Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)/Acte II

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Il ne faut jurer de rien (éd. 1888)
Il ne faut jurer de rienCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV. Comédies, ii (p. 348-373).
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ACTE DEUXIÈME


Scène première


[Une allée sous une charmille.]


Entrent VAN BUCK et VALENTIN, qui a le bras en écharpe.
Van Buck.

Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois réellement démis le bras.

Valentin.

Il n’y a rien de plus possible ; c’est même probable, [et, qui pis est, assez douloureusement réel.

Van Buck.

Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à blâmer de nous deux. Vit-on jamais pareille extravagance ! ]3

Valentin.

Il fallait bien trouver un prétexte pour m’introduire convenablement. Quelle raison voulez-vous qu’on ait de se présenter ainsi incognito à une famille respectable ? J’avais donné un louis à mon postillon en lui demandant sa parole de me verser devant le château. C’est un honnête homme, il n’y a rien à lui dire, et son argent est parfaitement gagné ; il a mis sa roue dans le fossé avec une constance héroïque. [Je me suis démis le bras, c’est ma faute, mais] j’ai versé, et je ne me plains pas. Au contraire, j’en suis bien aise ; cela donne aux choses un air de vérité qui intéresse en ma faveur.

Van Buck.

Que vas-tu faire ? et quel est ton dessein ?

Valentin.

Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle de Mantes, mais uniquement pour vous prouver que j’aurais tort de l’épouser. Mon plan est fait, ma batterie pointée, et jusqu’ici tout va à merveille. Vous avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani. Vous ne m’avez pas appelé mon neveu, c’est le principal et le plus difficile ; me voilà reçu, [hébergé, couché dans une belle chambre verte, de la fleur d’orange sur ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C’est une justice à rendre à votre baronne, elle m’a aussi bien recueilli que mon postillon m’a versé. Maintenant il s’agit de savoir si tout le reste ira à l’avenant. Je compte d’abord faire ma déclaration, secondement écrire un billet…

Van Buck.

C’est inutile ; je ne souffrirai pas que cette mauvaise plaisanterie s’achève.

Valentin.

Vous dédire ! Comme vous voudrez ; je me dédis aussi sur-le-champ.

Van Buck.

Mais, mon neveu…

Valentin.

Dites un mot, je reprends la poste et retourne à Paris ; plus de parole, plus de mariage ; vous me déshériterez si vous voulez.

Van Buck.

C’est un guêpier incompréhensible, et il est inouï que je sois fourré là. Mais enfin voyons, explique-toi !

Valentin.

Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m’avez dit et accordé que, s’il était prouvé que ma future devait me ganter de certains gants, je serais un fou d’en faire ma femme. [Par conséquent, l’épreuve étant admise, vous trouverez bon, juste et convenable qu’elle soit aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien dit ; ce que j’essaierai, bien essayé, et ce que je pourrai faire, bien fait : vous ne me chercherez pas chicane, et j’ai carte blanche en tous cas.]

Van Buck.

Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes, de certaines choses… — Je vous prie de remarquer que, si vous allez vous prévaloir… — Miséricorde ! comme tu y vas !

Valentin.

Si notre future est telle que vous la croyez et que vous me l’avez représentée, il n’y a pas le moindre danger, et elle ne peut que s’en trouver plus digne. Figurez-vous que je suis le premier venu ; je suis amoureux de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de Valentin Van Buck ; songez comme la jeunesse du jour est entreprenante et hardie ! que ne fait-on pas, d’ailleurs, quand on aime ? Quelles escalades, quelles lettres de quatre pages, quels torrents de larmes, quels cornets de dragées ! Devant quoi recule un amant ? De quoi peut-on lui demander compte ? Quel mal fait-il, et de quoi s’offenser ? il aime. Ô mon oncle Van Buck ! rappelez-vous le temps où vous aimiez.

Van Buck.

De tout temps j’ai été décent, et j’espère que vous le serez, sinon je dis tout à la baronne.

Valentin.

Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne. Je compte d’abord faire ma déclaration ; secondement, écrire plusieurs billets ; troisièmement, gagner la fille de chambre ; quatrièmement, rôder dans les petits coins ; cinquièmement, prendre l’empreinte des serrures avec de la cire à cacheter ; sixièmement, faire une échelle de corde, et couper les vitres avec ma bague ; septièmement, me mettre à genoux par terre en récitant la Nouvelle Héloïse ; et huitièmement, si je ne réussis pas, m’aller noyer dans la pièce d’eau ; mais je vous jure d’être décent, et de ne pas dire un seul gros mot, ni rien qui blesse les convenances.

Van Buck.

Tu es un roué et un impudent ; je ne souffrirai rien de pareil.

Valentin.

Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là, dans quatre ans d’ici un autre le fera, si j’épouse mademoiselle de Mantes ; et comment voulez-vous que je sache de quelle résistance elle est capable, si je ne l’ai d’abord essayé moi-même ? Un autre tentera bien plus encore, et aura devant lui un bien autre délai ; en ne demandant que huit jours, j’ai fait un acte de grande humilité.

Van Buck.

C’est un piège que tu m’as tendu ; jamais je n’ai prévu cela.

Valentin.

Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez accepté la gageure ?

Van Buck.

Mais, mon ami, je pensais, je croyais, — je croyais que tu allais faire ta cour,… mais poliment,… à cette jeune personne, comme, par exemple, de lui… de lui dire… Ou si par hasard,… et encore je n’en sais rien… Mais que diable ! tu es effrayant.

Valentin.

Tenez ! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petit pas.4 [Entendez-vous craquer le bois sec ? La mère tapisse avec son abbé. Vite, fourrez-vous dans la charmille.] Vous serez témoin de la première escarmouche, et vous m’en direz votre avis.

Van Buck.

Tu l’épouseras si elle te reçoit mal ?

Il se cache [dans la charmille].
Valentin.

Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de vous avoir pour spectateur, et l’ennemi détourne l’allée. Puisque vous m’avez appelé fou, je veux vous montrer qu’en fait d’extravagances, les plus fortes sont les meilleures. Vous allez voir, avec un peu d’adresse, ce que rapportent les blessures honorables reçues pour plaire à la beauté. [Considérez cette démarche pensive, et faites-moi la grâce de me dire si ce bras estropié ne me sied pas. Eh ! que voulez-vous ! c’est qu’on est pâle ; il n’y a au monde que cela :

Un jeune malade, à pas lents…]

Surtout pas de bruit ; voici l’instant critique ; respectez la foi des serments. [Je vais m’asseoir au pied d’un arbre, comme un pasteur des temps passés.]

Entre Cécile, un livre à la main.
Valentin.

[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure dans le bois ?]

Cécile.

C’est vous, monsieur ? je ne vous reconnaissais pas. Comment se porte votre foulure ?

Valentin, à part.

Foulure ! voilà un vilain mot.

Haut.

C’est trop de grâce que vous me faites, et il y a de certaines blessures qu’on ne sent jamais qu’à demi.

[Cécile.

Vous a-t-on servi à déjeuner ?

Valentin.

Vous êtes trop bonne ; de toutes les vertus de votre sexe, l’hospitalité est la moins commune, et on ne la trouve nulle part aussi douce, aussi précieuse que chez vous ; et si l’intérêt qu’on m’y témoigne…]

Cécile.

Je vais dire qu’on vous monte un bouillon.

Elle sort.
Van Buck, rentrant.

Tu l’épouseras ! tu l’épouseras ! Avoue qu’elle a été parfaite. Quelle naïveté ! quelle pudeur divine ! On ne peut pas faire un meilleur choix.

Valentin.

Un moment, mon oncle, un moment ; vous allez bien vite en besogne.

Van Buck.

Pourquoi pas ? Il n’en faut pas plus ; tu vois clairement à qui tu as affaire, et ce sera toujours de même. Que tu seras heureux avec cette femme-là ! Allons tout dire à la baronne ; je me charge de l’apaiser.

Valentin.

Bouillon ! Comment une jeune fille peut-elle prononcer ce mot-là ? Elle me déplaît ; elle est laide et sotte. Adieu, mon oncle, je retourne à Paris.

Van Buck.

Plaisantez-vous ? où est votre parole ? Est-ce ainsi qu’on se joue de moi ? [Que signifient ces yeux baissés et cette contenance défaite ?] Est-ce à dire que vous me prenez pour un libertin de votre espèce, et que vous vous servez de ma folle complaisance comme d’un manteau pour vos méchants desseins ? N’est-ce donc vraiment qu’une séduction que vous venez tenter ici sous le masque de cette épreuve ? Jour de Dieu ! si je le croyais !…

Valentin.

Elle me déplaît, ce n’est pas ma faute, et je n’en ai pas répondu.

Van Buck.

En quoi peut-elle vous déplaire ? elle est jolie, ou je ne m’y connais pas. Elle a les yeux longs et bien fendus, des cheveux superbes, une taille passable. Elle est parfaitement bien élevée ; elle sait l’anglais et l’italien ; elle aura trente mille livres de rente, et en attendant une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui faire, et pour quelle raison n’en voulez-vous pas ?

Valentin.

Il n’y a jamais de raison à donner pourquoi les gens plaisent ou déplaisent. Il est certain qu’elle me déplaît, elle, sa foulure et son bouillon.

Van Buck.

C’est votre amour-propre qui souffre. Si je n’avais pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur votre premier entretien, et vous targuer de belles espérances. Vous vous étiez imaginé faire sa conquête en un clin d’œil, et c’est là où le bât vous blesse. [Elle vous plaisait hier au soir, quand vous ne l’aviez encore qu’entrevue, et qu’elle s’empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot accident. Maintenant] vous la trouvez laide, parce qu’elle fait à peine attention à vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en aller.

Valentin.

Comme vous voudrez. Je ne veux pas d’elle ; je vous répète que je la trouve laide ; elle a un air niais qui est révoltant. Ses yeux sont grands, c’est vrai, mais ils ne veulent rien dire ; [ses cheveux sont beaux, mais elle a le front plat ;] quant à la taille, c’est peut-être ce qu’elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que passable. Je la félicite de savoir l’italien, elle y a peut-être plus d’esprit qu’en français ; pour ce qui est de sa dot, qu’elle la garde, je n’en veux pas plus que de son bouillon.

Van Buck.

A-t-on idée d’une pareille tête, et peut-on s’attendre à rien de semblable ? Va, va ! ce que je disais hier n’est que la pure vérité. Tu n’es capable que de rêver de balivernes, et je ne veux plus m’occuper de toi. Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses ta fortune, lorsque tu l’as entre les mains, que le hasard décide du reste ; cherche-le au fond de tes cornets. Dieu m’est témoin que ma patience a été telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma place…

Valentin.

Est-ce que je me trompe ? Regardez donc, mon oncle, il me semble qu’elle revient par ici. Oui, je l’aperçois entre les arbres ; elle va repasser dans le taillis.

Van Buck.

Où donc ? quoi ? qu’est-ce que tu dis ?

Valentin.

Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces touffes de lilas ? Je ne me trompe pas, c’est bien elle. Vite, mon oncle, rentrez [dans la charmille], qu’on ne nous surprenne pas ensemble.

Van Buck.

À quoi bon, puisqu’elle te déplaît ?

Valentin.

Il n’importe, je veux l’aborder, pour que vous ne puissiez pas dire que je l’ai jugée trop légèrement.

Van Buck.

Tu l’épouseras si elle persévère ?

Il se cache de nouveau.
Valentin.

Chut ! pas de bruit ; la voici qui arrive.

Cécile, entrant.

Monsieur, ma mère m’a chargée de vous demander si vous comptiez partir aujourd’hui.

Valentin.

Oui, mademoiselle, c’est mon intention, et j’ai demandé des chevaux.

Cécile.

C’est qu’on fait un whist au salon, et que ma mère vous serait bien obligé si vous vouliez faire le quatrième.

Valentin.

J’en suis fâché, mais je ne sais pas jouer.

Cécile.

Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan truffé.

Valentin.

Je vous remercie ; je n’en mange pas.

Cécile.

Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons la mazourke.

Valentin.

Excusez-moi, je ne danse jamais.

Cécile.

C’est bien dommage. Adieu, monsieur.

Elle sort.
Van Buck, rentrant.

Ah çà ! voyons, l’épouseras-tu ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Tu dis que tu as demandé des chevaux : est-ce que c’est vrai ? ou si tu te moques de moi ?

Valentin.

Vous aviez raison, elle est agréable ; je la trouve mieux que la première fois ; elle a un petit signe au coin de la bouche que je n’avais pas remarqué.

Van Buck.

Où vas-tu ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Veux-tu me répondre sérieusement ?

Valentin.

Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce que vous la trouvez mal faite ?

Van Buck.

Moi ? Dieu m’en garde ! je la trouve complète en tout.

Valentin.

Il me semble qu’il est bien matin pour jouer au whist ; y jouez-vous, mon oncle ? Vous devriez rentrer au château.5

Van Buck.

Certainement, je devrais y rentrer ; j’attends que vous daigniez me répondre. Restez-vous ici, oui ou non ?

Valentin.

Si je reste, c’est pour notre gageure ; je n’en voudrais pas avoir le démenti ; mais ne comptez sur rien jusqu’à tantôt ; [mon bras malade me met au supplice.

Van Buck.

Rentrons ; tu te reposeras.

Valentin.

Oui,] j’ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut ; il faut que j’écrive ; je vous reverrai à dîner.

Van Buck.

Écrire ! j’espère que ce n’est pas à elle que tu écriras.

Valentin.

Si je lui écris, c’est pour notre gageure. Vous savez que c’est convenu.

Van Buck.

Je m’y oppose formellement, à moins que tu ne me montres ta lettre.

Valentin.

Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète qu’elle me plaît médiocrement.

Van Buck.

Quelle nécessité de lui écrire ? Pourquoi ne lui as-tu pas fait tout à l’heure ta déclaration de vive voix, comme tu te l’étais promis ?

Valentin.

Pourquoi ?

Van Buck.

Sans doute ; qu’est-ce qui t’en empêchait ? Tu avais le plus beau courage du monde.

Valentin.

[C’est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez ! la voilà qui repasse une troisième fois ; la voyez-vous là-bas dans l’allée ?

Van Buck.

Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille est circulaire. Il n’y a rien là que de très convenable.

Valentin.

Ah ! coquette fille ! c’est autour du feu qu’elle tourne, comme un papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à pile ou face pour savoir si je l’aimerai.

Van Buck.

Tâche donc qu’elle t’aime auparavant ; le reste est le moins difficile.

Valentin.

Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer entre ces deux touffes d’arbres. Si elle tourne la tête de notre côté, je l’aime ; sinon, je m’en vais à Paris.

Van Buck.

Gageons qu’elle ne se retourne pas.

Valentin.

Oh, que si ! Ne la perdons pas de vue.

Van Buck.

Tu as raison. — Non, pas encore ; elle paraît lire attentivement.

Valentin.

Je suis sûr qu’elle va se retourner.

Van Buck.

Non, elle avance ; la touffe d’arbres approche. Je suis convaincu qu’elle n’en fera rien.

Valentin.

Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache ; je vous dis qu’elle se retournera.

Van Buck.

Elle a passé, tu as perdu.

Valentin.

Je vais lui écrire, ou que le ciel m’écrase ! Il faut que je sache à quoi m’en tenir. C’est incroyable qu’une petite fille traite les gens aussi légèrement. Pure hypocrisie ! pur manège ! Je vais lui dépêcher un billet en règle ; je lui dirai que je meurs d’amour pour elle, que je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me repousse je me brûle la cervelle, et que si elle veut de moi je l’enlève demain matin. [Venez, rentrons, je veux écrire devant vous.]

Van Buck.

Tout beau, mon neveu ! quelle mouche vous pique ? Vous nous ferez quelque mauvais tour ici.

Valentin.

Croyez-vous donc que deux mots en l’air puissent signifier quelque chose ? Que lui ai-je dit que d’indifférent, et que m’a-t-elle dit elle-même ? Il est tout simple qu’elle ne se retourne pas. Elle ne sait rien, et je n’ai rien su lui dire. Je ne suis qu’un sot, si vous voulez ; il est possible que je me pique d’orgueil et que mon amour-propre soit en jeu. Belle ou laide, peu m’importe ; je veux voir clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque ruse, quelque parti pris que nous ignorons ; laissez-moi faire, tout s’éclaircira.

Van Buck.

Le diable m’emporte ! tu parles en amoureux. Est-ce que tu le serais par hasard ?

Valentin.

Non ; je vous ai dit qu’elle me déplaît. Faut-il vous rebattre cent fois la même chose ? Dépêchons-nous, [rentrons au château.]

Van Buck.

Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout de celle dont vous parlez.

Valentin.

Venez toujours, nous nous déciderons.

Ils sortent.



Scène II

[Le salon.]
LA BARONNE et L’ABBÉ, devant une table de jeu préparée.
La Baronne.

Vous direz ce que vous voudrez, c’est désolant de jouer avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.

L’Abbé.

Mais où est donc M. Van Buck ? [est-ce qu’il n’est pas encore descendu ?]

La Baronne.

Je l’ai vu tout à l’heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise, qui, par parenthèse, n’est guère poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.

L’Abbé.

S’il a des affaires pressées…

La Baronne.

Bah ! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse ! Si on ne pensait jamais qu’aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez ! l’abbé, jouons au piquet ; je me sens d’une humeur massacrante.

L’Abbé, mêlant les cartes.

Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d’être polis.

La Baronne.

Polis ! je crois bien. Est-ce qu’ils s’en doutent ? et qu’est-ce que c’est que d’être poli ? Mon cocher est poli. De mon temps, l’abbé, on était galant.

L’Abbé.

C’était le bon, madame la baronne, et plût au ciel que j’y fusse né !

La Baronne.

J’aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de carrosse à la porte d’un château, et qu’on l’y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un quatrième.6 Tenez ! ne parlons plus de ces choses-là. C’est à vous de prendre ; vous n’en laissez pas ?

L’Abbé.

Je n’ai pas un as ; voilà M. Van Buck.

Entre Van Buck.
La Baronne.

Continuons ; c’est à vous de parler.

Van Buck, bas à la baronne.

Madame, j’ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance.

La Baronne.

Eh bien ! après le marqué.

L’Abbé.

Cinq cartes, valant quarante-cinq.

La Baronne.

Cela ne vaut pas.

À Van Buck.

Qu’est-ce donc ?

Van Buck.

Je vous supplie de m’accorder un moment ; je ne puis parler devant un tiers, et ce que j’ai à vous dire ne souffre aucun retard.

La Baronne, se levant.

Vous me faites peur ; de quoi s’agit-il ?

Van Buck.

Madame, c’est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon impudence m’a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné l’hospitalité [cette nuit] est mon neveu.

La Baronne.

Ah bah ! quelle idée !

Van Buck.

Il désirait approcher de vous sans être connu ; je n’ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n’est pas nouvelle.

La Baronne.

Ah, mon Dieu ! j’en ai vu bien d’autres !

Van Buck.

Mais je dois vous avertir qu’à l’heure qu’il est, il vient d’écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes prières n’ont pu le dissuader de sa folie ; et un de vos gens, je le dis à regret, s’est chargé de remettre le billet à son adresse. Il s’agit d’une déclaration d’amour, et, je dois ajouter, des plus extravagantes.

La Baronne.

Vraiment ! eh bien ! ce n’est pas si mal. Il a de la tête, votre petit bonhomme.

Van Buck.

Jour de Dieu ! je vous en réponds ! ce n’est pas d’hier que j’en sais quelque chose. Enfin, madame, c’est à vous d’aviser aux moyens de détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous ; et, quant à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me manquer. Ouf !

Il tombe dans une chaise.
La Baronne.

Ah ciel ! qu’est-ce que vous avez donc ? Vous êtes pâle comme un linge ! Vite ! racontez-moi tout ce qui s’est passé, et faites-moi confidence entière.

Van Buck.

Je vous ai tout dit ; je n’ai rien à ajouter.

La Baronne.

Ah bah ! ce n’est que ça ? Soyez donc sans crainte : si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera le billet.

Van Buck.

En êtes-vous sûre, baronne ? Cela est dangereux.

La Baronne.

Belle question ! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa mère une lettre qu’on lui écrit ?

Van Buck.

Hum ! je n’en mettrais pas ma main au feu.

La Baronne.

Qu’est-ce à dire, monsieur Van Buck ? Savez-vous à qui vous parlez ? Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute ? Je ne sais pas trop comme on fait aujourd’hui, ni de quel train va votre bourgeoisie ; mais, vertu de ma vie ! en voilà assez ; j’aperçois justement ma fille, et vous verrez qu’elle m’apporte sa lettre. Venez, l’abbé, continuons.

Elle se remet au jeu. — Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son ouvrage et s’assoit à l’écart.
L’Abbé.

Quarante-cinq ne valent pas ?

La Baronne.

Non, vous n’avez rien ; quatorze d’as, six et quinze, c’est quatre-vingt-quinze. À vous de jouer.

L’Abbé.

Trèfle. Je crois que je suis capot.

Van Buck, bas à la baronne.

Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de confidence.

La Baronne, bas à Van Buck.

Vous ne savez ce que vous dites ; c’est l’abbé qui la gêne ; je suis sûre d’elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. À vous de faire.

Un Domestique, entrant.

Monsieur l’abbé, on vous demande ; c’est le sacristain et le bedeau du village.

L’Abbé.

Qu’est-ce qu’ils me veulent ? je suis occupé.

La Baronne.

Donnez vos cartes à Van Buck ; il jouera ce coup-ci pour vous.

L’abbé sort. Van Buck prend sa place.
La Baronne.

C’est vous qui faites, et j’ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute apparence. Qu’est-ce que vous avez donc dans les doigts ?

Van Buck, bas.

Je vous confesse que je ne suis pas tranquille : votre fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.

La Baronne.

Je vous dis que j’en réponds ; c’est vous qui la gênez ; je la vois d’ici qui me fait des signes.

Van Buck.

Vous croyez ? moi, je ne vois rien.

La Baronne.

Cécile, venez donc un peu ici ; vous vous tenez à une lieue.

Cécile approche son fauteuil.

Est-ce que vous n’avez rien à me dire, ma chère ?

Cécile.

Moi ? Non, maman.

La Baronne.

Ah bah ! Je n’ai que quatre cartes, Van Buck ; le point est à vous. J’ai trois valets.

Van Buck.

Voulez-vous que je vous laisse seules ?

La Baronne.

Non ; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant monsieur.

Cécile.

Moi, maman ? Je n’ai rien de secret à dire.

La Baronne.

Vous n’avez pas à me parler ?

Cécile.

Non, maman.

La Baronne.

C’est inconcevable ; qu’est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck ?

Van Buck.

Madame, j’ai dit la vérité.

La Baronne.

Ça ne se peut pas : Cécile n’a rien à me dire ; il est clair qu’elle n’a rien reçu.

Van Buck, se levant.

Eh morbleu ! je l’ai vu de mes yeux.

La Baronne, se levant aussi.

Ma fille, qu’est-ce que cela signifie ? levez-vous droite, et regardez-moi. Qu’est-ce que vous avez dans vos poches ?

Cécile, pleurant.

Mais, maman, ce n’est pas ma faute ; c’est ce monsieur qui m’a écrit.

La Baronne.

Voyons cela.

Cécile donne la lettre.

Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous l’appelez.

Elle lit.

« Mademoiselle, je meurs d’amour pour vous. Je vous ai vue l’hiver passé, et, vous sachant à la campagne, j’ai résolu de vous revoir ou de mourir. J’ai donné un louis à mon postillon… »

Ne voudrait-il pas qu’on le lui rendît ? Nous avons bien affaire de le savoir !


« à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n’ai rien pu vous dire, tant votre présence m’a troublé ! Cependant la crainte de vous perdre, et l’obligation de quitter le château… »

J’aime beaucoup ça ! Qui est-ce qui le priait de partir ? C’est lui qui me refuse de rester à dîner.


« me déterminent à vous demander de m’accorder un rendez-vous. Je sais que je n’ai aucun titre à votre confiance… »

La belle remarque, et faite à propos !


« mais l’amour peut tout excuser ; ce soir, à neuf heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois ; tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour faire quatre pas et descendre. »

Quatre pas ! quatre pas ! l’avenue est longue ; ne dirait-on pas qu’il n’y a qu’à enjamber ?


« et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous attends ; sinon je me brûle la cervelle. »

Bien.


« … la cervelle. Je ne crois pas que votre mère… »

Ah ! que votre mère ? voyons un peu cela.


« fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir… »

Monsieur Van Buck, qu’est-ce que cela signifie ?

Van Buck.

Je n’ai pas entendu, madame.

La Baronne.

Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu’il sorte de ma maison tout à l’heure, et qu’il n’y mette jamais les pieds.

Van Buck.

Il y a girouette, c’est positif ; je ne m’en étais pas aperçu. Il m’avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter.

La Baronne.

Il vous avait lu cette lettre et vous l’avez laissé la donner à mes gens ! Allez ! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma vie.7

[Elle sort. On entend le bruit d’une voiture.]
[Van Buck.

Qu’est-ce que c’est ? mon neveu qui part sans moi ? Eh ! comment veut-il que je m’en aille ? j’ai renvoyé mes chevaux. Il faut que je coure après lui.

Il sort en courant.
Cécile, seule.

C’est singulier ; pourquoi m’écrit-il, quand tout le monde veut bien qu’il m’épouse ?]

FIN DE L’ACTE DEUXIÈME.




3. page 348.

C’est même probable ; mais pour réel, c’est une autre affaire.

Il dégage son bras.
Van Buck.

Comment ! encore une mauvaise plaisanterie !

Valentin.

Il fallait bien trouver, etc.


4. page 353.

Voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas. Entrez dans ce cabinet, etc.

5. page 359.
Valentin.

Vous devriez faire ce quatrième.

Van Buck.

Certainement, je le devrais, etc.


6. page 365.

…Refuser de faire un quatrième ! Des affaires ! Est-ce que je n’en ai pas, moi ? Et ce bal de ce soir ! je n’ai pas la force de m’en occuper. — Ah ! voilà ma migraine qui me prend.

L’Abbé.

Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos projets ?

(Suit la scène ii de l’acte III entre la baronne et l’abbé, jusqu’à ces mots : « Je vous demande si on va boire ça ! » Tenez ! ne parlons plus de ces choses-là. C’est à vous de prendre, etc.)


7. page 372.

Je ne vous reverrai de ma vie.

À Cécile.

Quant à vous, mademoiselle, entrez ici.

Cécile.

Mais, maman…

La Baronne.

Allons ! mademoiselle, ne raisonnez pas.

Elle la fait entrer dans la chambre voisine.
LA BARONNE, VAN BUCK, L’ABBÉ.
L’Abbé.

Madame la baronne, je viens vous dire…

La Baronne, mettant la clef sous un coussin du canapé.

Dieu soit loué ! ma fille est enfermée !

L’Abbé.

Enfermée, madame ? que se passe-t-il ?

À Van Buck.

Qu’avez-vous, monsieur ?

Van Buck.

Ce que j’ai, monsieur ? J’ai que j’en ai assez.

La Baronne.

Et moi aussi.

Van Buck.

J’ai que je sors de cette maison, qu’on ne m’y reverra de ma vie, et que je n’ai qu’un regret, c’est d’y avoir jamais mis les pieds.

La Baronne.

Et moi de vous y avoir reçu.

Ils sortent.
L’Abbé, seul.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Cécile frappe à la porte.
Cécile, dans la chambre voisine.

Monsieur l’abbé, voulez-vous m’ouvrir ?

(Suit la dernière partie de la scène ii de l’acte III.)

FIN DE L’ACTE DEUXIÈME.