Le Vigneron dans sa vigne/Honorine

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 103-116).



HONORINE



I


Elle ne sait plus son âge. Comme on le lui demandait trop souvent, elle a fini par s’embrouiller dans ses réponses, et elle dit vrai, elle ne le sait plus. Les mieux renseignés savent qu’elle n’a pas moins de quatre-vingt-six ans.

Il lui est arrivé, ce mois-ci, un grand malheur. Une de ses petites filles a fait une faute.

— Pour la première fois, dit Honorine, je n’ose pas lever la tête !

Et elle la baisse, assommée. Elle avait tout supporté, le travail échinant, la misère, les chagrins et les deuils. Elle avait perdu des enfants partout, les uns écrasés, les autres noyés, les autres enlevés soudain par de mauvaises fièvres ; elle avait eu même un fils tué à la guerre, elle ne saurait dire quelle guerre, et elle avait tout accepté sans se plaindre, mais elle ne veut pas accepter le déshonneur. Pourquoi ? On s’étonne, à la voir si usée, flétrie, réduite et près de la mort, que le déshonneur de sa petite-fille ne lui soit pas égal comme le reste. Elle en est tombée malade de honte. Elle a dû se mettre au lit : la tête prise, elle ne connaissait personne. Elle s’imaginait que c’était fini. Elle a voulu recevoir Dieu. Il est venu et reparti sans elle, et c’est à recommencer. La voilà encore sur pied, mais du coup bonne à rien. D’ailleurs les ménages où elle lavait ont profité de sa maladie pour changer de laveuse. Il est temps qu’elle se laisse vivre de ses rentes. C’est dommage qu’après avoir travaillé plus que n’importe qui au monde, elle n’ait pas un sou d’économie. Elle est, comme elle dit, à pain et à bois cherchés.

Elle ose bien chercher son bois, parce que c’est presque un travail comme un autre, qui n’humilie pas des vieilles plus riches qu’elle, et chaque jour qu’il fait beau, elle en ramasse. Il ne s’agit que de mettre dans sa hotte du bois au lieu de linge, mais le bois sec lui semble plus lourd que le linge mouillé. La hotte se cramponne à son dos par les bretelles de chanvre ; la vieille se courbe en avant, jusqu’à terre. Débarrassée, elle se redressera à peine, le pli étant pris. Quelquefois elle va de travers parce que sa hotte tire de droite et de gauche, et quelquefois, bon gré mal gré, elle s’assied sur un tas de pierres de la route. Mais, dans cette lutte, c’est toujours la vieille qui l’emporte. Elle aura du bois cet hiver.

Il ne lui reste qu’à trouver son pain quotidien. Autant l’avouer, il faut qu’elle mendie. C’est le plus pénible. Oh ! elle s’y fera, et déjà quand on veut lui mettre quelque chose dans la poche de son tablier, elle recule d’abord, elle dit : « Non, non », à voix haute, puis à l’instant elle dit, à voix baissée : « Merci, merci », car d’une main machinale elle ouvre sa poche afin que l’aumône ne tombe pas à côté.



II


Je ne me fatigue pas de l’observer avec une stupeur croissante qu’elle ignore. Elle me laisse mener la causerie. Elle répond toujours patiemment, n’interroge jamais et si je cesse de parler, elle garde le silence. D’une phrase à l’autre, nous avons le temps de rêver à notre aise.

C’est un des signes de sa vieillesse qu’elle oublie quelquefois son sexe. Elle ne pense plus qu’elle est du féminin et elle dit:

— Jeune, je n’étais pas gros, j’étais petit, mais sain et fort de tempérament.

On n’ose la reprendre ; c’est bien tard pour rectifier.

— À quel âge, Honorine, vous êtes-vous mariée ?

— À vingt-quatre ans. J’aurais pu me marier plus tôt. Sans être joli, fin joli, je ne faisais pas peur. On me demandait ferme, j’ai voulu attendre.

— Pour quelle raison ?

— Une idée.

— Avez-vous eu des enfants tout de suite ?

— Non ; j’ai encore fait la demoiselle deux années après mon mariage, mais une fois le premier garçon venu…

— Oui, oui, je sais.

Là, il faut arrêter Honorine, car elle a eu des tas d’enfants, et comme ils sont tous morts, elle les ressuscite l’un après l’autre, les compte, les mêle, les pleure. On s’y perd, c’est trop long, et puis ce n’est pas gai.

— Êtes-vous restée honnête ?

— Oh ! sûr.

— Pendant votre mariage ?

— Pendant et après.

— Après, vous n’étiez pas obligée.

— Le mariage dure toujours, dit Honorine.

— Ce qui n’empêche pas, Honorine, qu’il y ait, même à la campagne, des femmes de mauvaise conduite.

— Il y en a plus de quatre, dit-elle.

— Vous les méprisez ?

— Ça ne me regarde pas.

— Détestez-vous quelqu’un, Honorine ?

— Qui donc, Seigneur ?

— Dame ! vos ennemis, ceux qui vous ont causé du chagrin, des dommages.

— Personne ne m’a fait de mal.

— Et vous n’avez fait de mal à personne ?

— Dieu merci ! non. Il ne manquerait plus que ça !

Quoiqu’elle ait parlé sans orgueil, elle est prise de scrupule et revient sur sa réponse.

— Tout de même, dit-elle, j’ai peur de devenir maligne en vieillissant.

— Ne craignez rien.

— Si, si, je m’imagine que des fois j’en veux aux ivrognes, aux paresseux, à mon prochain…

— Oh ! votre prochain !

— C’est du prochain, comme vous et moi, et pourtant, si je ne me retenais, je leur dirais des sottises.

— Vous en êtes incapable.

— Il ne faudrait pas me défier.

— Vous vous trompez ; c’est votre dernière illusion.

— Peut-être bien, murmure Honorine qui baisse de nouveau la tête au fond d’un mutisme où elle m’attend.

— Vous en avez eu de la misère, vieille Honorine !

— J’ai eu ma part.

— On ne fait plus de travailleuses comme vous.

— Guère.

— Avez-vous peur de la mort ?

— C’est rare que j’y pense.

— Vous ne mourrez peut-être pas.

Cette plaisanterie allume faiblement ses yeux bordés de rouge. C’est à croire qu’elle espère. Mais ils s’éteignent vite.

— À votre âge, Honorine, vous n’avez plus de raisons de mourir.

— J’ai ma vieillesse, c’est une raison.

— Vous vivrez votre siècle.

— C’est ce que je dis aux jeunes gens ; ça les taquine.

— Mais au fond vous êtes lasse d’être malheureuse et vous ne tenez pas à vivre cent ans ?

— Un peu plus, un peu moins ! dit-elle absorbée.

Je ne sais pas au juste ce qu’elle veut dire, si elle fait allusion à son âge ou à sa misère. Elle rêvasse et le jeu déréglé de ses mâchoires toujours en mouvement lui donne l’air de ruminer.

— Réveillez-vous, Honorine.

— C’est égal, dit-elle, j’ai bien ri.

— Vous ! En quelles occasions ?

— Aux fêtes du pays, aux noces du village, à la rivière avec les laveuses.

— À propos de quoi, Honorine ?

— De n’importe ; je riais parce que j’étais contente, que j’aimais rire et danser. Je n’ai pas toujours eu des pieux de bois sous mes jupes, je dansais en riant de fameux coups.

— Est-ce que vous sauriez encore danser ?

— Si mon petit-fils Pierre n’était pas mort et qu’il se marie demain, je ferais le premier saut du bal.

— Au moins, vous pourriez rire.

— De bon cœur, s’il fallait, et je ferais bien rire les autres.

— Riez un peu, Honorine.

— Je n’ai pas envie.

— Montrez seulement comme vous riez.

— Sans être échauffée, ça ne ferait pas le même effet.

— Ça me fera plaisir. Allons! riez, Honorine.

— Je veux bien, dit-elle, parce que c’est vous.

Elle se dresse, pose son cabas sur sa chaise, lève un pied, frappe dans ses mains et pousse par trois fois une espèce de hennissement.

— Assez, Honorine, assez !

Elle impressionnait avec sa grande bouche noire où je ne voyais qu’une longue dent, comme une pierre au bord d’une mare. Et ses mains sonnaient l’os.

— Vous voyez, dit-elle, ce n’est pas la même chose lorsqu’on rit exprès. Il aurait fallu m’entendre au mariage d’un de mes garçons. Mon Dieu ! que j’ai ri ! Mon Dieu ! que j’ai ri !

— Tant que ça, Honorine ? c’est drôle.

— C’est la vérité, dit-elle rassise ; personne n’a peut-être plus pleuré, mais personne n’a peut-être plus ri que moi dans sa vie.

— Recommenceriez-vous votre vie telle quelle ?

— Malheurs et bonheurs compris, avec la permission de Dieu, je recommencerais.

— Implorez-le.

— Je le prie trop mal. Le soir, dans le lit, je m’endors de sommeil au milieu de ma prière. Le matin, je me dépêche d’aller à ma besogne, et je le prie en route, mais je rencontre quelqu’un, je bavarde et ma prière reste à moitié faite.

— Répondez franchement, Honorine : croyez-vous que Dieu existe ?

— Il faut bien ; et vous ?

— Oh ! moi, je n’en sais rien du tout Croyez-vous en Dieu, Honorine, autant que si vous étiez jeune ?

— Autant, dit-elle, mais je l’aime moins.

— Ah ! qu’est-ce que vous lui reprochez ?

— Deux injustices que je ne m’explique pas. Je lui pardonne le reste, mais d’abord pourquoi permet-il que le mauvais temps abîme les récoltes ? Pourquoi nous ôte-t-il le lendemain ce qu’il nous a donné la veille ? Il vient de me reprendre les cerises de mon jardin. Il me les a grillées avec son soleil. Puisqu’il est le bon Dieu, pourquoi s’amuse-t-il à nous jouer des farces ?

— Peut-être qu’il n’existe pas ?

— Ma foi, on le dirait.

— Vous doutez, Honorine ?

— Je ne doute pas, je regrette mes cerises. Et pourquoi fait-il mourir les jeunes avant les vieux ? Pierre, mon dernier petit-fils, est mort cet hiver, et moi, une vieille propre à rien, je suis toujours là !

— Ne pleurez pas, Honorine, vous irez au paradis rejoindre votre Pierre. J’espère que vous croyez au paradis.

— C’est selon, dit-elle, ça dépend des jours ; je ne sais plus.

Je lui ai dit : ne pleurez pas ! mais elle n’avait de larmes que dans la voix. Ses yeux sont à sec depuis la mort de Pierre. Elle ne pourrait que crier. À quoi bon ? Elle se tasse déjà sur sa chaise, rentre ses coudes aigus, ses mains ligneuses, et par-dessus sa tête basse, comme pliée sous le joug, je vois son dos. Rien ne remue. La vieille Honorine semble inhabitée.



III


D’abord on ne s’aperçut de rien à la maison isolée, et quelque temps on continua d’y vivre, comme d’habitude.

Le premier, l’invisible grillon se tut, dès que la bûche de bois s’éteignit.

Puis, l’unique poule qui se promenait dans la cour monta l’escalier, piqua du bec la porte fermée, tendit le cou vers la fenêtre, et comme les épluchures quotidiennes ne tombaient pas, elle sortit.

Le chat se lassa de faire inutilement le gros dos pour sentir dans ses poils une main sèche qu’il connaissait bien. Il flaira le sol, miaula de colère, griffa les chaises, et par le grenier s’en alla, perdu ici, se retrouver ailleurs.

Une nuit, les rats grignotèrent la dernière miette du coffre, décoiffèrent le sucrier vide et ne revinrent pas.

Les araignées tapies n’attendaient, pour filer leurs toiles, que le silence. Un bruit régulier le troublait encore.

Mais brusquement l’horloge s’arrêta. Elle ne s’était point ralentie peu à peu, ses tic tac faiblissant jusqu’au tic tac suprême : elle cessait de marcher comme une personne frappée debout, et qui ne se croyait pas malade.

Le cœur de la maison ne battait plus.

Des gens du village poussèrent la porte et ramassèrent par terre la vieille Honorine, tombée sur le nez et morte toute seule, sans prévenir.