Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Généralités

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GÉNÉRALITÉS

Quand les plus fortes têtes ont de si bonnes raisons pour douter d’elles-mêmes, les plus humbles peuvent prétendre à être un moment écoutées.
Marquis de Saint-Aulaire.

M. Proudhon est un esprit profond et étroit, paradoxal et simpliste, qui a passé sa vie, — et c’est grand dommage, — à la recherche de l’absolu.

Plaçant d’abord son absolu dans l’égalité et lui trouvant, dans le droit de propriété, un empêchement dirimant ; il formula le fameux aphorisme, dont il s’est servi comme d’une devise et d’un épouvantail, véritable antiphrase, fort mal expliquée par son auteur, et encore incomprise du public : « La propriété c’est le vol ! »

Cherchant ensuite l’absolu de la Méthode, il crut l’avoir trouvé dans la série, et il écrivit son livre de la Création de l’ordre, un vrai gâchis métaphysico-économique, où l’on trouve les idées mal digérées de Fourier, mêlées aux principes d’Adam Smith et à la philosophie de Kant.

M. Proudhon ne sortit des demi-ténèbres de la dialectique sérielle que pour entrer dans les nuages de la logique antinomique. Ici l’auteur change de méthode et de maître. Il suit Hégel au lieu de Fourier. Mais le but n’est pas changé : il s’agit toujours du grand œuvre. Son absolu, cette fois, est dans la découverte d’une loi fixe de la valeur. Où trouver cette loi ? Dans le travail réalisé en dehors du capital. De là, nécessité du retour à la mutualité primitive : plus de rentes, plus d’intérêts, plus de propriété, plus de gouvernement. En économie, la gratuité du capital ; en politique, l’an-archie !

La révolution de février révéla à M. Proudhon divers procédés pour arriver à l’absolu ; par exemple, l’arrêt de la valeur, la réduction générale des prix et salaires, l’organisation du crédit par la prorogation des échéances, etc. Mais c’est dans la banque d’échange qu’il crut l’avoir trouvé définitivement et sans retour. Convaincu alors d’avoir atteint la terre promise, il publia cette déclaration destinée à garantir ses adhérents contre de nouveaux essais et de nouvelles désillusions, et qui eut alors un si grand retentissement : « Je fais serment devant Dieu et devant les hommes, sur l’Évangile et sur la Constitution, que je n’ai jamais eu ni professé d’autres principes de réforme sociale que ceux relatés dans le présent acte, et que je ne demande rien de plus, rien de moins, que la libre et pacifique application de ces principes et de leurs conséquences logiques, légales et légitimes. Je déclare que, dans ma pensée la plus intime, ces principes avec les conséquences qui en découlent, sont tout le socialisme, et que hors de là, il n’est qu’utopie et chimère… »

Et à la fin de la pièce :

« Ceci est mon testament de vie et de mort. À celui-là seul qui pourrait mentir en mourant, je permets d’en soupçonner la vérité !

« Si je me suis trompé, la raison publique aura bientôt fait justice de mes théories : il ne me restera qu’à disparaître de l’arène révolutionnaire, après avoir demandé pardon à la société et à mes frères du trouble que j’aurai jeté dans leurs âmes et dont je suis, après tout, la première victime.

« Que si, après ce démenti de la raison générale et de l’expérience, je devais chercher un jour, par d’autres moyens, par des suggestions nouvelles, à agiter encore les esprits et entretenir de fausses espérances, j’appellerais sur moi, dès maintenant, le mépris des honnêtes gens et la malédiction du genre humain. »

On sait ce que devint la banque du peuple ; quant au serment, inscrit sur la feuille d’un journal, il eut le sort des feuilles et des serments. Survint le vent de la réaction ; — les Eurus de la révolution auraient-ils mieux fait ? — il emporta la feuille et le serment, et oncques depuis n’en entendit parler.

Si je rappelle ces choses vieillies, est-ce à dire que je prétende blâmer M. Proudhon d’avoir eu des idées de négation, d’opposition, de protestation, et d’avoir conçu des projets de réforme ?

Pas le moins du monde. Nier, protester, s’opposer, c’était son droit, comme c’était son devoir de produire ses idées lorsqu’il les croyait bonnes ; si, de plus, il était de son caractère de souffler ses paroles dans un porte-voix et de les accompagner des bruits du tam-tam et de la grosse caisse, je ne vois aucun mal à ce que M. Proudhon, après avoir usé de son droit et accompli son devoir, se soit laissé aller à son caractère ; je lui pardonne encore d’avoir effrayé la marmaille et même d’avoir distribué, souvent sans discernement, injures et horions à ceux qui se trouvaient sous la tangente de sa main ou sous le vent de sa parole.

Mais ce que je blâme en M. Proudhon, c’est l’inconsistance de ses vues et l’outrecuidante assurance de ses propositions ; c’est une certaine étroitesse d’esprit qui ne lui a pas permis d’apercevoir la complexité du problème social et lui a fait croire qu’il pouvait se résoudre par une simple formule ; ce que je blâme en lui, c’est cette fatuité qui le pousse à promettre toujours plus qu’il ne peut tenir, et à faire naître des espérances qu’il ne peut satisfaire. En agissant ainsi, il fatigue l’attention du peuple, désoriente son esprit, lasse son dévouement. Ce que je condamne surtout en M. Proudhon, c’est d’avoir associé le public à sa vaine recherche de l’absolu, de s’être écrié en tête de chacun de ses livres : « Eurêka ! je l’ai trouvé ! » quand il n’avait rien trouvé du tout, et de n’avoir jamais cessé d’offrir son élixir du jour comme la panacée universelle.

Une objection va m’être faite. Comment ! me dira-t-on, vous accusez M. Proudhon d’avoir passé sa vie à la recherche de l’absolu, tandis que l’absolu est le monstre qu’il combat, le cauchemar contre lequel il lutte, le Protée qu’il veut détruire et qu’il poursuit sous ses divers déguisements !

Hélas ! oui. Je l’accuse de se livrer en secret au culte du Moloch, dont il brise, devant le peuple, les autels et les statues ; et ce n’est pas là une des moindres contradictions de cet esprit si logique à la fois et si inconséquent.

Je dis que M. Proudhon, qui nie l’absolu et le proscrit sous ses noms connus, sous ses dénominations ontologiques, cherche toujours l’absolu et ne voit jamais que le côté absolu des choses.

Chercher l’absolu, c’est sortir du réel, du possible, c’est créer une entité abstraite, c’est attribuer l’existence à ce qui n’est qu’une conception de l’esprit.

Eh bien, n’est-ce pas ce que fait M. Proudhon, lorsqu’il voit dans l’homme la raison et se refuse à y voir le sentiment, ou mieux, lorsqu’il considère l’être social seulement sous ses rapports de justice, sans vouloir le considérer aussi sous ses rapports d’amour, d’affection, de solidarité, de miséricorde ?

J’admets bien que l’absolu soit une des catégories de l’entendement et même un des attributs de l’être ; mais ce n’est pas l’être, ce n’est aucun être. L’absolu, considéré en lui-même, n’est et ne sera jamais qu’une abstraction.

Tout être qui sera dit absolu ne sera qu’une vaine entité, une chimère, et si l’on veut le prendre pour type, en faire un idéal pour la raison ou pour la conscience, cette conception fera obstacle à la justice, empêchera l’accomplissement de la loi, et tôt ou tard arrêtera le progrès de l’esprit humain. C’est dans ce sens que M. Proudhon a eu raison de combattre l’absolu, sous le nom d’idéal ou sous toute autre dénomination.

Mais il n’est pas vrai que l’idéal soit fatalement voué à l’absolu.

Qui m’empêche de prendre mon idéal dans l’être même, dans le monde, dans la nature, et de le concevoir, par conséquent, en dehors de l’absolu ?

Ne puis-je pas avoir l’idée d’un être meilleur que moi, plus beau, plus puissant, sans le supposer infiniment bon, infiniment beau, infiniment puissant ? Et mieux encore, ne puis-je pas concevoir un être plus élevé que l’être humain dans la série des êtres, ayant des qualités autres, ou seulement plus développées, sans pour cela lui donner ce caractère d’absolue perfection et d’immuabilité qui m’obligerait à le placer en dehors des lois et des forces de la nature, lesquelles ne régissent et ne connaissent que des phénomènes relatifs et contingents.

Bien plus, je dis que cette conception idéale, cette croyance d’un état supérieur dans la série vivante, est nécessaire à mon progrès moral et à mon développement autonomique. C’est là ce qui détermine mon activité, ce qui cause mon amélioration. Pourquoi marcherais-je en avant, si je ne vois pas de but à atteindre ? pourquoi lutterais-je, si je n’ai rien à conquérir ?

Vouloir détruire l’idéal, c’est essayer l’œuvre impie d’Érostrate ; si vous aviez le malheur d’y réussir, vous n’auriez rien fait pour la justice que vous voulez servir, mais vous auriez détruit la cause déterminante du progrès, et l’humanité serait condamnée à périr immobile à la place où vous l’avez rencontrée. L’œuvre du sage n’est pas de nier et de détruire, mais d’instruire et d’améliorer. La notion de l’idéal a besoin d’être rectifiée toutes les fois que l’état des âmes l’exige. Aujourd’hui cette rectification de l’idéal, qui sera en même temps un redressement de la conscience, est devenue nécessaire. Que l’idéal soit mis en harmonie avec la science et avec la raison, qu’il rentre dans les lois générales du monde et de la vie, et vienne se refléter dans la conscience de l’être humain, s’élevant et se purifiant à mesure que cette conscience se développe et se purifie : voilà ce qu’il faut vouloir, ce qu’il faut poursuivre, ce qu’il faut demander à ceux qui se font, comme vous, monsieur Proudhon, les guides et les instituteurs de l’humanité. Mais, pour Dieu ! finissons-en avec vos procédés d’ogre et de Torquemada : brûler n’est pas répondre.

Votre esprit âpre, tenace et mordant, saisit vigoureusement une question particulière et ne la lâche qu’après l’avoir disséquée jusqu’en ses fibres les plus ténues, jusqu’en ses parties les plus cachées ; mais il est impuissant à généraliser et à reconstruire.

Votre regard vise loin et juste, mais il n’embrasse pas les objets dans leur ensemble. Il peut connaître les différentes parties de l’être, mais il ne voit pas l’être lui-même, dans son unité vivante, avec ses limites et ses rapports.

La dialectique, en laquelle vous avez une confiance absolue, est, en vos mains, un véritable instrument de précision, propre à résoudre tous les problèmes, vous le croyez du moins ; mais ce n’est, au bout du compte, qu’un instrument. Votre dialectique n’a pas de cœur. Or, pour comprendre la vie, il faut être vivant soi-même ; et seriez-vous le cerveau le plus puissant de la création, vous ne connaîtrez jamais l’homme et l’humanité, si vous n’êtes qu’un cerveau.

Il ne suffit pas d’agiter des idées et de les précipiter les unes sur les autres comme les flots sur les flots, il faut que le souffle, qui se promène sur les eaux, prépare la création et même au milieu du chaos fasse pressentir l’ordre. Enfin, il ne suffit pas de séparer la terre des ténèbres de l’abîme, il faut encore faire resplendir la lumière et prononcer le fiat lux !…


Le dernier ouvrage de M. Proudhon est un nouveau voyage à la recherche de l’absolu.

L’absolu, cette fois, s’appelle Justice.

Il s’agit de prouver que la justice suffit à tout ; qu’avec la justice on n’a besoin ni de religion, ni d’amour, ni d’idéal ; bien plus, que la religion, toute religion, que l’amour, tout amour, que l’idéal, tout idéal, sont choses contraires à la raison juridique et doivent être élagués d’une société fondée sur la justice.

« Le principe fondamental, organique, régulateur, souverain de sociétés, c’est la justice.

« Qu’est-ce que la justice ? L’essence même de l’humanité.

« Qu’a-t-elle été depuis le commencement du monde ? — Rien.

« Que doit-elle être ? — Tout. »

Ainsi s’exprime, dans sa préface, l’auteur du livre de la Justice copiant Sieyès dans sa célèbre brochure sur le Tiers État.

C’est, on le voit, toujours la même façon de conclure, paradoxale et agaçante.

Que la justice soit l’essence même de l’humanité, je l’ignore et ne sais trop ce que cela veut dire ; mais avancer que la justice n’a rien été depuis le commencement du monde, qu’elle date d’hier, qu’elle est sortie tout armée, avec son glaive et sa balance, de la tête de Jupiter-Proudhon, et ajouter, comme corollaire, que désormais la justice doit être tout, n’est-ce pas avoir un véritable parti pris de pierre philosophale, une monomanie de l’absolu ? Ainsi l’amour, la charité, le dévouement, la miséricorde, n’appartiennent pas à l’humanité, et dans la société conçue par M. Proudhon, ces vertus ne sauraient trouver place. Ainsi la Révolution, dont M. Proudhon se dit le fils (fils ingrat qui calomnie sa mère en la faisant à son image), s’est trompée quand elle les a comprises sous le nom de fraternité dans sa triple formule ! Ainsi, la nature elle-même s’est trompée quand, pour faire l’homme, unissant le sentiment à la raison, elle a voulu que la conscience ne fût pas seulement éclairée par la raison, mais aussi échauffée par le cœur et devînt pour l’être humain un soleil moral, centre à la fois de lumière et de flamme !

Nous ne prétendons pas apprécier ici le livre de M. Proudhon.

Après la condamnation judiciaire, la critique ne peut le condamner sans lâcheté, ni l’absoudre sans risquer de manquer de respect à la chose Jugée. Mais il y a une partie du livre de M. Proudhon qui n’a pas été incriminée ; c’est celle qui traite des femmes et du mariage. Là se trouvent des choses que chaque femme sachant tenir une plume a le droit de regarder comme des personnalités ; c’est à ces personnalités que je prétends répondre.

Car M. Proudhon a le verbe trop haut et la parole trop retentissante pour qu’il soit possible d’opposer à ses raisons mêlées d’injures le silence dédaigneux que méritent d’ordinaire ceux qui parlent un certain langage. D’ailleurs, combattre l’erreur est toujours un devoir, et l’accomplissement de ce devoir devient une vertu quand on le poursuit avec des armes inférieurement inégales. M. Proudhon représente la force, puisqu’il est homme ; moi, la faiblesse, puisque je suis femme. Mais il y a quelque chose au-dessus de la force, c’est la vérité ; il y a quelque chose qui l’emporte sur la dialectique la plus serrée, sur l’avocasserie la plus habile, c’est le simple bon sens. La cause que je défends l’emportera, mais ce ne sera pas sans combats et sans efforts. Elle a besoin d’être défendue contre plusieurs, contre beaucoup. Hier, c’était contre les adversaires du progrès ; aujourd’hui, contre M. Proudhon ; demain peut-être, contre les amis du progrès et de la liberté mal comprise. Courage donc ! Ceignons nos reins et préparons-nous à la lutte, et, qui pis est, à l’outrage. Oui, à l’outrage ! car lorsque les hommes se battent entre eux, ils ne s’appliquent qu’à se tuer ; mais quand ils luttent contre une femme, soit orgueil froissé, soit brutalité pure, ils cherchent d’abord et de premier mouvement à l’outrager dans son sexe ou dans sa personne, sachant bien qu’elle est vaincue quand ils l’ont calomniée.