Mais pourquoi ce matin, aux heures du sommeil,
Dans le bois d’alentour devancer le soleil ?
L’oiseau n’a pas encor gazouillé sous la feuille,
Et lui, tout en marchant, il prie et se recueille ;
Faible et comme entraîné par quelque noir souci,
À ce vingt et un juin il va toujours ainsi…
C’est qu’il voit dans Auray courir sa bande armée,
Les Bleus viennent, l’on tire !… À travers la fumée
Un jeune homme, un enfant, au bout de son fusil
Tombe !… Hélas ! de sa main cet enfant périt-il ? —
Le premier jour d’été, quand le monde est en joie,
Voilà de son enclos quel penser le renvoie.
Et comment il revient, tout poigné de remords,
Dire, pour sa victime, une messe des morts.


III

Dès l’aube, il errait donc ainsi sous la feuillée,
Lorsque avec des albums, parmi l’herbe mouillée,
Un peintre voyageur perdu dans son chemin
Arrive et, faisant signe au prêtre de la main,
Demande s’il connaît sous le bois un passage
Vers certaine vallée, amour du paysage.
Puis, tous deux échangeant quelques saluts courtois,
Le pasteur, à son tour, demande si parfois
Les vallons de Bretagne ont vu passer l’artiste :
« Ce pays plaît au cœur comme une chose triste.
Qui peindra les aspects changeants de sa beauté ?
Des forêts à la mer, tout est variété :
Taillis, hameaux épars, landes, sombres rivages !
Partout l’âme y respire un parfum des vieux âges.
— Vous aimez la Bretagne, et moi, je l’aime aussi.
Ce lointain souvenir ne s’est point obscurci.
Dans un âge pourtant cher à celui qui tombe,
Sous les remparts d’Auray j’ai vu de près ma tombe.
— Dans Auray dites-vous ? Auray ! Vous me troublez.
Je vis aussi ma tombe au lieu dont vous parlez !
— C’était dans les Cent Jours, j’étudiais à Rennes.
Ces temps vous sont connus, leurs discordes, leurs haines.
Le pays se soulève, on s’arme, nous partons.
Face à face bientôt nous voilà : tous Bretons,
Dans ce faubourg d’Auray je vois, je vois encore,
Moi, fédéré, portant le ruban tricolore.

Un chef des écoliers de Vanne, un ruban blanc :
Mon coup part, et soudain son coup me perce au flanc !
Plus que ma balle à moi cette balle était sûre.
Dieu sait combien de temps j’ai senti sa morsure ! »

Et le prêtre : « Ô Seigneur ! ô Vierge ! il n’est pas mort !
Je dépose à la fin le fardeau du remord !
Je n’ai plus à marquer un sombre anniversaire !
Ma messe d’aujourd’hui n’est donc plus mortuaire !
Mutuels meurtriers, l’un l’autre embrassons-nous,
Et, tous les deux sauvés, fléchissons les genoux…
Puis venez à l’autel : devant le divin Maître
Arrivons en amis, et l’artiste et le prêtre. »

IV

Ensemble ils sont partis ; mais au bruit de leurs pas,
Les bruits de leurs discours ne se mêleront pas,
Tant l’heureux dénoûment de ces terribles drames
D’émouvants souvenirs occupe encor leurs âmes.
L’autel, à leur entrée, était vêtu de deuil,
Dans la nef, au tréteau figurait un cercueil :
Tout ce deuil disparut ; mais les lis du parterre,
Les roses tapissant les murs du presbytère,
Les feuillages légers, les plus riantes fleurs,
Dans les vases dorés unirent leurs couleurs.
Vêtu d’un ornement aussi blanc que la neige,
Le prêtre et son ami qui lui faisait cortège
Rentrèrent dans le chœur : un joyeux Gloria,
Sur lequel le pasteur avec force appuya,

Témoignait que la paix si longtemps attendue,
La paix à son esprit était enfin rendue,
Que de sombres pensers ne troublaient plus ses sens,
Et que son cœur brûlait comme un vase d’encens ;
Même des assistants, à voir ces airs de fêtes,
Souriaient, et la joie illuminait leurs têtes.
La messe terminée, entre les deux amis
Les longs épanchements furent enfin permis :
Une table dressée à l’ombre de la treille,
Où la fraise embaumait, où brillait la groseille,
Où le miel et la crème étalaient leur blancheur,
Les reçut : ô moments de calme et de fraîcheur !
Les prières aussi revinrent, les prières
Sont filles du bonheur autant que des misères ;
Heureux ou malheureux, l’homme s’adresse au ciel
Pour bénir le miel pur, pour écarter le fiel.

V

Toi, que ces vétérans de nos guerres civiles
Invoquaient, pour jamais habites-tu nos villes,
Belle vierge au front d’or paré de blonds épis ?
Les vents qui t’éloignaient se sont-ils assoupis ?
A peine tu parais, ô divine Concorde,
Le rival, pardonnant à son rival, l’aborde :
La main serre la main, le rire est dans les yeux ;
Viennent les amitiés et les amours joyeux ;
Le féroce armurier ne frappe plus l’enclume,
Pour le soc bienfaisant la forge se rallume ;

Au lieu des cris d’alarme et des tambours guerriers,
La place retentit du chant des ouvriers ;
La plus humble maison d’aisance s’environne,
Et l’art tresse au pays une noble couronne.



  1. Tué à Auray.
  2. Mort de fatigue.