Hélène de Sparte

La bibliothèque libre.
Nouvelle Revue française (p. 5-130).
ÉMILE VERHAEREN







HÉLÈNE DE SPARTE




TRAGÉDIE EN QUATRE ACTES

 

(4me édition)


n r f


ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MARCEL RIVIÈRE & CIE
1, RUE SAINT-BENOIT, PARIS
1912


IL A ÉTÉ TIRE À PART

50 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ d’ARCHES
RÉIMPOSÉS ET NUMÉROTÉS

À LA PRESSE


À MES AMIS

STEPHAN ZWEIG ET VALÈRE BRUSSOV
QUI TRADUISIRENT EN ALLEMAND ET EN RUSSE

CETTE TRAGÉDIE LYRIQUE




HÉLÈNE DE SPARTE





TRAGÉDIE LYRIQUE EN QUATRE ACTES

REPRÉSENTÉE AU THÉÂTRE DU CHÂTELET LE 4 MAI 1912



PERSONNAGES



HÉLÈNE Mme IDA RUBINSTEIN
ÉLECTRE Mme VERA SERGINE
FEMMES, JEUNES FILLES ET ENFANTS
POLLUX M. DE MAX
MÉNÉLAS M. DESJARDINS
CASTOR M. ROGER KARL
SIMONIDE (notable)
EUPHORAS (notable)
BERGERS, VIGNERONS, BOUVIERS
QUELQUES SOLDATS.



LIEU DE SCÈNE



À droite : palais de Ménélas, avec terrasse.
À gauche : bois d’oliviers, avec une statue de faune, quelques bancs et une source.
Au milieu : place vide, terminée par une rampe à laquelle accède un escalier.
Au fond : des bois avec des chemins dévalant vers le palais.

ACTE PREMIER


Scène première


POLLUX, BERGERS, BOUVIERS, VIGNERONS, NOTABLES, SIMONIDE, EUPHORAS


UN BERGER


Ainsi, c’est donc bien vrai :
Ils arrivent !
Ils ont franchi les chemins des forêts
Et les voici parmi les champs que l’on cultive.
Ils respirent notre air doux et léger
Et chaque pas qui les écarte
Des périls ténébreux et des mouvants dangers
Les ramène, dans leur gloire, vers Sparte.


UN VIGNERON


On dit qu’ils ont erré pendant combien d’hivers,
Ballottés par les vents et les brusques tempêtes
Et tantôt vers l’Egypte, et tantôt vers la Crète
Immensément, de mer en mer ;
On dit qu’ils ont connu des cités grandioses
Où de grands dieux rayonnants et vermeils
Portaient sur leur front d’or, la lune et le soleil.
Il est vrai que l’on dit tant de choses.


UN BERGER


Mais est-on sûr enfin
Que ceux que nous ramène le destin
Et qu’on acclame et qu’on fête de plaine en plaine
Sur les routes là-bas
Sont bien la reine Hélène
Et le roi Ménélas ?


UN VIGNERON


Pollux en a douté, certes, plus que personne.


UN BERGER


On affirme, on discute, on hésite, on soupçonne.


SIMONIDE, un notable


Leur retour doit troubler et assombrir Pollux.


EUPHORAS, un autre notable


Si Ménélas est roi, lui, Pollux ne l’est plus.


SIMONIDE


La guerre et Troie, et l’ombre, et la mort, et la gloire
Tout est si loin déjà au fond de la mémoire !


EUPHORAS


Voici vingt ans bientôt
Que Pollux règne à Sparte et durement nous traite.
Zeüs lui-même le mit à notre tête
Quand Ménélas partit vers les hasards des flots.


UN BERGER


Il fut un maître sage et plus juste qu’un autre.


SIMONIDE


Il défendit vos droits, mais négligea les nôtres :
Les plus justes sont injustes, sans le savoir.


UN BERGER


Grâce à lui, les querelles se sont éteintes :
On n’entend plus les cris, les colères, les plaintes
Naître dès le matin et grandir jusqu’au soir.


SIMONIDE


Nous nous taisions et laissions faire
Pour éviter
Alors que rugissait dans Ilion la guerre,
L’autre guerre dans nos cités.


EUPHORAS


Mais aujourd’hui qu’Hélène et Ménélas reviennent

Qui donc voudrait encor qu’on entretienne
Fût-ce un seul jour, au fond des cœurs.
Les ressentiments sourds et les mornes rancœurs.


UN AUTRE NOTABLE
(qui est entré depuis quelque temps)


C’est, m’a-t-on dit, un pêcheur de la côte
Qui sur la mer vit le premier
Rames longues et voiles hautes
Le navire du Roi comme un géant ramier
Cingler, dans le vent clair, vers la Patrie.
Toutes les eaux de l’Ouest à l’Est, semblaient fleuries
Tellement le soleil y répandait ses feux.
Ménélas débarqua, laissant à bord, Hélène ;
Et les gens accourus des bourgs et de la plaine
Le reçurent d’abord avec des cris hargneux :
Nul ne pouvait penser qu’il revenait de guerre.
Soudain, quelqu’un s’en vint qui reconnut le roi
En regardant ses yeux, en écoutant sa voix,
Tandis que survenaient sur la grève, les mères
Qui désignaient leurs fils parmi les passagers.

La reine alors parut : ses yeux semblaient songer,
Quand tout à coup, la foule à voix rapide et pleine
Frappa les airs de ce seul cri : Hélène ! Hélène !
Et ce grand bruit qui venait de là-bas
Etait si doux et s’épandait si fort
Que les échos d’Hellas
Et la mer et ses bords
Et l’antre de la nymphe, et le bois du satyre
Longtemps, jusqu’au soir, en retentirent !
Voilà ce que m’a dit quelqu’un venu d’Argos.


SIMONIDE


Nul ne peut plus douter que les vents et les flots
N’aient poussé vers nos ports, l’Atride et sa compagne
Et voici que leur char passe par nos montagnes
Escorté par les uns, mais acclamé par tous
Et qu’à le voir passer, chacun tombe à genoux.


EUPHORAS


Les dieux leur sont acquis : ces fêtes le démontrent
Et Pollux dépêcha Castor à leur rencontre.


POLLUX
(survenant avec une troupe d’esclaves portant
des fleurs, des fruits, des branches)


Vous suspendrez ces fleurs
Et leurs guirlandes de lueurs
À la terrasse ;
Et ces roses lourdes et grasses
À ce linteau ;
Et tresserez autour des blancs poteaux
Et des hampes guerrières
Libérant son feuillage, mais serrant ses rameaux,
Le Lierre.


(Aux bouviers)


Vous choisirez dans le bétail nombreux
Les plus grands bœufs
Pour orner d’or resplendissant leurs cornes ;
Vous cueillerez la menthe et la viorne
Pour en joncher les carrefours, partout ;
Vous répandrez au long des routes blanches
Des branches
Du sable lumineux et de brillants cailloux :

Je veux que l’air, le vent, le sol, le mont, je veux
Que le ruisseau fuyant et le chemin poudreux,
Je veux que tout et dans la ville et dans la plaine
Fête par un accueil joyeux,
Hélène.

(Rapidement aux bergers)


Menez et maintenez tout au long des pacages
Chèvres, béliers, brebis aux superbes toisons
Pour que le roi les voie autour de sa maison
Et les admire à son passage.

(Les bergers sortent)


Les prés sont gras, les celliers pleins.
J’ai travaillé pour lui autant que pour moi-même
Le pays tout entier est riche en grain ;
Et plus aucun chemin
Ne voit errer la faim.
De bourg en bourg, par les champs blêmes.


UN VIGNERON
(à Pollux)


Bien qu’aujourd’hui on acclame le roi

Chacun de nous, au fond de sa pensée
Se souviendra de vous, qui fûtes juste et droit
Et de raison valide et avisée.


POLLUX


Vous parlerez ainsi pour me complaire, un jour
Et peut-être bientôt, devant ma sœur, la reine.

(Un silence)


Et maintenant, fêtez le maître et son retour !


(La foule se disperse et Pollux reste
seul sur le devant de la scène)




Scène II


POLLUX, ÉLECTRE


ÉLECTRE


Prince, je pars. Hélas ! puisque revient Hélène,
Chaque heure qui s'écoule augmente mes ennuis.

J’ai senti mes fureurs me reprendre la nuit
Et je tremble, et je vague, et mon âme est en flamme.


POLLUX


Hélène apaisera elle-même votre âme
Elle ne vous hait point ; toutes deux vous oublierez
Et les deuils passagers et les maux endurés
Et les meurtres anciens que recouvre la terre.


ÉLECTRE


Jamais ! je porte en moi une âme trop austère
Et trop haute pour avoir peur des souvenirs.


POLLUX


Oh ! le malheur qui vous attend dans l’avenir !
Les jours passent, le deuil s’éloigne et l’homme oublie ;
Votre front est trop clair pour la mélancolie :
Les Dieux ont seuls le droit de n’oublier jamais.


ÉLECTRE


Je suis celle qui doit haïr, je hais, je hais.

On instruisit mes yeux à ne voir que des crimes
Se draper dans la pourpre et rouler aux abîmes.
Mes bras, mes mains, mes doigts n’ont touché que la mort :
Je n’ai jamais connu que la rage du sort
S’acharnant sur Atrée et me tuant mon père ;
Je vois des mains en sang dans le sang de ma mère
Et mon frère assassin qui vers l’ombre s’enfuit,
Portant toute sa race ensanglantée en lui !


POLLUX


Vous étiez une enfant quand éclata la guerre ;
Hélène était partie et ne soupçonnait guère
Les maux que son départ déchaînerait sur tous ;
Elle revient heureuse et l’accueil sera doux
Que lui fera la ville où je commande encore.


ÉLECTRE


J’ai vu Sparte aujourd’hui s’éveiller dans l’aurore,
Et les gardiens des tours se faire des signaux
Et dans l’air vierge et dur s’agiter des rameaux

Et des arcs s’élever faits de fleurs et de flammes ;
Et j’ai senti la mort jusqu’au fond de mon âme.


POLLUX


J’aime à vous rappeler — les dieux sont mes témoins —
Combien j’ai mis d’ardeur, et de zèle et de soins
À vous défendre, aux temps fatals, contre vous-même,
À peine sentiez-vous ma puissance suprême
Comme une ombre d’été passer sur votre front.
Si Ménélas était resté là-bas, mon nom,
Un jour peut-être, aurait uni sa gloire au vôtre ;
Tout ce pays, Argos et Sparte, eût été nôtre
Et nous eussions régné sur nos peuples en paix ;
Mais le retour d’Hélène a changé mes projets
Et mon sort de nouveau change et se recompose.


ÉLECTRE


Mais ignorez-vous donc qu’elle seule est la cause
De cette ardente mort que je nourris en moi ?
C’est elle ma fureur, ma fièvre et mon effroi ;
Elle qui me fait peur, ainsi qu’un incendie

Qui m’entoure, la nuit, de ses flammes brandies.
Si Ménélas, vers elle, un jour n’était allé
Certes, jamais, nul orage n’aurait brûlé
De sa foudre, mon cœur tranquille et solitaire.
J’écouterais encore et mon père et ma mère
Me parler doucement, près du foyer, le soir.
Le sol ne serait point couvert de leur sang noir,
Clytemnestre jamais, n’aurait connu Egiste,
La vision d’horreur qui dans mes yeux persiste
Ne me poursuivrait point avec des gestes fous
Et je ne craindrais pas d’aller vers n’importe où,
Hagarde et torturée, et démente et funeste,
Comme erre au loin et crie et se déchire Oreste.


POLLUX


Oh ! que le calme, enfant, est loin de votre esprit
Et comme un conseil sage et vous trouble et vous nuit.


ÉLECTRE


Et qu’importe un conseil quand l’affolant vertige…...


POLLUX
(voyant entrer le messager)


Hélène et Ménélas vous sont amis, vous dis-je :
Vous leur direz et vos terreurs et vos secrets
Revoyez-les d’abord et vous fuirez après.




Scène III


UN MESSAGER, LE PEUPLE, POLLUX


LE MESSAGER


Seigneur, c’est seul à seul que Castor, votre frère
Qui s’en revient de loin, désire vous parler.

(Électre sort)


POLLUX
(inquiet)


Quoi ? dites ! Qu’y a-t-il ? Quelles nouvelles contraires…


LE MESSAGER


Seigneur, je ne sais pas.


POLLUX


J’attends ici, allez.

(Le messager sort)


Que va-t-il m’annoncer de sombre et de funeste ?
Et quel méfait soudain devrai-je apprendre encor
De cet homme qui m’inquiète autant qu’Oreste ?

(Il songe, à l’écart)


SIMONIDE
(au milieu de la foule, au fond de la scène)


Regardez tous : voici le char de pourpre et d’or
Qui traverse la plaine
Et Ménélas qui tient les rênes
Et les chevaux plus noirs que l’ébène
Et la foule qui suit
Avec les bras levés et les rameaux brandis
Et qui acclame, au cœur de son pays,
Hélène !


EUPHORAS


Ils sont si grands tous deux que l’on dirait des Dieux.


UN HOMME DU PEUPLE


Descendons tous jusques au pont ; nous verrons mieux.


(La foule s’écoule par le fond de la scène)




Scène IV


CASTOR ET POLLUX


CASTOR


Je m’en reviens d’un clair et triomphal voyage,
N’ayant rien vu que la beauté de notre sœur.
Je reviens ébloui, mais avec quelle rage
Et quel tourment tenace et quelle fièvre au cœur.


POLLUX


Ménélas aurait-il outragé dans mon frère
Le pouvoir souverain que je détiens encor ?


CASTOR


Oh ! l’avoir vue ainsi dans la pleine lumière
Avec tout le soleil sur ses épaules d’or,
Elle, l’orgueil d’Hellas, elle, la grande Hélène,
Et songer que ces yeux, et ces bras, et ces mains,
Et ce front comme armé de force souveraine
Et ce torse dardant les brasiers de ses seins
Échouent au vieillard Ménélas comme une épave.


POLLUX


Mon cœur en a souci tout autant que le tien,
Car c’est comme butin de guerre et comme esclave,
Qu’Hélène fut donnée au roi et lui revient.


CASTOR


Que n’ai-je pénétré dans Ilion croulante
Quand ses femmes hurlaient autour de leurs foyers
Et que ses murs tombaient en des mares sanglantes
Mêlant leurs blocs fendus à des guerriers broyés !

Quand tout n’était là-bas que de la mort qui brûle !
J’eusse arraché Hélène à son palais détruit
Et par les sentiers noirs que les bois dissimulent
J’eusse emporté ma proie au travers de la nuit.
Ainsi ont fait Énée et Créuse et Anchise


POLLUX


Certes, les dieux amis auraient guidé tes pas.


CASTOR


Oh ! combien le regret en mon âme s’attise
De n’avoir point suivi les Achéens, là-bas !
Que m’eût importé la vengeance et la haine
Et la soif et la faim, et l’affre et le danger
Dans ma fuite, de mer en mer, avec Hélène !
Nous eussions vécu seuls, sous un ciel étranger
Loin des hommes, loin des cités, loin des patries,
Ivres tous deux d’un large et violent amour.


POLLUX


Hélas, le ciel, la terre et toutes les furies

Vous auraient châtiés et poursuivis toujours !
Zeus est aussi ton père et ton esprit s’égare
À méconnaître un lien qu’avaient formé les cieux.


CASTOR


Non, non, je suis mortel, et mon père est Tyndare ;
L’amour qui tient mon cœur n’outrage point les dieux.
D’ailleurs, qu’importe et qui je suis et qui nous sommes
Et que plus tard je règne au fond du firmament !
Je ne veux être Dieu que pour être plus homme
Et pour aimer ou pour haïr plus fortement.
Hélène est à mes yeux, non ma sœur, mais la femme
Dont l’Europe et l’Asie ont respiré la chair ;
Celle qui dominait et les villes en flamme
Et les orages noirs qui dévastaient la mer ;
Celle que j’aime avec démence et avec rage
Et d’un amour si brusque, et si rouge, et si fort
Que j’exulte à sentir le feu qui me ravage
Jusqu’en ses os et ses moelles, brûler mon corps.
Ah ! vous ne savez pas, vous ne pouvez comprendre
Le sursaut de mon cœur, rien qu’à la voir passer

Rien qu’à voir ses mains vers les miennes descendre
Et lentement ses yeux vers les miens s’abaisser
Et son souffle rapide et chaud frôler ma bouche.
Non, vous ne savez pas, vous ne saurez jamais.


POLLUX


Je sais qu’Hélène est belle et Ménélas farouche
Et qu’elle est sa captive et son bien désormais.


CASTOR


Elle appartient au monde avant d’être à personne :
Sa gloire et sa beauté sont le terrible enjeu
Sur la terre qui bat, sous le ciel qui frissonne,
Des batailles des rois et des hommes entre eux.
Elle est à qui l’enlève et la possède et l’aime ;
Surtout à qui la garde et peut la protéger
Fût-ce contre le rapt des Ouraniens eux-mêmes
Dont rôde le désir comme un soudain danger ;
Ménélas est trop faible et succombe sous l’âge.


POLLUX


Il vit.


CASTOR


Non pas, il traîne avec peine son corps
Et la vieillesse pâle et morne est son partage
Et ses gestes déjà semblent frôler la mort ;
Ses pas sont lents sur les routes.


POLLUX


Il vit, te dis-je.


CASTOR


Vraiment, que n’est-il mort dans l’horreur de la nuit,
Quand le carnage ameutait l’air de ses vertiges
Et qu’llion brûlait…


POLLUX


Il vit, te dis-je, il vit.


CASTOR


Ah ! quel rouge dessein hante soudain mon âme !
Et qu’importe la vie ou la mort d’un vieillard…


POLLUX


L’homme qui se sent fort, n’a souci d’aucun blâme
Et va, droit devant soi, sous les grands cieux hagards,
Avec sa volonté implacable pour guide :
Ton bonheur te regarde et tu devrais savoir…


CASTOR


Je sais, je sais ; mon cœur comprend et s’élucide
Et ce que je redoute est peut-être un devoir ;
D’ailleurs, si ce n’est moi, qui sauverait Hélène
Des étreintes d’un roi qui ne peut plus l’aimer
Et dont les mornes bras se nouent comme des chaînes
Autour de son corps triste et de ses flancs fermés ?
Un tel amour n’est plus qu’erreur et qu’imposture.
Il outrage, il flétrit, il insulte les Dieux.
Hélène en doit sentir la honte et la souillure
Marquer sa chair superbe et sa bouche et ses yeux.
Oh ! les nuits d’épouvante et d’effroi sous les astres
Oh ! la nocturne horreur de ces embrassements
Qui appellent sur eux la mort et les désastres…


POLLUX


Oh ! l’effroyable cri de ton esprit dément !


CASTOR
(continuant sans prendre garde)


Le châtiment prendra le pas sur la justice
Il se terre aujourd’hui pour mieux surgir demain.
Je choisirai mon heure avec joie et délice :
Rien ne m’arrêtera quand j’abattrai ma main.


(Il sort)




Scène V


POLLUX, CITOYENS, BERGERS, GARDES,

JEUNES FILLES, JEUNES GENS, VIEILLARDS, ÉLECTRE,

HÉLÈNE, MÉNÉLAS


POLLUX
(joyeux, au fond de la scène et rappelant
la foule autour du palais — aux jeunes filles)


Venez, c’est par ici qu’il faut semer les roses ;

Ici, sur l’escalier ; là, devant la maison ;
Et jusque sur le seuil pour qu’Hélène repose
Son beau regard sur l’or coupé des floraisons.


(Toute la foule envahit le fond de la scène
et des jeunes filles sèment des roses)


UN VIEILLARD
(penché sur la rampe)


Que Ménélas est lent et alourdi par l’âge
Et que blanche est sa barbe et ridé son visage !


UN BERGER


Comment peux-tu, vieillard, regarder Ménélas
Quand s’avance devant tes yeux, Hélène ?


UN JEUNE HOMME
(au berger)


Mon père, un vigneron, qui la connut là-bas
Pleurait quand il parlait de sa beauté sereine.
Avec la rayonnante et douce vision

De celle qui revient à cette heure, d’Asie
Il éclaira pendant des ans, son humble vie
Puis il mourut, un soir, en prononçant son nom.


UN NOTABLE


Jamais femme n’a exalté tant d’hommes !


UN JEUNE HOMME


C’est à genoux qu’on la désire et qu’on la nomme !


UN JEUNE


Ses yeux n’ont qu’à s’ouvrir pour créer des héros,
Ses cheveux sont de flamme et couvrent d’or, sa tête.


UN BERGER
(qui regarde le fond de la vallée)


Venez voir, venez voir ! Les chevaux noirs s’arrêtent.


UNE JEUNE FEMME
(penchée sur la rampe)


Elle porte sur ses épaules, le manteau
Qu’Agamemnon, jadis, lui offrit à Mycènes.


UNE AUTRE FEMME
(poussant devant elle ses enfants)

Laissez passer les tout petits ;
Il faut que leurs regards ravis
Se souviennent un jour d’avoir touché Hélène.


(Les gardes font ranger la foule devant Hélène et Ménélas
qui débouchent sur la scène par l’escalier monumental
et se tiennent au fond)


POLLUX
(à Ménélas)


Seigneur, voici le jour qu’ont appelé mes vœux :
Après vingt ans de deuil, de guerre et de tueries
Vainqueurs, enfin, de Troie et de la mer, tous deux

Vous revenez en reine et roi dans la patrie.
Je ne serai plus rien qu’un serviteur demain,
J’abdique, en cet instant, ma puissance royale
Et je demande aux dieux qu’ils fassent de mes mains
Deux fidèles soutiens et deux forces loyales.


(On apporte les attributs des rois)


Voici le sceptre et le bandeau. Reprenez-les.


UN NOTABLE
(à Ménélas, en désignant Pollux)


Et je veux ajouter que durant tant d’années
Roi Ménélas, ni vos jardins, ni vos palais,
Ni vos ruches par leur miel d’or illuminées,
Ni vos brebis, ni vos agneaux, ni vos béliers,
Ni le pesant bétail de vos chaudes étables,
Rien n’échappa jamais à ses soins réguliers.
Il fut de conseil ferme et d’avis équitable.
Il ne heurtait jamais les obstacles de front.
Il calmait à son gré les plus vieilles querelles.
Par-dessus l’Eurotas, il a construit cinq ponts
Et les rives d’aval se rejoignent entre elles

Avec leur prés, leurs clos et leurs hameaux, là-bas.
Il a régné, dûment, sur la ville et la plaine.
Mais qu’importe, puisqu’aujourd’hui, roi Ménélas
Vous revenez vainqueur et nous rendez Hélène !


UNE JEUNE FILLE
(se détachant d’un groupe et s’adressant à Hélène)


Nos mères nous disaient, le soir, autour des feux,
En songeant aux splendeurs que votre corps déploie :
“ Jamais vous ne verrez ce que virent nos yeux ”
“ Puisque l’Asie est loin, et qu’Hélène est à Troie ”.
Vous voici revenue, ô reine, et nous voyons
Cette beauté dont nos mères gardaient mémoire
Vivre, marcher, sourire, et verser ses rayons
Sur Sparte, et nous illuminer, avec sa gloire.
Et nos vœux sont comblés et certes à notre tour
Maintenant que nos yeux ont vu votre lumière
Nous parlerons de vous à nos filles, un jour,
Comme en parlaient, le soir, autour des feux, nos mères.


(elle donne des fleurs à Hélène)

MÉNÉLAS
(au milieu de la scène du fond)


J’oublie en cet instant la vie et tous ses maux
Et la guerre féroce et les trépas funestes
Et l’orage planant sur l’orgueil des vaisseaux
Puisque Sparte m’accueille et qu’Hélène me reste !
J’ai confiance en tous et m’abandonne aux Dieux.


(à Pollux)


Pollux, que Zeus choisit pour occuper ma place
Le jour que je partis sur les flots hasardeux,
Je te sais gré d’avoir avec tes mains tenaces,
Pendant vingt ans, maintenu Sparte en mon pouvoir,
Grâce à toi, mes troupeaux sont nombreux et prospères ;
J’ai vu passer, là-bas, mes bœufs vers l’abreuvoir
Et mes chèvres grimper aux berges des rivières ;
J’ai regardé aussi mes champs, mes prés, mes bois,
Et j’ai surpris partout ta vigilance sûre
Et ta main attentive et ton travail adroit.
Merci. — Tu sus régner avec force et mesure
Dans la paix nécessaire et le calme profond.


(à la foule des citoyens)


Et vous les vignerons, les semeurs et les pâtres
Dont les gestes sont clairs et les labeurs féconds
Au long des eaux, au pied des monts, autour des âtres
Vous avez répandu l’abondance, partout.
Et tandis que là-bas, la terre était sanglante
Et que le meurtre noir nous sollicitait tous,
Vous n’occupiez vos mains qu’aux laines et qu’aux plantes,
Qu’aux grappes de vos ceps, qu’aux herbes de vos clos.
Chacun de vous, en ne peinant que pour soi-même
A travaillé pour tous, d’un bras ferme et dispos.
Il a rendu meilleur le sol que chacun aime
Et Sparte plus fertile, et le pays plus doux.
Vous avez lentement apaisé les querelles
Qui vous dressaient, jadis, comme un troupeau de loups.
Je vous crois donc heureux et je vous sais fidèles
Et mon cœur se détend et s’en revient ici,
Sauvé enfin des carnages et des tempêtes
Se reposer sans plus d’émois ni de soucis
Dans ma maison en joie et ma patrie en fête.


(Ménélas prenant la main d’Hélène,

fait le tour de la scène. La foule est
rangée en cercle autour du seuil du palais)


(En ce moment, derrière la foule, mais
tout à l’avant de la scène, Électre paraît.
Elle se traîne, comme si
c’était malgré elle qu’elle arrivait là)


ÉLECTRE
(à gauche de la scène, au premier rang)


Mes yeux, je ne veux pas que vous la regardiez !
Elle est la mort qui rôde et qui revient à Sparte
Et si personne encor du péril ne s’écarte
C’est que nul ne peut voir ce que vous, vous voyez.
Je ne veux pas, mes yeux, que vous alliez vers elle,
Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas !


(Tout en disant ces mots, lentement,
les yeux d’Électre se tournent vers
Hélène qui s’avance et passe, sans l’apercevoir)


Oh ! qu’elle est donc encor majestueuse et belle !
Et que sur nos chemins sont tranquilles ses pas.

Ô puissance ! ô beauté, que tu nous es fatale
Et comme je te sens malgré moi pénétrer
Et remplir tout mon cœur de ta force totale
Moins pour y resplendir que pour le déchirer !


(Hélène est arrivée au seuil du palais.
Au moment où elle monte les marches,
Électre comme affolée)


Hélène ! Hélène ! Hélène !


(La foule répétant les mots d’Électre,
mais sur un mode d’exaltation)



Hélène ! Hélène ! Hélène !


(L’angoisse d’Électre est absorbée ainsi
par l’enthousiasme de tous.
Hélène et Ménélas se retournent
et rentrent dans le palais).



LE RIDEAU TOMBE

ACTE II


Scène première


HÉLÈNE ET MÉNÉLAS


HÉLÈNE
(à Ménélas)


Ainsi donc, j’ai dormi pour la première fois
Depuis vingt ans, calme et douce, en ma demeure,
Sans la peur de la nuit, sans l’angoisse de l’heure,
Gardant mon triste corps pour toi seul et pour moi.
Je n’ai pas demandé si j’étais encor belle
Ni à tes yeux, ni à tes mains, ni à tes bras,
Et mon cœur, apaisé d’être à nouveau fidèle
Goûtait l’ample douceur d’être tranquille et las.

Je suis tienne toujours, et je te remercie
D’être venu, là-bas, au travers de la mer,
Arracher ma beauté aux villes de l’Asie
Pour lui rendre l’éclat d’un nom royal et cher.


MÉNÉLAS


La Grèce entière a fait que la cause d’Hélène
Trop grande pour moi seul, fût celle d’un pays,
Et que du flanc des monts, jusques au fond des plaines,
D’un seul sursaut, d’un seul élan vaste et hardi,
Tout un peuple vous dédiât tout son courage.
Vous étiez sa splendeur aux horizons debout
Et les vaisseaux vainqueurs des vents et des orages
Que les vagues portaient, se soulevaient vers vous.


HÉLÈNE


Laisse s’éteindre, ami, cette gloire funèbre
Dont mon cœur tremble encor, sitôt qu’il s’en souvient ;
Ma chair se meurt, hélas ! sous de lourdes ténèbres
Dont l’hôte est le silence et la nuit le gardien.
Si mon œil s’ouvre encor et s’offre à la lumière

Je veux que ce soit vous, vous seul, grand ciel natal
Qui l’exaltiez parfois de vos clartés plénières.
Oh ! cet air frémissant et clair comme un cristal
Vais-je y plonger mon corps, pour qu’il se rassérène !


MÉNÉLAS


Vous y recueillerez les douceurs d’autrefois
Par les soirs bienveillants et les aubes sereines
Près des sources dont l’eau fait sangloter nos bois.


HÉLÈNE


Lorsque les vents soufflaient d’Argolide et de Thrace
En Troade, j’en ai rêvé le long des mers.
Je revoyais, soudain, le seuil et la terrasse,
Et le portique et le jardin du palais clair
Où tu m’avais, aux jours de ma splendeur, reçue.
Mon oreille entendait et les abois du chien
Et les pas du berger sur les dalles moussues
Et le chant familier des esclaves lydiens
Qui poussaient les troupeaux vers les étables chaudes.
J’écoutais tout cela, le soir, revivre en moi

Et y rôder, secrètement, comme en maraude
Et mon cœur retrouvé se souvenait de toi.


MÉNÉLAS


Vous ne fûtes jamais étrangère et troyenne.


HÉLÈNE
(elle entraîne Ménélas vers un rosier,
puis vers un faune)


Vois-tu, c’est le rosier que mes mains ont planté
Le jour qu’Agamemnon eut rebâti Mycènes ;
Rosier d’orgueil, il vit dans l’ardente clarté,
Mais son feuillage est doux et ses roses paisibles.
Et ce lierre là-bas, certes me reconnaît,
C’est moi qui l’ai tordu comme un faisceau flexible,
Aux pieds de ce vieux faune énorme et contrefait :
Le faune est envahi par les feuilles nombreuses
Et je n’aperçois plus que sa flûte et son front.


MÉNÉLAS


Tout se souvient de vous, et la nature heureuse

A retenu en ses échos vos cris profonds,
Quand vous luttiez, aux bords des eaux, vaillante et nue
Avec ceux qui domptaient mes chevaux orageux.


HÉLÈNE


Oh ! que d’heures en deuil sont depuis survenues,
Et comme, hélas ! est loin l’orgueil de ces beaux jeux ;
Je ne veux plus songer qu’à la tranquille vie
D’une femme qui garde et qui soigne un foyer,
Avec de lentes mains doucement asservies :
J’ai vu tant d’autres feux terribles flamboyer
Que j’adore la lampe et que j’aime les âtres !
Nous vivrons loin de tous, en nous aimant un peu
Acceptant sans fléchir l’existence grisâtre
Et le poids, jour à jour, plus lourd des ans nombreux.


MÉNÉLAS


Pour moi, vous resterez toujours la reine ardente
Dont rien n’a pu flétrir le front ferme et vermeil.


HÉLÈNE


Oh ! le déclin du corps, les angoisses mordantes.

Mes yeux n’ont que trop vu se coucher de soleils !
Mais aujourd’hui, je te reviens, l’âme meilleure
Sachant quel bonheur sûr mon cœur a négligé,
En arrachant sa vie aux soins de ta demeure ;
Je t’apporte mon être étrangement changé
Et pour vivre avec toi, une femme nouvelle.


MÉNÉLAS


Les Dieux sont attentifs à de tels vœux, toujours !


HÉLÈNE


Jadis quand je m’en vins comme épouse fidèle
Une première fois vers ton tranquille amour
Voulant n’être qu’à toi, et de toute mon âme.
Tu me disais — sur ce banc même où je m’assieds —


(elle s’assied sur le banc à gauche)


“ Les raisins de ma vigne ont des grappes de flamme, ”
“ Mes troupeaux sont pesants, et larges mes celliers ; ”
“ Je ne sens pas en moi la volupté guerrière ”
“ De me ruer vers la conquête ou vers la mort, ”

“ Mon cœur ne brûlera que d’une ample lumière ”
“ Qui veillera sur ta jeunesse et sur ton sort, ”
“ Mais ma tendresse, au moins, sera tenace et sûre ”
“ Je t’aimerai toujours, si tu m’aimes parfois ”.
Je ne t’ai point, alors, écouté sans murmure ;
Pourtant, j ’ai retenu le son vrai de ta voix


MÉNÉLAS


Il ne changera pas, jusqu’au soir de ma vie ;
Ce que j’ai dit, je vous le dis, plus que jamais,
Avec mon âme heureuse et fièrement ravie…


HÉLÈNE


Ce que me dit ton cœur, me donne au cœur la paix.
Ton cœur est haut, tranquille et sûr et ton cœur m’aime
Au point qu’il apaisa mes trop justes remords,
Mais je veux, aujourd’hui, me sauver de moi-même
Et de la crainte, et du danger d’avoir un corps.
Voici l’heure qui s’avance, le temps te presse,
Et l’ombre diminue au seuil de la maison.


MÉNÉLAS


Tu la gouvernas comme reine et maîtresse,
La conduisant, avec ta force et ta raison,
Vers une claire et simple et sûre destinée.


HÉLÈNE


Avant que ne s’incline au couchant le soleil
Les servantes auront leurs tâches terminées.
Pour toi, l’instant est là de te rendre au conseil
Où, tous, même Castor, t’accepteront pour guide.
Adieu. J’ai bien compris quel sera mon devoir ;
Et je te reverrai, quand les heures rapides
Ramèneront les troupeaux blancs vers l’abreuvoir.


(Ménélas s’éloigne vers l’assemblée
qui se tient derrière le palais)




Scène II


CASTOR ET HÉLÈNE


Castor paraît. Il est accompagné de citoyens
et se rend à l’assemblée. Soudain,
il s’arrête en apercevant Hélène qui
se prépare à rentrer dans sa demeure.
Il se sépare des notables et se dirige vivement vers elle.


CASTOR
(à ceux qui l’accompagnent)


Allez. Je vous rejoins bientôt à l’assemblée.


(à Hélène)


Hélène, écoute-moi. Mon cœur est violent,
Et ton nom retentit dans mon âme affolée
Et met l’affre et l’orage et la mort en mon sang.
Quand hier, je t’ai revue et que toute la foule
Comme une ample forêt tendait vers toi ses bras,
J’aurais voulu dompter et repousser ses houles
Et t’emporter moi seul, je ne sais où, là-bas ;
Toute la nuit tu as peuplé l’ombre et mes rêves ;
Mon souffle brusque et chaud frôla ton front vermeil
Je te marquai de mes rages, hélas trop brèves,
Puisque tout disparut quand survint le réveil.


HÉLÈNE


Toi ! Toi ! Castor, mon frère ! Ô Dieux !


CASTOR


Je te désire
Sans hésiter, violemment et tout à coup ;
Je ne suis pas celui qui feint et qui sait dire
Ce qu’il ne pense pas quand son cœur est jaloux ;
J’aime, je hais avec fureur, avec rancune,
Et je passe, en criant vers ton cœur effaré
Qu’il sera libre un jour et suivra ma fortune :


HÉLÈNE


Jamais !


CASTOR
(en s’en allant)


Je te désire, Hélène, et te prendrai.




Scène III


HÉLÈNE ET ÉLECTRE


HÉLÈNE


Ô la honte à nouveau couvrant ma destinée

Comme une sombre écume envahissant la mer !
Ô Dieux ! Vers quels dangers suis-je encor entraînée
Et pour quelles amours est donc faite ma chair !
J’étais pourtant rentrée au pays des Atrides
Serrant, contre mes seins, les plis de mon manteau.
Ô ces désirs toujours rayonnants et torrides
Et ces aveux pareils à des coups de couteau !


(à Électre qui s’avance)


Dis, toi, dont je mérite et dont j’attends la haine
Toi, dont le père est mort en exécrant Hélène
Dont le frère me nomme avec des cris d’horreur
Accable-moi des mots les plus durs pour mon cœur.


ÉLECTRE


Je ne puis te haïr, quand tes yeux me regardent
Et je me sens vaincue en m’approchant de toi.


HÉLÈNE


J’ai dévasté ta vie avec mes mains hagardes
Comme pour lui ravir la candeur et la foi.

Je suis celle qui traîne après elle, les crimes
Les attentats soudains, les lentes trahisons.
Je suis toute ta nuit et toute ta ruine
Et tout le deuil qui rôde autour de ta maison ;
Et je règne, impunie et je marche, et j’existe.
Sans moi, sans moi, ta mère eût repoussé Égisthe
Agamemnon vivrait, à Mycènes, en roi ;
Oreste errant serait resté auprès de toi
Je suis toute ta mort.


ÉLECTRE


Tu es toute ma vie
Je ne me souviens plus de ce que fut jadis
La vengeance, l’orgueil, la colère, l’envie
Je ne sais rien. Je t’aime, et t’aime et te le dis.


HÉLÈNE
(épouvantée)


Encor ! Encor !


ÉLECTRE


Combien mon être a faim de toi !

Et comme avec ardeur j’aime écouter ta voix
Même quand elle blâme et peut-être repousse !


HÉLÈNE


Va-t’en, va-t’en !


ÉLECTRE


Ah ! sa brûlure âpre mais douce !
Oh ! sa fièvre, sa crainte et sa belle fureur !
Oh ! l’orage béni dont elle émeut mon cœur
Rien qu’à l’entendre, alors qu’elle est ta voix, Hélène !
Oh ! la brise qui souffle en cet instant : la plaine,
Le mont, les bois sont pleins de notre amour.


HÉLÈNE


Va-t’en !
Va-t’en, le ciel frémit d’horreur en t’écoutant !


ÉLECTRE


Non ! non ! Le ciel ne connaît rien de nos querelles
Ses flammes sont des cœurs et ses grands vents des ailes

Qui se frôlent et s'exaltent à travers l'air ;
Les fleurs larges sont des baisers faits chair,
Tous les flots de la mer que l'orage secoue
En un spasme cruel, s'enflent et s'entrenouent
Et même, il n'est là-haut, parmi les vastes cieux,
D'étoiles d'or qui ne s'aiment comme des Dieux.


HÉLÈNE


Oh ! l'horreur des retours dans la patrie !


ÉLECTRE


Écoute,
Tu es belle toujours, et je t'appartiens toute.
Hier, je te haïssais encor, mais aujourd'hui
Tu es le seul feu d'or qui traverse ma nuit
Tu m'es, en ces temps noirs, la soudaine embellie
Et celle qui accorde, et celle qu'on supplie,
Et qui a trop souffert pour n'avoir pas pitié.


HÉLÈNE


Malheureuse !


ÉLECTRE


Je sens mon sort au tien lié.
Hélas ! depuis quels jours, suis-je celle qui erre,
Brusque, fatale, et sombre et seule sur la terre !
Avec quel poids alourdissant de souvenir
Dois-je traîner ce corps brisé vers l'avenir.
Avec quels yeux grandis par l'angoisse et la crainte
Ai-je appris à souffrir dans Mycène et Tyrinthe
Et qu'ai-je pu aimer sous l'or des vastes cieux
Si ce n'est la vengeance et la haine des Dieux !


HÉLÈNE


Ô ! pauvre âme effrayante et jour à jour déçue
Tout comme Hélène, hélas ! pourquoi fus-tu conçue ?


ÉLECTRE


C'est mon destin, à moi, de ne sentir mon cœur
Que comme un feu qui brûle et mord et dont j'ai peur.
Oh ! ce pas saccadé des nocturnes Furies
Qui retentit jusqu'en ma chair pâle et meurtrie

Et me foule, et m'entraîne et m’affole toujours !
Et voici que je sens rugir en moi l'amour
Et que je pleure et crie et que je meurs et t'aime.


HÉLÈNE


Tu repousseras loin, bien loin, hors de toi-même
Comme une meute ardente et sauvage de loups,
Comme la peste et la mort, ces désirs fous
Qui jusqu'au fond de nous, t'outragent et m'outragent.


ÉLECTRE


Non ! non ! je ne puis plus, je ne puis plus ! Ma rage
Passe, vole et bondit, plus loin que ma raison
Je bois avec délice un étrange poison
Qui coule et se répand en ma chair torturée :
L'ombre circule en moi : je suis fille d'Atrée.
Pour venir, sous tes yeux, te crier mes transports,
J'ai rejeté ma honte et renié mes morts ;
Je n'ai pas écouté ce qu'ils disaient sous terre.
Hélas ! je foule aux pieds leur cendre solitaire

Et leur orgueil, et ma vengeance, et leur douleur ;
Et me voici, soudain, qui me rue en ton cœur ;
Prends et subjugue-moi, plains-moi et me pardonne
L'austère Électre est défaillante et s'abandonne.


HÉLÈNE


Jamais ! tant que les Dieux tiendront en mains mon sort
Jamais, jamais tes mains n'effleureront mon corps !


(Électre s'éloigne et, brisée, s'affaisse sur le banc
où Ménélas et Hélène se sont assis. Elle ne voit pas
Pollux qui entre et Pollux ne l'aperçoit pas)




Scène IV


POLLUX, ÉLECTRE, HÉLÈNE


POLLUX
(à Hélène)


Je sais de quelle flamme effrayante, mon frère
Brûle pour toi, ma sœur, et peut-être a-t-il dit,
Méprisant à la fois ta gloire et ma colère,
La rage et la fureur de ses transports maudits.


ÉLECTRE
(surgissant)


Oh ! feux plus monstrueux que mes aveux funestes.


(à Hélène)


Était-ce donc pour eux que vous me repoussiez ?
Et ne recherchez-vous que le crime et l'inceste
Et les chocs des amours brutaux et meurtriers ?


POLLUX


Électre !


ÉLECTRE
(à Pollux)


Écoutez-la, écoutez-la, vous dis-je,
Elle m'accable enfin, des mots que j'attendais.


ÉLECTRE


Bras des hommes, étaux d'orgueil et de vertige
Broyant terriblement nos corps vierges et frais,
Vœux des hommes, brasiers de crime et de folie,
Gestes qui violez, souffles qui embrasez,

Spasmes qui jaillissez de nos chairs avilies
Sous l'orage fougueux des dents et des baisers ;
Et vous, mains des hommes dont nous sommes les proies
Dans la guerre et le sang, le meurtre et la terreur
Et qui n'avez brûlé les murailles de Troie
Que pour que nos yeux nus en reflètent l'horreur ;
Je vous hais, je vous hais, de m'avoir pris Hélène
Et sa tendresse ardente et son puissant amour
Et d'avoir fatigué de douleur et de haine,
Ce cœur qui me repousse et que j'aime toujours.


(Elle quitte la scène, violemment)


HÉLÈNE


Comprenez-vous, Pollux, ma détresse et ma crainte
Et sous quel faix je vais rentrer en ma maison ;
Ô vous, l'aîné des miens, dont les conseils sans feinte
Affermissaient jadis ma naissante raison.
Des yeux fixés sur moi tout à coup me convoitent,
La bouche qui m'approche est brûlante soudain,
La main que l'on me tend est attirante et moite
Et l'on dirait que les lèvres du vent ont faim,

En descendant, le soir, sur ma gorge qu'il frôle.
Quand la foule m'entoure ou me suit pas à pas
Je n'ose prononcer les plus simples paroles
De peur qu'un sourd désir n'y réponde tout bas.


POLLUX


Que ton âme, ma sœur, est donc désemparée !


HÉLÈNE


Dire que j'espérais revivre, ici, en paix
En revenant vers toi, belle et douce contrée
Grèce natale où tout mon cœur me précédait !
N'étais-tu pas pour moi, la pure et calme enfance
Et tes fleuves, tes bois, ton ombre et ton soleil
Ne me semblaient-ils point ligués pour ma défense
Quand j'aurais eu besoin d'impérieux conseils.
Mon âme était chantante en abordant tes rives,
Mes pieds, mes mains, mon corps entier a tressailli
Rien qu'à fouler ton sol rempli de sources vives
De fleuves sinueux et de torrents jaillis.
Je suis chez moi depuis un jour et les blocs tombent

Du haut du fronton d'or que mon rêve a construit.
Oh ! qui me rendra Troie et la rouge hécatombe
Des guerriers s'égorgeant en luttant dans la nuit ?
Qui me rendra, de mer en mer, ma vie errante
Et le lit parfumé d'affolantes odeurs
Où ma coupable chair passait indifférente
Sans cris passionnés, mais du moins sans horreur ;
Car c'est ici, dans ma patrie et dans ma race
Par une vierge et par un frère, ici, chez eux,
Que j'ai compris jusqu'où pouvaient aller l'audace
Et le crime et l'effroi des amours monstrueux.


POLLUX


Je vois, ma sœur, combien l'horreur et la surprise
Ont dû mordre et troubler ton âme tour à tour ;
N'importe quand, le jour, la nuit, je t'autorise
À demander chez moi et conseil et secours.
Mais pourquoi Ménélas ne te vient-il en aide ?


HÉLÈNE


Oh ! qu'il ignore tout, même cet entretien :

Il se fait vieux ; il a souffert ; sa force cède ;
Quand sa nef approcha des pays doriens
Et que ses yeux mouillés regardaient ces montagnes
Je me jurai de ne le plus troubler jamais.
Je veux qu'un amour sûr désormais l'accompagne
Et qu'il m'ignore, afin que sa vie ait la paix.
C'est vers vous que s'en vient, dans sa détresse, Hélène,
Vous qui m'avez connue et qui ne m'aimez pas.


POLLUX


Certes, j'ai mes desseins : je sais quel chemin mène
Jusques au but marqué vers où tendent mes pas ;
Néanmoins, ne crois pas que mon âme soit morte ;
Je ne puis regarder en silence tes yeux ;
Mais j'ai la volonté si allègrement forte
Que tout mon cœur se tait, quand mon orgueil le veut.


HÉLÈNE


J'ai confiance en vous ; d'ailleurs, en qui l'aurais-je ?
En qui puis-je l'avoir si vous m'abandonnez,
Si les mots que j'entends ne sont que leurre et piège.

Je vivrai loin de vous, sans vous importuner
Sachant que votre bras garde ma solitude ;
J'ai trop d'orgueil encor pour me plaindre toujours
Et vous ne saurez pas ma sombre lassitude
D'avoir ployé, depuis vingt ans, sous tant d'amour.




Scène V


NOTABLES, POLLUX, MÉNÉLAS, CASTOR

À cet instant, une foule entourant Ménélas et lui parlant
s'avance en tumulte sur la scène.
Ils sortent de la salle de l'assemblée.

UN NOTABLE
(à Ménélas)


Je vous assure, ô roi, qu'il ne se doutait guère
Combien étaient cruels les mots qu'il prononçait.


UN AUTRE


Il était comme en proie aux démentes colères
Et les cris dans sa gorge enflaient et s'étouffaient.


UN AUTRE


Ceux qui sentaient leur cause à la sienne mêlée
Avaient honte de tant d'excès !


POLLUX
(au Notable)


Quoi ? Qu'y a-t-il ?


LE NOTABLE
(à Pollux)


Castor vient d'insulter le roi dans l'assemblée :
Ses cris soudains, ses cris rauques, hargneux et vils…


MÉNÉLAS


L'outrage de Castor n'a point troublé mon âme
Et je ne permets pas que ces jours de bonheur
Soient ravagés, par sa folie et par les flammes
Qu'il recélait, comme un brasier, au fond du cœur.


POLLUX


Ô roi, votre bonté passe votre justice ;

Mais Castor est coupable et les temps ne sont plus
Où j'excusais sa fougue et ses brusques caprices.


MÉNÉLAS


Il est frère d'Hélène et frère de Pollux.


POLLUX


Certes, Léda nous enfanta tous trois et celle
Qui mourut de mort rouge, à Mycènes, jadis.
Mais seuls Hélène et moi, fumes conçus sous l'aile
Du cygne éblouissant et pur qui descendit
Du mont Olympe, un jour, pour féconder ma mère ;
C'est lui qui met en moi l'orgueil et le désir
D'être toujours d'un zèle et d'un esprit sincères.
Il m'aida à régner, il m'aide à obéir.


CASTOR
(Il paraît à son tour)
(Il passe dans le fond de la scène entouré
de quelques partisans)


Ne les écoutez pas ; ils mentent tous, Hélène.

Moi seul je sais ce que je dis, ce que je fais ;
Je ne suis qu'un dompteur de chevaux dans les plaines
Mais mon cœur est trop fier pour qu'il flatte jamais.


POLLUX


Castor ! Castor !


CASTOR


Je vous laisse ce soin, mon frère
Vous prodiguez les mots et les discours mielleux
Et j'accours dénoncer votre adresse à forfaire
Lorsque l'heure est propice et que les rois sont vieux.


(Il quitte la scène violemment — ses
partisans l'entraînent.)



LE RIDEAU TOMBE

ACTE III


Scène première


ÉLECTRE, MÉNÉLAS, POLLUX


ÉLECTRE


Et maintenant que vous savez tout comme moi,
Quels souvenirs brûlants me frôlent de leur flamme
Comprenez-vous mes nuits de terreur et d’effroi
Et quels feux de folie enveloppent mon âme ?


MÉNÉLAS


Je sais depuis longtemps, je sais combien toujours
Le meurtre est proche, hélas, quand un Atride passe
Par le chemin torride et noir de ses amours.

Mais toi, l'enfant, ta vie est pareille aux bonaces
Qui divisent le cours des tempêtes en mer.
Le sang que tu as vu par ruisseaux se répandre
N'a pu souiller les purs miroirs de tes yeux clairs.
Tu étais jeune, alors ; tu ne dus rien comprendre
À ces meurtres brutaux ensanglantant la nuit
Et dont la rouge horreur effrayait la lumière
Ton cœur ignora tout…


ÉLECTRE


Hélas ! il a compris ;
Il sait que l'amour tue et ravage la terre
Comme un fléau soudain, et que rien n'est plus fort
Sous les cieux embrasés de volontés mauvaises
Que le chant de sa vie, ou le cri de sa mort ;
Et puis, il sait aussi que les destins se plaisent
En ces jours d'infortune à se jouer des rois
Et que mentent les mots sur les lèvres humaines
Et que Castor vous hait et qu'il veut à la fois
Perdre le chef de Sparte et le maître d'Hélène.
Mon cœur recèle en soi de violents secrets.


MÉNÉLAS


Les gestes de Castor ne peuvent point atteindre
Les hauteurs de ce front d'où je domine en paix ;
J'ai trop connu l'excès dans les périls, pour craindre
Ici, chez moi, dans ma propre maison, celui
Qui se laisse emporter par des colères vaines.
Je ne veux point qu'il trouble un instant mon esprit
Ni que le soupçon naisse en mon âme sereine ;
Vois-tu, je n'ai jamais, tout au long de mes jours,
Goûté tant de bonheur qu'en ces heures profondes
Où j'ai pu m'assurer du régressif amour
De celle qui s'en vint vers moi du bout du monde,
Tu ne sauras jamais, enfant, comme elle endort,
Au fond des cœurs calmés les soucis infertiles
Et comme sera douce, et ma vie et ma mort,
Sous ses yeux bienveillants et dans ses mains tranquilles.


ÉLECTRE


Pourtant, si ce bonheur que vous rêvez…


MÉNÉLAS
(indulgent)


Tais-toi !
D'ailleurs, Pollux est là que l'on ne peut surprendre.
Il surveille son frère, et sert dûment son roi.
As-tu vu quelle ardeur il a mise à défendre,
Mon souverain pouvoir que Castor outrageait ?
Il sait, suivant le sort, régner ou se soumettre.
Peut-être un jour, après ma mort, dans ce palais
Si mon geste le veut, marchera-t-il en maître…
Il pourra commander, puisqu'il sut obéir,
Puisque son cœur est clair et son âme loyale.
Tu vois donc que je puis sûrement m'endormir
Dans la paix des longs jours et des heures égales.


ÉLECTRE


Castor n'est violent, ni farouche à demi
Bannissez-le de Sparte, éloignez-le d'Hélène.


MÉNÉLAS


Pollux le contiendra, s'il est mon ennemi.


ÉLECTRE


Ô cœur trop indulgent qui ignorez la haine !
Ô confiance aveugle et insensée…


MÉNÉLAS
(souriant)


Enfant…
Voici que le soir tombe avec la paix et l'ombre,
Et les brises de mer dans le jour étouffant ;
Veux-tu, comme autrefois, gagner le coteau sombre
Où je te menais voir se diviser au loin
Les chemins qui s'en vont vers Argos et Tyrinthe ?
Tu pourras m'y redire encor ce qui te point,
Et je pourrai sourire en écoutant tes craintes


(À Pollux qui paraît)


Nous accompagnez-vous, Pollux, dans la forêt ?


POLLUX


Je viens dire aux bergers que demain, ils ramènent
Béliers, agneaux, brebis, des prés vers les marais

Et qu'ils tondent, à l'aube, et qu'ils sèchent les laines,
Et qu'ils parquent les boucs, avant le soir, là-bas.


MÉNÉLAS


Adieu !


(Il prend avec Électre le chemin qui
conduit vers la montagne)




Scène II


POLLUX ET CASTOR


POLLUX


Je te cherchais.


CASTOR


Je ne te cherchais guère.
Et ce n'est point vers toi que se portaient mes pas.


POLLUX


Je sais que mes conseils excitent ta colère
Et que tu hais, en moi, celui qui sert le roi.


CASTOR


Je vous hais tous. Mais lui, le roi, possède et garde
Impunément, ici, dans son lit, sous son toit,
Celle dont la splendeur fait mon âme hagarde.
Je ne puis plus attendre et ma tête est en feu ;
Je me vois emporté par ma fièvre et ma rage,
Par les bonds de mon cœur, par les cris de mes vœux,
Comme par un terrible et despotique orage.
Je suis hanté. Hélène est là, ici, partout,
Je dévore sa chair en mes rêves voraces
J'assiège ses flancs nus avec mes désirs fous…
Et Ménélas me raille, et m'a volé ma place.
J'ai mes desseins. Je sais qu'il est là-haut. J'y vais.


POLLUX
(railleur)


Je n'ai même pas dû lui indiquer la route.




Scène III


POLLUX, LES BERGERS, HÉLÈNE, LA FOULE


POLLUX
(au chef des bergers qui survient.
Les autres suivent)


Berger, tu mèneras demain vers le marais
Où l'herbe neuve et compacte se broute
Tout le troupeau
Tant les agneaux parqués que les chèvres nomades.
Et maintenant, pour changer de propos,
Raconte-moi ce qu'on a dit, dans les bourgades,
Du triomphal retour de Ménélas.


LE BERGER


Sparte n'eut d'yeux que pour les yeux d'Hélène.
Je sais des gens qui ont baisé la cendre vaine
Où se posaient ses pas.
Le roi est vieux ; il est au bout de sa carrière ;
Certes, il revient d'Asie et rapporte du bien,

Mais c'est vous qu'on regrette et c'est vous qu'on espère
Bien qu'on n'en dise rien.


(Un silence. — Pollux semble écouter.
— Le berger veut se retirer)


Excusez-moi j'ai trop parlé, peut-être.


POLLUX


Non, non, j'ai le désir de m'attarder, ici.
Dis-moi, j'aime à connaître


(il écoute et parle distraitement)


Si le bonheur te gare des soucis
Et si les tiens
Soignent ta maisonnée
Et augmentent par leurs travaux, ton bien,
De saison en saison, et d'année en année ?


(Il écoute)


Dis, me vois-tu, à cette heure, droit devant toi
Plaçant et déplaçant ma main sur ton épaule
Et m'éloignant de toi et saisissant ta gaule
Et la ployant et te parlant avec ma voix ?

Berger, regarde bien ; berger, qu'il te souvienne
Que Pollux est fidèle aux coutumes anciennes,
Qu'il t'interroge et qu'il ne veut rien négliger
De ce qui touche à l'intérêt de ses bergers.


LE BERGER


Seigneur, tant de sollicitude…


POLLUX
(interrompant, fiévreux un peu)


Les temps sont durs, la vie est rude
Et les soins incessants qu'on donne à ses troupeaux
Ne déjouent point toujours la perfidie
Tortueuse des maladies.
Quel est l'homme qui peut compter sur le repos
Certain, profond, placide ?


LE BERGER


Seigneur, quand vous régniez, on aimait à songer
Que votre esprit fécond, souple et lucide
Éloignait de nos murs l'angoisse et le danger ;
Et l'on disait : “Un dieu bienveillant l'accompagne”.


(Un berger vient de paraître, descendant
du sentier de la montagne du fond.
Pollux s’est levé et regarde anxieusement.
Le berger crie en l’apercevant:)


On a tué le roi, là-haut, dans la montagne !


(Étonnement. On va vers lui,
on l’entoure, on l’interroge)


POLLUX


Qui ?


UN BERGER


Quoi ?


LE BERGER
(descendu de la montagne)


Castor !


LA FOULE


Ô Ménélas !


UN BERGER


Le Roi !


(Tumulte — Hélène angoissée et
sortant du palais, appuyée,
fléchissante, au péristyle)



HÉLÈNE


Quoi ? quoi !
Ces foules, ces appels, ces pleurs, ces cris… le Roi !
Dites, vous qui savez, dites… dites… mon frère ?


POLLUX


Hélas ! combien, ma sœur, le sort nous est contraire
Et quel terrible deuil se répand sur Hellas !


HÉLÈNE


Mort ?


POLLUX


Castor, notre frère, a tué Ménélas.


HÉLÈNE


Dieux ! Dieux !


POLLUX


Ô la sanglante et terrible surprise !
Et comme en nos deux cœurs frappés, tous liens se brisent
Qui rattachaient notre âme à cet homme dément.
Je punirai ce crime avec acharnement ;
J’en montrerai la rouge et noire forfaiture ;
Je ferai taire en moi les cris de la nature.


HÉLÈNE


Qu’on me mène, là-bas, où Ménélas est mort !


LE BERGER, qui annonça,


Quand je suis accouru, on ramenait son corps
Du côté des vergers vers sa haute demeure ;
Vous l’y retrouverez, sur son lit, à cette heure.
Son visage était calme, et ses yeux refermés.


HÉLÈNE


Ô pauvre roi que je n’ai point assez aimé !


(Hélène gagne le palais, soutenue et accablée)


POLLUX
(au berger)


Électre accompagnait Ménélas. Que fit-elle ?


LE BERGER


Je l’ai vue étancher la blessure mortelle ;
Une fixe lueur brillait dans ses yeux fous :
Elle rampait autour du corps, sur ses genoux
Et sa plainte courait et s’exaltait dans l’ombre.
Soudain, elle a gagné, là-bas, les grands bois sombres
Pour rejoindre Castor en leur dédale obscur.


POLLUX


Qu’on enlève les fleurs et les branches des murs ;
Qu’on pleure abondamment une telle victime

Et que Sparte rejette avec horreur ce crime
D’un homme aveugle et dangereux que je bannis.


(La foule grossit, notables, laboureurs,
femmes, enfants, mais sans bruit)


Tu n’as pu savourer, roi Ménélas, les fruits
Dont la paix diligente et ma loyauté franche
Avait chargé dans ton pays toutes les branches.
Tu étais juste et calme et sage, et ton renom
Brillait plus clair que l’orgueil d’or d’Agamemnon.
Ta main tenait un sceptre intact et ta puissance
Marchait d’accord, toujours, avec ta bienfaisance !
Tu revenais vainqueur, simplement, sans orgueil
Ne voulant rien, sinon qu’on oubliât les deuils
Et la multiple horreur des lointaines tueries
Et qu’on songeât à vivre heureux dans la patrie.
Ta voix, pour te venger, en mon cœur retentit.


(Soudain, en ce remous, un second berger
dévale de la montagne et crie à Pollux :)


LE BERGER


Ô le nouveau malheur qui fait frémir la nuit !

Électre, qui suivait votre frère en sa course,
Tandis qu’il s’arrêtait pour boire aux creux des sources
L’a frappé d’un coup sûr, et l’a tué.


POLLUX


Enfin !
Elle nous venge tous. Elle a compris soudain
En son âme superbe, ardente et meurtrière
Que je ne pouvais pas, moi-même, tuer un frère,
Elle a compris, vous dis-je, et frappé en mon nom


(S’en allant vers Hélène)


Et ma sœur qui l’ignore, et pleure en sa maison.




Scène IV


NOTABLES, LA FOULE, POLLUX


UN NOTABLE


Voici Sparte qui se lamente encore,
Après avoir souri à peine un jour,


LE BERGER
(continuant son récit)


Castor fuyait par le hallier sonore
De détour en détour ;
L’eau le tenta ; la fièvre
Brûlait ses lèvres ;
Il se pencha, il se mit à genoux
Sur la terre dure ;
Quand tout à coup
Avant même qu’il n’eût puisé l’eau pure,
Le couteau se planta dans son dos, largement.
Un geste, un seul, avait tranché sa vie errante.
Son corps tombé resta sans mouvement
Tandis qu’à ses côtés, soudain indifférente,
L’étrange Électre regardait.


UN NOTABLE


Les Dieux se sont servis de son audace
Et de son cœur trop prompt à punir un forfait.


LE BERGER


Aucun trouble secret ne contractait sa face

Et son calme semblait à nous tous effrayant.


(Un repos)


Alors deux bûcherons qui rentraient à cette heure
Ont enlevé le corps béant,
Et l’ont couché dans leur demeure ;
Tandis que les bergers emportaient Ménélas.


UN NOTABLE


Le roi ne comptait plus sur une ample carrière ;
Mais lui, Castor, que les plaines de l’Eurotas
Nourrissaient de vaillance et de force guerrière !


SIMONIDE


Et maintenant que Ménélas n’est plus,
Qu’Oreste a fui et que Pyrrhus charme Hermione.
Qui donc tiendra en son pouvoir Lacédémone ?


(Cris nombreux)


Pollux, Pollux, Pollux ! Assurément, Pollux !


SIMONIDE
(poursuivant)


Je reconnais qu’il fut assez longtemps un maître
Que Sparte a proclamé fidèle, habile et droit ;
Que son règne fini, il a su se soumettre
Sans révolte, comme il convient, à l’ancien roi,
Qui revenait d’Asie et rapportait la gloire.
Je sais qu’il aime Zeus et vénère Pallas,
Qu’il est de conseil souple et d’aide méritoire
Mais Castor est son frère et tua Ménélas.


UN BERGER


Pollux jouit ici de l’estime unanime.


SIMONIDE


Qu’importe ! il est du même sang que l’assassin
Et l’intérêt toujours est la raison des crimes.
Aucun de nous ne sait quels furent ses desseins
Et s’il prenait Castor pour dupe ou pour complice.


TOUS LES BERGERS


Fourbe ! traître ! Il calomnie ! il ment ! il ment !


SIMONIDE


Ne vous emportez pas : je parle sans malice,
Mais je pense et je parle avec discernement.


UN BERGER


Vous détestez en nous, ceux que Pollux protège.


UN VIGNERON


Vous voulez ranimer les querelles des bourgs.


UN AUTRE


Vos mots cachent sous eux et l’embûche et le piège
Et le ressentiment se glisse en vos discours.


UN NOTABLE, ami des bergers
(à Simonide)


Votre ardeur ne vous sert qu’à réveiller les haines ;
À soupçonner Pollux, alors qu’il est absent
Et console, dans ce palais en deuil, Hélène.


EUPHORAS


Dussé-je à mon tour vous paraître offensant
Je constate, depuis qu’Hélène est revenue
Que le meurtre se lève et rôde parmi nous.


DE TOUTES PARTS


Impie ! impie ! impie !


EUPHORAS
(continuant)


Et que rien n’atténue,
Pas même de la voir pleurer sur son époux,
La peur que j’ai de la sentir présente à Sparte.


UN BERGER


Que celui-là qui parle ainsi soit rejeté
Par tous et que sa femme et ses enfants partent
Et s’exilent au loin en des lieux sans clarté.


UN JEUNE HOMME


Pour elle, on combattit plus de dix ans à Troie ;

Aucun homme, jamais, n’y renia l’orgueil
De provoquer la mort dont la vie est la proie.


EUPHORAS


Nulle beauté ne vaut qu’un pays soit en deuil.


TOUS


Lâcheté ! lâcheté !


EUPHORAS


Redoutez les familles
Dont Hélène est la fleur et Tyndare le tronc,
Et Pollux et Castor les sauvages ramilles.


UN BERGER


Jamais, le fils de Zeus n’a subi tel affront !


SIMONIDE
(appuyant Euphoras)


Euphoras a raison ; il devine dans l’ombre
Mille desseins cachés que vous ne voyez pas.


UN BERGER


Nous voyons mieux que lui et nous sommes le nombre
Et la ville, c’est nous !


SIMONIDE


Vous n’êtes que ses bras !


UN BERGER
(le poing tendu vers Simonide)


Que votre langue sèche et meure en votre bouche !


UN JEUNE HOMME
(même geste que le berger)


Que la foudre ravage et brûle votre toit !


UN AUTRE
(même geste)


Que plus aucun de nous, avec vous, ne s’abouche.


(Gros tumulte. Pollux sort du palais et
s’arrête sur la terrasse. Quelques-uns
se précipitent vers lui et un berger,
le désignant, crie à tous)



UN BERGER


Voici Pollux qui sera maître et sera roi !


POLLUX
(après un grand silence ; il s’adresse
surtout à ceux qui l’ont combattu et
forment un petit groupe à gauche du théâtre)


J’ai entendu gronder vos querelles fatales
Et voulu que ma sœur ne les entendît pas :
Elle est seule, à présent, et pleure Ménélas
Loin de tout bruit, là-bas, au fond de la grand’salle.
Si je n’estimais pas, plus que ma gloire altière
Le bien de Sparte et votre orgueil d’être avant tout
Ceux dont on dit : “ Ils sont riches, puissants, jaloux
Des troupeaux de leurs prés et des fruits de leurs terres ”
Vos cris pourraient passer, sans émouvoir ma voix.
Mais vous, dont le discours vers le blâme dévie
Dites, quelqu’un a-t-il mieux employé sa vie

Pour la grandeur de Sparte, et pour ses fils, que moi ?
J’appris, pour vous l’apprendre, à mieux tailler la vigne ;
Je vous aidai par mes conseils et mes deniers
À défricher le champ propice aux citronniers
Au long de l’Eurotas et de ses bords insignes.
Le sol vous est soumis comme un cheval dompté.
Partout, autour des clos, s’épand l’eau salutaire
La fortune est à vous, féconde et tributaire
Et Sparte — un bourg jadis — est, aujourd’hui, cité.
Soyez ingrats, qu’importe ! Elle est à moi, la joie
D’avoir été utile, et de m’en souvenir,
Afin d’être plus prompt encore à vous servir,
Même vous, dont la haine en cet instant tournoie
Autour de mon front calme et de mes yeux sereins.


SIMONIDE


Nul ne vous hait.


UN BERGER
(au notable)


Alors, pourquoi l’amer reproche
Surgissait-il et volait-il de proche en proche ?


UN BERGER
(au berger)


Laissez parler Pollux, il apaise et convainc.


EUPHORAS


Qu’il se défende !


POLLUX


Hélas ! je n’y suis point habile…
Mais si parmi nous tous, était présent, Nestor,
Certes, son esprit clair et sa langue mobile
Rappelleraient lequel je fus en ces temps d’or
Où je partis, poussé par lui, vers la Colchide.
J’étais tout jeune, et sur la nef Argo, longtemps,
Le grand vieillard se fit mon conseil et mon guide.
J’appris alors son souple et net enseignement,
Son zèle sans répit, et sa force sans haine,
Je sais conduire un peuple aux routes du bonheur,
Je suis le fils de Zeus et le frère d’Hélène
Et Castor n’eut jamais notre sang dans son cœur.


EUPHORAS


Castor est mort, Hélène est seule dangereuse.


POLLUX


Ne parlez point ainsi et dites-vous plutôt
Que sans elle, la gloire et ses ailes fougueuses
N’eussent touché au front la Grèce et ses héros.
L’angoisse est nécessaire aux races qui sont fortes
Et pour grandir encor, il leur faut le danger.


(Un silence)


Amis, rappelez-vous, qu’à Troie, au long des portes,
Quand le soir s’étendait sur les champs ravagés
Et qu’Hélène marchait, seule, dans la lumière,
Ceux qui la regardaient passer, du haut des tours,
Disaient : “ Que nous importent et la mort et la guerre,
Et la chute des corps sanglants sur le sol lourd
Et le fracas entre eux des chars et des armes,
Puisque rien de plus beau sous le ciel n’a vécu
Que la femme qui m.et en nos cœurs tant d’alarmes ” ?
Ils raisonnaient ainsi, et c’étaient des vaincus !

Et ma sœur s’en allait sans ouïr leur louange,
Et vous, vous les vainqueurs, vous osez l’outrager.


(Personne plus ne parle. Pollux continue)


Mais je veux oublier vos paroles étranges
Et ne voir en vos cœurs qu’un émoi passager.


(Tous l’acclament)


Sparte doit ressurgir plus haute de l’Épreuve
Et du deuil où la plonge, hélas ! la mort du roi.
Hélène est plus sacrée encor, puisqu’elle est veuve
Et que de tous les siens, il ne reste que moi.
Le meurtre s’est rué sur le meilleur des hommes
Mais après les honneurs rendus à son trépas
Vous vous direz que c’est ma sœur et moi qui sommes,
Qui sommes seuls, ce qui reste de Ménélas.


(Une pause)


Et maintenant, je sais qu’un mot eût pu suffire
Pour nous mettre soudain, comme autrefois, d’accord.
Je dirai donc que Zeus, — mais pourquoi vous le dire —
Que Zeus, mon père, a dès longtemps fixé mon sort,

Et que j’entends sa voix, tout au fond de mon être ;
Il commande, j’écoute et suis sa volonté.
Ce n’est pas moi, c’est lui qui dit : “ Tu seras maître
Et régneras dûment sur les peuples domptés. ”
Je voudrais me soustraire au poids des diadèmes,
Mais Zeus est tout-puissant et son ordre est précis ;
Et puisque j’obéis au Ciel, malgré moi-même,
En me proclamant roi, obéissez aussi.


(Acclamations)



LE RIDEAU TOMBE

ACTE IV


Scène première


HÉLÈNE
(sur le banc où elle était
assise au premier acte)


Mes larmes, les dernières.
Je te les donne à toi,
Ô Ménélas, époux et roi
Qu’à cette heure, recouvre et consume la terre !
Ô Ménélas, époux et roi
Je répands sur ta mort ma douleur solitaire
Et tout ce qui me reste encor de sombre amour.
Mon cœur, il s’est usé sur les routes du monde,

Ma chair est devenue errante et inféconde,
Mais tu fus oublieux et pardonnant toujours,
Et tu rouvris ta couche à mon corps adultère.
Mes larmes, les dernières,
Je te les donne à toi !
J’aurais vécu tranquille et calme sous ton toit
Dans le silence uni des heures monotones,
J’aurais penché sur ton hiver, mes fleurs d’automne
Et simplement, j’aurais aimé subir ta loi.
Ô Ménélas, époux et roi !
Me voici seule et pauvre, au seuil de ta demeure
Où hier, ton cœur parla pour la dernière fois.
Vois mes regards vaincus, vois mes beaux yeux qui pleurent,
Entends le bruit, les bruits derniers que fait ma voix.
Ils vont s’éteindre aussi dans l’ombre, sous la terre ;
Ô Ménélas, époux et roi,
Avant de te rejoindre en la nuit funéraire
Reçois ici, reçois
Mes larmes, les dernières !




Scène II


POLLUX ET HÉLÈNE


POLLUX


Je t’apporte, ma sœur, la joie et la victoire ;
Ton deuil va s’absorber dans les feux de ma gloire ;
Tu ne cesseras point d’être reine un seul jour
Et le peuple qu’on guide et qui sait, tour à tour
À chacun de ses rois que les destins désignent
Donner sa confiance et son amour insignes,
Te maintient sur le trône, et m’y range avec toi :
Tu demeures la reine, et je deviens le roi.
Ce pays où sont nés notre mère et Tyndare,
Pour ses enfants divins tout à coup se déclare
Et si les dieux, un jour, veulent, superbement,
Que nous brûlions, tels deux astres au firmament
Préparons-nous, tous deux en dominant la terre,
À ce règne éternel dans l’ombre autoritaire.


HÉLÈNE


Ô Ménélas ! ton nom est oublié déjà !


POLLUX


Laissons, laissons les morts dormir. La vie est là
Magnifique, soudaine, impatiente et belle ;
Elle te fut, jusqu’aujourd’hui, rude et rebelle,
Mais pour tout l’avenir, je te la dompterais…


HÉLÈNE


Trop tard, trop tard !


POLLUX


Non, non, il n’est trop tard jamais,
La fortune se lève et suit mon char qui passe
N’importe en quels chemins du frémissant espace :
Mes plus vagues désirs deviennent de la chair
Réelle, et prennent corps et se meuvent dans l’air.
Je viens, et l’on m’écoute, et tous mes stratagèmes
Que je les voile ou non, réussissent quand même ;
J’apaise, quand je veux, la haine ou la fureur,
Et mes gestes distraits façonnent le bonheur.


HÉLÈNE


Ô la folie humaine !


POLLUX


Ô la puissance vraie !
L’orgueil est le froment ; le désespoir, l’ivraie ;
Dans Sparte, à l’Agora, tout le peuple t’attend
Les yeux conquis, les bras levés, le cœur battant,
Les pères et les fils, les filles et les mères
Jettent vers toi leurs cris, leurs vœux et leurs prières ;
Leur unanime ardeur m’a dépêché vers toi.
Viens entendre l’amour qui halète en leur voix,
Viens te brûler dans ton triomphe et dans leur âme ;
C’est moi qu’ils ont nommé, mais c’est toi qu’ils acclament.


HÉLÈNE


Pourquoi connaître encor ce que j’ai trop connu ?


POLLUX


La terre entière exulte et baise tes pieds nus

Avec la bouche en feu de ses foules ardentes ;
Laisse apaiser enfin tes angoisses grondantes
Renais : l’heure est unique et je me sens au cœur
Tant de force assurée et de pouvoir vainqueur
Qu’il n’est rien pour nous deux, au monde, que je craigne.
Je tiens le sort en main : je suis maître et je règne.


HÉLÈNE


Et que m’importe, à moi, que tu règnes ou non
Sur ce pays funeste et désormais sans nom
Dont les eaux des torrents et les eaux des abîmes
En vain déborderaient pour effacer ses crimes.
Ma volonté est morte et ne tend plus à rien,
Ton insolent bonheur me fait haïr le bien ;
Tout mon être est brisé jusqu’au fond de mon âme ;
Il n’est plus un orgueil, il n’est plus une flamme
Dans mon sein dévasté, ni dans mes yeux déserts.


POLLUX


Tu mérites, ma sœur, ta peine et tes revers.
Quand hier, tu m’implorais et que tremblait ton âme

Au bondissant assaut de deux amours infâmes,
Je surprenais en toi, debout, malgré les deuils,
La fermeté, l’ardeur, la révolte et l’orgueil
Et je te promettais mon secours et mon aide ;
Aujourd’hui, sans raison, soudain, ta force cède,
Tu ne demandes plus mon fraternel appui ;
Tu vas comme une aveugle au-devant de ta nuit ;
Plus un cri de fierté ne sonne en ta poitrine ;
Ta beauté se prépare à n’être que ruine ;
Et tout cela t’arrive, et tout cela se fait
Parce qu’un homme est mort que tu n’aimas jamais.


HÉLÈNE


L’aimer ! Je faisais mieux, je lui vouais ma vie.
Un zèle, une tendresse intime, inassouvie
Encor, et que jamais je n’avais découverts
Aux replis de ce cœur que foula l’univers,
Renouvelaient pour moi jusques au fond, mon être.
Le roi était heureux, rien qu’à me voir paraître,
À me sentir, le soir, assise auprès de lui.
J’étais le feu paisible incliné sur sa nuit,

Et certes, il me sentait tout entière fidèle
Tant ma main était calme et presque maternelle


POLLUX


Adieu ! tu es vaincue et je ne tente plus
De hausser jusqu’au mien ton front irrésolu ;
Tu n’es plus rien au monde, et tu n’es plus Hélène,
Je sépare d’un coup ta fortune incertaine
De la mienne, trop belle, et qui court le danger
En s’attardant ici, de choir ou de changer :
Le malheur est fatal à celui qui l’approche.
Dans l’orage et le vent, la pourpre s’effiloche :
J’ai peur de ta présence. Adieu ! Adieu !


HÉLÈNE


Va !




Scène III


ÉLECTRE ET HÉLÈNE


ÉLECTRE
(qui débouche sur la scène lentement
et comme lassée)


HÉLÈNE


Toi !


ÉLECTRE


J’erre, depuis hier soir, seule, dans l’ombre blême
À travers la forêt, par des chemins étroits ;
Je ne retrouve plus, dans le fond de moi-même
Ce cœur sauvage et noir qui vers la mort hurlait ;
Je sens tomber enfin ma haine héréditaire
Et sur mon front, passer quelques heures de paix.


HÉLÈNE


Tu vengeas mon époux en immolant mon frère.
Tu ne tuas l’un d’eux, hélas ! que pour calmer,

Que pour noyer dans le sang frais de ta victime
La jalouse fureur qui te porte à m’aimer ;
Tu es en même temps la justice et le crime
Comme l’étaient, les tiens, à Mycènes, jadis.


ÉLECTRE


C’est Ménélas, Ménélas seul que vos yeux pleurent,
Lui seul qui vous fut tendre et pardonnant, tandis
Que les désirs montaient vers vous dans sa demeure
Et que, traîtreusement, sa mort se préparait.
Ô roi ! on t’a frappé lorsque j’étais ton guide,
On t’a frappé, sous mes regards, dans la forêt,
Sous mes regards à moi, ta nièce, une Atride…
Et tu t’es affaissé entre mes tristes bras,
D’un coup, la bouche close et morne et sans paroles.
C’est toi qui vers Castor as dirigé mes pas,
Quand la brusque vengeance emplit ma tête folle,
Qui m’as armée et soutenue — ô grand vieillard !
Ô cœur fait de bonté, de paix et de sagesse —
Et qu’on assassinait lâchement, à l’écart,
Sans reculer devant l’aspect de ta faiblesse.


(A Hélène directement)


Qu’auriez-vous fait ?


HÉLÈNE


Hélas !


ÉLECTRE


Son sang coula sur moi,
Sur ma main qui tâchait de fermer sa blessure ;
Je regardais ses yeux qui entendaient ma voix
Crier ma plainte aux Dieux sous la sombre ramure.
Hélas ! que n’étiez-vous, Hélène, auprès de nous
Ou que n’entendiez-vous, d’ici, mon cri sauvage
Avant que Ménélas, mon roi et votre époux
Eût raidi dans la mort les traits de son visage.
Son corps, je le sentis bientôt se refroidir.
J’aurais voulu donner et ma vie, et mon âme,
Pour rappeler vers lui ses jours prêts à s’enfuir,
Mais je n’avais, hélas, que mon souffle de femme
Qui n’a pu réchauffer son grand torse fendu.


HÉLÈNE


Ô douleur qui ravage ! Ô vengeance qui brûle !


ÉLECTRE


Depuis que j’ai frappé mon cœur s’est détendu
Et le calme est tombé avec le crépuscule
Comme un large repos sur mon être éperdu.
J’ai vu la vaste nuit dont les astres fourmillent
Sans peur, darder vers moi ses regards acérés,
J’ai songé au destin de ma rouge famille
Et lasse, avec bonheur, j’ai longuement pleuré.
Tant de forfaits ! tant de bourreaux ! tant de victimes !
Tant de sang répandu à travers les chemins
Et le plus ancien meurtre et le dernier des crimes
Qui semblaient réunis, à cette heure, en ma main ;
Et ma vague raison, et mon esprit nocturne
Flottaient sur tant d’horreur et ne comprenaient pas,
Et toujours mes longs pleurs, comme échappés d’une urne
S’écoulaient de mes yeux et tombaient sur mes pas.


(Elle s’est assise, Hélène s’est placée
auprès d’elle)

HÉLÈNE


Hélas ! mon âme aussi est trouble et indécise ;
Moi, j’ai subi le mal, comme toi, tu l’as fait ;
Et néanmoins, je reste à tes côtés, assise
Et je trouve en tes pleurs, je ne sais quel attrait.
Ô ces flux et reflux de maux qui nous submergent,
Ô l’air de ces temps noirs brûlant comme un venin !
Oh ! tout ce sang versé sous tes regards de vierge
Pour qu’à leur tour, s’y habituent tes pauvres mains.
Nous venons de si loin, du fond de nos ténèbres,
L’une vers l’autre, et, lentement, nous confondons,
Nos détresses, nos cris, et nos pensées funèbres
N’osant nous dire encor que nous nous pardonnons.
Je t’ai connue enfant, chez ma sœur, ta mère,
Tes yeux tristes luisaient sous ton grand front pâli.
Un soir, que tu pleurais déjà sur tes chimères
On t’apporta chez moi pour dormir en mon lit,
Je pris tes mains, je caressai ta chevelure,
Et tu t’es endormie en écoutant ma voix,
Comme un beau fruit d’été, sous la ramure obscure.


(Depuis quelques instant, Hélène,
comme sans le savoir, a caressé
les cheveux d’Électre)


ÉLECTRE


Prenez garde ! prends garde, Hélène, épargne-toi !
La furie en mon cœur n’est jamais qu’endormie
Oh ! tes mains sur mon front ! tes mains sur mes cheveux !
Oh ! ton souffle soudain sur ma chair ennemie
Et tes doigts, et tes bras, et ton corps, et tes yeux !


HÉLÈNE, qui s’est levée


Oh ! les bonds de ton cœur, à travers sa misère !


ÉLECTRE
(égarée)


Hélène ! Hélène !


HÉLÈNE, qui s’est reprise


Éloigne-toi ! Séparons-nous !
Le moindre instant de paix m’est refusé sur terre,
Il n’est plus que la mort qui nous convienne à tous.


ÉLECTRE


Hélène !


HÉLÈNE


Hélas ! Je m’oubliais à être bonne
Mais rien ne m’est permis, pas même le pardon !
Tous les malheurs humains en mon être résonnent
Et se heurtent entre eux, sans en trouver le fond.
Ô mon sort douloureux ! Ô ton âme effrénée !
Séparons-nous sans pleurs, éloignons-nous sans bruit
Et poursuivant toutes les deux nos destinées,
Achevons de mourir, n’importe où, dans la nuit.




Scène IV


HÉLÈNE, ZEUS, DEUX BERGERS
Hélène gagne le haut de la terrasse.
Électre n’osant la suivre, continue à errer
en silence autour de la demeure de Ménélas
et finit par disparaître.


HÉLÈNE


Ô nuit du calme empire où Diane, la chaste,

Pose ses pieds d’argent parmi les gazons froids ;
Nuit de funèbre et pâle et glacial arroi
Dont se parent l’azur des mers et des cieux vastes ;
Nuit de silence clair et de ténèbres d’or ;
Nuit de Dieux voyageurs qui allez d’astre en astre,
Présider à leur chute et régler leur désastre,
Mêlez mon deuil à leur ruine et à leur mort !


(À l’avant-plan, deux bergers se sont glissés et causent
en désignant le bois sans voir d’abord Hélène.)


PREMIER BERGER


Je te dis que là-bas brillent des yeux sans nombre
Et que bougent les pins et que vivent leurs ombres ;
Si tu n’as vu les satyres viens donc les voir.


DEUXIÈME BERGER


J’ai peur.


PREMIER BERGER


Ne crains donc rien ; ils me connaissent ;

Avec le lait de mes chèvres je les engraisse
Regarde : l’un d’entre eux s’accoude à l’abreuvoir
Le bois entier remue et chante ; écoute, écoute.


DEUXIÈME BERGER
(bruits dans le feuillage)


C’est le cahot d’un char, quelque part, sur la route


PREMIER BERGER


Ce sont leurs voix folles, te dis-je, ils vont parler ;
C’est à nous deux qu’il appartient de démêler
Ce que, ce soir, les bois touffus disent aux plaines.


UN SATYRE


Toi qui t’en vins du côté de l’Asie, Hélène,
Lourde d’amour souffert et de sanglots captifs,
C’est nous, c’est nous, c’est nous, les satyres furtifs
Qui t’appelons, ce soir, en nos cris de folie ;
La terre est molle et chaude et les antres feuillus

Tout s’efface dans l’ombre et la nature oublie,
Et parmi nous, ton cœur ne se souviendra plus.


DEUXIÈME BERGER


Ô prodige !


PREMIER BERGER


Tais-toi !


(Hélène se penche du côté d’où vient le bruit)


UN SATYRE


Nous sommes la démence
Et l’étreinte du vent qui s’accouple au bois roux ;
Velue est notre chair, et le désir immense
Danse, se tord et bat la terre en nos pieds fous ;
L’herbe, le sol, le mont et les combes profondes
Et les halliers troués de soudaines lueurs,
C’est nous-mêmes quand nous aimons : notre sueur
Lascive et bestiale est la sève du monde.


HÉLÈNE


Dieux ! Dieux !


PREMIER BERGER


Hé bien ?


DEUXIÈME BERGER


J’entends confusément,
Mais je ne comprends pas.


PREMIER BERGER


Mais ils crient vers Hélène ;
Les feuillages remuent tout au long de la plaine,
Et l’air, lourd de parfums n’est que frémissement.
Écoute encor. Je vois luire l’eau des rivières
Là-bas, dans l’ombre, et les Naïades vont parler.


UNE NAÏADE


 
Hélène, ô toi qui vis et respires sur terre,
Dans un corps plus brillant que le ciel étoilé,

Nos grottes de lumière et nos flots translucides
Te feront un palais bougeant de joyaux clairs.
L’amour est souple et doux entre nos bras liquides
Et de longs baisers d’or glisseront sur ta chair.


HÉLÈNE


Oh ! ne plus voir, ne plus toucher, ne plus entendre !
Ô Dieux, qu’ai-je donc fait aux fleuves et aux bois
Pour que l’eau sinueuse en ses brusques méandres
M’angoisse tout à coup et se tende vers moi ?


PREMIER BERGER
(il gagne, avec son compagnon,
le fond de la scène)


Regarde au loin, là-bas, où s’incurve le stade :
Des bacchantes en feu y courent sur les monts ;
Écoute, écoute encor.


UNE BACCHANTE


 
Nous sommes les Thyades
Et nos corps sont de flamme, Hélène, et nous t’aimons ;

L’ombre comme un vin noir nous enivre et nous brûle
Et nos danses, la nuit, font trembler les forêts.
Les rocs parlent et nous disent, au crépuscule,
Quand ils te voient passer, leur songe et leurs secrets ;
Et les rocs et le sol et les broussailles mêmes
Sentent courir en eux des frissons inconnus
Et même le caillou s’émeut, tressaille et t’aime
Quand ta marche l’effleure avec tes talons nus.


HÉLÈNE


Je veux mourir, mourir, mourir et disparaître !
Où désormais marcher, où désormais dormir,
Où respirer encor sans que souffre mon être
Et qu’il sente soudain toute sa chair frémir !
Retirez-vous de moi, brises, souffles, haleines,
Lèvres fraîches des eaux, feuilles des bois mouvants
Aubes, midis, et soirs, et toi, lumière !


UN SATYRE


Hélène !


HÉLÈNE


Et toi, ombre des monts, et vous, gestes des vents,
Et vous, regards aigus qui brillez dans les pierres.


NAÏADES


Hélène ! Hélène !


HÉLÈNE


Ô misère de tout mon corps !
Ô larmes de mes yeux dans la vaine poussière
L’espace entier me tient et m’affole et me mord !


UNE BACCHANTE


Hélène ! Hélène ! Hélène !


HÉLÈNE


Ô l’impossible asile !
La terre en mon tombeau ne sera-t-elle pas
Celle qui recouvrant mon corps froid et docile
Incendiera ma chair serrée entre ses bras ?

Ô Zeus ! roi de l’éther subtil, force du monde,
Voici mes bras tendus vers toi, voici mes vœux :
J’ai l’horreur de la terre effrayante et profonde,
J’y crains encore l’amour et sa douleur en feu,
Et puisque désormais, plus rien ne m’est refuge,
Ni sous le ciel ouvert, ni dans le sol béant,
Anéantis mon être entier, ô toi qui juges,
Je repousse la mort et je veux le néant.


(Une grande lueur se fait, tombant des frises,
au-devant de la scène, — les deux bergers
revenus au milieu de la scène voient l’apparition
de Zeus et lèvent vers elle leurs bras.)



ZEUS, invisible


Écoute, ô toi, qui fus pour les hommes, Hélène,
Je me dévoile ici, moi Zeus, maître des Cieux ;
Ton cœur ne sut dompter ni le deuil ni la peine,
Bien qu’il connût l’amour, plus fort que tous les Dieux.
Le noir néant que ton désir invoque et prie
N’existe pas sous l’or tournant des firmaments,
Tout s’épouse et s’épuise, et tout se déparie,

Mais pour s’unir ailleurs et vivre infiniment.
Affres, sanglots et cris ne passent sur la terre
Qu’ainsi que des brouillards sur les ravins des monts.
Ils n’entament jamais l’immobile mystère
Qu’est la réalité des rocs durs et profonds.
Il te fallait saisir l’adversité rebelle
Pour en tordre la force et la suprême ardeur :
Mais tu n’étais que femme et si ta chair fut belle
Ton front n’imposa point l’orgueil de sa splendeur ;
Meurs donc ; meurs, mais renais ; si tu souffres, qu’importe !
Ton sort ancien fait place à ton destin nouveau :
Voici ma foudre et mes tonnerres, ils t’emportent
Vers mes amours de Dieu et de père, là-haut.


(Un coup de tonnerre,
Hélène est enlevée au ciel).



LE RIDEAU TOMBE