Huit mois au Ministère de l’Instruction Publique

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HUIT MOIS AU MINISTÈRE
DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Le ministère du 1er  mars s’est retiré sur la question d’Orient. La conduite qu’il voulait suivre en cette circonstance difficile peut être diversement jugée ; mais si nous ne sommes pas arrivés aux plus mauvais jours du bas-empire, qui pourra le blâmer d’avoir relevé la marine et l’armée, d’avoir porté l’une et l’autre au grand pied de paix qui convient à un pays placé dans notre situation géographique et politique, et, à défaut du rempart de l’Océan, d’avoir mis du moins sur le cœur de la France la cuirasse impénétrable des fortifications de Paris ?

Oui, j’ai concouru, et de grand cœur, à ces mesures, et, quoi qu’il arrive, je m’honorerai toujours d’y voir mon nom attaché pour sa faible part. Mais dans le cabinet du 1er   mars j’avais encore un rôle spécial où ma responsabilité personnelle est surtout engagée ; ce sont surtout mes actes comme ministre de l’instruction publique et grand-maître de l’Université, qui m’appartiennent. Dans la retraite, où pour long-temps je suis renfermé, et dans les loisirs qu’elle me fait, j’ai voulu recueillir ces actes et les présenter dans leur ensemble au jugement de tous ceux qui, en France et en Europe, s’intéressent à la grande affaire de l’éducation publique.

Je suis arrivé au ministère après une longue étude des matières d’éducation, avec des desseins bien connus et exposés dans mes deux ouvrages sur l’instruction publique en Allemagne et en Hollande. Voici ce que je disais dans l’avant-propos de la troisième édition[1] de mon rapport sur l’instruction publique en Allemagne, édition qui paraissait en même temps que j’entrais dans les conseils de la couronne : « Puisqu’en ce moment la confiance du roi m’appelle à la tête du ministère de l’instruction publique, je n’ai point à imaginer des théories nouvelles, je n’ai qu’à pratiquer celles que j’ai moi-même proposées et dans cet écrit et dans mon ouvrage sur la Hollande[2], qui sert de complément à celui-ci. L’Université de France, telle qu’elle est sortie de l’esprit de son fondateur, forme un système simple et puissant qu’il faut défendre contre les attaques de la passion et de l’ignorance, en le développant sans le déformer, en l’enrichissant d’un certain nombre d’institutions empruntées à l’expérience générale et que nous pouvons perfectionner encore en les transportant parmi nous. Ce que j’ai dit, je le ferai ; ce que j’ai conseillé, je l’exécuterai moi-même ; et j’espère que je n’oublierai jamais que je ne suis pas arrivé au poste où le roi m’a appelé pour ma satisfaction personnelle, mais pour le progrès de la plus grande cause du XIXe siècle, celle de l’instruction publique. »

Ai-je rempli ces engagemens publiquement contractés ? Ne suis-je pas resté trop au-dessous de la confiance du roi et de celle de mes collègues ? Le recueil de mes actes répondra pour moi.

J’avouerai d’abord que, comme ministre, j’ai très peu fait pour l’instruction primaire.

L’éducation du peuple était le premier devoir de la révolution de juillet. Dans les premières années de cette révolution, tous mes efforts comme conseiller de l’Université, comme écrivain, comme pair de France, ont été tournés de ce côté. C’est pour préparer une bonne loi sur cette matière que j’allai étudier l’organisation et l’état de l’instruction primaire en Allemagne et particulièrement en Prusse, où cette partie de l’instruction publique est si florissante. Je crois pouvoir dire que mes travaux n’ont pas été inutiles à la loi de 1833 ; j’ai été le rapporteur de cette loi à la chambre des pairs, et je n’ai cessé de concourir activement à son exécution et à son développement. La loi de 1833 peut avoir quelques défauts de détail ; mais elle a le mérite de former un système un et complet, dont toutes les parties se soutiennent les unes les autres ; elle a de plus un caractère essentiellement pratique. Aussi a-t-elle fait un bien immense ; ce bien continue chaque jour ; il faut le laisser se répandre et s’accroître sans le troubler par des innovations prématurées. Remuer sans cesse une législation quand elle est bonne généralement, c’est en diminuer l’autorité, c’est lui enlever le respect dont elle a besoin, car le respect ne s’attache qu’aux choses qui durent. En Hollande, la loi de 1806 est encore intacte ; en Prusse, la loi de 1819 n’a pas même été perfectionnée ; laissons donc notre loi de 1833 s’enraciner dans le sol et porter tous les fruits dont elle contient le germe.

Cette loi a établi des commissions d’examen en possession exclusive de conférer les brevets de capacité pour les écoles publiques et privées : fortifions sans cesse ces commissions, entretenons leur zèle, inspirons-leur une juste sévérité ; car, si elles se relâchent, si, par une indulgence mal entendue, elles deviennent trop faciles et accordent légèrement le brevet de maître d’école, c’en est fait de toute l’instruction primaire qui repose en dernière analyse sur l’excellence des instituteurs.

Pour assurer au pays de bons instituteurs et des candidats qui puissent se présenter honorablement à de sérieux examens, la loi de 1833 a fondé les écoles normales primaires, institutions à la fois bienfaisantes et périlleuses, qui peuvent faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal, dignes des bénédictions de tous les vrais amis du peuple, si elles forment des maîtres d’école d’une instruction bornée, mais solide, modestes, patiens, attachés à leur humble et sainte profession. Ayons les yeux toujours ouverts sur les écoles normales primaires. C’est là qu’est particulièrement nécessaire une administration ferme et vigilante.

Le ressort le plus puissant peut-être de l’instruction primaire est l’inspection, celle surtout qui se fait au nom de l’état, par les inspecteurs primaires. Moins ces fonctionnaires seront chargés de soins étrangers à leur mission, plus on pourra exiger d’eux qu’ils la remplissent exactement. J’ai tout fait pour les délivrer du travail ingrat de tant et tant d’écritures sous lesquelles ils succombent, et qui les transforment en hommes de bureaux au lieu d’être des hommes d’intelligence et d’action. J’ai plusieurs fois écrit à M. le ministre des finances pour qu’il voulût bien transporter à ses agens le soin des écritures relatives à la participation des instituteurs aux caisses d’épargne. Je souhaite vivement que la négociation entreprise à ce sujet réussisse. Je me suis surtout opposé, à la chambre des pairs et devant une commission de la chambre des députés, à ce qu’on employât nos inspecteurs primaires à la surveillance de la loi faite ou à faire sur le travail des enfans dans les manufactures. Il faut arriver à avoir un inspecteur primaire par arrondissement, et que dans cet arrondissement l’inspecteur soit l’ame de l’éducation du peuple à tous ses degrés, qu’il connaisse personnellement tous les instituteurs, au moins tous les instituteurs publics, qu’il soit leur conseiller assidu, en quelque sorte leur directeur spirituel et aussi leur intermédiaire bienveillant auprès des autorités locales et du recteur de l’Académie, et pour cela il faut, comme en Prusse et en Hollande, que ce soit un homme ayant déjà par lui-même, soit par sa fortune, soit par des fonctions antérieures honorablement remplies, de la considération et une certaine autorité ; surtout il faut qu’il soit libre de tout autre soin et qu’il puisse se donner corps et ame à l’éducation du peuple.

Les instituteurs réclament contre la modicité de leur traitement fixe et la presque nullité de leur traitement éventuel. Ai-je besoin de répéter ici ce que j’ai dit si souvent, que l’instituteur doit être content de sa profession pour la bien exercer ; que cette profession ne peut attirer à elle, comme dans les deux pays si souvent cités, des hommes honorables qu’autant qu’elle pourvoira aux nécessités de la vie. Il faut donc améliorer la condition des instituteurs, mais comment et dans quelle mesure ? Je n’hésite point à dire qu’il ne faut pas songer d’ici à long-temps à élever le traitement fixe. Ce serait accabler les communes déjà chargées de tant de dépenses obligatoires. Selon moi, il suffit d’abord de rendre le traitement éventuel, la rétribution scolaire réelle et effective. La loi donne ici aux conseils municipaux un double pouvoir : 1o  déterminer chaque année le taux de la rétribution scolaire ; 2o  établir une liste d’enfans dont les familles, à titre d’indigence, sont exemptées de cette rétribution. Sur quoi il arrive qu’un très grand nombre de conseils municipaux abaissent beaucoup trop la rétribution et prodiguent les exemptions, ce qui annule à peu près le traitement éventuel et ruine le maître d’école. Le moment est venu de porter remède à ce mal. Tous les instituteurs demandent, et je demande avec eux, que les arrêtés des conseils municipaux sur les deux points mentionnés soient soumis à l’approbation des sous-préfets et des préfets qui puissent prendre en main les intérêts des maîtres d’école. Une modificationt à l’article XIV de la loi de 1833 pourrait donc être présentée aux chambres ; elle suffirait aux seuls besoins pressans que l’expérience indique, et rendrait la condition des instituteurs publics au moins supportable ; car enfin il n’y aurait pas une commune rurale en France, où le maître d’école n’eût, au nom de la loi, un logement convenable dans la maison même de l’école, ordinairement avec un petit jardin, un traitement fixe de deux cents francs par an, un petit traitement éventuel sur lequel il pourrait compter, indépendamment de ce qu’il peut gagner encore à l’aide des divers services qu’il rend à la commune Ce n’est pas là, dans un village, une très mauvaise condition ; et dans les villes, on sait que la rétribution scolaire est fructueuse, et que presque toujours le conseil municipal accorde à l’instituteur public un traitement supplémentaire, double ou triple du traitement fixe.

J’avoue donc que je n’avais en vue aucune autre modification législative en fait d’instruction primaire. Quand on possède une bonne loi, d’excellentes ordonnances, d’excellens règlemens généraux, que reste-t-il à faire, sinon de les exécuter et d’administrer ? L’impulsion a été une fois donnée et bien donnée, il ne s’agit plus que de la continuer.

Le seul point dans l’instruction primaire où j’aie voulu mettre particulièrement la main, où j’aurais ardemment désiré réussir mais où le succès n’est promis qu’à une action persévérante et infatigable poursuivie pendant plusieurs années, ce sont les écoles primaires supérieures.

Les écoles primaires supérieures forment la partie la plus nouvelle de la loi de 1833. Je n’avais pas été le dernier à réclamer une instruction intermédiaire entre les écoles élémentaires, telles qu’elles étaient sous la restauration, et nos colléges.

« En France, disais-je en 1831, au ministre de l’instruction publique, dans mon rapport sur la Prusse[3] ; en France, l’instruction primaire est bien peu de chose : et entre cette instruction et celle de nos colléges, il n’y a rien ; d’où il suit que tout père de famille, même dans la partie inférieure de la bourgeoisie, qui a l’honorable désir de donner à ses enfans une éducation convenable, ne peut le faire qu’en les envoyant au collége. Il en résulte deux graves inconvéniens. En général, ces jeunes gens, qui ne se sentent point destinés à une carrière élevée, font assez négligemment leurs études ; et quand, après des succès médiocres, ils rentrent vers dix-huit ans dans la profession et les habitudes de leur famille, comme rien dans leur vie ordinaire ne leur rappelle et n’entretient leurs études passées, quelques années ont bientôt effacé le peu de savoir classique qu’ils avaient acquis. Souvent aussi, ces jeunes gens contractent au collége des relations et des goûts qui leur rendent difficile ou presque impossible de rentrer dans l’humble carrière de leurs pères : de là, une race d’hommes inquiets, mécontens de leur position, des autres, et d’eux-mêmes, ennemis d’un ordre social où ils ne se sentent point à leur place, et prêts à se jeter avec quelques connaissances, avec un talent plus ou moins réel et une ambition effrénée, dans toutes les voies ou de la servilité ou de la révolte… Assurément nos colléges doivent rester ouverts à quiconque peut en acquitter les charges ; mais il ne faut pas y appeler indiscrètement les classes inférieures, et c’est le faire que de ne point élever des établissemens intermédiaires entre les écoles primaires et nos colléges. L’Allemagne et la Prusse en particulier sont riches en établissemens de ce genre. J’en ai signalé et décrit plusieurs en détail à Francfort, à Weimar, à Leipzig, et la loi prussienne de 1819 les consacre. Vous voyez que je veux parler des écoles bourgeoises (Bürgerschulen), nom qu’il est peut-être impossible de transporter en France, mais qui est en lui-même exact et vrai par opposition aux écoles savantes (Gelehrteschulen), appelées en Allemagne gymnases et parmi nous colléges… L’école élémentaire doit être une, car elle représente et elle est destinée à nourrir et à fortifier l’unité nationale, et, en général, il n’est pas bon que la limite fixée par la loi pour l’enseignement de l’école élémentaire soit dépassée ; mais il n’en est point ainsi pour une école bourgeoise, car celle-ci est destinée à une classe toute différente ; il est donc naturel qu’elle puisse s’élever en proportion de l’importance des villes pour lesquelles elle est faite. Aussi l’école bourgeoise a-t-elle en Prusse des degrés bien différens, depuis le minimum fixé par la loi, jusqu’au degré où elle se lie au gymnase proprement dit…

Les écoles bourgeoises allemandes, un peu inférieures à nos colléges communaux pour les études classiques et scientifiques, sont incomparablement supérieures à la plupart pour l’enseignement de la religion, de la géographie, de l’histoire, des langues modernes, de la musique, du dessin et de la littérature nationale. Selon moi, il est de la plus haute importance de créer en France, sous un nom ou sous un autre, des écoles bourgeoises dont le développement soit très varié, et de réformer dans ce sens un certain nombre de nos colléges communaux. Je regarde ceci, monsieur le ministre, comme une affaire d’état… En Prusse, les noms d’école élémentaire et d’école bourgeoise, comme représentant le plus faible et le plus haut degré de l’instruction primaire, sont populaires ; celui d’école intermédiaire (mittelschule) est aussi employé dans quelques parties de l’Allemagne. Voyez, monsieur le ministre, si ce nom ne pourrait pas être adopté parmi nous… »

On voit quelle importance j’attachais dès 1831 à la fondation d’une instruction intermédiaire entre les écoles populaires proprement dites et nos colléges, et j’insistai vivement pour que cette instruction intermédiaire fût établie dans la loi sous le nom même qui lui appartient, qui l’explique à tous les esprits, et pouvait plaire à la vanité des familles en substituant à nos colléges des établissemens d’un ordre distingué, et qu’il était impossible de confondre avec les écoles élémentaires. Mais tout le monde ne fut pas de cet avis, et je dois remercier publiquement M. Guizot d’avoir eu le courage de déposer au moins dans la loi un germe que le temps et des soins habiles peuvent développer. Ce fut là la tâche que je me donnai à moi-même relativement à l’instruction primaire. Pour faire apprécier le bienfait de la nouvelle institution, je me proposai de former un certain nombre d’établissemens modèles de ce genre dans les dix villes du royaume qui paraissaient s’y prêter le mieux, Paris, Lyon, Bordeaux, Rouen, Marseille, Strasbourg, Nantes, Caen, Orléans et Lille. Je m’efforçai d’imprimer à cette partie du service une impulsion sérieuse qui, je n’en doute pas, aurait surmonté tous les obstacles, si sur ces entrefaites n’était arrivé le renouvellement des administrations municipales, qui me força d’ajourner mes instances auprès des villes, et dans cet intervalle notre ministère avait cessé d’être. Du moins ma correspondance contient-elle des directions qui pourraient être suivies avec succès : 1o  point de gratuité, sauf un certain nombre de bourses données par les villes, conformément à la loi, à des enfans de familles pauvres, qui dans l’école élémentaire auraient montré une capacité particulière ; une rétribution scolaire modérée, mais fort au-dessus de celle de l’école élémentaire ; par conséquent, distinction bien tranchée de l’école intermédiaire d’avec l’école élémentaire, et en même temps moins de sacrifices imposés aux villes ; 2o  autoriser les écoles renfermées sous ce titre général d’instruction primaire supérieure à prendre le nom d’écoles intermédiaires, comme les établissemens compris sous le titre général d’instruction secondaire sont appelés colléges ; accorder un assez libre développement à ces écoles selon les besoins et les ressources des localités, comme le dit la loi elle-même, afin qu’elles s’élèvent au-dessus des écoles élémentaires et prennent le rang spécial qui leur appartient ; tout en leur maintenant le caractère d’instruction générale propre à tous les citoyens, quelle que soit plus tard leur vocation, admettre déjà dans ces écoles quelques annexes professionnels, industriels, commerciaux, ce qui les sépare plus fortement encore et de l’école élémentaire et du collége ; 3o  en général, fixer à trois ans l’étendue du cours, et s’appliquer à bien graduer l’enseignement de ces trois années ; n’admettre dans la première année que d’après un examen constatant que l’élève possède à peu près l’instruction primaire élémentaire ; établir des examens et des prix entre le passage d’une année à l’autre ; donner quelque solennité à ces distributions de prix ; enfin employer le plus possible pour l’enseignement les professeurs ou régens des colléges royaux ou communaux, avec une indemnité convenable pour traitement, ce qui est à la fois un moyen d’économie pour la ville et un élément de dignité pour l’école.

Je visitai moi-même l’école primaire supérieure de Paris, rue Neuve-Saint-Laurent, dans le 6e arrondissement, et un examen attentif me convainquit qu’elle pouvait servir de modèle à tous les établissemens de cette sorte ; j’en envoyai le prospectus, modifié dans un sens un peu plus universitaire, à toutes les académies du royaume ; je réclamai avec force auprès de la ville de Paris une école semblable pour chaque arrondissement, et j’obtins l’assurance que bientôt ou essaierait d’en établir une dans le 11e arrondissement. Avec l’école de Paris, celle de Caen, autant que j’en puis juger par le rapport du digne recteur de cette académie, peut être proposée en exemple à toutes les villes du royaume.

Telle était l’œuvre à laquelle je m’étais attaché dans l’instruction primaire. Puisse un autre l’accomplir, et la France un jour posséder réellement une institution qui a fait tant de bien en Allemagne et en Hollande !

Mais je me hâte d’arriver à l’objet principal de mes efforts, le perfectionnement de l’instruction secondaire et de l’instruction supérieure. Il ne s’agit plus ici de projets commencés et inachevés, mais de travaux conduits à leur fin.

Dans l’instruction secondaire, un but a sans cesse été devant mes yeux, la loi promise par la charte, et si ardemment réclamée, sur la liberté de l’enseignement.

Je l’avais annoncée pour la prochaine session à la chambre des pairs et à la chambre des députés. J’ai tenu ma parole en ce qui dépendait de moi. Je laisse une loi toute faite ; on la trouvera dans ce recueil, avec l’indication des différences qui la séparent du projet présenté en 1837 par M. Guizot.

Le caractère commun de ces deux projets est le respect et le maintien du système entier de nos établissemens publics d’instruction secondaire. Sans doute on peut, on doit, sur plus d’un point, modifier et perfectionner ce système ; mais tout cela peut se faire par voie d’ordonnance royale ou d’arrêté du conseil ou du ministre. Une loi n’est réclamée, n’est indispensable qu’en ce qui concerne les établissemens privés. Là, en effet, il s’agit d’un changement radical à apporter dans la législation existante des deux grands décrets de 1808 et de 1811, et ce changement ne peut avoir lieu que par une loi.

Voici quelle est aujourd’hui la condition légale des établissemens particuliers d’instruction secondaire :

1o  Indépendamment des garanties morales et littéraires, exigées de quiconque veut établir une école secondaire privée, une autorisation spéciale du ministre accordée en conseil royal est nécessaire ; cette autorisation doit être renouvelée quand le chef de l’établissement veut le transporter d’un lieu à un autre, et elle peut être retirée après une enquête administrative et par une décision du conseil et du ministre, sans aucune intervention de la justice ordinaire du pays. Il est reconnu qu’un tel état de choses ne peut subsister, que l’autorisation préalable doit être supprimée, qu’un jugement de la justice ordinaire du pays est nécessaire pour fermer un établissement existant, et que l’état, tuteur né de l’éducation de la jeunesse, doit être satisfait des garanties littéraires et morales préalablement exigées, du droit permanent d’inspection, et de celui de déférer aux tribunaux tout chef d’établissement suspect. Telles sont les dispositions de la loi de 1833 sur les écoles primaires privées ; elles ont paru s’appliquer convenablement aux établissemens particuliers d’instruction secondaire.

2o  D’après les deux décrets précités, tout établissement particulier doit conduire ses élèves au collége royal ou communal auprès duquel il se trouve ; et à cette condition seule, ces élèves peuvent se présenter au baccalauréat ès-lettres, qui est l’entrée de toutes les carrières libérales. Tous les jeunes gens sont donc obligés de fréquenter les écoles de l’état ; il n’y a d’exception qu’en faveur des droits de la puissance paternelle : un certificat d’études domestiques faites dans la maison même du père de famille est seul admis en remplacement du certificat d’études faites au collége. Il est encore reconnu aujourd’hui que les droits de la puissance paternelle sont plus étendus, et qu’un père de famille doit pouvoir faire étudier ses enfans dans tout établissement privé, légalement autorisé, qui jouit de sa confiance, sans que ces enfans soient tenus de suivre le collége, et que par conséquent toutes les écoles privées sont aptes à préparer à l’examen du baccalauréat ès-lettres.

Cet examen, avec les garanties morales et littéraires, le droit d’inspection, et celui de déférer aux tribunaux, est la dernière ressource de la société, son dernier rempart, mais aussi un rempart invincible contre les établissemens privés qui ne répondraient pas à leur mission. Ils sont perdus, si les élèves qui en sortent, se présentant à l’examen du baccalauréat ès-lettres, n’y réussissent pas.

Là-dessus tout le monde est à peu près d’accord. Mais voici où commencent les difficultés. Les écoles secondaires privées sont de deux sortes, suivant la législation impériale, à savoir, les écoles laïques et les écoles ecclésiastiques. D’après la législation impériale, ces deux sortes d’écoles étaient sous le même régime ; mais en 1814, une ordonnance royale, en opposition aux décrets de 1809 et de 1811, fit des écoles secondaires ecclésiastiques, auxquelles jusqu’alors s’appliquait le régime commun des écoles privées, des établissemens spéciaux qui successivement obtinrent des priviléges, et furent soumis à des conditions extraordinaires. Aux termes de la dernière ordonnance sur cette matière, la célèbre ordonnance de 1828, les écoles secondaires ecclésiastiques ou petits séminaires conservent le privilége inoui de n’être assujétis ni aux garanties littéraires et morales exigées de tout chef d’établissement secondaire privé, ni même à l’inspection de l’état, et en même temps ils ne peuvent recevoir d’externes, ni préparer directement au baccalauréat ès-lettres, sur cette hypothèse que ces établissemens sont principalement chargés de préparer des sujets pour les grands séminaires par une éducation appropriée. Ajoutez que les petits séminaires sont aussi exemptés de l’impôt appelé taxe universitaire. Cependant les petits séminaires se plaignent des entraves qui leur sont imposées ; les autres établissemens privés se plaignent des priviléges accordés aux petits séminaires, priviléges qui rompent l’égalité et empêchent toute concurrence. Personne n’est content, tout le monde réclame. J’ai pensé que le seul remède était ici le retour à l’ancienne législation impériale, le rétablissement du régime commun pour toutes les écoles secondaires privées. Dans l’instruction primaire, la loi ne distingue pas les écoles tenues par des laïques et celles qui sont dirigées par des ecclésiastiques, par exemple, les Frères de la doctrine chrétienne ; pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’instruction secondaire ? Mêmes charges, et mêmes garanties : telle est la législation que je voulais établir, avec les tempéramens convenables. Ainsi, pour les ecclésiastiques, les certificats de moralité pourraient être conférés par les supérieurs dans l’ordre ecclésiastique ; et en supposant que l’on conservât l’impôt universitaire, des remises de cet impôt auraient pu être accordées et réparties par le ministre de l’instruction publique sur la proposition des évêques, d’après le nombre moyen des jeunes gens qui entrent chaque année dans les séminaires, afin que les écoles secondaires ecclésiastiques pussent continuer de servir au recrutement du clergé.

C’était ainsi que j’aurais voulu fonder dans l’instruction secondaire, comme nous l’avions fait en 1833 dans l’instruction primaire, la liberté commune de l’enseignement avec de communes garanties. J’étais parvenu à gagner à ce projet les membres les plus influens de l’une et de l’autre chambre. M. le comte de Tascher, dans plusieurs rapports sur des pétitions relatives à la liberté d’enseignement, avait présenté, d’accord avec moi, les mêmes vues qui avaient obtenu les suffrages à peu près unanimes de la chambre des pairs. J’avais consulté plusieurs ecclésiastiques éminens qui ont adhéré à ce projet, et monseigneur l’archevêque actuel de Paris en avait approuvé l’esprit et même les principales dispositions, dans une conversation que j’eus l’honneur d’avoir avec lui sur ce grave sujet. Je ne crois pas céder à une illusion flatteuse envers moi-même en me nourrissant de l’espoir que ces pensées conciliatrices qui étendaient les droits de l’état en augmentant la liberté de tous, eussent obtenu l’assentiment général et résolu d’une manière satisfaisante le problème compliqué de la légitime liberté de l’enseignement.

Mais il ne faut pas se le dissimuler, l’établissement de la liberté d’enseignement est une innovation grave pour l’Université et pour la société toute entière. J’ose dire que pendant les huit mois de mon ministère, je n’ai pas passé un seul jour, une seule heure, sans préparer l’Université à cette crise redoutable et sans prendre toutes les mesures qui pouvaient mettre les écoles publiques en état de soutenir la concurrence avec les écoles privées.

Deux sortes de mesures sont nécessaires : 1o  augmentation du nombre des colléges royaux ; 2o  perfectionnement de leur système d’études.

Quant au premier point, en 1837, la chambre des députés avait voté le principe d’un collége royal par département ; j’avais moi-même rappelé ce principe à la chambre ; j’avais déclaré à la commission du budget, avec son approbation unanime, que, l’année prochaine, d’une main je présenterais la loi sur la liberté de l’enseignement, et, de l’autre, j’apporterais la demande de cinq nouveaux colléges royaux. Un collége royal avait été voté par la chambre en 1838 pour la ville de Saint-Étienne. J’ai repris les négociations entamées à ce sujet, et à l’heure qu’il est ce collége est en pleine activité, et sa prospérité naissante répond à mes efforts et à mes espérances. La chambre m’ayant accordé à moi-même un autre collége royal, dès le lendemain de la publication de la loi des dépenses, je m’adressai à la ville d’Alençon, et cette ville ayant éprouvé des difficultés pour satisfaire aux engagemens qu’elle aurait dû contracter, je me suis adressé immédiatement à une autre ville, Angoulême, et, grace à l’activité éclairée de M. le recteur de l’Académie de Bordeaux que j’envoyai sur les lieux, je suis parvenu à réaliser en quelques mois le collége royal voté par la chambre, de telle sorte que j’eusse pu lui présenter les résultats déjà obtenus à l’appui des nouveaux sacrifices que je lui aurais demandés.

Voici maintenant dans leur ordre d’importance et dans leur enchaînement logique les diverses mesures que j’avais cru devoir prendre dans l’intérêt de l’enseignement national.

La première de toutes, la plus indispensable, était la réforme du baccalauréat ès-lettres. Au moment où vous émancipez toutes les institutions privées et leur donnez le droit de préparer à l’examen du baccalauréat, votre premier devoir est d’élever et de constituer sérieusement cet examen. Il est le terme des études, il les résume, il les juge. Il est le passage du collége à l’instruction supérieure et à la société. Il faut que nul ne puisse franchir ce passage sans justifier d’une capacité suffisante. D’abord l’épreuve du baccalauréat doit être uniforme d’un bout de la France à l’autre. Jusqu’ici, excepté pour la philosophie, les matières étaient différentes dans toutes les Académies. J’ai rendu l’examen absolument le même partout, et je l’ai à la fois simplifié et fortifié ; je l’ai fortifié en y introduisant une composition, une version latine où chaque candidat doit montrer qu’il sait le latin et surtout le français, qu’il sait au moins l’écrire correctement ; je l’ai simplifié en retranchant une foule de détails littéraires, historiques et géographiques, où triomphait la mémoire, où périssait l’intelligence. Or, c’est l’intelligence qu’il s’agit de former ; l’instruction elle-même n’est qu’un moyen, l’éducation de l’intelligence est le but. Une épreuve nouvelle a été introduite, l’explication grammaticale et littéraire des classiques français. Enfin, pour qu’on ne pût accuser de partialité les jugemens des commissions d’examen, il a été prescrit que dans toutes les académies où il n’y aurait pas de facultés des lettres, l’examen eût lieu non plus dans l’enceinte du collége, mais en public, dans le bâtiment même de l’Académie, et encore que les censeurs et les proviseurs ne fissent plus partie de ces commissions. Ainsi constituée, l’épreuve du baccalauréat acquiert une autorité incontestée, et elle protège efficacement la société contre les vices ou les négligences de l’éducation privée.

Mais la réforme du baccalauréat ès-lettres eût été un contre-sens, si elle ne se fût appuyée sur la sérieuse entreprise d’améliorer l’intérieur de nos colléges, et d’en faire de plus en plus des établissemens modèles placés au-dessus de toute rivalité par la force des maîtres, la sévérité de la discipline et l’excellence du système d’études.

La division de l’agrégation des sciences, jusqu’ici unique, en deux agrégations distinctes, l’une pour les sciences mathématiques, l’autre pour les sciences physiques et naturelles, est un perfectionnement considérable apporté à l’enseignement scientifique. Quand je n’aurais pas fait autre chose pour les sciences, je croirais encore les avoir bien servies. La nécessité, pour se présenter à chacune de ces agrégations, de justifier du double brevet de licencié ès-sciences mathématiques et ès-sciences physiques, maintient cette généralité de connaissances indispensable à tout véritable savant ; et en même temps la division de deux ordres d’agrégation suscite des vocations spéciales, crée des professeurs plus profondément instruits et capables de donner un enseignement plus solide. Par là encore, les sciences naturelles, qui jusqu’ici n’avaient obtenu aucune place dans l’agrégation, y sont convenablement représentées, et leur enseignement si négligé acquiert une juste importance de la qualité même de ceux qui désormais en seront chargés, et qui devront avoir passé aussi comme tous les autres professeurs des colléges par un concours d’agrégation. Cela m’a permis d’introduire enfin à l’école normale le sérieux enseignement des sciences naturelles et d’établir dans la section des sciences deux divisions correspondantes au deux nouveaux ordres d’agrégation. Ce perfectionnement est, je crois, le dernier que pût recevoir encore cette grande école[4], dont je m’honore d’être sorti, à laquelle j’ai si long-temps consacré mes soins, et qui désormais n’a plus besoin que d’un bâtiment digne d’elle, parfaitement approprié à son usage ; ce bâtiment, j’en avais moi-même arrêté le plan à l’aide d’un habile architecte, et je regrette de n’avoir pu le présenter à la chambre et donner à l’école normale ce dernier gage du profond intérêt que je ne cesserai de lui porter[5].

En même temps que je préparais de bons professeurs à l’enseignement des sciences naturelles, je constituais cet enseignement jusque-là si divers, si arbitraire, tantôt trop faible, tantôt trop fort ; ici, à Paris, annexé à la sixième, là à des classes très différentes. L’ancien programme avait soulevé d’unanimes réclamations. Grace aux conseils que m’ont donnés deux honorables membres de l’Académie des sciences, M. Beudant, inspecteur-général des études, et M. Milne Edwards, professeur-suppléant d’histoire naturelle à la faculté des sciences de Paris, j’ai pu rédiger un programme qui détermine le véritable but de l’enseignement des sciences naturelles dans les colléges, lui donne son vrai caractère et en fixe le plan. Mais une fois cet enseignement bien constitué avec le caractère général et philosophique qui lui appartient, il était impossible de le placer en sixième ; j’ai dû le mettre à sa véritable place, dans la première année de philosophie, entre le cours de physique et de philosophie qu’il soutient et qui le complète.

Ceci me conduit naturellement au service le plus effectif que je crois avoir rendu à la fois à l’enseignement scientifique et à l’enseignement littéraire ; je veux parler du nouveau règlement des études.

Ce nouveau règlement n’est pas autre chose que le retour, avec quelques perfectionnemens, au plan d’étude des lycées de l’empire, qui lui-même était la pratique perfectionnée des anciens colléges de l’Université de Paris. Depuis il avait été introduit diverses innovations, perpétuellement changeantes et chaque année modifiées, sans avoir encore pu satisfaire personne, dans le but d’entremêler l’enseignement des sciences et celui des lettres, depuis le commencement jusqu’à la fin des études. Le dernier essai joint l’histoire naturelle à la sixième, l’arithmétique et la géométrie à la cinquième, à la quatrième et à la troisième, la chimie à la seconde, la cosmographie à la rhétorique, etc., en donnant à cet enseignement additionnel le moins de temps possible. Il ne produisait donc aucun fruit et n’excitait qu’un très médiocre intérêt de la part des maîtres et de la part des élèves, et ce peu de temps accordé aux sciences, et qui ne leur servait à rien, était un dommage considérable pour l’enseignement des lettres auquel il avait été retranché. Je ne prétends pas que ce mélange n’eût quelques avantages accessoires ; mais en tout ce n’est pas l’accessoire, c’est le principal qu’il faut considérer, et le principal ici, c’est l’immense inconvénient de tout mêler dans la tête des jeunes gens et d’énerver leurs forces en les disséminant sur un trop grand nombre d’objets disparates. Quel est le but du collége ? Ce n’est pas de donner une certaine dose d’instruction, non ; le but du collége est tout autrement général et élevé ; ce n’est pas moins, je l’ai déjà dit, que l’éducation de l’intelligence à l’aide d’enseignemens divers convenablement répartis selon les forces et les besoins de chaque âge. De là cette grande maxime qui sort et de la connaissance de l’esprit humain et de l’expérience universelle, que les lettres doivent venir avant les sciences dans l’intérêt des unes et des autres, et dans l’intérêt commun de la bonne et solide culture de l’intelligence. Quand les lettres, par l’enseignement des langues et de l’histoire, ont cultivé à la fois et l’esprit et le cœur et l’imagination, quand elles ont formé l’homme, c’est aux sciences de l’achever en donnant la main à la philosophie ; je parle des sciences prises au sérieux, car tout enseignement qui n’est pas sérieux n’est pas seulement inutile, mais dangereux ; il amollit et effémine l’esprit ; il est un mauvais apprentissage de la vie, il donne ce préjugé, qu’avec peu de peine on peut apprendre quelque chose, ce qui est radicalement faux. Voilà pourquoi j’ai supprimé, depuis la sixième jusqu’à la rhétorique, tous ces petits et légers enseignemens d’histoire naturelle, de chimie et de géométrie ; et je les ai réunis et placés après la rhétorique dans l’année de philosophie, selon la pratique universelle en France, jusqu’en 1789, et selon le plan d’études de l’empire tel qu’il était suivi de mon temps. Cependant j’ai laissé la faculté d’établir des conférences libres de mathématiques depuis la sixième jusqu’à la rhétorique pour le petit nombre de nos élèves qui n’ont pas en vue le baccalauréat ès-lettres, c’est-à-dire l’éducation complète et régulière du collége, mais les écoles spéciales, militaires et autres, et qui par conséquent ne font d’ordinaire ni rhétorique ni philosophie et ont besoin d’une culture scientifique particulière avant d’arriver à l’enseignement approfondi des sciences qui commence à la fin de la rhétorique. Suit qui veut ces conférences préparatoires ; elles ne sont imposées à personne et ne déforment pas le plan général des études, fondé sur la nature même des choses, sur l’expérience à la fois et sur une haute philosophie.

Par ce nouveau règlement d’études, je crois avoir donné une nouvelle preuve de ma haute estime pour l’enseignement des sciences et en particulier des sciences mathématiques. Sans doute mes propres réflexions et le profond sentiment de la dignité des sciences m’avaient depuis long-temps conduit à ce résultat ; mais je m’y suis d’autant plus attaché, que j’ai vu mes principes confirmés par l’imposante autorité de celui des membres du conseil royal qui est chargé de la direction des études mathématiques, M. Poinsot, ancien inspecteur-général des études, membre de l’Académie des sciences, et que la voix publique proclame comme l’un des mathématiciens les plus habiles de la France et de l’Europe.

En même temps que je m’efforçais de fortifier ainsi l’enseignement des lettres et des sciences, j’ai voulu fonder d’une manière sérieuse celui des langues vivantes Je leur ai donné trois années consécutives, à partir de l’âge où l’esprit, déjà formé par une certaine connaissance des langues anciennes, est apte à avancer rapidement dans l’étude plus facile des langues modernes. Je leur ai donné trois années, il est vrai, avec une seule leçon par semaine, mais avec une leçon de deux heures, qu’il serait mieux peut-être de diviser en deux leçons d’une heure chacune. J’ai moi-même tracé dans une circulaire le plan que doit suivre pendant ces trois années le maître chargé de cet enseignement.

Mais que pourraient produire ces améliorations, si les élèves auxquels elles s’adressent en définitive peuvent manquer impunément d’attention et de zèle, et ceux-là surtout qui tiennent de la munificence nationale le bienfait de l’instruction, et qui à ce titre devraient toujours être les modèles de leurs camarades ? J’ai donc prescrit qu’aucune promotion de bourse ne pût être accordée que sur des preuves de travail et de capacité, aux élèves qui seraient portés, d’après l’ensemble de leurs notes, sur la liste d’avancement ; car, si les demi-bourses doivent être données au mérite de la famille, toute promotion doit être le prix du mérite personnel de l’élève. J’ai voulu aussi que nul ne pût passer dans une classe supérieure sans avoir prouvé qu’il est en état de la suivre avec fruit, mesure décisive qui, bien exécutée, avec un juste tempérament de sévérité et d’indulgence, doit, après quelques années d’épreuves, délivrer nos colléges de cette foule de mauvais élèves, retardataires incorrigibles qui assistent aux leçons du professeur sans les comprendre, trompent leur famille en se traînant ainsi de classe en classe jusqu’à la fin de leurs études, et vont encombrer les carrières distinguées de candidats entièrement incapables.

J’ose dire que cet ensemble de mesures, toutes empruntées à l’expérience et d’un succès infaillible, si on veut y tenir la main, devait assurer à nos colléges une prépondérance incontestable, dans la vaste concurrence qu’allait ouvrir l’émancipation de l’instruction secondaire. C’est après avoir ainsi armé l’Université que j’aurais sans crainte présenté la loi sur la liberté de l’enseignement.

D’ailleurs, je m’empresse de le reconnaître : toutes les réformes organiques sont vaines sans une administration vigilante, conduisant habilement ou expédiant avec rapidité les affaires, et surtout attentive au choix des hommes ; car, on ne saurait trop le redire, dans l’Université les hommes sont tout. C’est au choix des hommes que je me suis particulièrement appliqué. J’ai fait des conseillers, des inspecteurs-généraux, des proviseurs, des censeurs, des professeurs de tout ordre, et on a bien voulu remarquer que, dans aucune circonstance, je n’ai fait plier l’intérêt universitaire devant des considérations politiques ; que sourd à toutes les sollicitations, de quelque côté qu’elles partissent, j’ai toujours été chercher l’homme le plus capable, d’abord par justice, pour honorer le mérite et dans l’intérêt du service, ensuite parce que, dans un corps où tous les membres se connaissent, les choix sont un enseignement pour le corps entier ; et, grace à cet enseignement, le plus clair de tous, quinze jours après mon entrée aux affaires, je n’ai plus reçu que des demandes suffisamment autorisées.

Mais, dans l’instruction supérieure, la meilleure administration ne pourrait suppléer aux vices de l’organisation ; et, il faut le dire, autant l’instruction secondaire est admirablement constituée en France, autant l’instruction supérieure laisse encore à désirer, j’entends pour l’organisation. Les facultés confèrent des grades, c’est là leur principale mission, et elles la remplissent d’une manière satisfaisante, avec zèle et avec équité. Mais le nombre des facultés dans les différens ordres est arbitraire, et leur répartition sur les divers points du territoire n’est réglée par aucun principe. Le mode de nomination des professeurs est divers dans les différentes facultés, et il est très justement attaqué. Il n’y a aucune émulation parmi les étudians ; en un mot, sans renouveler ni multiplier des critiques qui ont été cent fois faites, je rappellerai que moi-même, dans mes ouvrages sur l’instruction publique en Allemagne et en Hollande, j’avais signalé le mal et indiqué le remède. Après cela, étais-je donc reçu à ne rien faire, et à ne point exécuter moi-même, comme ministre, ce que j’avais tant recommandé comme conseiller et comme écrivain ? Voilà ma réponse aux personnes, même bienveillantes, qui, un peu étrangères à ces matières, se sont étonnées du grand nombre d’ordonnances et de règlemens que j’ai publiés en si peu de temps sur l’instruction supérieure. Si j’ai été si vite, c’est, encore une fois, qu’en arrivant aux affaires, j’avais un but, un plan, des desseins tout arrêtés ; c’est que je savais aussi que le temps m’était mesuré, que les ministères durent peu, et que si je ne mettais moi-même courageusement et promptement la main à l’œuvre, des pensées utiles, long-temps mûries dans mon esprit, couraient le risque d’y mourir. Je ne prendrai qu’un seul exemple, celui des écoles de droit. Depuis longtemps, il n’y a qu’un cri sur les vices de l’enseignement du droit parmi nous, et pourtant qui a commencé la moindre réforme ? Du moins, ai-je fait le premier pas. Mais j’ai donné M. Rossi au conseil royal ; c’est à lui de poursuivre et d’achever la réforme que j’avais entreprise et que j’ai à peine commencée en ce qui regarde les écoles de droit.

Et puis, on n’a pas remarqué que ce grand nombre d’ordonnances, de règlemens et d’arrêtés, ne sont que les diverses faces de deux ou trois idées. Les ordonnances royales posaient les principes, les règlemens entraient dans toutes les dispositions particulières de la matière, et les arrêtés ministériels exécutaient. Je n’ai pas posé dans une ordonnance un seul principe qui ne soit aujourd’hui en pleine exécution.

Voici les principales idées générales auxquelles on peut rapporter tous mes actes relatifs à l’instruction supérieure.

1o  Conformément à tout ce que j’avais dit et répété dans mes ouvrages, je me proposais de substituer peu à peu aux facultés isolées, éparpillées et languissantes sur une multitude de points, un système de grands centres scientifiques où toutes les facultés fussent réunies, selon la pratique du monde entier. Oui, je ne le cache pas, si j’admire profondément l’unité de la France, je ne crois pas que cette précieuse unité fût en péril, parce qu’il y aurait de la vie ailleurs qu’à Paris. Pour me borner à l’instruction publique, je suis convaincu qu’il est possible d’établir, dans un certain nombre de villes, des foyers de lumières qui, en projetant leurs rayons autour d’eux, éclaireraient et vivifieraient de grandes provinces au profit de la civilisation de la France entière. Par exemple, j’ai voulu faire une sorte d’université bretonne à Rennes. Il y avait déjà à Rennes une faculté de droit et une faculté des lettres ; j’ai demandé à la chambre des députés les fonds nécessaires pour y établir encore une faculté des sciences et une faculté de médecine pour tous les départemens de l’ouest. La chambre a voté sans difficulté la faculté des sciences, et je n’ai pas perdu de temps pour l’établir et la constituer fortement avec un personnel d’élite. Le projet d’une faculté de médecine n’a pu être discuté, et je l’aurais reproduit à cette session. Je me serais présenté à la chambre des députés, appuyé d’une part sur l’ordonnance qui constitue solidement les écoles secondaires de médecine qu’on n’aurait pu m’accuser de vouloir détruire ; de l’autre, sur les vœux hautement exprimés de la Bretagne tout entière, excepté la ville de Nantes. La chambre des pairs, par l’organe de M. de Gérando, s’était prononcée nettement à cet égard ; elle réclamait le plus tôt possible une faculté de médecine à Rennes, et nous aurions vu si, à la chambre des députés, de petits intérêts de localité l’eussent emporté sur des vues nationales, sur l’expérience universelle, sur l’opinion de la chambre des pairs et sur les besoins de toute la Bretagne. En tout cas, la chambre aurait dû se charger elle-même de la responsabilité du rejet de cette loi, car je n’aurais pas hésité à la lui présenter. J’espère qu’au moins l’école secondaire de médecine de Rennes se ranimera dans l’atmosphère scientifique que va lui créer la faculté des sciences, et qu’ainsi il y aura, dans cette capitale intellectuelle de la Bretagne, avec un des meilleurs colléges du royaume et une grande école normale primaire, quatre belles écoles de droit, de lettres, de sciences et de médecine, où viendront se former tout ce qu’il y a en Bretagne de jeunes et nobles esprits aspirant à se distinguer. Il ne faut pas craindre les foules, c’est des foules que sortent les hommes supérieurs, parce que dans les foules seules il y a de l’ardeur, de l’émulation, de la vie. Quatre départemens de la Bretagne sur cinq ont voté des sacrifices pour la future école de médecine qu’un projet de loi, une fois présenté, leur a promise. La ville de Rennes a contracté l’engagement de consacrer un grand bâtiment académique aux facultés réunies. Avant de quitter le ministère, j’ai fait un envoi considérable de livres précieux pour la bibliothèque de ces facultés, et en particulier pour la nouvelle faculté des sciences. À ma prière, mon honorable ami, M. de Rémusat, ministre de l’intérieur, avait commandé un buste de Descartes, le plus illustre enfant de la Bretagne, pour la faculté des sciences de Rennes, et j’avais promis aux députés de la Bretagne, je m’étais promis à moi-même d’aller à Rennes inaugurer l’établissement d’une université bretonne ; du moins, les fondemens de cette université sont posés ; le temps, j’espère, fera le reste.

Ce que j’ai presque accompli à Rennes pour la Bretagne, je l’avais tenté à Caen pour la Normandie. Caen est évidemment la capitale intellectuelle de la Normandie. Il y a eu là autrefois une université qui a compté des hommes de beaucoup de mérite. Il serait facile d’y rétablir un certain mouvement scientifique et surtout littéraire. Il y a une faculté de droit, une faculté des lettres, une faculté des sciences, une école secondaire de médecine, que l’ordonnance du 13 octobre 1840 va développer encore ; mon dessein était d’y transporter la faculté de théologie de Rouen. L’ordonnance de translation existe, signée par le roi. Une faculté de théologie à Rouen est un germe stérile. Elle est isolée ; elle ne s’appuie point sur une faculté des lettres. Rouen est une admirable ville de commerce, mais nullement une ville d’études, encore bien moins d’études ecclésiastiques. Aussi cette faculté n’a-t-elle jamais produit aucun résultat ; elle est entièrement ignorée, et c’est presque en voulant la déplacer que j’ai appris aux habitans de Rouen son existence. Les cours ne se font pas ; l’archevêque y est contraire ; le doyen m’avait spontanément envoyé sa démission. À la lettre je l’ai trouvée morte ; j’ai voulu la recréer en la transportant ailleurs. J’ai offert à Rouen, au lieu de cette faculté insignifiante, une grande école intermédiaire que la loi impose à la ville, et qui lui serait d’une utilité incontestable. Au contraire, Caen est une ville où une faculté de théologie serait parfaitement bien placée, par les dispositions générales et l’esprit du pays, où la piété est en très grand honneur, à cause aussi du voisinage des trois autres facultés, qui fourniraient un magnifique auditoire à des prédicateurs de religion éloquens et instruits, comme déjà je les avais trouvés. Le recteur de l’Académie, M. l’abbé Daniel, avait pris à cœur cette affaire, et personne n’était plus propre que lui à la négocier habilement. Je fais des vœux pour qu’elle réussisse ; ce serait un grand avantage pour la Normandie tout entière, qui aurait aussi son université.

Successivement, j’aurais ainsi essayé d’établir dans le cœur de chacune des grandes régions de la France plusieurs facultés, liées entre elles, se soutenant et s’animant l’une l’autre, mettant en commun leur bibliothèque, leurs élèves, leurs lumières.

2o  Mais la base d’un tel système est l’institution des agrégés de facultés, en possession exclusive de suppléer les professeurs empêchés, et ayant le droit de faire des cours libres dans l’auditoire même de la faculté, avec l’assentiment du doyen et du ministre. Les agrégés, voilà l’élément de vie pour une faculté. J’ai emprunté cette grande institution d’abord à nos facultés de médecine, ensuite à la pratique de l’Allemagne, où elle donne les plus admirables résultats. Elle existait même jusqu’à un certain point dans les facultés de droit, car les suppléans sont de vrais agrégés ; il n’y avait plus qu’à leur conférer le droit de faire des cours complémentaires. J’ai l’honneur de l’avoir introduite pour la première fois dans les facultés des lettres et dans les facultés des sciences. Je ne me suis pas contenté de mettre cette institution dans une ordonnance ; j’ai réalisé l’ordonnance par des réglemens, et ces réglemens je les ai exécutés immédiatement. De grands concours se sont ouverts à Paris, à la Sorbonne, pour les sciences mathématiques, pour les sciences physiques, pour les sciences naturelles, pour les lettres, pour la philosophie, pour l’histoire. De tous les points de la France s’y sont présentés de nombreux candidats, l’élite des agrégés de collége, la fleur de l’Université. Ces concours ont été présidés par les hommes les plus éminens, tous membres de l’Institut et hauts fonctionnaires de l’instruction publique. L’éclat de ces concours a converti les plus incrédules, et la nouvelle institution a été fondée à son début par ses succès même. Douze agrégés pour les facultés des lettres et des sciences ont été nommés cette année : ils sont aujourd’hui en exercice à Paris et en province. De leur côté, les agrégés des facultés de droit ont demandé et obtenu la permission de faire des cours complémentaires sur des points importans et négligés de la science juridique. Si donc on sait se servir de cette institution, elle rendra en France les mêmes services qu’en Allemagne : elle vivifiera continuellement l’enseignement supérieur ; car il ne faut pas s’y tromper : pour l’enseignement comme pour la guerre, ne comptez que sur la jeunesse. Au bout de quinze ou vingt ans d’enseignement, j’entends d’un enseignement assidu et un peu éclatant, un homme est usé. Il peut avoir son mérite et son utilité encore, mais il n’a plus le feu sacré. Il faut donc toujours auprès d’une faculté un certain nombre de jeunes gens pleins d’ardeur et même d’ambition, qui représentent le mouvement comme les vieux professeurs représentent la stabilité. Ces deux élémens sont également nécessaires dans une faculté comme ailleurs. Les agrégés ne sont pas faits, il est vrai, pour l’agrément des vieux professeurs, qui redoutent de jeunes rivaux ; mais ces jeunes rivaux mûriront avec l’âge, et feront à leur tour des titulaires pleins d’autorité. Ils donnent d’abord à la jeunesse une vive impulsion, en attendant qu’ils aient acquis le droit de la retenir.

Un des résultats futurs de l’institution des agrégés de facultés nommés d’après un concours public sera la suppression du concours pour les professeurs titulaires dans les deux facultés de droit et de médecine. Cette suppression que j’ai moi-même demandée[6], qui a été réclamée par tous les esprits impartiaux, était arrêtée dans ma pensée ; mais je ne pouvais guère la réaliser que par une loi, et cette loi, je ne pouvais la présenter aux chambres qu’après que l’agrégation aurait acquis toute la popularité qu’elle mérite : alors il eût été évident que le ministre qui avait établi spontanément les concours de l’agrégation, ne voulait pas supprimer ceux du titulariat en haine des concours en général. Les concours sont admirables pour la jeunesse ; ils ne conviennent point pour l’âge mûr, et il faut qu’un titulaire ait déjà un certain âge et une belle renommée. Les renommées fuient les concours qui leur paraissent au-dessous d’elles : elles ne sont pas tentés de comparaître, un peu en suppliantes, devant un tribunal composé de juges où elles n’aperçoivent pas toujours des égaux, encore moins des supérieurs. Il ne faut pas non plus qu’une faculté se recrute elle-même sans aucun contrôle ; car supposez une majorité composée une fois ou de gens de parti ou de gens médiocres, on ne sait jusqu’où les choix pourront s’abaisser ou s’égarer, tandis qu’une présentation de la faculté, balancée par une autre présentation, celle d’une académie de l’Institut, par exemple, en laissant au choix du ministre une certaine latitude, nécessaire fondement de sa responsabilité, est infiniment plus favorable aux grandes candidatures.

3o  Si l’institution des agrégés anime l’enseignement, celle des prix de facultés anime les études. Ici encore j’ai été guidé par l’exemple des écoles de médecine et par la pratique de l’Allemagne confirmée par celle de la Hollande[7]. Déjà même deux facultés de droit, celles d’Aix et de Poitiers, avaient fondé quelques prix dont la libéralité des conseils de départemens faisait les frais. De ces précédens isolés, j’ai tiré une institution générale pour toutes les facultés de droit du royaume, et cette institution, mise immédiatement à exécution, a produit d’abord les meilleurs fruits. La distribution de ces prix s’est faite partout avec une solennité utile[8]. Grace à la pieuse munificence d’une mère admirable[9], les prix de la Faculté de Paris sont dignes de faire naître de sérieux travaux. Si, dès la première année, nous avons eu de si beaux résultats, que ne faut-il pas attendre de l’avenir ! Les jeunes gens qui remporteront les prix à la licence, seront attirés aux examens du doctorat, puisque cet examen et les inscriptions qui y donnent accès ne leur coûteront rien. Une fois docteurs, ils songeront naturellement à se présenter au concours pour les prix du doctorat. Voilà donc plusieurs années de solide travail ménagées à la jeunesse. Ajoutez que pour autoriser davantage cette utile innovation, M. le ministre de la justice et M. le ministre des finances ont établi de sages priviléges en faveur des lauréats des écoles de droit, de sorte que cette institution, qui est d’hier, semble aujourd’hui presque consacrée.

Les prix, dans les facultés des lettres et des sciences, sont des remises de frais assez considérables d’examens et d’inscriptions pour les candidats qui se distinguent dans les concours de licence et dans les épreuves du doctorat.

Je n’insisterai pas sur quelques autres mesures qui se lient à celles-là. Ainsi, puisque la licence et le doctorat ès-lettres tirent une nouvelle importance des récompenses qui y sont affectées, il fallait d’autant plus volontiers constituer convenablement ces deux épreuves et en surveiller les résultats. De là le devoir imposé à toutes les facultés des sciences et des lettres d’adresser au ministre un rapport sur les épreuves du doctorat et de la licence, et l’examen de ces rapports en conseil royal, ce qui souvent donne lieu à des observations du conseil qui, adressées aux facultés, servent à exciter leur zèle et leur juste sévérité. La même règle a été appliquée au doctorat en droit. Pour tous ces examens, l’usage de la langue latine a été aboli, même pour les exercices relatifs au droit romain. Enfin, un cours d’introduction générale à l’histoire du droit a été établi dans toutes les écoles pour les élèves de première année, à Paris, par une chaire spéciale, ailleurs, soit par des cours complémentaires faits par des agrégés, soit par un certain nombre de leçons préparatoires placées au début du cours de droit civil.

Pour la médecine, je crois l’avoir servie en assurant, par des priviléges modérés, l’avenir des écoles secondaires de médecine qui forment le premier degré de l’enseignement médical, en faisant entrer les écoles de pharmacie dans le cadre universitaire, et en donnant à ces écoles une organisation commune qui répond à l’importance de leur objet. Ces deux ordonnances ont prouvé au corps médical ce que j’aurais osé faire si une plus longue durée m’eût été donnée.

Il me reste à dire un mot de cette partie du ministère de l’instruction publique qui comprend les établissemens littéraires et scientifiques placés en dehors de l’Université proprement dite, et l’emploi des fonds consacrés à l’encouragement des sciences et des lettres.

Il n’y a qu’un seul moyen d’être utile à l’Institut de France, c’est de lui fournir l’occasion de s’honorer par de nouveaux services. La révolution de juillet avait rétabli l’académie des Sciences Morales et Politiques, supprimée en 1803 ; pour achever ce grand acte de réparation, auquel je suis fier d’avoir concouru, j’ai voulu mettre la nouvelle académie au niveau de toutes les autres, en la chargeant d’écrire l’histoire des sciences qui forment son domaine depuis 1789, comme chacune des académies de l’Institut l’avait fait pour les sciences diverses qui leur sont confiées. L’académie a noblement répondu à cet appel ; déjà les travaux des différentes sections sont commencés, et je me flatte que l’ordonnance du 20 mars 1840 fera naître un ouvrage digne d’être placé à côté des beaux rapports de Dacier, de Delambre et de Cuvier, une grande page de l’histoire de l’esprit humain dans une de ses époques les plus agitées et les plus fécondes.

Quand je suis venu demander à la chambre des députés un modeste crédit de 5,000 francs pour la création d’une chaire nouvelle au Collége de France, consacrée à l’enseignement de la langue et de la littérature slave, je rencontrai des objections de plus d’un genre. Où sont-elles aujourd’hui devant le savant et brillant enseignement de M. Mickiewitz ? En donnant à la France une chaire de slave et M. Mickiewitz, je crois avoir rendu à la France et aux lettres un double service. Mon dessein, je ne le dissimule pas, et M. de Gérando, à la chambre des pairs, m’a déjà un peu trahi, mon dessein était de demander à la session prochaine un nouveau crédit de 5,000 francs pour établir à ce même collége de France une nouvelle chaire de langue et de littérature germanique, et je n’étais pas sans espérance de séduire M. Grimm, comme j’avais fait M. Mickiewitz.

Pour les souscriptions, ma règle a été bien simple : n’en accorder sous aucun prétexte qu’a des ouvrages sérieux, honorables au pays, onéreux à leurs auteurs. On peut voir dans ce recueil la liste des ouvrages auxquels j’ai appliqué les souscriptions du gouvernement.

Les encouragemens aux savans et aux gens de lettres se divisent en deux classes : les simples secours une fois donnés et les indemnités qui autrefois s’appelaient indemnités annuelles, et qu’on appelle aujourd’hui indemnités éventuelles, de peur de leur donner le caractère de pension, quoi qu’elles se renouvellent ordinairement, sauf des cas très rares. J’ai suivi la vraie maxime en cette matière, celle qu’avait rappelée l’honorable rapporteur du budget à la chambre des pairs, M. d’Audiffret : moins de secours, et plus d’indemnités sérieuses pour des titres sérieux. J’ai repoussé l’idée de détruire arbitrairement ce qu’avaient fait mes prédécesseurs et de porter le deuil ou l’effroi dans l’ame de tant de personnes estimables en les frappant subitement, parce qu’elles n’avaient peut-être pas toute l’illustration ou toute la misère requise ; j’aurais reçu cet ordre que je ne l’aurais pas exécuté, je le déclare ici hautement. J’ai donc respecté le passé, qui n’était pas mon ouvrage ; mais j’ai voulu que l’avenir pût braver tous les regards, et, depuis le 1er  mars jusqu’au 29 octobre 1840, je n’ai accordé ni une indemnité ni même un simple secours qu’au grand jour et en publiant moi-même ce que je faisais dans le Moniteur. On y trouvera les noms des personnes qui ont reçu de pareils encouragemens. On y verra que je me suis surtout proposé, dans l’intérêt de la dignité des lettres, d’accorder très peu d’indemnités à titre gratuit et de les attacher à des missions ou à des travaux, en sorte que ces encouragemens soient à la fois une dette envers ceux qui les reçoivent et un service envers le public par les ouvrages qu’ils favorisent et dont ils sont la récompense anticipée.

À l’égard de la Légion-d’Honneur, cette grande et nationale institution affaiblie par tant de prodigalités, et qu’il importe de relever, soit par une mesure législative, soit du moins par un sobre et sévère usage de la prérogative royale, si la loi sortie des débats provoqués par la noble proposition de M. Mounier n’a point été sanctionnée, je me suis fait un point d’honneur de la pratiquer en ce qui concernait mon département. Le Journal de l’Instruction publique a publié toutes les nominations qui ont été faites le 1er  mai 1840, et les motifs sur lesquels reposent ces nominations. Nulle nomination isolée n’a eu lieu, et toutes ont été fondées sur cette maxime que j’ai tant de fois répétée, ou de très longs services ou des services très éclatans.

Mais il est temps de terminer ce compte déjà trop long d’une administration qui a si peu duré. J’ai cru le devoir à mon pays, à l’Université, à moi-même. J’ai voulu placer les réformes que j’ai entreprises sous la protection de l’opinion des juges compétens en France et en Europe. Pourquoi ne le dirais-je pas ? Je suis, je l’espère, au-dessus de tout soupçon de regretter le pouvoir ; mais, en achevant ce récit, en posant ici la plume, il me semble que je quitte de nouveau, et avec un sentiment que je n’essaie pas de dissimuler, ce corps illustre qui est pour moi une seconde patrie dans la grande patrie, où je suis entré comme simple élève de l’école normale dans les premiers jours de 1810, où j’avais conquis lentement un avancement légitime, auquel depuis dix années, comme membre du conseil royal et directeur de l’école normale, je rapportais presque toutes mes pensées, que j’ai un moment dirigé avec ce sérieux dévouement qui sert et ne flatte pas, et que j’aimerai et continuerai de servir pendant toute ma vie, dans toutes les fortunes que me fera la divine Providence.

À la Sorbonne, 20 janvier 1841.
V. Cousin.
  1. De L’instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne et particulièrement en Prusse, troisième édition, 2 vol. in-8o, chez Pitois-Levrault, 1840.
  2. De l’instruction publique en Hollande, 1 vol. in-8o, chez Pitois-Levrault Paris, 1837.
  3. Tome 1, page 306.
  4. Voyez l’ouvrage intitulé École normale, un vol.  in-8o ; Paris 1837.
  5. C’est le plan récemment présenté à la chambre.
  6. De l’instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne, tom. Ier, pag. 119, 173, sqq.De l’instruction publique en Hollande, pag. 93, sqq.
  7. De l’Instruction publique en Allemagne, tom. Ier, pag. 113, 119. — De l’instruction publique en Hollande, pag. 219.
  8. Lisez dans le Journal de l’Instruction publique les rapports sur les concours des étudians dans les diverses facultés de droit.
  9. Mme de Beaumont.