Impressions d’un combattant, notes de route/05

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Impressions d’un combattant, notes de route
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 429-448).
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IMPRESSIONS D’UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE
V.[1]


AUTOUR DES TRANCHÉES

Ce matin, le colonel a donné l’ordre de seller à la première heure ; nous avons à peine, le fidèle trompette et moi, le temps d’avaler notre quart de café, et nous voilà partis au grand trot derrière lui. Oh ! ce café auroral, au cantonnement, quel délice, quel bain tonifiant pour l’âme et le corps ! Au sortir de la paille nocturne, les yeux encore tout pleins de brindilles et de rêves évanescens, les côtes un peu engourdies, on aurait quelquefois presque une tendance à être de méchante humeur ; mais le café bout là-bas dans la vieille marmite de campement, assise sur les deux pierres qui flanquent un bon feu de bois sec, et du coup les papillons noirs s’envolent, volatilisés dans la vapeur odorante dont l’arôme arabique caresse nos narines.

Je dois confesser que je n’ai jamais, aux temps où j’installais mon indolence dans les cafés « chic » du boulevard, savouré de moka comparable à celui du soldat en campagne, au bon « jus » que l’homme de corvée passe minutieusement dans un vieux mouchoir usé, au milieu du cercle attentif que font les camarades silencieux, le quart religieusement tendu. Cela vous met de l’entrain au cœur pour tout le jour. Je m’excuse de ces considérations un peu terre à terre, mais il est certain que l’excellente nourriture de nos soldats est pour une bonne part dans le splendide moral dont ils font preuve en cette guerre. Tant il est vrai que l’état de notre âme est intimement lié à celui de nos viscères et que les plus sublimes sentimens fleurissent mal dans un terrain dyspeptique. Rien tant que les mouvemens péristaltiques n’agit sur ceux de l’âme, et les plus essentielles munitions sont encore pour le guerrier celles du tube digestif. A cet égard, notre intendance a mérité, dès le premier jour de la guerre, qu’on lui tresse des lauriers.


Nous partons d’abord avec le colonel pour reconnaître de futures positions de batterie de l’autre côté de l’Aisne, qui nous permettront d’avancer notablement nos pièces et de gêner un peu plus ces messieurs boches. La reconnaissance d’une position de batterie, c’est-à-dire le choix de cette position, du champ de tir dont elle permet de disposer, l’examen de ses conditions de défilement, est peut-être l’opération essentielle dans les mouvemens de l’artillerie. C’est d’elle que dépend pour une large part le mal qu’on pourra faire à l’ennemi et l’efficacité aussi de ses ripostes. Aussi le colonel ne laisse a aucun de ses officiers le soin de ces reconnaissances ; il les fait lui-même.

Il nous faut d’abord traverser la vallée de l’Aisne dans sa largeur et à la vue des coteaux opposés où sont installées des batteries allemandes. On ne sait pas exactement l’emplacement de celles-ci, mais une chose est certaine : c’est que leurs observateurs commandent la route que nous devons prendre, car ils saluent régulièrement de quelque salve de 77 les convois ou les groupes d’hommes qui la suivent en plein jour. Sur l’ordre du colonel, notre trio se disloque dans ce passage dangereux, et c’est à 150 mètres l’un de l’autre et au grand galop que nous passons. Les Boches, en effet, vu leur pénurie relative en munitions, ne jugent que rarement utile de saluer d’une salve un cavalier isolé et en mouvement rapide, tandis qu’un groupe d’hommes, si petit qu’il soit, leur offre une tentation plus grande. Si la chance de toucher juste est aussi faible dans ce dernier cas, le bénéfice éventuel sera plus grand, puisqu’on mettra d’un seul coup plusieurs hommes hors de combat. Ce sont, en somme, des considérations de probabilités qui dictent en ce cas la conduite d’une batterie et celle d’un groupe d’hommes non défilés par rapport à elle. Si même l’ennemi tirait un nombre égal de coups sur un groupe, qu’il soit dispersé ou non, la chance pour l’ensemble du groupe de s’en tirer indemne serait plus grande en ordre dispersé, de même qu’à la roulette, en répartissant plusieurs louis sur des numéros différens, on a plus de chance de gagner qu’en les mettant tous sur le même numéro. Il y aurait là un joli sujet de concours à proposer par l’Académie des Sciences : « De l’application du calcul des probabilités à l’art de la guerre ; » ou encore : « De l’influence de la loi des moindres carrés sur la chance qu’ont les militaires de rentrer au bercail sans avoir les os cassés. » Beaux sujets de thèses à soutenir en Sorbonne !

En fait, un seul obus de 77 qui éclate assez loin de nous vient saluer notre rapide passage. Le 77 n’est d’ailleurs réellement dangereux que lorsqu’il vous tombe tout juste sur le bout du nez. A quelques pas, il est presque négligeable et c’est proprement l’ « obus humanitaire, » ainsi que je l’ai entendu dénommer par d’humbles guerriers pantalonnés de garance.

Nous voilà maintenant défilés par un pli de terrain et nous arrivons à l’Aisne Le pont de pierre sur piles qui la traversait à cet endroit est démoli ; on y fait une réparation de fortune au moyen de madriers pour le passage des fantassins qui sans cesse doivent traverser la rivière pour leur relève et leur ravitaillement d’un bord à l’autre de la rivière, mais la passerelle ainsi faite a été plusieurs fois démolie par les obus boches. Cela tient évidemment à ce que la position du pont, encore qu’invisible directement des positions ennemies, peut être atteinte par leur tir indirect, étant indiquée sur la carte. Aussi, on s’est finalement arrêté à la solution élégante d’une passerelle sur chevalets construite en un tournemain par nos sapeurs et qui, à quelques décamètres de là, fait la nique à l’ennemi, tandis que celui-ci continue à arroser innocemment de ses projectiles tonitruans les ruines inutilisées du pont de pierre. Tant il est vrai, dans cette guerre, que la meilleure chance de sécurité est de n’employer pour quelque usage que ce soit aucun des ouvrages indiqués sur les cartes, d’habiter en dehors des maisons, de marcher ailleurs que sur les chaussées, de ne jamais passer les rivières sur les ponts, de ne point mettre de canons ni de défenseurs dans les forteresses. Un Littré tombant brusquement de la lune et qui entreprendrait, d’après ses constatations, de définir le sens de certains mots couramment employés sur la ligne du feu, serait amené ainsi à des définitions qui ne laisseraient pas d’être quelque peu inattendues pour les « gens de l’arrière, » pour ces braves gens de l’arrière dont on parle tant depuis quelque temps et en si mauvais termes, et qui ne méritent assurément ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Ainsi, on lirait dans ce nouveau Littré des choses comme celles-ci : « Village : groupe de parallélipipèdes de pierre doués d’un pouvoir magnétique spécial qui attire les masses ferrugineuses que les Boches projettent vers le ciel avec des sarbacanes d’acier pour prouver qu’ils sont les élus de Dieu. Le village a ceci de particulier qu’il est le seul endroit du pays où les guerriers n’habitent pas, les bois, champs et autres lieux démunis de maison étant exclusivement réservés à cet usage. » — « Route : zone étroite, pierreuse, limitée par deux lignes parallèles traversant le pays en tout sens et qui s’en distingue par son aridité. Sur les routes, on ne laisse pas pousser le moindre brin d’herbe, la moindre végétation, à l’encontre des terres circonvoisines, pour bien montrer la désolation dangereuse qui règne en ces lieux où les piétons et véhicules doivent se bien garder de circuler. Pour mieux désigner aux hommes, et de loin, l’abord des routes et les empêcher de s’en approcher, on les a bordées généralement d’arbres visibles à grande distance. » — « Forts : le seul endroit de la zone des armées où il n’y ait actuellement point de canons, » etc., etc.


Sur l’autre rive, des « bitous » sont là le fusil à côté d’eux, caparaçonnés de boue desséchée et craquelée, et qui jouent au bouchon. « Bitous » est un de ces aimables sobriquets dont les artilleurs désignent familièrement leurs camarades fantassins. Nous montons dans le coteau boisé, et comme les balles se mettent à siffler beaucoup plus que les gentils rossignolets, nous laissons les trois chevaux au trompette et continuons à pied, le colonel et le brigadier, votre serviteur. Nous sommes évidemment vus des tranchées allemandes, car les « psss… psss… psss… » des balles passent continuellement à nos oreilles comme un essaim mortel et bourdonnant. Explorant toujours le terrain en vue d’y trouver le meilleur emplacement pour les pièces qu’il veut amener là, le colonel m’emmène peu à peu jusqu’à la ferme de C… qui, à quelques centaines de mètres, dresse ses hautes murailles éventrées et veuves de leur toit, et sur lesquelles en ce moment tout justement les gros crapouillots allemands de 210 millimètres tombent avec fracas en projetant des gerbes sombres qui me rappellent, je ne sais pourquoi, dans ce décor funèbre, les hauts panaches noirs des chevaux de corbillard, et où les pierres voltigent comme des fétus de paille. C’est ou plutôt c’était une de ces grandes et belles fermes de l’Aisne, riche et monumentale comme un château, posée superbement au milieu des grasses terres à betteraves. Aujourd’hui, il n’en reste plus que des murs décharnés, un haut pignon toujours debout et sur lequel les Boches déversent furieusement des tonnes de métal, s’imaginant à tort ou à raison que cette ruine qui domine la plaine nous sert d’observatoire d’artillerie. L’ennemi lui en veut aujourd’hui.

Le petit bois que nous traversons, en nous masquant le mieux possible derrière les buissons, — car les sifflemens des balles nous font cortège, — offre le désordre inexprimable des lieux où l’on s’est battu récemment, et cette solitude sinistre des terrains non défilés aux yeux de l’un et de l’autre parti. C’est ici que naguère les Allemands, par un violent retour offensif, ont voulu nous rejeter de l’autre côté de l’Aisne. Mais nos 75 étaient là. Le colonel N…, qui les commandait dans ce secteur, laissa l’ennemi approcher en rangs serrés jusqu’au bord du plateau dénudé, jusqu’à ce petit bois dévalant, où nous sommes en ce moment et où nos fantassins les attendaient, et là, à bonne portée, nos pièces en firent un épouvantable massacre. Voulant se précipiter dans le bois, pour échapper aux rafales meurtrières, les deux régimens allemands qui opéraient là s’y jetèrent sur les fusils et les baïonnettes de nos fantassins, qui tenaient bon ; ils refluèrent alors vivement vers l’arrière ; mais, sur le plateau dénudé, nos terribles obus, dans un tir fauchant admirablement réglé, les suivaient pas à pas, avançant ou refluant avec eux. Bien peu des 6 000 hommes qui, ce jour-là, s’étaient rués sur nous, regagnèrent leurs tranchées.

Dans le bois entrecoupé de clairières où nous sommes maintenant, et où, arrêté par nos baïonnettes, l’ennemi commença sa fuite éperdue sous les rafales imprévues et soudaines de nos batteries, c’est un désordre inexprimable. Par-ci par-là, des ébauches de tranchées, hâtivement creusées, puis abandonnées, et partout, dans l’herbe, sous les buissons mouillés et les grands arbres à l’écorce meurtrie, des fusils allemands avec leurs baïonnettes, déjà tout rouillés, quelques-uns cassés ; des chargeurs allemands par centaines, avec leurs cinq cartouches alignées et serrées, des bidons d’aluminium gainés de drap ; des cartouchières, des sacs à poil (j’en emporte un très beau, intact), des gamelles de campement teutonnes, des corps d’obus de 75, des bérets boches maculés de sang, des manteaux déchirés, de vieilles chaussures, un pêle-mêle hétéroclite et sinistre de trophées de toutes sortes. On a hâtivement enterré tout ce qu’on a pu des hommes tombés là, comme en témoignent les monticules de terre fraîche qui surgissent par place comme des taupinières Mais l’endroit est trop exposé au feu des tranchées voisines pour que la macabre besogne ait pu être faite complètement. Une odeur atroce et acre sort de certains fourrés.

Soudain, comme nous continuons d’avancer, le colonel, toujours préoccupé de ses emplacemens, moi tout au tableau désolé des déchets immobiles et muets de ce qui fut un drame intense, nous avisons une masse grise dans une minuscule clairière. Nous approchons et nous voyons deux bottes étendues, la pointe au sol ; un pantalon, un fouillis de drap gris. C’est un soldat allemand, qui dort là son dernier sommeil, sur cette terre qui n’est pas et qui ne sera pas la sienne. Ses mains, très brunes, hâlées, sont recroquevillées dans l’herbe humide, ratatinées, ridées, momifiées déjà. Je soulève du pied la tunique, que le vent a rabattu sur la tête, et j’aperçois un tableau dont je n’oublierai jamais la symbolique horreur, et devant lequel nous restons un long moment muets : la tête aux cheveux coupés courts, a la face toute noire, comme c’est toujours le cas lorsque la mort est provoquée par nos terribles obus explosifs ; une joue est collée au sol, et sur l’autre, toute rongée, et où courent des fourmis actives, deux petits rats sont en train de grignoter. Ils lèvent à peine, en nous voyant, leur fin museau, où pétillent deux yeux brillans comme des têtes d’épingles ; puis, rassurés par notre immobilité, ils reprennent très tranquillement, très posément, leur repas. Dans un pli du manteau gris, un joli petit nid est posé, finement tressé d’herbes séchées, pareil à un nid de moineau, où reposent de coquets petits œufs blancs. A un mètre, des lettres, des papiers, que l’homme, gisant, a eu, avant d’expirer, la force de sortir de sa poche, ou que l’explosion en a arrachés, tout mouillés dans l’herbe, maculés de terre ; le « soldbuch » du soldat : c’est un boulanger saxon ; sa photographie : il n’avait pas de barbe, il en a ici, dans l’herbe ; celle de sa Gretchen, jolie, ma foi, avec sa figure grasse et ses tresses bien lisses ; une de ces blondes Allemandes, dont l’âme enferme, dans un parterre de myosotis, tant de férocité. Voici des lettres de la Gretchen à son « cher Albert ; » elle lui dit de ces banales chatteries, toujours neuves à qui les reçoit, lui demande de lui envoyer des « souvenirs, » — apparemment quelque pendule, — lui parle sans cesse de l’aide de Dieu, cet autre « fidèle second. »


En nous avançant vers la ferme toujours bombardée, nous rencontrons d’autres cadavres encore, quelquefois tombés en tas. Enfin le colonel a trouvé la position qui convient et où l’on amènera les pièces à la faveur d’une des prochaines nuits. Nous revenons en arrière, toujours accompagnés par le bruit de petite flûte que font à nos oreilles les balles mauser, et le craquement léger qui jaillit quand elles s’enfoncent dans un arbre voisin. Le colonel ne parait pas y prêter attention, mais à chaque sifflement il sourit et ses lèvres en imitent le bruit reptilien, et il fait, sans broncher, des réflexions sur la philosophie de ces choses. Quelle est la probabilité pour qu’une balle sifflant à une oreille humaine, c’est-à-dire passant à une distance très faible et facile à déterminer, casse la tête à qui elle est destinée ? C’est un calcul facile à faire avec une table de logarithmes. Malheureusement nous avons oublié d’en emporter en ces lieux et il n’y en a point dans les chariots de batterie. C’est une grave lacune. Comment ne mépriserait-on pas le danger à côté d’un tel homme !

En nous défilant un peu, nous nous dirigeons maintenant vers les tranchées du ( ? )e d’infanterie au bord du plateau où le colonel vient plusieurs fois chaque semaine apporter le réconfort de sa présence et de ses paroles… les autres jours, c’est celui de ses actes. Après nous être un peu égarés, nous finissons par trouver l’entrée des tranchées ; un homme nous conduit. Ce sont des réservistes qui sont là ; ils ont des barbes hirsutes, des kilos de glaise plaqués sur leurs vêtemens, mais des mines superbes et mâles. Les officiers sont en capote, le fusil en main. A dix mètres, rien ne les identifie. Les tranchées sont très bien faites à cet endroit, taillées nettement dans la terre grasse, luisantes, bien découpées. Cette terre à betteraves est d’ailleurs très propice au travail de la sape. Elles sont fort étroites et c’est un avantage, car les éclats d’un obus tombant à proximité ont d’autant moins de chance d’atteindre le fond d’une tranchée de profondeur donnée qu’elle est plus étroite ; et d’autre part un obus donné tombera d’autant moins facilement dans la tranchée elle-même que sa section horizontale sera moindre. Dans celle-ci un homme peut tout juste passer, et il en serait empêché s’il était obèse, — c’est peut-être pour cela, après tout, qu’on réforme tant de robustes gaillards sous prétexte qu’ils pèsent plus de cent kilos, à moins que ce ne soit parce qu’ils offrent trop de surface apparente aux projectiles. Quoi qu’il en soit, comme il faut assurer dans la tranchée la circulation et le va-et-vient nécessaires, et comme dans celle-ci deux hommes ne peuvent pas passer de front, on y a ménagé de dix mètres en dix mètres de petits espaces plus larges et semi-circulaires, des sortes de petits garages où l’un des hommes attend que l’autre l’ait croisé. — J’ai d’ailleurs remarqué que, dans les divers secteurs du front où j’ai été amené à opérer, les tranchées sont faites suivant des types différens, ce qui tient non seulement à la nature du terrain mais aussi aux idées particulières des officiers qui les organisent. De fait il y a cent manières excellentes d’aménager des tranchées.

Celles-ci sont un dédale extraordinaire, provenant de ce qu’elles ont été avancées progressivement vers l’ennemi par des boyaux transversaux puis parallèles, d’où résulte un vrai labyrinthe. Comme on y est complètement enfoncé et par suite incapable de rien voir au dehors, on s’y perdrait immanquablement à chaque carrefour, si nous n’étions conduits par une tendre Ariane, qui est un poilu très broussailleux, calleux, pileux, terreux, ne rappelant que d’assez loin la dolente sœur de Phèdre. Il y a aussi aux carrefours de précieuses plaques indicatrices. Ce sont généralement des demi-betteraves sur la section bien blanche et très nette desquelles on a écrit au crayon à encre les indications nécessaires avec des flèches dûment orientées. En voici une qui indique le poste du colonel ; voici l’ « Avenue des Boches ; » voici d’autres indications imprévues, pittoresques et gauloises.

Car la gaieté, la bonne humeur, l’esprit, ces fleurs gracieuses et charmantes de notre terre, s’épanouissent sur la ligne de bataille en une floraison continue et si touffue que la mort elle-même ne la peut point détruire malgré ses rudes coups de faux. Notre « légèreté, » que les cuistres teutons n’ont jamais comprise et qu’ils prenaient pour une marque de notre infériorité, — l’éléphant ne peut pas comprendre l’oiseau, — notre subtile gaieté ne nous a pas abandonnés dans ces heures tragiques où la patrie bondit sous une ignoble étreinte.

Mais n’est-ce pas justement parce qu’il est gai et léger que le peuple français survole de toute la hauteur d’un splendide coup d’aile l’âme épaisse et lourde de ses ennemis : en proie à une sorte de sombre et intolérant mysticisme, ils se croient, eux, en possession de la vérité absolue et, partant, du droit de tyranniser les mécréans de la religion germanique ; lui, indépendant, ami de toutes les nuances dont la variété fera l’harmonie de l’humanité tant qu’on n’aura pas réduit celle-ci à marcher synchroniquement au pas de parade, aimablement sceptique, il puise dans son incorrigible légèreté la folie de ne jamais croire que « c’est arrivé, » et de prendre si peu au sérieux la vie elle-même qu’il est prêt à la sacrifier à ce mythe inconnu des Teutons : la Liberté. Légèreté en effet, légèreté sublime et délicieuse, et qui par cela même est vouée au triomphe, car si vous essayez de plonger une fleur légère au fond d’une mare, croupissante et pesante, toujours elle remontera à la surface et viendra flotter au-dessus de la surface épaisse. Il semble que le principe d’Archimède soit aussi vrai dans l’ordre moral que dans l’autre.

Après nous être longtemps et amplement enduits de terre grasse au passage, nous arrivons enfin au poste du colonel. Celui-ci, tué récemment, est remplacé provisoirement par un commandant d’infanterie coloniale, M. D…, maigre, à figure énergique qui lui-même, hélas ! sera tué quelques heures plus tard, à l’endroit précis où nous le trouvons, par un obus malheureux. Il est dans son abri couvert de chaume, assis sur la paille, le téléphone en main, relié par lui à la brigade qui est un peu en arrière. Du tabac, des pipes, quelques papiers, un fusil à portée de sa main, complètent le « mobilier » de ce poste de commandement. La seule chose dont il se plaint est que les hommes ne peuvent guère manger chaud, car il faut aller chercher leur soupe au cantonnement, qui est loin en arrière, à au moins une demi-heure de marche. Mais on ne peut faire de feu dans la tranchée sous peine de signaler à l’ennemi les endroits où elle est occupée en nombre et d’y attirer promptement une « dégelée d’obus, » comme disent pittoresquement les hommes.

Les balles sifflent d’ailleurs continuellement au-dessus de nos têtes, mais sans danger pour nous, puisque nous sommes abrités derrière les hauts parapets de terre. Mais il faut bien se garder, aux endroits où, pour une raison quelconque (par exemple un seuil de roc que la pioche n’a pu entamer), la tranchée n’a pas la profondeur voulue, de montrer la tête à l’extérieur si peu ce que soit : une balle bien placée aurait vite fait de vous rappeler au sentiment des réalités en vous expédiant ad patres. Car aucune idée ne vous entre aussi facilement dans la tête que celle qui y est portée par un morceau de métal bien pointu.

Trop d’imprudens ou d’inattentifs l’ont appris à leurs dépens. A chacun des créneaux de la tranchée allemande, comme d’ailleurs de la nôtre, des fusils sont en effet tout installés sur des supports ou des chevalets et exactement pointés vers le bord de la tranchée adverse. Au premier objet suspect signalé par les guetteurs, ils partent presque tout seuls, si j’ose dire, car nul doigt n’a besoin d’en presser la gâchette, une simple ficelle en faisant l’office, que l’homme tire du fond de la tranchée loin de l’espace vide et dangereux que constitue pour lui le créneau et qui est vraiment, au sens propre du mot, une meurtrière.


On a beaucoup médit de cette guerre de tranchées, si contraire à la « furia francese, » et qui devait, semble-t-il, insurger tous nos nerfs, tous nos sentimens amis de la lumière, de la franchise, du visage découvert. On a eu tort, et aussi de s’étonner de la facile et tenace patience avec laquelle nos soldats se sont adaptés à cette vie… et à cette mort… de terrassiers. N’y a-t-il pas dans leur cas quelque chose de la légende d’Antée qui reprenait et fortifiait ses énergies par le simple contact avec la terre, sa mère ? Peut-être laissé-je courir trop loin mon imagination, mais il me semble que ces soldats de France dont la plupart sont des paysans et qui savent que la terre, leur bonne terre tendre est la source même de leur pauvre bonheur, et qui sentent inconsciemment que c’est d’elle qu’émanent non seulement les plantes nourricières, mais aussi les corps et les âmes des hommes, et l’humble église et la petite maison natale, il me semble que ces hommes ont dû sentir plus vivement peut-être l’âpre devoir de défendre cette terre maternelle en s’y enfouissant tout vivans comme y dorment leurs pères. À l’ennemi au contraire, elle doit paraître hostile et détestée, il s’en dégage je ne sais quel effluve moral, je ne sais quel parfum spirituel, je ne sais quelle sympathie française ; qui nous fortifie et les enveloppe, eux, d’une atmosphère déprimante.

Le commandant D… nous conduit jusqu’à la tranchée de toute première ligne, à l’endroit où la tranchée allemande est si proche qu’on pourrait, semble-t-il, la toucher en étendant la main. Elle est tout près, pareille à une longue bouche hideuse derrière la voilette des fils de fer barbelés. Rien n’y décèle la vie toujours présente et la mort que celle-ci tient suspendue sur nous. La nuit pourtant, quand les canons ont apaisé leur voix tumultueuse et que l’ombre étend sur les choses cette mutité qui toujours l’accompagne, on y entend les Allemands parler entre eux, et leur verbe acre et guttural soufflette le grand silence ténébreux et si doux.

Le commandant nous dit combien il est content de voir des artilleurs ; on sent le même sentiment chez les hommes dans leur attitude, dans leur regard. Cette visite que le colonel répète souvent a pour effet non seulement d’assurer avec l’infanterie une liaison, que le téléphone réalise d’ailleurs aussi, quoique moins intimement, et qui permet de mieux régler le tir des batteries, mais aussi d’apporter un grand réconfort moral aux fantassins. Sur les fils de fer barbelés qui bordent près de là notre tranchée, quelques cadavres ennemis sont restés accrochés, pris comme des mouches dans une toile d’araignée. Sur le coin de route qui passe là, exactement entre notre tranchée et celle de l’ennemi, un auto, une belle limousine, se profile, abandonné, depuis de longues semaines, figé là par un de nos obus lors de la dernière retraite des Allemands dans ce secteur. Derrière ses glaces brisées, affalés sur les banquettes, des officiers allemands doivent dormir leur dernier sommeil. Mais nul, ni d’un côté ni de l’autre de la barricade, ne peut pour l’instant se risquer à aller faire l’inventaire du funèbre contenu de cet auto ; et pendant des semaines sans doute, il profilera encore sur ce coin de ciel sa silhouette élégante et muette.

Le commandant D… nous fait admirer sa section de mitrailleuses admirablement installée dans un coin de la tranchée, la gueule du mortel outil béante et silencieuse dans un mince créneau, mais prête à cracher le métal mortel.

Nous retournons maintenant sur nos pas et soudain, près du bureau ( ! ?) du commandant, c’est une ruée pittoresque et rapide de fantassins, le fusil d’une main, l’autre joyeusement tendue. Le vaguemestre vient d’arriver, et déjà il distribue ces petits papiers maculés de griffonnages noirs par quoi les âmes qui se chérissent communiquent à travers les espaces. Pendant ce temps, des shrapnells allemands éclatent, ma foi vraiment très près de nous ; mais personne ne prête attention à leur nuage blanc, à leur fracas pourtant douloureux à l’oreille, au sifflement tout proche et si étrange de leurs balles de plomb : on est tout « aux lettres » et la mort même est maintenant éclipsée par un événement qui semble la dépasser infiniment en importance.

O vaguemestre, être béni des dieux et surtout des hommes, messager divin qui mets une petite sueur d’angoisse aux tempes des plus farouches soldats, chose que n’a jamais pu faire la mort imminente, toi, qui est plus craint et plus espéré que Jupiter et ses modernes succédanés, car tu dispenses le bonheur ou la déception, ô très désiré vaguemestre, toi dont les humbles galons de sous-officier pourtant bien usés déversent, lorsqu’ils surgissent à l’horizon, plus de soleil aux âmes que le soleil levant, dis-moi, ô vaguemestre, si les Hébreux accueillirent jadis la céleste manne avec autant de transport qu’en procure à ces braves guerriers la nourriture que tu verses à leur cœur affamé ! Mais peut-être, ô vaguemestre, ne sais-tu pas ce que c’est qu’une prosopopée, et peut-être, as-tu aussi oublié ton Histoire sainte, si jamais tu l’as sue, ô divin porte-bonheur. Sache du moins, si tu ne peux me répondre, que tu es le vrai dieu de cette guerre, car ce sont tes mains calleuses de fée barbue qui relient délicieusement le présent au passé et à l’avenir, les présens aux absens ; sache que tu es plus chéri que les fiancées, plus adoré que les épouses et les amantes, plus pieusement vénéré que les vieux parens, plus souriant que les enfans délicieux, car tu es à la fois tous ces êtres chers puisque tu nous apportes les échos bondissans des battemens de leurs cœurs. Mais garde-toi pourtant, ô vaguemestre très aimé, de tomber dans le péché d’orgueil et de gonfler démesurément tes narines vaniteuses, bien que tu sois le vrai héros de cette guerre et que toute gloire soit inégale à la tienne ; n’oublie pas que la roche Tarpéienne est près du Capitole et que peut-être, hélas ! un jour tes sublimes galons de sous-officier se mueront dans l’humble ficelle de l’adjudant. Ce jour-là tu seras quelque chose de plus, et, pourtant, tu ne seras plus rien.

Au sortir de la tranchée, dans le terrain découvert où nous divaguons un moment, toujours avec l’accompagnement musical et aigrelet des balles, le colonel me fait remarquer que, parmi les corps d’obus allemands éclatés que nous trouvons en grand nombre à nos pieds, les uns sont peints en bleu et beaucoup d’autres en jaune et bleu. Ceux-ci sont leurs obus d’exercice et, pour avoir été réduits à les employer en aussi grand nombre, il faut que nos ennemis aient été sérieusement dépourvus, à un moment, de munitions de guerre.

En passant, nous nous arrêtons un instant dans une petite carrière abandonnée où de curieuses figures sculptées, creusées dans la pierre tendre, attestent que des fantassins au repos ont eu là des loisirs coupés de velléités artistiques. Plus tard, dans plusieurs siècles, quand quelque mouvement de terrain aura enseveli la carrière et ses ornemens sculpturaux, j’imagine que l’archéologue qui les découvrira enverra à l’Académie des Inscriptions quelque volumineux mémoire où il démontrera que ce sont là des œuvres manifestes de l’âge des cavernes, de l’âge où l’humanité n’était pas encore civilisée et croupissait dans la plus stupide barbarie. Ce ne seront, au vrai, que des souvenirs de l’âge des casernes, mais, pour le second point, j’imagine que notre archéologue n’aura pas tout à fait tort. D’ailleurs, si Renan a pu dire que l’histoire n’est qu’une petite science conjecturale, je voudrais bien savoir, à ce taux, ce qu’il faut penser de l’art d’interroger les vieux cailloux.


Nous revenons au grand trot, par le chemin déjà parcouru et en nous espaçant comme à l’aller. En arrivant au cantonnement, nous trouvons dans le courrier du colonel le texte d’une proclamation allemande trouvée sur un officier allemand tué, et que nous nous faisons un devoir de reproduire ici, d’autant qu’elle a déjà été publiée dans la presse et qu’elle constitue un hommage rendu par l’ennemi à notre artillerie. Elle est signée du général allemand von Bergmann :

«… Les succès de l’artillerie française qui nous ont causé tant de pertes sensibles sont dus en première ligne à ce qu’il est le plus souvent possible aux Français de déterminer l’emplacement de nos batteries alors que nous ne réussissons pas à déterminer avec certitude l’emplacement des batteries ennemies. Pour arriver à égaler sous ce rapport l’artillerie française, il est nécessaire que nos reconnaissances et nos observations soient poussées comme les leurs en avant des lignes, même si cela doit rendre impossible la conduite du feu de la batterie à la voix. En outre, la reconnaissance des positions de l’artillerie ennemie doit être faite à tout prix par des patrouilles de gens ayant du cœur qui se glissent à travers les lignes de tirailleurs d’infanterie jusqu’à des points permettant des vues lointaines… »

Parmi les nombreuses remarques réconfortantes pour nous que suggère ce texte militaire allemand, il en est une qui s’impose avant tout. Le général von Bergmann fait allusion à la nécessité éventuelle de renoncer à la conduite du feu de la batterie à la voix. Cela prouve que cette manière de conduire le feu était alors la règle chez les Allemands, et comme on ne peut régler le tir d’une batterie à la voix qu’à la condition d’en être extrêmement rapproché, il s’ensuit que les Allemands n’avaient pas encore alors l’habitude de placer leurs postes d’observation et de commandement d’artillerie à grande distance en avant des batteries et communiquant avec celles-ci par téléphone. Cette dernière manière d’opérer, aujourd’hui communément employée d’un côté comme de l’autre de la barricade, ne s’est imposée aux Allemands comme à nous que peu à peu et par la force des choses. Il est donc faux de dire, comme nous le faisons souvent dans notre habituelle et désolante manie de nous dénigrer nous-même, que les Allemands ont été à cet égard nos maîtres et nos initiateurs ; et que nous n’avons fait que suivre les sentiers déjà battus par eux. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres, les circonstances ont été pour nous comme pour les Allemands les seuls guides et ce sont elles qui nous ont, comme à eux, imposé par la force même des choses la conduite du feu des batteries par téléphone et à distance.

C’est maintenant l’heure de la soupe que je partage, de par mes humbles galons de brigadier, avec les agens de liaison, trompettes et sous-officiers de l’état-major du régiment. Que de bonnes heures j’ai passées avec ces braves gens, pour la plupart des paysans, où se trouve égaré un notable industriel raffiné et bon enfant ! A table, — si on peut appeler ainsi la planche posée sur deux grosses pierres où s’étale magnifiquement notre pitance, — c’est une gaieté simple et de bon aloi, de joyeuses plaisanteries qui ne fatiguent pas les méninges et qui me changent agréablement des tables mondaines où la nécessité d’être averti, spirituel, « bien parisien, » digne de sa réputation, vous cause une petite contraction continue du cerveau tout à fait funeste au bon accomplissement des fonctions stomacales. C’est peut-être pour cela, après tout, que tant de Parisiens sont dyspeptiques. Qu’ils essayent donc du système qui consiste à ne pas « faire le malin » à table, et à y être un peu bête, ce qui est parfois très reposant, et je suis sûr que leur digestion s’améliorera comme fait la mienne au milieu de ces braves camarades dénués de toute espèce de parisianisme, de raffinement et de rosserie.

A table, on a transposé gaîment, pour le plus grand bien du service, les diverses fonctions des servans des canons. Il y a les « pourvoyeurs » qui assurent le ravitaillement de la table en munitions carnées, légumineuses et même, — eh ! oui, — fruitées. Il y a le « déboucheur, » qui a débouché les mystérieux flacons pleins de rubis bourguignon ou simplement méridional, que des mains magiques trouvent toujours moyen de faire surgir dans les lieux les plus déserts. Quant à la chère, la viande surtout, malgré les noms irrévérencieux de « barbaque » ou de « tire-fiacre » dont l’argot canonnier la décore, elle est toujours exquise. Sur dix Français pris au hasard, on en trouvera toujours six qui, du jour au lendemain, sans préparation spéciale, et avec des moyens rudimentaires, s’improviseront cuisiniers raffinés, maîtres-coqs délicats, et il doit y avoir bien peu de mess de colonels allemands où l’on mange aussi finement que dans nos humbles popotes de sous-offs et de « troisièmes canards. »

Et puisque, ne déplaise hélas ! aux spiritualistes intransigeans, nos pensées sont peu ou prou les fruits de nos nourritures, comment veut-on qu’il y ait jamais rien de commun entre ce peuple qui sait si bien rendre délicates les sensuelles contingences de la table, et ceux qui ne rêvent voracement que de soupe à la bière, de saucisse aux confitures et d’autres atrocités barbares et monstrueuses ? Comment veut-on aussi que l’esprit, la fantaisie, la finesse, la délicatesse, la « légèreté, » la charmante et tant méprisée légèreté, comment veut-on que toutes ces aimables douceurs qui seules rendent supportable la déglutition de l’amère pilule de la vie, puissent fleurir dans les réceptacles ventrus de pareilles horreurs ?


L’après-midi, appelé par mon service, je monte au village de M…, qui est une des choses les plus curieuses que j’aie vues. On y trouve, en effet, quelques-unes de ces carrières caractéristiques de l’Aisne, sœurs de celles où, à quelques kilomètres de là, l’ennemi s’est si fortement cramponné lorsqu’il arrêta sa retraite après sa défaite de la Marne. Ce sont de gigantesques grottes artificielles que le lent travail des carriers a creusées à travers les siècles à flanc de coteau, le long de la route qui borde le village.

Des entrées surbaissées donnent accès sous ces voûtes énormes et sphériques, profondes et vastes comme des cathédrales et obscures comme elles, posées solidement sur de gigantesques piliers de pierre frustement taillée, communiquant entre elles par des souterrains spacieux, et profondes parfois de plus de cent mètres. En temps de paix, ces carrières voûtées servent de hangars où les gros fermiers du pays remisent les milliards de betteraves qui poussent dans ce coin de France et en font la richesse. J’y avise même en plusieurs endroits des moteurs puissans et toutes sortes d’installations industrielles aujourd’hui abandonnées. Pour l’instant, elles servent d’abri et de cantonnement aux échelons des batteries et à plusieurs escadrons de cavalerie qui, à une température agréable et constamment égale hiver comme été, dans un demi-jour reposant qu’étoilent quelques lanternes fumeuses aux reflets fantastiques, y défient douillettement toutes les marmites de Sa Majesté prussienne impériale et royale.

Sous ces colossales coupoles de pierre naturelle, que semble agrandir encore cette obscure clarté que l’entrée déverse parcimonieusement, les chevaux alignés par centaines le long des cordes où ils sont attachés, les hommes reposant, fumant ou jouant ont l’air tout petits et semblent de ces minuscules personnages de bergerie en bois que Nuremberg jadis déversait sur nos bazars. On se croirait dans quelqu’une de ces grottes mystérieuses et enchantées où les Mille et une Nuits ont promené nos yeux d’enfant agrandis par le mystère, et qui servaient aux Quarante voleurs d’Ali Baba à entasser leurs richesses. C’est une chose unique et d’une originalité pittoresque qui ne se saurait oublier.

Le soir, un convoyeur venant du dépôt nous a amené quelques chevaux et plusieurs hommes. C’est un des services les mieux organisés que ce ravitaillement continu des unités combattantes en hommes et chevaux, et qui, sur un télégramme, s’achemine sûrement et sans à-coups, à travers le dédale savamment réglé des gares régulatrices et des trains militaires, du dépôt nourricier au corps qui combat et qui s’appauvrit. J’y reviendrai quelque jour.

Dans la nuit, effrayé sans doute par le bruit inconnu pour lui de quelque marmite déposée bruyamment dans notre voisinage par la sollicitude toujours en éveil des séides du Kaiser, un des chevaux nouvellement arrivés, affolé par ce fracas qui ne disait rien de bon à sa pauvre cervelle équine, s’est étranglé en tirant trop fort sur la chaîne qui l’attachait à un arbre du verger. Nous le trouvons au réveil étendu sans vie. Vite et sans aucune cérémonie on le fait traîner par un de ses camarades, qui n’en parait, le misérable, nullement ému, vers un pré voisin qui est le cimetière des chevaux. Tout justement un vaste et récent entonnoir de marmite s’offre à nous qui nous dispense d’un trop long travail de fossoyeur. La pauvre bête est vite enterrée.


A huit heures, le colonel, toujours galopant devant son invariable trompette et son non moins invariable brigadier, nous filons rapidement de l’autre côté de l’Aisne, mais cette fois dans un nouveau secteur, en passant d’abord au village de P… Le village est complètement démoli et c’est un des plus saisissans exemples que je connaisse des ravages produits par un bombardement et qui ne ressemblent en rien à ceux qu’a causés l’incendie et qui sont si fréquens dans les villages lorrains systématiquement brûlés par les Bavarois. Pas une maison n’est intacte ; l’église est lamentable, percée comme une écumoire avec sa tour qui ne tient plus que par un pan de mur : un pan coupé, c’est le cas de le dire.

Dans ce qui fut le château du « Monsieur » de ces lieux est installée l’ambulance. Elle a fort à faire. Puis, nous allons à l’extrémité du bourg, à la ferme de la T…, qui est dans un état indescriptible ; pas un mètre carré de ses murs qui ne soit criblé d’éclats d’obus ou de balles de shrapnells. Seule, par un miracle de Sa Sacrée Majesté le Hasard, la bascule placée au milieu de la cour est restée intacte. Des inscriptions à la craie en caractères gothiques sur les portes indiquent qu’un important état-major allemand était naguère installé ici. Nous trouvons là l’état-major du ***e d’infanterie qui présentement a la garde de ce secteur : le lieutenant-colonel et le commandant (il n’y a plus de colonel : tué), tous deux le bras droit en écharpe, blessés l’un d’une balle de fusil, l’autre d’un plomb de shrapnell, s’avancent vers nous, l’autre main tendue, sourians. Ils sont charmans, pleins de gaîté et de finesse. Ils nous conduisent à la petite tour en poivrière de la ferme, toute criblée de trous d’obus, où nous montons par une mauvaise échelle et d’où l’on a par un trou une vue superbe sur l’ensemble des positions allemandes qui sont à quelques centaines de mètres à peine. Devant nous, entre nos tranchées et les leurs, le troupeau de bœufs blancs dont je parlais l’autre jour à mes lecteurs est étendu tout entier, immobile à jamais ; à droite et à gauche, quelques cadavres ennemis ou français. Tout le mur qui ceint la ferme est crénelé et garni de fantassins l’arme au bras, tous les chemins qui y mènent sont barricadés de pavés et de chariots renversés. C’est que la ferme est un point d’appui important et que l’on se dispute beaucoup. Des balles, comme toujours, sifflent près de nous. On finit par n’y plus faire attention.

De là, nous allons rapidement vers les tranchées de ce secteur, occupées par le ***e d’infanterie. Elles sont très différentes de celles que nous avons vues la veille, moins soignées peut-être, moins géométriquement taillées, mais mieux protégées des shrapnells et des éclats par les planches qui, sur presque toute leur longueur, les recouvrent, — si bien qu’on croit marcher dans un souterrain, — et que surmonte une épaisse couche de terre.

Pour accéder à la tranchée, nous suivons le fond d’un petit ravin, le long duquel il y a un mouvement continuel de fantassins ; à une vingtaine de mètres à peine du fond du ravin, une douzaine de cadavres allemands sont étendus dans des poses émouvantes. Si on ne les a pas encore enterrés, bien que si peu de pas les séparent du chemin fréquenté par nos soldats, c’est encore un effet des lois inexorables du défilement : tandis que les flancs du ravin où nous cheminons sont parfaitement défilés, il n’en est pas de même de ses bords, continuellement et durement battus par les balles ennemies. Il y a ainsi sur le front des milliers d’endroits où la zone dangereuse est séparée par une ligne étroite et nette de celle où l’on n’est pas exposé au feu direct de l’ennemi ; faites un pas à droite, vous êtes en sécurité ; faites un pas à gauche, vous êtes mort, car la terre, la bonne terre de France, n’est plus interposée, qui, dans un des plis de sa rude face, arrête le projectile meurtrier.

Dans ce secteur, nos tranchées sont encore plus près des tranchées ennemies que dans le secteur voisin. A la jumelle, je vois très distinctement les détails des créneaux ménagés dans le parapet ennemi. Comme il me semble voir remuer quelque chose derrière l’un d’eux, je ne peux résister, bien que je ne sois pas là pour ça, au plaisir de lui tirer un coup de fusil. Ai-je touché ? Chi lo sa ?

Deux de nos pièces se sont installées de nuit au fond du petit bois, dans la position de batterie que le colonel a reconnue. Cette position est à moins de 1 100 mètres de la tranchée allemande, ce qui permet sur elle un tir extraordinairement précis. Aussi c’est un plaisir de voir comme les jambes et les bras teutons volent en l’air à chaque décharge. Mais il est évident que la section ne pourra pas rester longtemps à cet endroit, car, à si courte distance et bien que sa position exacte ne puisse être reperce dans les fourrés où elle se dissimule, elle est terriblement exposée aux tirs systématiques des fusils ennemis qui battent avec rage le coin où on la soupçonne. Plusieurs de nos servans ont été déjà blessés par eux. Mais ils ne veulent pas être remplacés, tout à leur joyeuse et terrible besogne, et ils ont pris le parti de ne tirer que de temps en temps et par surprise une rafale, puis de se précipiter immédiatement au fond de leurs abris.

Le soir, on nous a distribué un certain nombre de « paquets du soldat, » envoyés par je ne sais quels bienfaiteurs anonymes Nous les faisons tirer au sort, et cette petite loterie égaie notre salle à manger, à laquelle le ciel étoile fait un plafond magnifique, où les éclatemens des shrapnells mettent parfois une lueur violente et tragique d’incendie instantané, dont le frisson lumineux surprend la rétine.

Tôt couché dans la bonne paille, où, par la grâce de la guerre, je trouve la paix d’un sommeil inconnu naguère, je pense à cette journée si remplie, et comme une obsession, passe et repasse devant mes yeux fermés l’inscription qui, dans la cour de la ferme où nous étions tout à l’heure, sert de devise au vieux cadran solaire. La voici (je respecte l’orthographe) :

1816

LA FIGURE DE CE MONDE PASCE (sic)

COMME L’OMBRE


Quelle mélancolie surgit de ces simples mots tracés, il y a un siècle, sur ce mur maintenant en ruine, et tout incrusté de métal teutonique, près de ces cadavres dolens, en ce lieu, à cette heure !…


CHARLES NORDMANN,

au ***ème régiment d’artillerie de campagne.

  1. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er novembre 1914, des 15 mars et 15 juin 1915.