Les Siècles morts/Hymne à la Beauté

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 110-113).

 
Aube à peine flottante au fond des mornes cieux,
Fille du songe obscur où s’attardaient les Dieux,
           Elle émergea de l’ombre antique,
Lente, grave, pareille au premier rayon d’or
Qui, lorsque dans la nuit le vallon gît encor,
           Hésite au faîte d’un portique.

La Terre, ivre d’amour, d’allégresse et d’espoir,
Quand, moins farouche enfin, blanchit l’horizon noir,
           Frémit, sachant qu’Elle était née,
Frémit comme une vierge heureuse en s’éveillant
De saluer la jeune aurore, au seuil brillant
           De la nuptiale journée.

Déesse, tu parus. L’aigle des monts déserts,
À ton char attelé, t’emporta dans les airs,
Inextinguible météore ;
Et la forêt s’emplit de souffles inconnus,
Et tu vis se courber pour baiser tes pieds nus,

Ô Beauté ! l’océan sonore.

L’ombre s’évanouit ; l’ombre s’épanouit ;
Tout est joie et lumière et l’on entend, la nuit,
Se ruer la foule mouvante
Des monstres du chaos effarés et géants,
Et des troupeaux de sphinx choir aux gouffres béants,
Dans une fuite d’épouvante.

Ô Beauté ! le lion lèche le faon naissant ;
Le tigre apprivoisé n’asperge plus de sang
Le doux mystère des nymphées ;
L’ours en ses bras velus berce l’agneau frileux ;
Le Centaure brutal suit vers les coteaux bleus
La marche auguste des Orphées.

Où s’émeut une lyre une âme chante aussi ;
La Nature domptée y répond, et voici
Que l’Harmonie éclate et vibre.
Une haute voix sort des chênes inspirés,
Et les poèmes saints et les hymnes sacrés
Coulent du cœur de l’homme libre.


Jeunesse de la terre ! inoubliable éveil !
La pâle Hamadryade ouvre d’un bras vermeil
           La vivante prison des arbres ;
La source réfléchit l’azur silencieux ;
Le mont offre au ciseau pour en créer des Dieux
           La chair divine de ses marbres.

Par toi, mystérieuse en ta gloire, ô Beauté !
O Sublime ! par toi sous le ciel enchanté
           D’Hellas, à jamais maternelle,
Le peuple triomphal de nos Dieux préféra
A l’Olympe neigeux les temples que sacra
           Le sceau de la Forme éternelle.

Par toi, le monde antique a sur de vrais autels,
Dans leur sérénité, dressé les Immortels ;
           Par toi, survivant aux désastres,
Le grand Zeus, appuyé sur le sceptre d’airain,
Se lève et foule encor de son pas souverain
           L’empire étincelant des astres.

Par toi la Mort est belle et sourit aux tombeaux ;
Au sang noir, ruisselant sur les corps en lambeaux,
           Tu donnes la pourpre des roses ;
Aux sages, aux héros de la patrie en deuil
Tu promets le laurier, la mémoire et l’orgueil
           Des futures apothéoses.


Salut ! Sur l’univers, dans la fange abattu,
Surgis, surgis encore, ô suprême Vertu,
           Immuable et toujours nouvelle,
Soleil jamais lassé de croître et d’éblouir,
Qui, de ton calme azur, vois pâlir et s’enfuir
           La comète qui s’échevèle !

À toi le dernier chant et les derniers parfums,
Et les derniers regrets, voués aux Dieux défunts,
           Et les larmes des nobles races
Embrassant ton autel de leurs bras épuisés !
Salut à toi, Déesse, aux lieux divinisés
           Par l’éternité de tes traces !

Du faîte de ton pur et sacré piédestal,
Laisse des temps maudits rouler le cours fatal,
           Laisse monter la nuit profonde.
Ainsi qu’un haut rocher qu’assiège un flot amer
Impérissable ment se dresse sur la mer,
           O Beauté, surgis sur le monde !