Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)/Acte I

La bibliothèque libre.
Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)
Il ne faut jurer de rienCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV. Comédies, ii (p. 323-347).
Acte II  ►


ACTE PREMIER



Scène PREMIÈRE

La chambre de Valentin.
VALENTIN, assis. — Entre VAN BUCK.
Van buck.

Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour.

Valentin.

Monsieur mon oncle, votre serviteur.

Van buck.

Restez assis ; j’ai à vous parler.

Valentin.

Asseyez-vous ; j’ai donc à vous entendre. Veuillez vous mettre dans la bergère, et poser là votre chapeau.

Van buck, s’asseyant.

Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la plus robuste obstination doivent, l’une ou l’autre, finir tôt ou tard. Ce qu’on tolère devient intolérable, incorrigible ce qu’on ne corrige pas ; et qui vingt fois a jeté la perche à un fou qui veut se noyer, peut être forcé un jour ou l’autre de l’abandonner ou de périr avec lui.

Valentin.

Oh ! oh ! voilà qui est débuter, et vous avez là des métaphores qui se sont levées de grand matin.

Van buck.

Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous permettre de me plaisanter. C’est vainement que les plus sages conseils, depuis trois ans, tentent de mordre sur vous. Une insouciance ou une fureur aveugle, des résolutions sans effet, mille prétextes inventés à plaisir, une maudite condescendance, tout ce que j’ai pu ou puis faire encore (mais, par ma barbe ! je ne ferai plus rien !)… Où me menez-vous à votre suite ? Vous êtes aussi entêté…

Valentin.

Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère.

Van buck.

Non, monsieur ; n’interrompez pas. Vous êtes aussi obstiné que je me suis, pour mon malheur, montré crédule et patient. Est-il croyable, je vous le demande, qu’un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps comme vous le faites ? De quoi servent mes remontrances, et quand prendrez-vous un état ? Vous êtes pauvre, puisqu’au bout du compte vous n’avez de fortune que la mienne ; mais, finalement, je ne suis pas moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous faire d’ici à ma mort ?

Valentin.

Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous allez vous oublier.

Van buck.

Non, monsieur ; je sais ce que je fais. Si je suis le seul de la famille qui se soit mis dans le commerce, c’est grâce à moi, ne l’oubliez pas, que les débris d’une fortune détruite ont pu encore se relever. Il vous sied bien de sourire quand je parle ! Si je n’avais pas vendu du guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l’hôpital avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci, vos chiennes de bouillottes…

Valentin.

Mon oncle Van Buck, voilà le trivial ; vous changez de ton, vous vous oubliez ; vous aviez mieux commencé que cela.

Van buck.

Sacrebleu ! tu te moques de moi ! Je ne suis bon apparemment qu’à payer tes lettres de change ? J’en ai reçu une ce matin : soixante louis ! te railles-tu des gens ? Il te sied bien de faire le fashionable (que le diable soit des mots anglais !), quand tu ne peux pas payer ton tailleur ! C’est autre chose de descendre d’un beau cheval pour retrouver au fond d’un hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter à bas d’un carrosse de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta chandelle à ton portier, et il regimbe quand il n’a pas eu ses étrennes. Dieu sait si tu les lui donnes tous les ans ! Lancé dans un monde plus riche que toi, tu puises chez tes amis le dédain de toi-même ; [tu portes ta barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme si tu n’avais pas seulement de quoi acheter un ruban pour te faire une queue.] Tu écrivailles dans les gazettes ; [tu es capable de te faire saint-simonien quand tu n’auras plus ni sou ni maille, et cela viendra, je t’en réponds.] Va, va ! un écrivain public est plus estimable que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu mourras dans un grenier.

Valentin.

Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous aime. Faites-moi la grâce de m’écouter. Vous avez payé ce matin une lettre de change à mon intention. Quand vous êtes venu, j’étais à la fenêtre et je vous ai vu arriver ; vous méditiez un sermon juste aussi long qu’il y a d’ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles. Ce que vous pensez, je le sais ; ce que vous dites, vous ne le pensez pas toujours ; ce que vous faites, je vous en remercie. Que j’aie des dettes et que je ne sois bon à rien, cela se peut ; qu’y voulez-vous faire ? Vous avez soixante mille livres de rente…

Van buck.

Cinquante.

Valentin.

Soixante, mon oncle ; vous n’avez pas d’enfants, et vous êtes plein de bonté pour moi. Si j’en profite, où est le mal ? Avec soixante bonnes mille livres de rente…

Van buck.

Cinquante, cinquante ; pas un denier de plus.

Valentin.

Soixante ; vous me l’avez dit vous-même.

Van buck.

Jamais. Où as-tu pris cela ?

Valentin.

Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore, et bon vivant. Croyez-vous que cela me fâche, et que j’aie soif de votre bien ? Vous ne me faites pas tant d’injure ; et vous savez que les mauvaises têtes n’ont pas toujours les plus mauvais cœurs. Vous me querellez de ma robe de chambre : vous en avez porté bien d’autres. [Ma barbe en pointe ne veut pas dire que je sois un saint-simonien : je respecte trop l’héritage.] Vous vous plaignez de mes gilets : voulez-vous qu’on sorte en chemise ? Vous me dites que je suis pauvre et que mes amis ne le sont pas ; tant mieux pour eux, ce n’est pas ma faute. Vous imaginez qu’ils me gâtent et que leur exemple me rend dédaigneux : je ne le suis que de ce qui m’ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous voyez bien que je n’emprunte pas. Vous me reprochez d’aller en fiacre : c’est que je n’ai pas de voiture. Je prends, dites-vous, en rentrant, ma chandelle chez mon portier : c’est pour ne pas monter sans lumière ; à quoi bon se casser le cou ? Vous voudriez me voir un état : faites-moi nommer premier ministre, et vous verrez comme je ferai mon chemin. Mais quand je serai surnuméraire dans l’entre-sol d’un avoué, je vous demande ce que j’y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous dites que je joue à la bouillotte : c’est que j’y gagne quand j’ai brelan ; mais soyez sûr que je n’y perds pas plus tôt que je me repens de ma sottise. Ce serait, dites-vous, autre chose si je descendais d’un beau cheval, pour entrer dans un bon hôtel : je le crois bien ! vous en parlez à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier, quoique vous ayez vendu du guingan ; et plût à Dieu que j’en vendisse ! ce serait la preuve que je pourrais en acheter. [Pour ma noblesse, elle m’est aussi chère qu’elle peut vous l’être à vous-même ; mais c’est pourquoi je ne m’attelle pas, ni plus que moi les chevaux de pur sang.] Tenez ! mon oncle, ou je me trompe, ou vous n’avez pas déjeuné. Vous êtes resté le cœur à jeun sur cette maudite lettre de change : avalons-la de compagnie, je vais demander le chocolat.

Il sonne. On sert à déjeuner.

Van buck.

Quel déjeuner ! Le diable m’emporte ! tu vis comme un prince.

Valentin.

Eh ! que voulez-vous ? quand on meurt de faim, il faut bien tâcher de se distraire.

Ils s’attablent.

Van buck.

Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures que je te pardonne.

Valentin.

Moi ? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous êtes irrité, c’est qu’il vous échappe malgré vous des expressions d’arrière-boutique. Oui, sans le savoir, vous vous écartez de cette fleur de politesse qui vous distingue particulièrement ; mais quand ce n’est pas devant témoins, vous comprenez que je ne vais pas le dire.

Van buck.

C’est bon, c’est bon ; il ne m’échappe rien. Mais brisons là, et parlons d’autre chose. Tu devrais bien te marier.

Valentin.

Seigneur, mon Dieu ! qu’est-ce que vous dites ?

Van buck.

Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l’âge et que tu devrais te marier.

Valentin.

Mais, mon oncle, qu’est-ce que je vous ai fait ?

Van buck.

Tu m’as fait des lettres de change. Mais quand tu ne m’aurais rien fait, qu’a donc le mariage de si effroyable ? Voyons, parlons sérieusement. Tu serais, parbleu ! bien à plaindre quand on te mettrait ce soir dans les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante mille écus sur la table pour t’égayer demain matin au réveil. Voyez un peu le grand malheur, et comme il a de quoi faire l’ombrageux ! Tu as des dettes, je te les payerai ; une fois marié, tu te rangeras. Mademoiselle de Mantes a tout ce qu’il faut…

Valentin.

Mademoiselle de Mantes ! Vous plaisantez ?

Van buck.

Puisque son nom m’est échappé, je ne plaisante pas. C’est d’elle qu’il s’agit, et si tu veux…

Valentin.

Et si elle veut. C’est comme le dit la chanson :

Je sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi
De l’épouser, si elle voulait.

Van buck.

Non ; c’est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu lui plais.

Valentin.

Je ne l’ai jamais vue de ma vie.

Van buck.

Cela ne fait rien ; je te dis que tu lui plais.

Valentin.

En vérité ?

Van Buck.

Je t’en donne ma parole.

Valentin.

Eh bien donc ! elle me déplaît.

Van Buck.

Pourquoi ?

Valentin.

Par la même raison que je lui plais.

Van Buck.

Cela n’a pas le sens commun, de dire que les gens nous déplaisent quand nous ne les connaissons pas.

Valentin.

Comme de dire qu’ils nous plaisent. Je vous en prie, ne parlons plus de cela.

Van Buck.

Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à boire), il faut faire une fin.

Valentin.

Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.

Van Buck.

J’entends qu’il faut prendre un parti, et se caser. Que deviendras-tu ? Je t’en avertis, un jour ou l’autre, je te laisserai là malgré moi. Je n’entends pas que tu me ruines, et si tu veux être mon héritier, encore faut-il que tu puisses m’attendre. Ton mariage me coûterait, c’est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en somme, que tes folies. Enfin, j’aime mieux me débarrasser de toi ; pense à cela : veux-tu une jolie femme, tes dettes payées et vivre en repos ?

Valentin.

Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez sérieusement, sérieusement je vais vous répondre : prenez du pâté, et écoutez-moi.

Van Buck.

Voyons, quel est ton sentiment ?

Valentin.

Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par trop de préambules, [je commencerai par l’antiquité.] Est-il besoin de vous rappeler la manière dont fut traité un homme qui ne l’avait mérité en rien ; qui toute sa vie fut d’humeur douce, jusqu’à reprendre, même après sa faute, celle qui l’avait si outrageusement trompé ? Frère d’ailleurs d’un puissant monarque, et couronné bien mal à propos…

Van Buck.

De qui diantre me parles-tu ?

Valentin.

De Ménélas, mon oncle.

Van Buck.

Que le diable t’emporte et moi avec ! Je suis bien sot de t’écouter.

Valentin.

Pourquoi ? il me semble tout simple…

Van Buck.

Maudit gamin ! cervelle fêlée ! il n’y a pas moyen de te faire dire un mot qui ait le sens commun.

Il se lève.

Allons ! finissons ! en voilà assez. Aujourd’hui la jeunesse ne respecte rien.

Valentin.

Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère.

Van Buck.

Non, monsieur ; mais, en vérité, c’est une chose inconcevable. Imagine-t-on qu’un homme de mon âge serve de jouet à un bambin ? Me prends-tu pour ton camarade, et faudra-t-il te répéter ?…

Valentin.

Comment ! mon oncle, est-il possible que vous n’ayez jamais lu Homère ?

Van Buck, se rasseyant.

Eh bien ! quand je l’aurais lu ?

Valentin.

Vous me parlez de mariage ; il est tout simple que je vous cite le plus grand mari de l’antiquité.

Van Buck.

Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre sérieusement ?

Valentin.

Soit ; trinquons à cœur ouvert ; je ne serai compris de vous que si vous voulez bien ne pas m’interrompre. Je ne vous ai pas cité Ménélas pour faire parade de ma science, mais pour ne pas nommer beaucoup d’honnêtes gens. Faut-il m’expliquer sans réserve ?

Van Buck.

Oui, sur-le-champ, ou je m’en vais.

Valentin.

J’avais seize ans, et je sortais du collège, quand une belle dame de notre connaissance me distingua pour la première fois. À cet âge-là, peut-on savoir ce qui est innocent ou criminel ? J’étais un soir chez ma maîtresse, au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et dit qu’il va sortir. À ce mot, un regard rapide échangé entre ma belle et moi me fait bondir le cœur de joie : nous allions être seuls ! Je me retourne, et vois le pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient en daim de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce. Tandis qu’il y enfonçait ses mains, debout au milieu de la chambre, un imperceptible sourire passa sur le coin des lèvres de la femme, et dessina comme une ombre légère les deux fossettes de ses joues. L’œil d’un amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus qu’on ne les voit. Celui-ci m’alla jusqu’à l’âme, et je l’avalai comme un sorbet. Mais, par une bizarrerie étrange, le souvenir de ce moment de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses mains rouges se débattant dans des gants verdâtres ; et je ne sais ce que ces mains, dans leur opération confiante, avaient de triste et de piteux, mais je n’y ai jamais pensé depuis sans que le féminin sourire vînt me chatouiller le coin des lèvres, et j’ai juré que jamais femme au monde ne me ganterait de ces gants-là.

Van Buck.

C’est-à-dire qu’en franc libertin, tu doutes de la vertu des femmes, et que tu as peur que les autres te rendent le mal que tu leur as fait.

Valentin.

Vous l’avez dit : j’ai peur du diable, et je ne veux pas être ganté.

Van Buck.

Bah ! c’est une idée de jeune homme.

Valentin.

Comme il vous plaira ; c’est la mienne ; dans une trentaine d’années, si j’y suis, ce sera une idée de vieillard, car je ne me marierai jamais.

Van Buck.

Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et que tous les maris soient trompés ?

Valentin.

Je ne prétends rien, et je n’en sais rien. Je prétends, quand je vais dans la rue, ne pas me jeter sous les roues des voitures ; quand je dîne, ne pas manger de merlan ; quand j’ai soif, ne pas boire dans un verre cassé, et quand je vois une femme, ne pas l’épouser ; et encore je ne suis pas sûr de n’être ni écrasé, ni étranglé, ni brèche-dent, ni…

Van Buck.

Fi donc ! mademoiselle de Mantes est sage et bien élevée ; c’est une bonne petite fille.

Valentin.

À Dieu ne plaise que j’en dise du mal ! elle est sans doute la meilleure du monde. Elle est bien élevée, dites-vous ? Quelle éducation a-t-elle reçue ? La conduit-on au bal, au spectacle, aux courses de chevaux ? Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir à six heures ? A-t-elle une femme de chambre adroite, un escalier dérobé ? [A-t-elle vu la Tour de Nesle, et lit-elle les romans de M. de Balzac ?] La mène-t-on, après un bon dîner, les soirs d’été, quand le vent est au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze gaillards nus, aux épaules carrées ? A-t-elle pour maître un beau valseur grave et frisé, au jarret prussien, qui lui serre les doigts quand elle a bu du punch ? Reçoit-elle des visites en tête-à-tête, l’après-midi, sur un sofa élastique, sous le demi-jour d’un rideau rose ? A-t-elle à sa porte un verrou doré, qu’on pousse du petit doigt en tournant la tête, et sur lequel retombe mollement une tapisserie sourde et muette ? Met-elle son gant dans son verre lorsqu’on commence à passer le champagne ? [Fait-elle semblant d’aller au bal de l’Opéra, pour s’éclipser un quart d’heure, courir chez Musard et revenir bâiller ?] Lui a-t-on appris, quand Rubini chante, à ne montrer que le blanc de ses yeux, comme une colombe amoureuse ? [Passe-t-elle l’été à la campagne chez une amie pleine d’expérience, qui en répond à sa famille, et qui, le soir, la laisse au piano pour se promener sous les charmilles, en chuchotant avec un hussard ? ] Va-t-elle aux eaux ? A-t-elle des migraines ?

Van Buck.

Jour de Dieu ! qu’est-ce que tu dis là ?

Valentin.

C’est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui a pas appris grand’chose ; car, dès qu’elle sera femme, elle le saura, et alors qui peut rien prévoir ?

Van Buck.

Tu as de singulières idées sur l’éducation des femmes. Voudrais-tu qu’on les suivît ?

Valentin.

Non ; mais je voudrais qu’une jeune fille fût une herbe dans un bois, et non une plante dans une caisse. Allons ! mon oncle, venez aux Tuileries, et ne parlons plus de tout cela.

Van Buck.

Tu refuses mademoiselle de Mantes ?

Valentin.

Pas plus qu’une autre, mais ni plus ni moins.

Van Buck.

Tu me feras damner ; tu es incorrigible. J’avais les plus belles espérances ; cette fille-là sera très riche un jour. Tu me ruineras, et tu iras au diable ; voilà tout ce qui arrivera. — Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu veux ?

Valentin.

Vous donner votre canne et votre chapeau, pour prendre l’air, si cela vous convient.

Van Buck.

Je me soucie bien de prendre l’air ! Je te déshérite si tu refuses de te marier.

Valentin.

Vous me déshéritez, mon oncle ?

Van Buck.

Oui, par le ciel ! j’en fais serment ! Je serai aussi obstiné que toi, et nous verrons qui des deux cédera.

Valentin.

Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive voix ?

Van Buck.

Par écrit, insolent que tu es !

Valentin.

Et à qui laisserez-vous votre bien ? Vous fonderez donc un prix de vertu, ou un concours de grammaire latine ?

Van Buck.

Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai tout seul et à mon plaisir.

Valentin.

Il n’y plus de loterie ni de jeu ; vous ne pourrez jamais tout boire.

Van Buck.

Je quitterai Paris ; je retournerai à Anvers ; je me marierai moi-même, s’il le faut, et je te ferai six cousins germains.

Valentin.

Et moi je m’en irai à Alger ; je me ferai trompette de dragons, j’épouserai une Éthiopienne, et je vous ferai vingt-quatre petits-neveux, noirs comme de l’encre et bêtes comme des pots.

Van Buck.

Jour de ma vie ! si je prends ma canne…

Valentin.

Tout beau, mon oncle ; prenez garde, en frappant, de casser votre bâton de vieillesse.

Van Buck, l’embrassant.

Ah, malheureux ! tu abuses de moi.

Valentin.

Écoutez-moi : le mariage me répugne ; mais pour vous, mon bon oncle, je me déciderai à tout. Quelque bizarre que puisse vous sembler ce que je vais vous proposer, promettez-moi d’y souscrire sans réserve, et, de mon côté, j’engage ma parole.

Van Buck.

De quoi s’agit-il ? Dépêche-toi.

Valentin.

Promettez d’abord, je parlerai ensuite.

Van Buck.

Je ne le puis pas sans rien savoir.

Valentin.

Il le faut, mon oncle ; c’est indispensable.

Van Buck.

Eh bien ! soit, je te le promets.

Valentin.

Si vous voulez que j’épouse mademoiselle de Mantes, il n’y a pour cela qu’un moyen : c’est de me donner la certitude qu’elle ne me mettra jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions.

Van Buck.

Et que veux-tu que j’en sache ?

Valentin.

Il y a pour cela des probabilités qu’on peut calculer aisément. Convenez-vous que, si j’avais l’assurance qu’on peut la séduire en huit jours, j’aurais grand tort de l’épouser ?

Van Buck.

Certainement. Quelle apparence ?…

Valentin.

Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne ne m’a jamais vu, non plus que sa fille ; vous allez faire atteler, et vous irez leur faire visite. Vous leur direz qu’à votre grand regret, votre neveu reste garçon ; j’arriverai au château une heure après vous, et vous aurez soin de ne pas me reconnaître ; voilà tout ce que je vous demande ; le reste ne regarde que moi.

Van Buck.

Mais tu m’effrayes. Qu’est-ce que tu veux faire ? À quel titre te présenter ?

Valentin.

C’est mon affaire ; ne me reconnaissez pas, voilà tout ce dont je vous charge. [Je passerai huit jours au château ; j’ai besoin d’air, et cela me fera du bien. Vous y resterez si vous voulez.]

Van Buck.

Deviens-tu fou ? et que prétends-tu faire ? Séduire une jeune fille en huit jours ? Faire le galant sous un nom supposé ? La belle trouvaille ! Il n’y a pas de contes de fées où ces niaiseries ne soient rebattues. Me prends-tu pour un oncle du Gymnase ?

Valentin.1

Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.

Ils sortent.



Scène II

Au château.
LA BARONNE, CÉCILE, un Abbé, un Maître de danse. La baronne, assise, cause avec l’abbé en faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon de danse.
La Baronne.

C’est une chose assez singulière que je ne trouve pas mon peloton bleu.

L’Abbé.

Vous le teniez il y a un quart d’heure ; il aura roulé quelque part.

Le Maître de danse.

Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous nous reposerons après cela.

Cécile.

Je veux apprendre la valse à deux temps.

Le Maître de danse.

Madame la baronne s’y oppose. Ayez la bonté de tourner la tête, et de me faire des oppositions.

L’Abbé.

Que pensez-vous, madame, du dernier sermon ? ne l’avez-vous pas entendu ?

La Baronne.

C’est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit meuble d’en haut.

L’Abbé.

Plaît-il ?

La Baronne.

Ah ! pardon, je n’y étais pas.

L’Abbé.

J’ai cru vous y apercevoir.

La Baronne.

Où donc ?

L’Abbé.

À Saint-Roch, dimanche dernier.

La Baronne.

Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait ; le baron ne faisait que se moucher. Je m’en suis allée à la moitié, parce que ma voisine avait des odeurs, et que je suis en ce moment-ci entre les bras des homœopathes.

Le Maître de danse.

Mademoiselle, j’ai beau vous le dire, vous ne faites pas d’oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi les bras.

Cécile.

Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il faut bien regarder devant soi.

Le Maître de danse.

Fi donc ! C’est une chose horrible. Tenez, voyez ; y a-t-il rien de plus simple ? Regardez-moi ; est-ce que je tombe ? Vous allez à droite, vous regardez à gauche ; vous allez à gauche, vous regardez à droite ; il n’y a rien de plus naturel.

La Baronne.

C’est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton bleu.

Cécile.

Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j’apprenne la valse à deux temps ?

La Baronne.

Parce que c’est indécent. — Avez-vous lu Jocelyn ?

L’Abbé.

Oui, madame, il y a de beaux vers ; mais le fond, je vous l’avouerai…

La Baronne.

Le fond est noir ; tout le petit meuble l’est ; vous verrez cela sur du palissandre.

Cécile.

Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles de Raimbaut aussi.

La Baronne.

Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, l’abbé, que vous êtes assis dessus.

L’Abbé.

Moi, madame ! sur miss Clary !

La Baronne.

Eh ! c’est mon peloton, le voilà. Non, c’est du rouge ; où est-il passé ?

L’Abbé.

Je trouve la scène de l’évêque fort belle ; il y a certainement du génie, beaucoup de talent, et de la facilité.

Cécile.

Mais, maman, de ce qu’on est Anglaise, pourquoi est-ce décent de valser ?

La Baronne.

Il y a aussi un roman que j’ai lu, qu’on m’a envoyé de chez Mongie. Je ne sais plus le nom, ni de qui c’était. L’avez-vous lu ? C’est assez bien écrit.

L’Abbé.

Oui, madame. Il semble qu’on ouvre la grille. Attendez-vous quelque visite ?

La Baronne.

Ah ! c’est vrai ; Cécile, écoutez.

Le Maître de danse.

Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.

L’Abbé.

Je ne vois pas entrer de voiture ; ce sont des chevaux qui vont sortir.

Cécile, s’approchant.

Vous m’avez appelée, maman ?

La Baronne.

Non. Ah ! oui. Il va venir quelqu’un ; baissez-vous donc que je vous parle à l’oreille. — C’est un parti. Êtes-vous coiffée ?

Cécile.

Un parti ?

La Baronne.

Oui, très convenable. ― Vingt-cinq à trente ans, ou plus jeune ; — non, je n’en sais rien ; très bien ; allez danser.

Cécile.

Mais, maman, je voulais vous dire…

La Baronne.

C’est incroyable où est allé ce peloton. Je n’en ai qu’un de bleu, et il faut qu’il s’envole.

Entre Van Buck.
Van Buck.

Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. Mon neveu n’a pu venir avec moi ; il m’a chargé de vous présenter ses regrets, et d’excuser son manque de parole.

La Baronne.

Ah bah ! vraiment, il ne vient pas ? Voilà ma fille qui prend sa leçon ; permettez-vous qu’elle continue ? Je l’ai fait descendre, parce que c’est trop petit chez elle.

Van Buck.

J’espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé de neveu…

La Baronne.

Vous ne voulez pas boire quelque chose ? Asseyez-vous donc. Comment allez-vous ?

Van Buck.

Mon neveu, madame, est bien fâché…

La Baronne.

Écoutez donc que je vous dise. L’abbé, vous nous restez, pas vrai ? Eh bien ! Cécile, qu’est-ce qui t’arrive ?

Le Maître de danse.

Mademoiselle est lasse, madame.

La Baronne.

Chansons ! si elle était au bal, et qu’il fût quatre heures du matin, elle ne serait pas lasse, c’est clair comme le jour. — Dites-moi donc, vous,

Bas à Van Buck.

est-ce que c’est manqué ?

Van Buck.

J’en ai peur ; et s’il faut tout dire…

La Baronne.

Ah bah ! il refuse ? Eh bien ! c’est joli.

Van Buck.

Mon Dieu, madame, n’allez pas croire qu’il y ait là de ma faute en rien. Je vous jure bien par l’âme de mon père…

La Baronne.

Enfin il refuse, pas vrai ? C’est manqué ?

Van Buck.

Mais, madame, si je pouvais sans mentir…

On entend un grand tumulte au dehors.
La Baronne.

Qu’est-ce que c’est ? regardez donc, l’abbé.

L’Abbé.

Madame, c’est une voiture versée devant la porte du château. On apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment.

La Baronne.

Ah ! mon Dieu ! un mort qui m’arrive ! Qu’on arrange vite la chambre verte. Venez, Van Buck, donnez-moi le bras.2

Ils sortent.
FIN DE L’ACTE PREMIER.




ADDITIONS ET VARIANTES
EXÉCUTÉES PAR L’AUTEUR
POUR LA REPRÉSENTATION


1. page 341.

Me prends-tu pour un oncle du Gymnase ?

Valentin.

Moi, grand Dieu ! le ciel m’en préserve ! Je vous tiens pour un oncle véritable, et, de plus, pour le meilleur des oncles. Croyez-moi, venez aux Champs-Élysées. Après un bon repas et une petite querelle, un tour de promenade au soleil fait grand bien. Venez, je vous conterai mes projets, je vous dirai toute ma pensée. Pendant que vous me gronderez, je plaiderai ma thèse ; pendant que je parlerai, vous ferez de la morale, et c’est bien le diable s’il ne passe pas un beau cheval ou une jolie femme qui nous distraira tous les deux. Nous causerons sans nous écouter ; c’est le meilleur moyen de s’entendre. Allons ! venez.

FIN DE L’ACTE PREMIER.
2. page 347.

Donnez-moi le bras. Restez, Cécile, attendez-nous.

Cécile, seule.

Un mort, grand Dieu ! quel événement horrible ! je voudrais voir, et je n’ose regarder. — Ah ! ciel ! c’est ce jeune homme que j’ai vu l’hiver passé au bal. — C’est le neveu de M. Van Buck. Serait-ce de lui que ma mère vient de me parler ? Mais il n’est pas mort du tout. — Le voilà qui parle à maman, et qui vient par ici. — C’est bien étrange. Je ne me trompe pas ; je le reconnais bien. Quel motif peut-il donc avoir pour ne pas vouloir qu’on le reconnaisse ? Oh ! je le saurai.


CÉCILE, LA BARONNE.
La Baronne.

Venez, Cécile, il est inutile que vous restiez ici.

Cécile.

Est-il blessé, maman ?

La Baronne.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Venez, venez, mademoiselle.

Elles sortent.