Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/La Femme

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LA FEMME

· · · · · · · · · · Ce n’est rien,
C’est une femme qui se noie.
La Fontaine.
Il arriva chez les Yquiariates qu’un mari mécontent de la science culinaire de sa femme, qui d’ailleurs était fort dodue, la tua et la servit à ses amis dans un festin, pour s’indemniser, dit-il, par cette aubaine, de l’ennui que lui avait causé son inexpérience en cuisine.
Lettres édifiantes.

Les théories de M. Proudhon sur l’amour sont trop arriérées, trop en dehors du sentiment général, pour qu’elles aient sur nos contemporains quelque puissance de prosélytisme. Ses doctrines sur la femme sont tout autrement dangereuses ; elles expriment le sentiment général des hommes qui, à quelque parti qu’ils appartiennent, progressistes ou réactionnaires, monarchistes ou républicains, chrétiens ou païens, athées ou déistes, seraient enchantés qu’on trouvât le moyen de concilier à la fois leur égoïsme et leur conscience en un système qui leur permît de contester les bénéfices de l’exploitation appuyée sur la force, sans avoir à craindre les protestations fondées sur le droit.

Le pouvoir s’impose, parce qu’il est nécessaire ; il ne se maintient qu’en prouvant qu’il est légitime.

M. Proudhon a essayé d’établir que la subordination de la femme est basée sur la nature, et il a tenté de construire un ordre qui maintînt cette subordination, une justice qui la sanctionnât. Il a voulu perpétuer le règne de la force en la légitimant ; c’est là son crime.

Ce crime est irrémissible.

Il l’est, dès maintenant, aux yeux de toute femme ayant conscience de sa valeur morale, de sa personnalité, de son autonomie naturelle. Dieu aidant, — et la femme aussi, — il le sera bientôt aux yeux de l’humanité pensante de l’un et de l’autre sexe.

M. Proudhon affirme, sans hésitation, l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme. C’est beaucoup dire. Examinons.

Et d’abord, l’infériorité physique : « Sur ce point, dit-il, la discussion ne sera pas longue ; tout le monde passe condamnation. »

Pas si vite, s’il vous plaît, monsieur ; avant d’aller plus loin, il serait bon de s’entendre.

Si M. Proudhon, en comparant la femme à l’homme au point de vue physique, entend parler uniquement de la force musculaire, il est probable, en effet, que tout le monde passera condamnation, c’est-à-dire que chacun avouera que, généralement parlant, l’homme, devant le dynamomètre, est supérieur à la femme. Mais il faut être aveugle ou borgne tout au moins, et ne voir les choses que d’un côté pour n’apercevoir dans le corps humain que la force. N’y a-t-il pas aussi la grâce, la beauté ? Or, si l’homme, comme force physique, est à la femme comme 3 est à 2, à son tour, la femme, M. Proudhon en convient plus loin, comme beauté des formes, est à l’homme comme 3 est à 2. Il y a donc, physiquement, compensation ; nous pourrions ajouter que la femme a son genre de force comme l’homme a le sien, et que si l’homme, par la grosseur de ses muscles et l’épaisseur de ses os, l’emporte sur la femme, quand il s’agit de soulever ou de soutenir des fardeaux, la femme, par la prédominance des fluides, l’élasticité plus grande de sa fibre et la disposition de son appareil nerveux, l’emporte sur l’homme en force résistante. Elle plie et ne rompt point. Quel est l’hercule qui supporterait, sans s’y briser, les efforts de l’enfantement ?

Mais, après tout, que signifie cette inégalité sociale fondée sur l’inégalité de la force ? Est-ce que, depuis l’invention de la poudre, il y a des forts qui puissent imposer leur volonté et des faibles qui soient obligés de la subir ? Tous les hommes ne sont-ils pas égaux devant le pistolet, et Hobbes, adorateur de la force comme M. Proudhon, n’a-t-il pas cent fois raison lorsqu’il dit que la femme est l’égale de l’homme, puisqu’elle peut toujours le tuer ?

Tout ce que dit M. Proudhon de la masculinité de la force n’est pas sérieux et ne prouve rien d’ailleurs, si ce n’est son penchant pour une technologie physiologique qui touche à l’obscénité. Établir la supériorité de l’homme sur les fonctions sexuelles qu’il remplit revient à dire que la femme est moins que l’homme nécessaire à la propagation de l’espèce. M. Proudhon ne recule pas devant cette énormité renouvelée des Grecs.

« L’être humain, dit-il, complet, adéquat à sa destinée, je parle du physique, c’est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comportent sa nature et sa fin, et par là, le maximum d’action dans le travail et le combat.

« La femme est un diminutif d’homme à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe. »

Ceci n’est qu’impertinent ; je passe sur ce qui est grossier ; voyons ce qui est sérieux ;

« Partout éclate la passivité de la femme sacrifiée, pour ainsi dire, à la fonction maternelle : délicatesse de corps, tendresse de chairs, ampleur des mamelles, des hanches, du bassin, jusqu’à la conformation du cerveau. »

Oui, sans doute, la nature, avant tout reproductrice et conservatrice des espèces, a fait la femme pour la maternité, comme elle a fait l’homme pour la féconder et la défendre. Mais l’humanité a aussi sa création ; c’est elle qui, dans son développement progressif, fait l’être social et lui donne des qualités nouvelles. Socialement la femme acquiert, comme l’homme, des forces, des puissances qu’elle n’avait pas. L’un et l’autre ne se bornent pas, comme les êtres inférieurs, à assurer par leurs rapports sexuels la perpétuation de leur espèce ; la nature y a suffisamment pourvu. Ils ont bien d’autres choses à faire, bien d’autres rapports à établir, bien d’autres forces à développer ; et pour toutes ces fonctions, comme pour celle de la génération, je dis que les deux sexes sont nécessaires ; je le prouverai plus loin.

Tel n’est pas l’avis de M. Proudhon : « En elle-même, dit-il, je parle toujours du physique, la femme n’a pas de raison d’être ; c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen, mais qui serait de sa part une erreur, si la femme ne devait retrouver d’une autre manière sa personnalité et sa fin.

« Or, quelle que soit cette fin, à quelque dignité que doive s’élever un jour la personne, la femme n’en reste pas moins, de ce premier chef de la constitution physique et jusqu’à plus ample informé, inférieure devant l’homme, « une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal. »

La nature coupable d’erreur lorsqu’elle a créé la femme ! Il paraît que M. Proudhon aurait trouvé mieux que cela. Décidément cet homme devient dieu !

N’aurait-elle pas pu trouver un autre moyen de reproduction ? nous dit-il après Euripide. Ceci n’est pas neuf ; nous avons entendu des pitres forains répéter dans leur boniment ces plaisanteries du théâtre grec, en les assaisonnant de gros sel. On en rit encore quelquefois ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Ce qui prouve davantage, c’est le trait de la fin. Il est évident que si la femme, inférieure devant l’homme, n’est qu’un moyen terme entre lui et le reste du règne animal, une espèce ambiguë reliant le singe à l’homme ou l’homme au singe, comme on voudra, c’est en vain qu’elle viendrait réclamer justice. Il n’y a de justice qu’entre les égaux. Elle sera éternellement condamnée à servir l’homme, à moins que celui-ci ne préfère la manger quelquefois.

Mordieu ! messieurs, savez-vous qu’on aurait bien ri autrefois en France, au temps de Molière et de Voltaire, quand il y avait encore du bon sens, d’un monsieur qui serait venu débiter de pareilles sornettes ? Qu’est-ce que cela signifie : « Inférieure devant l’homme ! » Elle lui sera inférieure le jour où il aura appris à s’en passer ; jusque-là, elle sera tantôt l’esclave, tantôt la maîtresse, puisqu’il n’en veut pas comme associée.

Mais ce qui suit est encore plus fort : « La femme un moyen terme entre l’homme et le singe ! » Singe vous-même, auraient dit nos grand’mères à M. Vadius ; une espèce se compose ordinairement du mâle et de la femelle, et ne peut, en tant qu’espèce, se considérer abstractivement de l’un ou de l’autre terme.

Si la femme est le lien qui rattache l’espèce humaine à l’espèce simienne, elle cesse donc d’appartenir à l’espèce humaine, qui ne sera plus représentée que par son mâle ; mais alors que devient l’espèce ?…

Je suis vraiment honteuse, pour le lecteur, d’avoir à lui signaler de pareilles niaiseries ; mais M. Proudhon a une telle réputation de logicien, qu’on est obligé de prendre au sérieux même ses coq-à-l’âne.

C’est d’ailleurs sur ces coq-à-l’âne qu’il va essayer de fonder le droit.

« La femme, dit-il, inférieure à l’homme en force physique, lui est inférieure au point de vue de la production.

« Le rapport numérique 3 : 2 indique encore à ce point de vue le rapport de valeur entre les sexes ; conséquemment la répartition des avantages, à moins, je le répète, qu’une influence d’une autre nature n’en modifie les termes, doit être toujours dans cette proportion, 3 : 2. »

« Voilà, continue M. Proudhon, ce que dit la justice qui n’est autre que la reconnaissance des rapports, et qui nous commande à tous, hommes et femmes, de faire à autrui comme nous voudrions qu’il nous fît lui-même, si nous étions à sa place.

« Qu’on ne vienne donc plus nous parler du droit du plus fort, ce n’est là qu’une misérable équivoque, à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs. »

Pauvre M. Proudhon ! il en entendra parler encore longtemps du droit du plus fort, et il en souffrira lui-même, comme il veut que les autres en souffrent. Il cherche la base du droit dans la supériorité de la force et il ne veut pas qu’on le lui dise !

Lors même que l’homme produirait plus que la femme, cela ne prouverait rien devant la justice, rien par rapport au droit naturel, rien encore au point de vue humain. Parce qu’un homme produit plus qu’un autre, en est-il plus homme pour cela ? M. Proudhon ne le dit pas ; mais il essaye d’établir qu’il est plus citoyen, et doit avoir plus d’importance politique : ainsi, telle race d’hommes, qui produit 3 contre telle autre qui produit 2, doit peser dans le gouvernement comme 3, tandis que l’autre pèsera comme 2, c’est-à-dire commander à l’autre. Il en est ainsi, dit-il, pour la femme ; donc, de par la force, au combat, à l’atelier, au forum, la prépondérance est acquise au sexe fort, dans la proportion de 3 contre 2, ce qui veut dire que l’homme sera le maître et que la femme obéira. Dura lex, sed lex !

D’abord, il n’est pas vrai que ceux qui produisent le plus soient ceux qui pèsent le plus sur le gouvernement. Je me rappelle avoir entendu dire à un législateur de l’antiquité : « Pendant qu’ils travaillent pour nous, nous légiférons pour eux ; » parlant ainsi de ceux qui produisent la richesse matérielle, ce qui prouve bien que produire et gouverner sont deux fonctions qui n’ont rien de commun entre elles. Mais, en tout cas, confondre le produit avec le droit me paraît œuvre très-illogique, soit qu’on la tente contre la femme ou pour le prolétaire.

Si la femme produit moins à l’atelier, elle touchera moins, elle consommera moins ; la même inégalité existe dans toutes les classes de travailleurs. La question de justice n’est pas là ; elle sera dans la libre disposition des produits ; elle sera dans la liberté que vous lui assurerez de consommer la valeur qu’elle a créée. Si elle réclame autre chose au nom de la justice, elle a tort. Mais prenez garde, cette liberté du travail, cette sécurité de production qu’elle vous demande au nom de la justice, si vous la lui refusez, elle la remplacera par la pratique d’une oisive consommation qu’elle vous imposera par l’amour ou par ce qui y ressemble, et vous aurez cette fiévre de toilette, ce luxe des chiffons qui vous ruine, messieurs les entreteneurs qui vous démoralise, mesdames les entretenues.

M. Proudhon, entrant dans la pratique, — quelle pratique ! — essaye de prouver que la femme est tellement empêchée par les charges mêmes de la sexualité, qu’il ne lui reste presque aucun temps pour le travail productif : « Sans parler de ses ordinaires qui prennent 8 jours par mois, 96 jours par an, il faut compter pour la grossesse 9 mois, les relevailles 40 jours, l’allaitement 12 à 15 mois, soins à l’enfant, à partir du sevrage, 5 ans ; en tout, 7 ans pour un seul accouchement ; supposant 4 naissances à 2 années d’intervalle, c’est 12 ans qu’emporte à la femme la maternité ! »

Qu’il faut être à bout de raisons pour en inventer de cette force ! M. Proudhon a prévu qu’on se récrierait sur ses comptes. » Il ne faut point ici chicaner et marchander, » a-t-il soin d’ajouter. Non, monsieur ; vous voulez qu’on vous passe vos exagérations et qu’on ferme les yeux sur vos maquignonnages. Soit ; on payera même vos écritures, quoique nous n’en ayons que faire. C’est cependant d’après ce calendrier de petite-maîtresse que vous allez conclure : « que la femme par sa faiblesse organique et la position intéressante où elle ne manquera pas de tomber, pour peu que l’homme s’y prête, est fatalement et juridiquement exclue de toute direction politique, administrative, doctrinale, industrielle. »

Mais qu’importe ! nous vous rattraperons sur autre chose.

L’infériorité intellectuelle de la femme vient, d’après M. Proudhon, de la faiblesse de son cerveau, comme son infériorité physique vient de la faiblesse de ses muscles.

« La force physique, dit-il, n’est pas moins nécessaire au travail de la pensée qu’à celui des muscles ; de sorte que, sauf le cas de maladie, la pensée, en tout être vivant, est proportionnelle à la force. »

À ce compte, un portefaix sera un plus fort penseur qu’un philosophe ; décidément, le Dieu de M. Proudhon est le dynamomètre.

Mais voici bien autre chose :

« Si la faiblesse organique de la femme, à laquelle se proportionne naturellement le travail du cerveau, n’avait d’autre résultat que d’abréger dans sa durée l’action de l’entendement, la qualité du produit intellectuel n’étant pas altérée, la femme pourrait parfaitement, sous ce rapport, se comparer à l’homme ; elle ne rendrait pas autant, elle ferait aussi bien ; la différence purement quantitative, n’entraînant qu’une différence de salaire, ne suffirait peut-être pas pour motiver une différence dans la condition sociale. »

À la bonne heure, voilà qui est mieux raisonné ; malheureusement, cela se gâte.

« Or, c’est précisément ce qui n’a pas lieu ; l’infirmité intellectuelle de la femme porte sur la qualité du produit, autant que sur l’intensité et sur la durée de l’action ; et comme, dans cette faible nature, la défectuosité de l’idée résulte du peu d’énergie de la pensée, on peut dire que la femme a l’esprit essentiellement faux, d’une fausseté irrémédiable. »

C’est là ce qu’il faudrait prouver. M. Proudhon ne le prouve point. Il cite Kant, Hegel et Gœthe, puis des mots empruntés à quelques femmes qui ne prouvent absolument rien sur la question et dont les noms sont, au contraire, d’éloquentes protestations contre l’infirmité prétendue de l’intelligence féminine.

Que M. Proudhon prouve que la femme a l’esprit faux, radicalement faux, et je passe condamnation pour tout le reste.

Mais s’il est incontestable que la femme puisse arriver au vrai, qu’importe la route par laquelle elle y arrive ? Elle raisonne autrement que M. Proudhon, c’est possible ; mais elle sait, comme lui, éclairer et convaincre ; je prétends même qu’elle saura le redresser quand il s’égare, et le rectifier quand il se trompe, ce qui ne lui arrive que trop souvent. Après cela, qu’il nous jette à la tête que, de l’aveu de Daniel Stern, « la femme n’arrive à l’idée que par la passion, » que nous importe ! pourvu qu’elle y arrive. Bien plus, je dis que c’est là ce qui fait sa force et ce qui montre l’utilité de son intervention dans la logique masculine ; elle y introduit le plus souvent un élément qui lui manquait, l’élément sentimental qui n’est pas moins nécessaire que l’élément purement rationnel, dans toutes les questions qui intéressent la société, l’homme ou même la nature.

Mais là où M. Proudhon est vraiment original, là où il triomphe, c’est dans la théorie de la résorption des germes. Il y revient avec complaisance pour établir l’infériorité intellectuelle de la femme. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain ; mais nous citerons un mot d’un médecin de nos amis, physiologiste distingué, qui, après avoir lu cette théorie de la résorption des germes, nous disait : « M. Proudhon me fait l’effet d’avoir appris la physiologie là où M. de Pourceaugnac avait étudié la judiciaire, dans les romans. » Incapable d’apprécier par moi-même, je m’en tiens, sur ce point, au jugement du docteur. Qu’il suffise au lecteur de savoir que, d’après notre adversaire, la femme, ne possédant pas de germe, la résorption des spermatozoïdes ne peut se faire dans le cerveau. Dès lors, le cerveau n’est pas fécondé chez la femme. C’est ce qui fait que les universaux lui échappent. Elle ne sait pas abstraire. « Capable jusqu’à un certain point d’appréhender une vérité trouvée, elle n’est douée d’aucune initiative ; elle ne s’avise pas des choses, son intelligence ne se fait pas signe à elle-même, et sans l’homme qui lui sert de révélateur, de verbe, elle ne sortirait pas de l’état bestial. »

Tout cela est très curieux, au moins comme imagination ; mais comme logique, c’est écrasant !

« Concluons maintenant, dit M. Proudhon. Puisque, d’après tout ce qui précède, l’intelligence est en raison de la force, nous retrouvons ici le rapport précédemment établi, savoir : que la puissance intellectuelle étant chez l’homme comme 3, elle sera chez la femme comme 2.

« Et puis que dans l’action économique, politique et sociale, la force du corps et celle de l’esprit concourent ensemble et se multiplient l’une par l’autre, la valeur physique et intellectuelle de l’homme sera à la valeur physique et intellectuelle de la femme comme 3×3 est à 2×2, soit 9 à 4. »

Ainsi, la force, toujours la force ! c’est le signe du salut. Les prétoriens pensaient de même lorsqu’ils choisissaient pour empereur le géant Maximin, parce qu’il était plus fort qu’un cheval ; demain vous choisirez Arpin ou Rabasson ; pourquoi pas le cheval de Caligula ? pourquoi pas la machine à vapeur qui représente une somme de force bien autrement considérable ?

Passons à un autre exercice : l’infériorité morale de la femme. Elle n’est pas moins démontrée que les deux précédentes. Écoutez l’oracle :

« Non, la femme considérée sous le rapport de la justice et dans l’hypothèse de ce qu’on appelle son émancipation, ne serait pas l’égale de l’homme. Sa conscience est plus débile de toute la différence qui sépare son esprit du nôtre ; sa moralité est d’une autre nature. Ce qu’elle conçoit comme bien et mal n’est pas identiquement le même que ce que l’homme conçoit lui-même comme bien et mal ; en sorte que, relativement à nous, la femme peut être qualifiée un être immoral… De là encore cet instinct de subordination qui se traduit si facilement chez la femme en aristocratie, puisque l’aristocratie n’est autre chose que la subordination considérée par le sujet qui, du bas de l’échelle, est monté au sommet… Par sa nature, la femme est dans un état de démoralisation constante, toujours en deçà ou au delà de la justice ; l’inégalité est le propre de son âme… La domesticité lui est aussi moins antipathique ; à moins qu’elle ne soit corrompue ou émancipée, loin de la fuir, elle la recherche, et remarquez encore qu’à l’encontre de l’homme, elle n’en est point avilie… Ce que la femme aime par-dessus tout et adore, ce sont les distinctions, les préférences, les privilèges… Qu’est-ce que la justice pour un cœur de femme ? De la métaphysique, de la mathématique… La femme veut des exceptions, elle a raison : elle est infirme et les exceptions sont pour les infirmes. De même que les idées et la justice, c’est encore par l’homme que la pudeur vient à la femme. La pudeur est une vertu civile… d’elle-même, la femme est impudique ; si elle rougit, c’est par crainte de l’homme. »

J’en passe et des meilleurs ; enfin, M. Proudhon se résume en ces termes ; « La femme est une réceptivité : de même qu’elle reçoit de l’homme l’embryon, elle en reçoit l’esprit et le devoir… Inférieure à l’homme par la conscience autant que par la puissance intellectuelle et la forcée musculaire, la femme se trouve définitivement, comme membre de la société tant domestique que civile, rejetée sur le second plan ; au point de vue moral comme au point de vue physique et intellectuel, sa valeur comparative est encore comme 2 à 3. Et puisque la société est constituée sur la combinaison de ces trois éléments, travail, science, justice, la valeur totale de l’homme et de la femme, leur rapport et conséquemment leur part d’influence, comparés entre eux, seront comme 3×3×3 est à 2×2×2 soit 27 à 8. »

Telles sont les idées de M. Proudhon sur la femme. On voit qu’il était difficile de la mettre plus bas. Eh bien, avec tout cela M. Proudhon prend des airs de chevalier et essaye de se faire passer pour le défenseur des belles. Après avoir tout refusé à la femme au nom du droit et de la justice, il va, au nom de la famille et de ce qu’il appelle la religion, lui offrir le plus beau sort du monde ; en attendant, il a dû lui parler de sa plus grosse voix, de façon à rappeler le loup répondant à la cigogne qui lui réclame son dû :

Quoi ! ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou !
Allez, vous êtes une ingrate.
Ne tombez jamais sous ma patte.

Eh bien ! non, monsieur le loup, nous voulons justice et non pas faveur. Nous l’obtiendrons de vous-même, ou tout au moins de vos semblables. Nous la refuserez-vous, lorsque nous vous aurons démontré, non-seulement que l’équité exige que vous nous accordiez notre dû, mais que votre intérêt le plus pressant l’ordonne, et que votre salut et le nôtre, le salut social, vous en font une loi ?

J’aurais pu, vous suivant pas à pas, signaler vos paralogismes et vos nombreuses contradictions. C’eût été de la petite guerre.

Je tiens bien moins à vous battre qu’à vous convaincre ; vous guérir, car vous êtes malade, voilà mon vœu le plus ardent. Laissez-m’en l’espoir. En tout cas, faire effort pour que d’autres qui partagent vos manières de voir sur les femmes soient guéris, et pour que ceux qui seraient disposés à les prendre soient préservés de la contagion, tel est mon devoir. Il m’a semblé que, pour le remplir, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était bien moins de réfuter vos arguments qui valent bien peu par eux-mêmes, que de montrer résolu le problème que vous avez posé, mais que vous n’avez pas su résoudre : La justice dans la société pour la femme comme pour l’homme. Je l’essayerai en quelques pages et n’invoquerai ni l’ange de l’éloquence, ni le séraphin de la théologie ; mais, convenant de mon impuissance à saisir les universaux et à distiller les abstractions, je m’adresserai au simple bon sens et tâcherai d’en parler le vulgaire langage.

S’il est des philosophes qui ne comprennent plus cette langue, je compte sur vous, monsieur Proudhon, pour la leur traduire en beau style métaphysique, entrelardé de grosses poissardises propres à tenir leur grave cerveau en éveil, comme maintiennent et excitent l’appétit, les épices et condiments dont un habile cuisinier sait assaisonner ses sauces.


M. Proudhon se propose d’élever, par la collectivité conjugale, l’individualité féminine à la hauteur du sexe fort. « Vous verrez tout à l’heure, dit-il, la femme parvenir des impuretés de sa nature à une transparence incomparable. »

Ainsi, pour M. Proudhon, élevé dans les préventions d’un mythe suranné, la femme est toujours la source du mal et la mère de l’impureté.

Ô Nazaréen incorrigible !

Laissons les fables et les symboles. Examinons l’histoire de l’humanité dans son développement positif.

Sans remonter à une question d’origine, si nous prenons l’être humain quand il commence à s’étudier, à se connaître, nous le voyons mâle et femelle, comme toutes les espèces, et les deux sexes nous apparaissent doués de qualités différentes, sans doute, mais se valant au point de départ.

La femelle du gorille ou du gibbon n’est guère moins forte que le mâle et celui-ci n’est guère moins beau que sa compagne. D’Adam à Ève la différence n’est pas plus grande[1].

Cependant, les premières sociétés n’ont pu se fonder que sur la force. C’est au commencement des sociétés que la prédominance de l’homme est le plus absolue, parce que la force est l’élément indispensable d’un établissement social qui commence.

Mais lorsque la société est fondée, lorsque les obstacles extérieurs, conjurés par une force intérieure solidement établie, permettent à l’organisme social de se développer, les autres facultés humaines se montrent et demandent satisfaction. Car l’être social n’est pas seulement une force organisée, il est aussi intelligence et sentiment. Après avoir assuré son existence, il veut l’agrandir et la développer. Il a des organes intellectuels et moraux, il faut que la société ait aussi des organes correspondants.

Individuellement, il est amour, il est conscience, il est justice, il est idée. Socialement, il faut que la société faite à son image soit tout cela.

Toute la loi du progrès de l’humanité est dans cette multiplicité des besoins humains, exigeant des besoins sociaux qui leur correspondent.

Osez dire que ces organes sociaux commençant à la famille, se développant par la tribu, par la cité, par l’église, par la patrie, et grandissant de manière à devenir internationaux, humanitaires, universels, se créent et se développent sans la femme et en dehors de son influence !

Non ; dans cette création, comme dans toutes les autres, les deux sexes sont nécessaires. La femelle seule ne peut rien féconder, le mâle seul ne peut rien produire.

Toute institution sociale résulte de la combinaison de la force, élément mâle, avec l’amour qui a les deux sexes et avec la beauté, élément féminin ; et cette combinaison est toujours déterminée par un idéal vrai ou faux, exact ou trompeur, de justice.

La prédominance de la force sur la beauté, quand ce n’est pas un fait transitoire et révolutionnaire, est un signe de barbarie ; la prédominance de la beauté sur la force, quand ce n’est pas un fait religieux et palingénésique, est une preuve de corruption.

L’idéal social, c’est la réalisation de la justice par la combinaison de la force et de la beauté unies par l’amour.

Mais sortons des abstractions et des aphorismes, puisque aussi bien, en notre qualité de femme, nous devons y être impropre, et examinons les faits.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire pour reconnaître que la civilisation d’un peuple est proportionnelle au rôle de la femme chez ce peuple, à son influence, à sa dignité morale ; plus une société se civilise, plus la femme y acquiert de la valeur et de la considération. De telle sorte qu’on peut dire, si l’on considère une société dans l’histoire, que le degré d’élévation de la femme donnera la mesure du degré de civilisation que cette société a atteint. Un peuple peut être très-civilisé et porter en son sein le prolétariat, le paupérisme, voyez l’Europe moderne ; l’esclavage même, voyez l’Amérique ; il ne peut être civilisé si la moitié de l’espèce humaine est en dehors de la vie sociale.

Bien plus, chez toute nation, chez toute race où la femme est isolée du mouvement social, renfermée dans le harem, dans le gynécée, tenue dans l’ignorance des choses de la patrie et de l’humanité, le progrès proprement dit, le progrès spontané, autonome, est impossible. De telles nations sont condamnées, comme les Turcs, comme les Arabes, à être absorbées par d’autres ou à périr.

Qu’on le sache bien, la société n’est progressive que lorsque l’influence de la femme peut s’y faire sentir, lorsque la femme concourt, au moins indirectement, à sa législation, à ses mœurs, à ses croyances. Si la civilisation peut être regardée comme l’amortissement de la force, c’est à la femme qu’on le doit.

La sauvagerie, c’est la force dans toute sa réalité. Là, le mâle domine d’une manière absolue. L’homme porte les armes, ou plutôt il ne porte rien du tout. La femme y remplit toutes les fonctions serviles, même celles de bête de somme. L’homme chasse, lutte, combat, délibère, gouverne et fait justice. La sauvagerie est, sans contredit, la plus longue étape de l’humanité. Que de nations, que de races n’en sont jamais sorties et s’y sont éteintes !

La barbarie est un premier pas fait en dehors de la force pure. L’élément féminin y compte pour quelque chose ; l’influence de la femme s’y fait indirectement sentir. L’homme est sensible à la beauté et lui rend un certain hommage. Des lois se font, des usages s’établissent qui protègent la femme au moins comme épouse et comme mère. La force a déjà cessé de régner exclusivement sur le monde. Le progrès est possible.

Partout où l’homme, déterminé par la race, le sol, le climat, a senti la beauté, la civilisation a été florissante. Le culte de la beauté a valu à la femme son influence sur le génie grec, et a amené chez les Athéniens ce splendide épanouissement de l’art que nous admirons encore aujourd’hui et qui, après plus de deux mille ans, nous guide et nous éclaire. Et cependant, même en Grèce, l’influence de la femme a été indirecte et éloignée, plutôt symbolique que réelle, plutôt religieuse que politique.

L’humanité s’est toujours obstinée à marcher d’un seul pied, à regarder d’un seul œil, quand la nature lui avait donné deux pieds pour marcher en avant, deux yeux pour fixer son but et embrasser son horizon.

L’histoire de l’humanité existe-t-elle ? C’est l’histoire des mâles dans l’humanité qu’il faudrait dire. Aussi, qu’y a-t-il dans cette histoire ? Des batailles, des massacres, des flots de sang ; oppression, injustices, trahisons, reculades, révolutions stériles, réactions honteuses, et au milieu de tout cela quelques lueurs inspirées par l’amour, le dévouement, l’esprit de charité, de paternité, de miséricorde, esprit qui a son culte et son refuge chez la femme, chez la femme qui n’a presque point de rôle dans l’histoire.

En effet, la femme, nous dit-on, existe à peine dans l’histoire ; et l’on se sert de cet argument contre elle. Son absence de l’histoire équivaut à un brevet d’incapacité.

Nous ne voulons pas nous prévaloir de quelques grandes individualités féminines qui sont comme des jalons plantés sur la route du progrès, pour montrer que l’homme n’était pas seul quand l’humanité a passé par là.

J’avoue que la femme existe à peine dans l’histoire, et c’est là le crime de la force qui, ayant régné presque exclusivement jusqu’ici, n’a donné à l’élément féminin que la place la plus petite possible. Tant que la société a pu se considérer comme étant dans un état embryonnaire ou de formation, les fonctions sociales de la femme y ont été difficiles à déterminer, et son rôle, joué dans l’ombre, n’a occupé qu’une très-petite place dans les pages de l’histoire. Mais il doit être permis de se demander si, dans l’organisme social tel qu’il est aujourd’hui, les fonctions ne doivent pas être partagées en deux grandes divisions. En un mot, n’y a-t-il pas dans l’humanité considérée comme un être collectif des organes mâles et des organes femelles ? et cette distinction ne doit-elle pas se retrouver dans toute société, dans toute collectivité une et multiple, comme l’est un peuple, une nation ?

Qu’on ne s’y trompe pas, toute la question est là.

En effet, s’il existe dans la société politique, économique, artistique, des fonctions qui soient propres aux femmes, les femmes devront être considérées comme des individualités sociales aussi bien que les hommes. Dès lors, ce n’est plus du mâle qu’elles recevront leur valeur, comme le zéro reçoit la sienne du chiffre qui le précède. Elles n’auront plus seulement leur importance dans la famille, la seule que M. Proudhon leur reconnaisse, elles seront de droit et ipso facto membres de la société civile. Cessant d’exister uniquement à l’état de reflet ou de réceptivité, selon l’élégante expression du maître, elles s’affirmeront comme activité, comme liberté, comme virtualité, comme autonomie ; et dès lors la question d’égalité ou d’inégalité cesserait d’en être une. La femme pouvant être déclarée supérieure à l’homme dans les fonctions propres à son sexe, comme l’homme pourrait l’être dans les fonctions attribuées au sien, il n’y aurait plus entre les deux sexes qu’une question d’équivalence fonctionnelle. On pourrait se demander si les fonctions du sexe fort sont supérieures ou inférieures à celles du beau sexe ; mais la question serait résolue en même temps que posée, toutes les attributions sociales avant devant la société la même valeur et la même importance. Dans un concert, qui ne vaut que par l’accord de toutes les parties, se demande-t-on s’il en est de plus importantes les unes que les autres ? Supprimez une seule des parties, il n’y a plus concert, il n’y a plus harmonie. N’oublions donc jamais qu’au point de vue de l’ensemble, c’est-à-dire au point de vue social, toutes les fonctions vraiment sociales ont la même valeur et sont positivement égales, et n’imitons pas M. Proudhon qui, attribuant l’esprit d’invention exclusivement à l’homme, tandis qu’il accorde à la femme l’esprit de vulgarisation, veut que ce soit là, pour le sexe masculin, un titre de supériorité sur le sexe féminin, comme si la société n’avait pas tout autant besoin de ceux qui vulgarisent que de ceux qui inventent, de ceux qui, par talent ou par sentiment, font comprendre telle vérité, que de ceux qui l’ont découverte par hasard ou par génie.

J’affirme donc que dans une société bien organisée, il est des fonctions mâles et des fonctions femelles, et j’ajoute que celles-ci ne sont ni moins nombreuses ni moins importantes que celles-là.

Et quand je dis les fonctions, j’entends à la fois ce qui concerne les métiers, les arts, les sciences et l’administration proprement dite.

En voulez-vous quelques exemples ?

En ce qui concerne les métiers, j’en vois qui conviennent aux femmes, comme il en est qui conviennent aux hommes. Ainsi, tandis que ceux qui exigent de la force doivent rester l’apanage du sexe fort, ceux qui demandent du goût, du tact, de l’adresse, doivent être autant que possible attribués au sexe faible. Les métiers de maçon, de charpentier, de menuisier, de serrurier, sont évidemment des métiers mâles ; mais ceux de couture, de commerce au détail, ceux de modiste, de fleuriste, sont certainement des métiers femelles, et il en est une foule d’autres que l’on pourrait, sans inconvénient, joindre à ces derniers, à mesure que les machines les transforment et les féminisent en les égalisant.

Je sais qu’il existe un terrible argument contre le travail de la femme ; mais cet argument je ne veux pas le reproduire, parce que je ne pourrais y répondre qu’en abordant d’une part la question de prostitution, de l’autre celle du salariat, et que je ne peux pas traiter ici ces deux très-grandes questions. Ce n’est pas indispensable d’ailleurs à l’œuvre que j’ai entreprise.

Si je passe des métiers proprement dits à des fonctions plus générales, je vois l’intervention de la femme plus facile encore à déterminer.

Ainsi, dans l’éducation, le rôle de la femme n’est-il pas, ne doit-il pas être au moins égal à celui de l’homme ? L’éducation morale ne lui incombe-t-elle pas de préférence ? celle de la première enfance ne lui appartient-elle pas exclusivement ? et enfin ne convient-il pas que l’instruction des filles soit confiée à des professeurs qui soient femmes et autant que possible épouses et mères ?

M. Proudhon, avec cette outrecuidance qui en impose aux sots et qui lui a si souvent réussi, veut que la pudeur soit une vertu masculine et que la femme la reçoive de l’homme, comme, du reste, toutes les autres vertus. Est-ce donc pour apprendre la pudeur à leurs épouses que ces messieurs ont remplacé les sages-femmes par des accoucheurs ? Il n’y avait jadis que le confesseur qui partageât avec le mari, il y a maintenant le médecin ; et encore le confesseur s’en tenait à l’âme, quand il ne sortait point des limites de son caractère sacré : le médecin souille l’âme et le corps.

Mais, dit-on, il le faut bien ; il n’y a pas de femmes médecins, les sages-femmes ne sont pas suffisamment instruites, etc., etc. Et pourquoi les sages-femmes reçoivent-elles une instruction insuffisante ? Qui tes instruit ? qui les reçoit ? qui a réglementé leur profession ? Ne sont-ce pas les hommes, les médecins surtout ? Et ne serait-ce pas que cela leur plaît ainsi ? Quelle raison y a-t-il pour ne pas admettre les femmes au doctorat, et pour ne pas créer des écoles préparatoires pour les femmes ? Craint-on l’insuffisance de leurs capacités intellectuelles ? Le concours est là qui saura bien les classer[2].

Quant à moi, je vois chez la femme, bien plus que chez l’homme, les qualités qui conviennent à un praticien : vivacité du coup d’œil, finesse du tact, douceur de ton, sympathie des manières. On se borne à faire de la femme une garde-malade, une sœur de charité. C’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. Celle qui est propre à donner les soins doit être propre à les ordonner. On concède aux femmes les fonctions qui se rapportent au sentiment ; on leur dénie celles qui exigent la science. On fait le sentiment stupide et la science aveugle et sourde. Nous voulons qu’on donne un cœur à la science, des lumières au sentiment, en demandant que l’on constitue la médecine-femme à côté de la médecine-homme. Une femme médecin qui aura été mère soignera mieux les enfants et comprendra mieux les maladies des femmes qu’un homme ; devant elle, la jeune fille et la jeune femme pourront, sans honte, décrire le mal qui les tourmente, et dévoiler leurs secrètes infirmités.

Ce n’est pas ici le lieu de passer en revue toutes les fonctions qui conviennent aux femmes ; bornons-nous à affirmer qu’il n’en est pas de vraiment organiques qu’elles ne puissent partager avec l’homme, et cela, par la raison que l’organisme social étant mâle et femelle, il faut que tous les organes qui ont un caractère général aient un côté mâle et un côté femelle, tandis que les organes spéciaux comme les métiers appartiennent plus particulièrement soit à l’un, soit à l’autre sexe.

Ainsi, dans l’administration proprement dite, la part de l’homme et celle de la femme sont parfaitement indiquées. Prenons, par exemple, cette administration dans ce qu’elle a de fondamental, la commune. Toute commune a un maire ; on connaît ses fonctions. Eh bien, à côté du maire il y a place pour une femme, pour une mairesse, comme dans la famille, à côté du père, il y a place pour la mère. Les fonctions qui conviendraient au chef femelle de la commune ne sont pas remplies actuellement, ou le sont mal ; ce sont celles qui se rapportent à l’hygiène physique et morale, aux mœurs, à la charité, à l’éducation. La mairesse aurait la haute direction des crèches, des salles d’asile, des institutions de bienfaisance ; elle aurait la surveillance des écoles et des établissements publics au point de vue des mœurs et de l’économat ; elle visiterait les nourrices et aviserait à ce qu’on ne laissât pas mourir de faim et de douleur au village les enfants de la ville, sous prétexte de les nourrir par entreprise à 20 ou 25 francs par mois.

Il faut bien comprendre que, à mesure que la société s’organise, elle crée des organes qui correspondent à son degré de développement et doivent être de plus en plus parfaits ; ces organes s’appellent des institutions : ainsi, tandis que les institutions primitives ont eu pour but d’organiser la force, celles qui se créent maintenant tendent plutôt à organiser l’amour de l’humanité.

Les institutions du présent et de l’avenir sont des institutions de mutualité, de garantisme, de charité. Elles ont surtout pour but de répandre le savoir, de généraliser le bien-être, de garantir l’existence individuelle par le secours de la communauté, de secourir la faiblesse, l’infirmité, la maladie.

Les institutions de cette nature réclament, bien plus que celles des phases antérieures, le concours de la femme, et lorsqu’on voit quels sont aujourd’hui les besoins de la société et les tendances du mouvement social, il est impossible de ne pas reconnaître l’importance de plus en grande du rôle que les femmes sont appelées à remplir dans la société.

Les hommes qui, de même que M. Proudhon, veulent nous ramener au patriarcat en emprisonnant la femme dans la famille, sont des abstracteurs de quintessence qui ne voient rien de ce qui se passe autour d’eux, et méconnaissent la vie collective qui tous les jours développe des besoins nouveaux, engendre des forces nouvelles et donne lieu à des fondations sociales répondant à ces besoins et organisant ces forces. Ils ont sans doute de bonnes intentions ; ils croient servir, sinon la cause du progrès, du moins celle de la morale qui finit toujours par être aussi celle du progrès. En obligeant la femme à se renfermer dans la famille, en la forçant d’être uniquement épouse et mère, ils espèrent remédier à cette fièvre de luxe et de dissipation qui la possède de plus en plus, et qui devient une cause de dissolution sociale, un élément de corruption morale et de désordre.

Mais ils se trompent. Ce n’est pas en rétrécissant encore le champ de son activité qu’ils arrêteront la femme dans ses déportements ; c’est, au contraire, en donnant à cette activité les moyens de se satisfaire par des voies légitimes.

Il faut donner aux femmes une éducation sérieuse, et, autant que possible, une éducation professionnelle. Il faut qu’elles deviennent productrices. Le travail a seul émancipé les hommes, le travail seul peut émanciper les femmes. Que la femme puisse gagner honnêtement les vêtements qui la parent et l’embellissent, et, au lieu de traîner dans la poussière du trottoir ses robes de soie et ses châles de dentelle, elle marchera libre et fière dans la modestie d’une toilette qui laissera voir sa beauté sans flétrir sa vertu et tarifer son honneur. L’éducation que l’on donne aux femmes n’étant propre qu’à en faire des poupées, a-t-on le droit de s’étonner qu’elles posent en poupées aux yeux des hommes et qu’elles finissent, les malheureuses, par prendre au sérieux le rôle stupide qu’on leur a appris dès leur enfance ?

Qu’on ne m’accuse pas de méconnaître le rôle de la femme dans la famille : je veux, tout comme M. Proudhon, que la femme s’applique à être épouse et mère ; mais je soutiens qu’il n’est pas vrai que la vie de famille suffise à l’activité physique, morale et intellectuelle de la femme. Le rôle de la poule couveuse est très-respectable sans doute, mais il ne convient pas à toutes et n’est pas aussi absorbant qu’on veut bien le dire. Et d’abord, il est bien des femmes qui ne se marient pas, il en est ensuite un grand nombre qui sont obligées d’ajouter leur travail de tous les jours au travail quotidien de leur mari. Deux producteurs, dans un ménage, valent mieux qu’un, et dans une famille où le père, qui n’a que son travail, est obligé de suffire aux besoins de sa femme et de trois ou quatre enfants, je me demande comment on vit si l’on vit, comment on mange si l’on mange, comment on est vêtu, chauffé, logé, et quelle éducation les enfants reçoivent. Le travail, en tout cas, est moralisateur, quand il n’est pas excessif, — alors il est abrutissant ; — et je ne vois pas que la vertu de l’épouse puisse jamais avoir à souffrir du travail de l’ouvrière. Quels sont les recruteurs ordinaires de la prostitution, si ce n’est l’impossibilité du travail honnête, l’insuffisance des salaires et enfin l’oisiveté, cette aïeule sempiternelle de tous les vices ? Ouvrir aux femmes les carrières d’un travail libre et convenablement rétribué, c’est fermer les portes du lupanar. Hommes, le voudrez-vous ?

Après l’hypocrisie qui flétrit impitoyablement les vices féminins, engraissés et entretenus par la corruption masculine, ce qui m’a toujours choquée chez les hommes, c’est le profond dédain avec lequel ils traitent la femme qui a atteint l’âge mûr. Dès ce moment, les réformateurs les plus sensibles cessent de s’occuper de son sort. L’homme commence à trente-cinq ou quarante ans à être propre à tous les emplois ; jusque-là il inspire peu de confiance. Son développement intellectuel n’est vraiment complet qu’à cet âge. C’est alors que les fonctions publiques lui incombent. Il lui a fallu trente-cinq ou quarante ans pour faire son individualité morale et avoir acquis une physionomie. Comment se fait-il, quand l’homme ne commence à être quelque chose qu’après avoir atteint sa maturité, que la femme, au contraire, dès ce moment, cesse d’être quelque chose ? La femme n’est-elle donc rien après la floraison ? L’homme seul peut-il donner le fruit ?

La femme, n’ayant été considérée jusqu’ici qu’au point de vue du plaisir du mâle ou de la conservation de l’espèce, ne valait que comme beauté ou comme maternité. Dans une société constituée par les hommes et à leur profit, la femme n’était appréciée que comme épouse et comme mère ; mais si la femme est une individualité libre, une activité intellectuelle et morale, elle aura une valeur propre, elle fera sa loi. Elle ne recevra pas plus sa conscience et sa dignité de l’homme que celui-ci ne reçoit sa dignité et sa conscience d’un être en dehors de lui. On le voit, c’est la doctrine de l’immanence (style Proudhon) appliquée à la femme. Quand nous aurons fait avouer à M. Proudhon que la femme est un être humain, une liberté organisée, nous lui ferons dire tout le reste, et il ira plus loin que nous peut-être, parce qu’il est excessif en toutes choses, et ne voit jamais que la logique absolue et indépendante des milieux[3].

En attendant, bornons-nous à affirmer que la femme est un être libre qui se développe jusqu’à la maturité intellectuelle tout comme l’homme ; que si elle est faite comme beauté à vingt ans, elle ne l’est pas sous tous les aspects de son être ; que son esprit et son cœur mûrissent et se développent aussi longtemps que chez l’homme lui-même ; qu’elle peut s’élever à la compréhension des idées générales et des intérêts généraux par l’application et l’exercice de ses facultés ; qu’enfin, elle est, comme l’homme, une conscience et une intelligence, et que, comme lui, elle peut progresser indéfiniment, tant que ses organes ne sont pas arrivés à la fatigue ou à l’épuisement.

La femme, au bout de sept ou huit années de mariage, cesse d’être absorbée par les soins de la maternité.

Les préoccupations de l’amour se sont affaiblies ; elle vit moins dans les autres, dans son mari, dans ses enfants, et aspire davantage à vivre en elle-même. Permettez-moi aussi de vous dire que la femme est plus tôt et plus complètement affranchie que l’homme des désirs, des besoins sexuels. Que ferez-vous de cette activité qui veut s’appliquer aux choses externes ? la refoulerez-vous en dedans, au risque de produire ces réactions si fatales chez les femmes de trente à quarante ans ? Condamnerez-vous cette femme qui veut produire intellectuellement à une stérilité sans fin, ou l’obligerez-vous à se tourner du côté de la galanterie ? Le catholicisme au moins avait la fréquentation de l’église qui, si elle ne satisfaisait pas son esprit, satisfaisait son cœur ou au moins en trompait la faim. Voyons, soyez bons, messieurs les maîtres ; reconnaissez donc qu’une femme qui ne tient plus à plaire et qui n’est plus absorbée par les soins de la famille est encore bonne à quelque chose, qu’elle peut rendre des services sociaux, administrer, surveiller, vendre, acheter, produire enfin, au point de vue de l’art, du métier, de l’industrie, et que ce temps qu’elle peut employer en dehors du ménage représente au moins les deux tiers du temps qu’il lui est ordinairement accordé de vivre ; ce qui vaut bien la peine d’en parler. Que diable ! messieurs, on est de chair et d’os comme vous, on se sent une âme, quoi qu’en dise M. Proudhon, on a une tête et quelque chose dedans. Est-on donc si folle de vouloir se servir de tous ces dons du ciel… après vous, mais encore pour vous ? car, au bout du compte, c’est pour votre bonheur et votre soulagement que nous demandons à partager avec vous le fardeau du travail social, comme vous partagez avec nous celui de la propagation de l’espèce.

L’insuffisance de notre intelligence, la mollesse de notre cerveau, etc., etc., ce sont là des raisons sans doute ; mais ces faiblesses de notre nature nous empêchent-elles de régner sur vous ? Est-il donc plus difficile de travailler que de diriger des mâles ? Nous voyons, du reste, bien des femmes qui gouvernent leur maison, leur industrie, leur commerce et leur mari par-dessus le marché. Ce sont des exceptions, dites-vous ? Elles sont nombreuses, assez nombreuses pour faire règle. Par ce que quelques-unes font, vous, voyez ce que les autres pourraient faire si les carrières leur étaient ouvertes. Dans les arts qui leur ont été permis, comme le théâtre, les femmes égalent les hommes si elles ne les surpassent pas ; dans les autres branches de l’art, leur place est marquée aussi sur la même ligne que les hommes.

Merci et reconnaissance à celles qui ont fait la preuve pour les autres. Un sexe qui a donné au théâtre Mars, Rachel et Ristori, à la peinture Rosa Bonheur, à la pensée, à la littérature Staël, Sand et Daniel Stern, a prouvé qu’il était mûr intellectuellement et digne de partager l’œuvre sociale.

Quant à la maturité morale de la femme, j’aurais honte de chercher à la démontrer : ceux qui ne la voient point sont aveugles et je crois même qu’ils sont morts ; laissons donc les morts ensevelir les morts et passons, le salut est devant nous !

  1. Avouez que vous aviez tous deux
    Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
    La chevelure assez mal ordonnée.
    Le teint bruni, la peau bise et tannée(*).

    (*) Voltaire, le Mondain.

  2. Nous citerons l’exemple du docteur Elisabeth Blakwell, qui sut vaincre, à force de talent, les préjugés des facultés d’Amérique.
  3. Voici ce que nous lisons, p. 216 du t. II de l’ouvrage de M. Proudhon : « L’homme est libre ; il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est composé, parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre, parce que le composé humain étant formé de corps, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante proportionnée au nombre et à la diversité des principes constituants doit être une force affranchie des lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre. »

    Je demande si cela s’applique à la femme comme à l’homme. Prenez garde : si vous dites oui, il n’y a pas plus de transcendance pour la femme que pour l’homme, et alors toutes les libertés, toutes les puissances que nous demandons pour la femme nous sont logiquement acquises.