Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Le Mariage

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LE MARIAGE

Amongst unequal no society.
Entre inégaux pas de société.
Milton

Nous avons vu l’avilissement de la femme, nous allons voir maintenant son exaltation. Après le premier exercice, le second devenait indispensable.

Voici comment s’exprime M. Proudhon en tête de sa théorie du mariage :

« Résultat général de la discussion : réduction de l’amour à l’absurde par son mouvement même et sa réalisation.

« Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité.

« Voilà où nous a conduit jusqu’à présent l’analyse. L’amour et la femme, deux éléments indispensables de la vie, se réuniraient pour son malheur ; le premier en serait le poison, le second apparaîtrait comme l’agent de séduction qui nous verse cette coupe fatale. Dans la femme, vous crient les Pères de l’Église, et dans l’amour qu’elle inspire, se trouve le principe de toute corruption et de toute discorde : elle est la croix, la contradiction et la honte du genre humain. Impossible de vivre avec elle et de se passer d’elle ! Se passer d’elle, c’est pour la dignité virile le dernier des outrages, un crime digne de mort… »

Après avoir montré la femme fatalement entachée de faiblesse originelle, d’impuissance virtuelle, et naturellement inférieure à l’homme au triple point de vue physique, intellectuel et moral, M. Proudhon a dû se demander comment il pourrait faire accorder avec une pareille théorie le fait social qui a placé la femme partout à côté de l’homme, et qui tous les jours semble attribuer à cette moitié de l’espèce humaine une importance plus marquée. Or, après avoir bien cherché, il a trouvé que la femme étant une passivité, une réceptivité, pouvait acquérir, par son union avec l’homme, toutes les qualités physiques, intellectuelles et morales que la nature lui avait refusées, et que, par le mariage, elle se réhabilitait, se relevait de son péché d’origine au point de devenir, sinon l’égale, au moins le complément indispensable de l’homme, qui trouve en elle son image embellie, l’exaltation de son être, la glorification de sa vertu et la réalisation de son idéal.

« Comme la femme, dit-il, tient son corps de l’homme, os ex ossibus meis et caro ex carne med ; comme elle tient de lui ses idées, de même elle en reçoit sa conscience et le principe de toutes ses vertus. »

On le voit, si saint Paul n’avait pas fait découler de la Genèse hébraïque l’infériorité de la femme, M. Proudhon aurait eu l’honneur d’avoir inventé sa théorie. Mais comme saint Paul est venu dix-huit cents ans avant lui, il faut bien reconnaître à l’apôtre des Gentils un certain droit de priorité. Veut-on me permettre de rappeler les propres paroles de saint Paul comme elles se trouvent rapportées dans l’Évangile (Épître aux Corinthiens, ch. xi) :

« 7. Car, pour ce qui est de l’homme, il ne doit point couvrir sa tête, vu qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme.

« 8. Parce que l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme.

« 9. Et aussi l’homme n’a point été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.

« 10. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de la puissance sous laquelle elle est.

« 11. Toutefois, ni l’homme n’est point sans la femme, ni la femme sans l’homme en Notre-Seigneur.

« 12. Car comme la femme est par l’homme, aussi l’homme est par la femme ; mais toutes choses procèdent de Dieu. »

Ailleurs saint Paul (Épître aux Éphésiens, ch. v), s’exprime ainsi :

« 22. Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur.

« 23. Car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l’Église, et il est aussi le sauveur de son corps.

« 24. Comme donc l’Église est soumise à Christ, que les femmes le soient de même à leurs maris en toutes choses. »

Ainsi M. Proudhon, qui comprend l’amour à peu près comme le comprenaient les Pères de l’Église, qui veut, comme l’Église elle-même, le mariage indissoluble et éternel, parle comme saint Paul des rapports de l’homme et de la femme. Après saint Paul, il professe que la femme vient de l’homme, et avec cet apôtre, il décrète sa subalternité, par l’excellente raison que l’homme n’a point été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Enfin, comme saint Paul, il tente de relever la femme en la représentant comme la gloire de l’homme ; seulement, il s’en tient là et n’ajoute pas avec l’apôtre des Gentils que l’homme est la gloire de Dieu : il supprime Dieu ; mais ce n’est là qu’un détail.

Du reste, rendons cette justice à M. Proudhon. L’emprunt qu’il fait au christianisme de sa doctrine sur le mariage, il s’est plu à l’avouer hautement et s’en est confessé en ces termes devant M. l’évêque de Besançon :

« Vous le voyez, Monseigneur, c’est le christianisme, c’est l’Église, c’est vous-même qui, sans le savoir, m’allez fournir la théorie du mariage… » Tout cela est pour le mieux.

Mais doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?

Et puis, il est bien, sans doute, de se montrer d’accord avec l’Église, mais il faudrait l’être aussi avec la logique. Or, quelle est cette logique qui accepte les conclusions du christianisme sur la femme et rejette les principes sur lesquels s’appuient ces conclusions et d’où elles découlent ?

Que saint Paul qui prend pour point de départ le récit miraculeux de la Genèse, en ce qui concerne la création, le péché originel, conclue à l’infériorité de la femme, à sa subordination, et la représente comme l’image de l’homme, tandis que l’homme est seul l’image de Dieu, saint Paul en a le droit. Saint Paul reste dans la rigueur des principes qu’il a adoptés ; mais que M. Proudhon qui repousse toute intervention surnaturelle et qui regarderait comme une injure qu’on pût le soupçonner de prendre à la lettre le récit de la création moïsiaque, vienne nous affirmer sérieusement, lui qui n’admet pas la recherche des origines, que la femme a été produite pour servir de complément à l’homme, qu’elle est engendrée moralement, intellectuellement par l’homme, recevant de lui son esprit et sa conscience, et que, de plus, il ajoute que cette création est faite de rien, — ex nihilo, comme celle du monde, d’après la version catholique, — puisque la femme considérée naturellement est privée de toute spontanéité, et ne possède même pas les attributs humains, placée quelle est entre l’homme et la série bestiale, voilà qui nous paraît suprêmement illogique et contradictoire !

En vérité, lorsqu’on fait au christianisme des emprunts aussi importants, on devrait bien lui témoigner plus de reconnaissance et ne pas si fort dédaigner son Credo quia absurdum tant vilipendé par les rationalistes.

En résumé, la théorie de M. Proudhon sur la femme à laquelle il rend miraculeusement par le mariage — un sacrement ! — toutes les vertus, toutes les forces, toutes les valeurs qu’il lui avait déniées originairement, ne serait qu’une paraphrase des paroles de saint Paul, s’il ne s’était avisé d’une chose qui donne à son système hébraïco-chrétien un certain cachet d’originalité. Malheureusement l’idée sur laquelle repose ce perfectionnement, est une idée fausse. Il était écrit que M. Proudhon ne trouverait rien de bon, au moins pour la reconstruction, pour la synthèse, sur un sujet qu’il a abordé d’une si brutale manière. L’amour, pour le punir, lui aurait-il à cet endroit noué le sentiment, obscurci l’intelligence ?

L’idée, du reste, est toujours la même. Il s’agit toujours de la justice. Seulement, jusqu’ici M. Proudhon avait cru qu’il suffisait d’écarter de la conscience humaine toute influence transcendantale, divine, religieuse, idéale, pour constituer la justice ; mais, après avoir écrit cent cinquante pages sur ce sujet, il s’aperçoit qu’il n’a rien fait pour la constitution de la justice, s’il ne lui a pas découvert un organe propre : « La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, ont chacun leur organe ; l’amour a le sien ; la pensée a aussi le sien, qui est le cerveau, et dans ce cerveau chacune des facultés de la pensée a son petit appareil. Comment la justice, faculté souveraine, n’aurait-elle pas son organisme proportionné à l’importance de sa fonction ? » Cet organe qui devient, on ne sait trop pourquoi, un organisme, c’est-à-dire un être, c’est le couple, c’est l’homme et la femme unis par les liens du mariage.

« La nature, nous dit M. Proudhon, a donné pour organe à la justice la dualité sexuelle, et comme nous avons pu définir l’individu humain, une liberté organisée, de même nous pouvons définir le couple conjugal une justice organisée. Produire de la justice, tel est le but supérieur de la division androgyne : la génération et ce qui s’ensuit, ne figure plus ici que comme accessoire. »

Voilà une phrase qui aurait bien réjoui le cœur de Perrin Dandin ! À propos de Perrin Dandin, je me rappelle que M. Proudhon appartient à une famille de juristes, et que ceux des Proudhon qui furent trop pauvres pour devenir jurisconsultes ou avocats restèrent toujours des plaideurs acharnés, à cheval sur le droit et sur la procédure. Il faut croire que cette passion de la judiciaire est dans le sang. M. Proudhon tient à la fois du juriste et du plaideur, réunissant en sa personne les qualités des divers Proudhon venus avant lui. Mais parlons sérieusement.

Que signifie cette métaphysique nouvelle qui tend à faire confondre les lois résultant des rapports des êtres avec ces êtres eux-mêmes ? Que signifie cette création ontologique d’un organisme juridique, et combien de temps encore se comprendra-t-on en France, si l’on s’y met à parler ce langage ?

La justice absolue est-elle donc autre chose qu’un idéal dont notre conscience cherche à se rapprocher de plus en plus sans pouvoir jamais l’atteindre dans sa totalité ?

La justice relative, la seule que nous puissions connaître, ne résulte-t-elle pas des rapports établis entre deux ou plusieurs êtres, et n’est-ce pas notre conscience qui la réalise ?

Cet organe n’est-il pas l’organe de la justice ou plutôt du jugement ? n’est-il pas la balance qui pèse, le critérium auquel nous soumettons les faits pour les juger, les apprécier, les peser par la comparaison de leurs rapports ; et ce critérium, quoique fixe en tant que mesure actuelle, n’est-il pas changeant, modifiable, soumis aux influences de temps et de lieu, comme notre être tout entier ?

Et ce que nous disons d’une conscience n’est-il pas vrai de toutes les consciences ? Et dans une société donnée, si nous parlons d’une loi de la conscience collective, cette loi sera-t-elle autre chose que l’expression commune d’une décision prise à un moment donné par toutes ou par la généralité des consciences individuelles ?

Voulez-vous maintenant dire qu’il arrivera un moment où toutes les consciences formuleront le même jugement, exprimeront la même décision, décréteront la même loi, et voulez-vous appeler cet état harmonique des consciences individuelles, la conscience sociale, collective, humanitaire ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Désirez-vous de plus que nous fassions de cette conscience commune un organe de l’humanité considérée comme un être collectif, comme un tout vivant, et que nous l’appelions l’organe juridique de l’humanité ? Je le veux bien encore. Qu’importent les mots quand on sait ce qu’ils recouvrent ? Mais ne dites pas qu’un homme et une femme créent par leur union plus ou moins sacramentelle un organe à l’humanité qui en eût été privée s’ils eussent vécu dans le célibat, le concubinage, la polygamie ou la polyandrie : ce serait absurde ; et n’ajoutez pas que la première fonction du couple dans le mariage est de produire la justice : ce serait drôle et l’on rirait.

Poursuivons cependant et voyons ce que doit être l’organe de la justice, et comment cela se fabrique. Je cite :

« L’organe juridique se composera donc de deux personnes : voilà un premier point.

« Quelles seront, l’une par rapport à l’autre, ces deux personnes ?

« Si nous les faisons semblables et égales, ou bien, en variant les aptitudes équivalentes, ces deux personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme, ou la femme à la femme, comme 1 est à 1, 2 à 2, comme A est à A. Ce seront donc deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes : il n’y aura pas d’organisme. Une association plus ou moins précaire pourra en sortir ; nous n’aurons pas la dualité cherchée. Point d’organe juridique, partant point de justice. L’homme restera sauvage, ou ne formera que des sociétés imparfaites, des meutes comme les chiens, des communautés à la façon des abeilles et des fourmis.

« L’expérience confirme cette prévision. Entre individus de valeur égale et de prétentions pareilles, il y a naturellement antagonisme, joûte, loterie, agiotage, discorde, guerre ; peu de respect, peu d’affection, point de dévouement. Dans ces conditions, la justice ne peut vivre, se développer, devenir pour l’homme une religion et une gloire… Il faut, pour la justice, une dualité formée de deux individus, des qualités dissemblables et inégales, des inclinations différentes, des caractères opposés, tels enfin que les pose la nature dans le père et l’enfant, mieux encore dans le couple conjugal, sous la double figure de l’homme et de la femme. »

Voilà donc à quoi l’on arrive, quand on met la logique au service d’une idée fausse, d’une cause mauvaise ! On est entraîné par l’ardeur de la défense, on prend des raisons partout, et l’on en vient jusqu’à contredire ses propres principes. Voilà un homme qui a écrit trois volumes pour soutenir l’égalité et constituer la justice, et qui, parvenu à la fin de son troisième volume, défend l’inégalité et veut en faire le fondement de la justice ; ce qui équivaut à la négation même de la justice.

Les gens qui écrivent pour ne rien nous apprendre sont coupables : ils nous volent notre temps ; mais ceux qui écrivent pour nous faire désapprendre sont bien plus coupables : ils tuent partiellement notre intelligence, ils amoindrissent notre valeur morale, ils diminuent notre être. On pourrait presque dire qu’il y a entre les premiers et les seconds la différence qui existe entre les voleurs et les assassins.

En nous donnant de la justice une notion nouvelle et radicalement fausse, M. Proudhon travaille à nous désapprendre la justice. Je l’en accuse hautement, et je le somme de revenir sur toute cette partie de son livre, de la rétracter ou tout au moins de l’effacer des prochaines éditions ; car si ce n’était là de sa part une étourderie, ce serait un crime.

Cet homme défend la Révolution, en fait le point de départ du monde nouveau, et il oublie cette magnifique inscription, qu’elle a tracée au frontispice du temple de nos lois, et qui, entrée dans nos mœurs, dominera toujours nos codes : Tous les Français sont égaux devant la loi !

L’égalité, voilà la pierre fondamentale de notre édifice juridique : hors de l'égalité point de justice, parce que hors de l’égalité, point de mesure commune, point de comparaison, point de jugement possible, point de formule générale, point de loi !

La loi, qu’est-ce autre chose que la détermination abstraite des rapports réfléchis dans l’entendement et formulés ainsi unitairement par la conscience ?

Pour que la loi se fasse, il faut qu’il y ait des rapports ; il faut qu’une comparaison puisse être établie, il faut que l’unité entre des termes distincts puisse se créer. Or, l’unité ne peut se faire, la comparaison ne peut s’établir qu’entre des termes de même nature. On peut comparer des objets divers dans leurs rapports d’étendue, de chaleur, de pesanteur ; mais on ne peut comparer l’étendue à la chaleur, à la pesanteur, à la lumière, et établir une loi commune entre des catégories différentes, entre des natures hétérogènes.

De même la justice ne peut exister qu’entre des êtres de même nature, égaux en droits et en devoirs, égaux essentiellement et potentiellement.

Si vous avez vu quelquefois la loi établie entre des inégaux, comme entre les maîtres et les esclaves, les seigneurs et les serfs, le patron et ses ouvriers, apprentis ou serviteurs, ceci ne prouve pas que la loi soit possible dans l’inégalité, au contraire ; sachez que la loi s’est produite entre ces êtres de condition inégale, parce qu’il y avait entre eux des rapports égalitaires. Elle constatait, cette loi, par son existence même, que dans tels ou tels cas, il y avait entre eux égalité, c’est-à-dire droit réciproque et partant obligation mutuelle, par rapport au principe, au lien commun qui unissait les parties. Elle avait pour objet de proclamer une certaine égalité essentielle entre les parties contendantes, et, de plus, de constituer sur le point qu’elle réglementait une égalité potentielle par l’intervention du pouvoir chargé de faire exécuter la loi. C’était la société qui, en se mettant par le gouvernement, par l’État, du côté du plus faible, rétablissait momentanément l’égalité. Sans cet équilibre, dû à l’intervention sociale, la loi eût été impossible, ou bien serait restée une lettre morte, si elle s’était bornée à reconnaître l’égalité essentielle des parties sur un point déterminé. Il fallait appuyer cette reconnaissance des droits réciproques d’une force qui protégeât le faible et le fît, sur un point déterminé par la loi, l’égal du fort. La justice ne pouvait être qu’à cette condition : justice tronquée sans doute, partielle, mélangée de beaucoup d’abus et d’arbitraire, mais enfin justice reconnue en principe, et fondée désormais dans la série où elle ne manquerait pas de se développer.

Qu’on interroge toutes les séries sociales, on verra que l’humanité ne s’est avancée vers la justice qu’en marchant vers l’égalité. Toute inégalité supprimée a été une réalisation partielle de la justice idéale, en même temps qu’une conquête de l’ordre, un pas de plus dans la voie de la socialisation.

Et maintenant on vient nous dire « qu’entre individus de valeur égale il n’y a pas de justice possible, mais antagonisme, joute, loterie, agiotage, discorde, guerre, etc. » — On ne s’attendait guère à voir la loterie en cette affaire, et l’agiotage ! — « Et qu’entre personnes égales ou équivalentes, la justice ne peut se constituer, parce que ces personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme, comme la femme est à la femme, comme 3 est à 3, comme 2 est à 2, comme A est à A, soit deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes. »

Que signifie ce jargon et de qui se moque-t-on ici ? Voyons, monsieur Proudhon, nous sommes tous dans le secret. Vous savez aussi bien que nous qu’entre deux êtres de nature différente la justice n’a rien à faire. Vous l’avez dit à propos des animaux, et vous avez été cruel à leur égard, parce que, méconnaissant les liens de sentiment et de vie qui nous rattachent à tous les êtres et à l’univers, vous vous êtes renfermé dans votre carapace judiciaire et n’avez voulu voir entre vous et le monde extérieur que des rapports de justice. Eh bien, ce que vous avez dit alors de la justice a-t-il donc cessé d’être vrai ? Est-ce qu’il y a justice entre deux essentiellement et potentiellement différents, entre le chat et la souris, entre le loup et l’agneau ? Voyons, monsieur Proudhon, vous qui êtes économiste, quel rapport d’échange établirez-vous entre ce qui vaut 9 et ce qui vaut 28 ? Pour arriver à un contrat d’échange librement consenti ou à un arrêt juridique, ne serez-vous pas obligé d’égaliser les valeurs et de les faire se rencontrer dans un terme commun ? Vous ôterez à 28 ou vous ajouterez à 9, jusqu’à ce que les deux objets s’équivalent ; c’est alors seulement que la loi sera possible, et que le fait d’échange sera réalisé. Soyez persuadé que la constitution de la justice ne se fait pas autrement.

Pour peser, il faut deux objets soumis aux lois de la pesanteur, et une balance qui en détermine le rapport. Pour juger, il faut deux faits, et une intelligence qui compare et décide. Pour constituer la justice, il suffit de deux hommes et d’une conscience. Cette conscience peut être une résultante des facultés intellectuelles et morales de ces deux hommes vibrant unitairement sur un point déterminé ; elle est autre que la conscience individuelle de chacun ; elle est distincte de leur personnalité, en ce sens qu’elle n’existait pas avant le contact des deux êtres, mais elle n’est pas indépendante d’eux-mêmes, elle n’est pas autonome : ce n’est pas une entité réelle ; elle ne s’appartient pas et ne se reconnaît que dans la conscience propre de chacun. Généralisez ces faits et vous avez la conscience sociale ; d’abord la conscience du groupe duel (homme ou femme, peu importe), puis celle d’un groupe multiple qui peut être représenté par la famille, mais bien mieux par une association composée d’hommes libres et égaux, de citoyens. Et à mesure que la société s’étend et grandit, le nombre des rayons qui, partant des consciences individuelles, viennent aboutir à la conscience collective, augmente et se multiplie. Il y a une conscience de la cité, de la nation, de l’Église, — la chrétienté a sa conscience, — et enfin de l’humanité. C’est celle à laquelle nous aspirons. Mais, en dehors de cela, chercher un organe juridique, est de la folie ! Autant vaudrait chercher la quadrature du cercle ou encore l’esprit qui répond dans la table ou qui la fait mouvoir, et qui, lui aussi, n’est que la résultante des forces ou des intelligences des assistants, combinées dans une action commune, résultante manifestée par une formule qui appartient à tous, et dans laquelle le plus souvent nul parmi les assistants ne reconnaît sa pensée propre.

M. Proudhon veut constituer l’organe juridique avec le couple humain. Mais, pour établir des rapports de justice entre deux êtres, il faut non-seulement que ces deux êtres soient égaux et aient des rapports équivalents, comme" nous l’avons dit, mais il faut aussi que ces deux êtres soient libres. L’homme, nous dit M. Proudhon, est une liberté organisée ; très-bien, et je conçois parfaitement deux organismes libres et intelligents concourant à la formation d’un fait de conscience, le généralisant et s’en faisant la règle de leurs actions futures, la loi de leurs rapports mutuels. Ici, il y a vraiment justice, parce qu’il y a des deux parts savoir et liberté ; les deux parties savent ensemble et coagissent librement. Mais la femme qui, d’après M. Proudhon, ne sait ni n’agit par elle-même, qui reçoit sa conscience de l’homme ; la femme qui n’est pas une liberté organisée, comment pourrait-elle établir avec l’homme des rapports de justice ? Connaît-elle sa loi, si elle est inconsciente, et peut-elle la faire, si elle n’est qu’une réceptivité ? et si elle est incapable de déterminer sa loi propre, comment pourra-t-elle concourir à une loi commune qui tienne compte de sa personnalité et comprenne, dans sa généralité, les conditions particulières de son être ? Or, si cette loi commune qui doit régler les rapports de l’homme et de la femme n’est que l’expression de l’être libre, du mâle, elle ne formulera que la moitié des rapports du couple. Elle sera toute au profit du mâle, ou plutôt ce ne sera pas une loi dans le sens vrai du mot, c’est-à-dire le résultat harmonique d’un double rapport, une règle générale résultant de la vérité des choses ; ce sera la loi imposée du dehors par une volonté arbitraire qui ne relève que d’elle-même. Ce sera, par rapport à la femme, du transcendantalisme. Seulement, au lieu de lui venir de Dieu, le joug ici lui viendra de l’homme. Tyran pour tyran, est-ce bien la peine de changer ? Pour mon compte, j’aime mieux l’autre, même représenté par ses ministres ; il est plus loin de moi et bien plus désintéressé dans les questions qui nous divisent.

On le voit, le système de M. Proudhon sur la constitution de la justice ne se soutient pas devant l’analyse. De quelque côté qu’on l’envisage, il est facile de le réduire à l’absurde. Nous pourrions l’étudier dans les divers accessoires dont la riche imagination de son auteur s’est plu à l’orner, mais à quoi bon ? N’en avons-nous pas dit assez ? S’il reste encore des doutes dans l’esprit de nos lecteurs, qu’ils en lisent l’exposé dans le livre même, de la page 430 à la page 473 du troisième volume ; ils achèveront de se faire une conviction sur ce malheureux essai de restauration juridique et matrimoniale, et arriveront sans nul doute, comme nous, à cette conclusion que M. Proudhon n’a pas plus réussi dans sa tentative d’exaltation de la femme par la conscience, que dans ses efforts pour prouver l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la plus belle moitié de l’espèce humaine, et qu’il aurait aussi bien fait de s’abstenir sur l’un et l’autre point.