Il Pianto - Poèmes/Campo Vaccino

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LE
CAMPO VACCINO.

C’était l’heure où la terre appartient au soleil,
Où les chemins poudreux luisent d’un ton vermeil,
Où rien n’est confondu dans l’aride campagne,
Où l’on voit les troupeaux couchés sur la montagne,
Et le pâtre bruni, dans les plis d’un manteau,
Dormir nonchalamment près d’un rouge tombeau ;
L’heure aux grands horizons, l’heure où l’ombre est mortelle
Au voyageur suant qui s’arrête sous elle :

L’heure où le chêne est vert, où le cyprès est noir,
Et Rome en son désert encor superbe à voir…
À cette heure, j’étais sur un monceau de briques,
Et le dos appuyé contre des murs antiques,
Je regardais de là s’étendre devant moi
La vieille majesté des champs du peuple-roi ;
Et rien ne parlait haut comme le grand silence
Qui dominait alors cette ruine immense !
Rien ne m’allait au cœur comme ces murs pendans,
Ces terreins sillonnés de mâles accidens,
Et la mélancolie empreinte en cette terre
Qui ne saurait trouver son égale en misère.


Sublime paysage à ravir le pinceau !
Le Colysée avait tout le fond du tableau !
Le monstre, de son orbe envahissant l’espace,
Foulait de tout son poids la terre jaune et grasse ;
Là, ce grand corps, sevré de sang pur et de chair,
Étalait tristement ses vieux membres à l’air ;
Et le ciel bleu, luisant à travers ses arcades,
Ses pans de murs croulés, ses vastes colonnades,
Semait ses larges reins de feux d’azur et d’or,
Comme au soleil d’Afrique un reptile qui dort.
À droite, en long cordon, au-dessus de ma tête,
Du haut d’une terrasse à crouler toute prête,
Tombaient de larges flots de feuillages confus,
Des pins au vert chapeau, des platanes touffus,
Et des chênes voûtés, dont la racine entière
Jaillissait comme l’onde à travers chaque pierre !…

L’ombre flottante enfin des jardins de Néron,
Le seul dont le bas peuple ait conservé le nom.
À gauche, encor des murs, mais pleins d’herbes nouvelles ;
Le temple de la Paix aux trois voûtes jumelles,
Immense, et laissant voir par un trou dans le fond
Le cloaque de Rome et son gouffre profond :
Puis Castor et Pollux dépouillés de leurs marbres,
Puis l’antique pavé se perdant sous les arbres,
Et les arbres voilant de leurs feuillages roux
Le grand arc de Sévère enfoui jusqu’aux genoux.
Enfin devant un mur à la taille débile,
L’éternel Capitole et sa pierre immobile,
La terre de Rémus, l’ancien forum romain ;
Hélas ! dans quel état ! tout meurtri par la main
Des fouilleurs inclinés sur le fer des pioches,
Un terrein sillonné de débris et de roches,
Où depuis neuf cents ans la désolation,
Devant le pied vainqueur de toute nation,
Promène insolemment sa lugubre charrue.
De grands monceaux de terre où l’enfance se rue,
Et des trous si profonds et si larges, que l’eau
Fait partout une mare en cherchant son niveau.
Comme des souvenirs, quelques frêles colonnes
Dressent de loin en loin leurs jaunâtres couronnes,
Et leurs fûts cannelés, leurs beaux fronts corinthiens
Planent sur un amas de monumens chrétiens.
Huit d’entr’elles dans l’air, ainsi que des Charites,
Légères, et semblant sur leurs bases détruites
Mener un chœur de danse et se donner la main,
Sont les restes flétris d’un beau temple romain,

La divine Concorde, et puis une lointaine
Qui lève dans les cieux sa taille souveraine,
C’est l’empereur Phocas luisant de pourpre et d’or ;
Puis trois autres plus près, c’est Jupiter Stator.
Mais toutes, les fronts nus et les pieds dans les terres,
Pauvres enfans perdus, romaines solitaires,
Elles sont toutes là, dans ces champs désolés,
Comme après le carnage et sur des murs croulés.
Des filles de vaincus qui pleurent sur leurs pères,
Toutes, dans le silence et sans larmes amères,
Elles vont protestant de leurs fragmens pieux
Contre la barbarie et tous les nouveaux dieux.
Pleure, pleure et gémis, beau temple de Faustine !
Tes colonnes de marbre et ta frise latine,
Et ton fronton meurtri, fléchissent sous le poids
Du plus lourd des enfans qu’ait engendré la croix :
Pleure, pleure et gémis, car l’indigne coupole
Toujours blesse tes flancs et ta divine épaule ;
Sur toi pèse toujours le dôme monacal,
Comme un barbare assis sur un noble cheval.
Et toi, divin Titus, roi des belles journées,
Qu’a-t-on fait de ton arc aux pierres inclinées ?
De cette large voûte, où de nobles tableaux
Montraient l’arche captive avec les saints flambeaux,
Et le peuple des Juifs, vaincu, les deux mains jointes,
Pleurant devant ton char ses murailles éteintes ?
Où sont tes écussons par la foudre sculptés ?
Tes cavaliers romains par le temps démontés ?
Grand Titus, tu n’as plus que la rouille sublime
Dont les siècles toujours décorent leur victime,

Des membres demi-nus, penchés de toutes parts,
Et les flancs tout ridés comme ceux des vieillards.

Ô superbes fiévreux, gras habitans du Tibre,
Enfans dégénérés d’un peuple qui fut libre,
Je ne viens pas chercher à vos tristes foyers
De mâles sénateurs et d’antiques guerriers,
Le dévoûment sans borne à la mère chérie
Que vous nommiez jadis du beau nom de patrie,
La croyance éternelle aux murs de Romulus,
L’auguste pauvreté, les rustiques vertus,
Et la robuste foi, qui, sur un crâne immonde,
A bâti huit cents ans la conquête du monde ;
Tous ces fiers élémens et du grand et du beau
Ne peuvent plus entrer dans votre étroit cerveau.
Ce que je veux de vous, ce sont de saints exemples,
C’est le respect aux morts, c’est la paix aux vieux temples.
Or donc, assez long-temps, sur ce terrein hâlé,
Vieille louve au flanc maigre, Avarice a hurlé ;
Assez, assez long-temps, sans pudeur et sans honte
Vos pères ont sucé ses mamelles de fonte ;
Dans Rome, assez long-temps, prélats et citoyens,
Se ruant par milliers sur les temples païens,
Ont violé le seuil des royales enceintes,
Volé les dieux d’airain, fondu les portes saintes,
Et comme des goujats avides de trésors,
Jusqu’au dernier lambeau déshabillé les morts.
Maintenant tout est fait : ruines séculaires,
Leurs murs ne peuvent plus tenter les mains vulgaires,

Pas une lame d’or à leurs flancs vermoulus ;
De toute leur splendeur il ne leur reste plus
Que la forme première, et la belle harmonie,
Dont les a, tout enfant, revêtu le génie ;
La forme et des contours, voilà tous leurs appas.
Ô Romains d’aujourd’hui ! si l’art ne vous prend pas,
Du moins par piété respectez des victimes,
Souvenez-vous toujours des paroles sublimes
Que la lyre divine, en des temps de malheurs,
Envoyait courageuse aux saints dévastateurs.
Les temples, quels qu’ils soient, sont les âmes des villes ;
Sans eux, toute cité n’a que des pierres viles ;
Du foyer domestique et du corps des vieillards
Les monumens sacrés sont les derniers remparts ;
Puis, lorsque sur la terre ils penchent en ruines,
Leurs ruines encor sont des choses divines,
Ce sont des prêtres saints que l’âge use toujours,
Mais qu’il faut honorer jusqu’à leurs derniers jours.
Hélas ! tel est le train de ce monde où nous sommes,
Et l’art entre si peu dans la tête des hommes,
Que mes cris dans ces lieux vainement écoutés
S’en iront sans échos par les vents emportés.
L’homme ici ne croit plus qu’aux choses que l’on touche,
Au pain qu’on mange, au vin qui réjouit la bouche,
À la gorge en fureur qui bondit sous la main,
Et puis au coutelas qui vous perce le sein.
Pour le reste, néant ; sous ces paupières brunes
Peuvent s’amonceler des torrens de fortunes,
La terre peut trembler sous les plus hauts destins,
Des fronts peuvent jaillir les chants les plus divins,

Aux cieux peuvent briller les plus illustres gloires ;
Tout ici, jusqu’au nom, s’efface des mémoires,
Et quand vous demandez : Qui jadis là vivait ?
Le peuple indifférent vous répond : Qui le sait !


Ainsi, gloire au serpent, gloire à l’esprit du doute,
Comme au premier printemps, le monde encor l’écoute,
Et la femme n’a pas de son faible talon
Écrasé comme un ver la tête de Pithon.
Le serpent règne encor, et la Rome papale
N’est pas la seule ville où sa langue fatale
Courbe le front de l’homme et lui tourne les yeux
Loin des champs paternels, le vaste azur des cieux.
Nous sommes tous, hélas ! sous ce souffle de glace,
Et partout où ce vent nous arrive à la face,
Nous perdons la vigueur, nous n’avons plus de poulx,
Sous nos corps fatigués fléchissent nos genoux,
Nous prenons le dégoût de toute gloire humaine,
Et vivant pour nous seuls, sans amour et sans haine,
Nous n’aspirons qu’au jour où le froid du tombeau,
Comme un vieux parchemin, nous jaunira la peau ;
Alors nous nous disons sous le mal qui nous ronge,
L’art n’est plus qu’un vain mot, un stérile mensonge ;
Le temps a tout usé ce tissu précieux,
Ce riche vêtement, cet habit gracieux,
Que Dieu fila lui-même, et que sa main féconde
Déploya pour couvrir la nudité du monde,
La forme. — Elle était pure et belle au premier jour,
Si pure que le maître avec un œil d’amour

Contemplant de son haut l’univers plein de grâce,
Et comme en un miroir y reflétant sa face,
Pensa quelques instans que le monde était bien,
Et qu’en ses élémens le mal n’entrait pour rien.
Mais la forme a perdu sa pureté première,
Du jour où l’homme a mis la main sur la matière,
Son haleine a terni la native fraîcheur
Qu’elle avait, comme un fruit que l’on cueille en sa fleur :
Depuis ce jour fatal, plus a marché la terre,
Plus la forme a pâli sous la main adultère,
Plus cette belle trame et ce réseau divin
Ont changé leurs fils d’or en lourds chéneaux d’airain,
Plus cette eau sans limon a roulé de la fange,
Plus ce beau ciel limpide et ce bleu sans mélange
Ont vu monter sur eux de nuages épais,
Et la foudre en éclats leur enlever la paix,
Si bien qu’un jour, ridé comme un homme en vieillesse,
L’univers dépouillé de grâce et de jeunesse,
Faute de forme, ira, sans secousse et sans maux,
Replonger de lui-même au ventre du chaos…


Oh ! pardonne, mon Dieu, ces cris illégitimes !
C’est que le désespoir va bien aux cœurs sublimes,
C’est que la forme morte et sans recouvrement
Est une chose amère à qui sent fortement.
Aussi, chœurs des souffrans, ô troupes lamentables,
Amans, tristes époux, mères inconsolables,
Vous qu’une forme absente accable de douleurs
Et le jour et la nuit fait sécher dans les pleurs,

Vous, poètes surtout, chanteurs au front austère,
Ô pontifes de l’art, ô peintres qui, sur terre,
Pliant les deux genoux comme l’antiquité,
Vous faites de la forme une divinité ;
Vous tous, êtres nerveux qui ne vivez au monde
Que dans le sentiment de sa beauté profonde,
Oh ! comme je vous plains, oh ! comme je conçois
Votre douleur sans borne et vos lèvres sans voix,
Lorsque de vos amours les lignes périssables
S’effacent devant vous comme un pied dans les sables,
Lorsqu’un beau front se fane au toucher de la mort,
Lorsqu’une voix éclate en un dernier effort,
Ou bien lorsqu’à vos yeux une blanche statue,
Sous le marteau brutal qui la frappe et la tue,
Se brise, et que la forme impossible à saisir
Comme une âme s’en va pour ne plus revenir !


Et toi, divin amant de cette chaste Hélène,
Sculpteur au bras immense, à la puissante haleine ;
Artiste au front paisible avec les mains en feu,
Rayon tombé du ciel et remonté vers Dieu ;
Ô Goethe, ô grand vieillard ! prince de Germanie !
Penché sur Rome antique et son mâle génie,
Je ne puis m’empêcher, dans mon chant éploré,
À ce grand nom croulé d’unir ton nom sacré,
Tant ils ont tous les deux haut sonné dans l’espace ;
Tant ils ont au soleil tous deux tenu de place,
Et dans les cœurs amis de la forme et des dieux,
Imprimé pour toujours un sillon glorieux.

Hélas ! long-temps du fond de ton sol, froid et sombre,
Sur l’univers entier se pencha ta grande ombre,
Long-temps, sublime temple à tous les dieux ouvert,
On entendit tes murs chanter plus d’un concert,
Et l’on vit promener sur tes superbes dalles
Mille jeunes beautés aux formes idéales,
Long-temps tu fus le roi d’une noble cité
Que l’harmonie un jour bâtit à ton côté,
Et long-temps, quand le sort eut brisé ces portiques,
Qui rappelaient Athène et les grâces antiques,
Toi seul restant debout, ô splendide vieillard !
Comme Atlas, tu portas le vaste ciel de l’art.
Enfin toujours brillant, toujours jonché d’hommage,
Il semblait ici-bas que tu n’avais pas d’âge,
Jusqu’au jour où la mort, te frappant à son tour,
Fit crouler ton grand front comme une simple tour.
Ô mère de douleur ! ô mort pleine d’audace !
À maudire tes coups toute langue se lasse,
Mais la mienne jamais ne se fatiguera
À dire tout le mal que ton bras a fait là.
Depuis qu’elle est à bas, cette haute colonne,
L’art a penché la tête et rompu sa couronne ;
Le champ de poésie est un morne désert,
Pas un oiseau divin, pas un noble concert,
Les plus lourds animaux y cherchent leur pâture,
On y voit les serpens traîner leur pourriture,
Et leur gueule noircir de poison et de fiel
Le pied des monumens qui regardent le ciel :
C’est un champ plein de deuil, où la froide débauche
Vient parmi les roseaux que jamais l’on ne fauche

Hurler des chants hideux et cacher ses ébats :
C’est un sol sans chemin, où l’on tombe à tout pas,
Où, parmi les grands trous, et sur les ronces vives,
Autour des monumens quelques âmes plaintives
Descendent par hasard ; et là, dans les débris,
Versent des pleurs amers et poussent de longs cris.


Ô vieille Rome, ô Goethe, ô puissances du monde !
Ainsi donc votre empire a passé comme l’onde,
Comme un sable léger qui coule dans les doigts,
Comme un souffle dans l’air, comme un écho des bois.
Adieu, vastes débris, dans votre belle tombe,
Dormez, dormez en paix, voici le jour qui tombe.
Au faîte des toits plats, au front des chapiteaux,
L’ombre pend à grands plis, comme de noirs manteaux ;
Le sol devient plus rouge et les arbres plus sombres ;
Derrière les grands arcs, à travers les décombres,
Le long des chemins creux, mes regards entraînés
Suivent des buffles noirs attachés par le nez ;
Les superbes troupeaux, à la gorge pendante,
Reviennent à pas lens de la campagne ardente,
Et les pâtres velus, bruns et la lance au poing,
Ramènent à cheval des chariots de foin ;
Puis, passe un vieux prélat, ou quelque moine sale,
Qui va battant le sol de sa triste sandale ;
Des frères en chantant portent un blanc linceul,
Un enfant demi-nu les suit et marche seul ;
Puis des femmes en rouge et de brune figure
Descendent en filant, les degrés de verdure ;

Les gueux déguenillés qui dormaient tous en tas,
Se lèvent lentement pour prendre leur repas ;
L’ouvrier qui bêchait et roulait sa brouette,
La quitte : le travail, les pelles, tout s’arrête ;
On n’entend plus au loin qu’un murmure léger,
Que le cri d’un ânon, le sifflet d’un berger,
Ou, derrière un fronton renversé sur la terre,
Quatre forts mendians couchés avec mystère,
Qui, les cinq doigts tendus et le feu dans les yeux,
Disputent sourdement des baioques entre eux.