Les Pleurs/Préface
Si vous avez voyagé en Écosse, il a dû vous arriver ceci :
Après une journée longue et fatigante, comme l’est une journée dans les montagnes, vous êtes sorti au soleil couchant de quelque gorge sombre, et les derniers rayons du jour vous ont permis d’embrasser de la vue la longue plaine de bruyères arides qui s’étendait devant vous, et au-delà de laquelle vous attendait votre gîte. À peine, en jetant les yeux à droite et à gauche, avez-vous remarqué vers l’horizon, situé à un quart de lieue à peu près du chemin, un de ces châteaux écossais perdus dans un massif de sapins et de mélèzes, et dont les cheminées seules dépassant la cime des arbres se découpent sur le fond rougeâtre du ciel ; vous ne l’avez pas remarqué, car ce n’était point là que tendait votre course, et, fatigué que vous étiez d’un paysage monotone, brisé par le trot court et saccadé de votre petit cheval de montagnes, menacé peut-être par un orage qui s’amoncelait, vous n’aviez qu’un désir, celui d’arriver vite où vous attendait le repos. Bientôt alors vous êtes tombé dans cette disposition où l’esprit, fixé sur une seule pensée, ne permet aux yeux de s’arrêter que sur un seul objet : vous voyiez se dérouler devant vous la route étroite, tortueuse et sans fin, qui semblait se prolonger à plaisir ; vos regards se fatiguaient à percer cet horizon où vous la suiviez s’amincissant toujours, et peu à peu toute la partie animiste de votre organisation, tout ce qui pensait enfin en vous, cédant à la fatigue, s’engourdissait vaincu par la partie matérielle. Vous n’aviez plus une pensée distincte de vos autres pensées ; vos yeux continuaient de voir, mais ne distinguaient plus ; vous n’auriez pu dire si le mouvement de votre monture était le trot d’un cheval ou le balancement d’un bateau, et si ce sable dans lequel il enfonçait jusqu’aux genoux, et qu’il faisait voler à chaque pas en poussière, n’était pas une vague et son écume ; les arbustes amaigris et tortueux qui garnissaient la route vous semblaient des figures fantastiques qui vous regardaient passer dans différentes postures, les unes debout, les autres accroupies, celles-ci vous menaçant et semblant vous poursuivre, celles-là immobiles et se raillant de vous ; c’était un songe sans sommeil, un engourdissement qui eût été la mort, s’il se fût étendu jusqu’au cœur, une atonie dont un coup de tonnerre ou une blessure ne vous eussent peut-être pas tiré. Et cependant vous avez tressailli tout à coup, et tout à coup vous avez retrouvé vos facultés les plus ardentes pour écouter.
Un son venait de traverser l’espace.
Ce son était si faible qu’il sembla se perdre à quelques pas du chemin ; mais il était en même temps si pur, si suave, qu’il avait été chercher tout ce qui restait de vivant en vous, et qu’au fond du corps engourdi il avait trouvé l’ame.
À Kachemyr ou à Bagdad, vous eussiez cru entendre le chant d’une péri ;
Aux pieds du Carmel ou du Gelboé, les plaintes d’un ange ;
Dans les forêts d’Underwald ou de Glaris, les soupirs d’une fée.
Alors tout a disparu pour vous, faim, fatigue et sommeil ; vous vous êtes arrêté, la tête inclinée, la bouche entr’ouverte, l’œil fixé sur ce massif noir, duquel semblaient sortir ces souffles d’harmonie qui se mêlaient à l’air du soir et venaient à vous dans l’ombre ; et pendant que vous étiez là, immobile et en extase, les sons se sont succédé ; vous avez pu les suivre, les analyser, et bientôt, désenchanté comme d’un premier amour, vous vous êtes dit, en piquant des deux votre cheval et en reprenant votre route :
— Ce n’est que la vibration d’une harpe dans laquelle passe le vent. —
Cependant, dédaigneux que vous fûtes alors, combien de fois depuis, soit dans un bal, soit au théâtre, dans votre veille ou dans votre sommeil, combien de fois, dites, quoique votre esprit fût alors et tout entier attaché aux choses qui en étaient les plus éloignées, combien de fois n’avez-vous pas tressailli tout à coup, croyant encore entendre ces sons éoliens qui vous avaient frappé au soir sur une route d’Édimbourg ou de Dumfries, et dont votre ame avait gardé le souvenir ?
Ce n’était cependant que la vibration d’une harpe dans laquelle passait le vent.
Mais cette harpe, c’était celle d’Ossian ; ce vent, c’était le vent d’Écosse.
Eh bien, moi aussi, comme ce voyageur, j’ai ma harpe éolienne ; j’ai des sons qui, quelque part que je sois, quelque pensée qui préoccupe mon esprit, quelque amour qui me tienne le cœur, retentissent tout à coup au fond de mon ame ; j’ai une voix qui me parle dans le tumulte ou dans le silence, dans le jour ou dans l’ombre, et me fait frissonner, comme lorsque les cheveux d’une femme que j’aime me passent sur le visage. Harpe inconnue, sons mystérieux, voix divine !…
La première fois qu’elle me parla, j’étais enfant ; la voix était douce et naïve ; je la pris presque pour celle de ma mère. Elle me dit :
Quoi ! Daniel, à six ans vous faites le faux brave,
Vous insultez le chien qui dort,
Vous lui tirez l’oreille, et, raillant votre esclave
Sous ses pas endormis vous dressez une entrave.
L’esclave qui sommeille, ô Daniel ! n’est pas mort !…
Son réveil s’armera d’une dent meurtrière ;
La preuve en a rougi votre linge en lambeaux…
Oui, vous voilà blessé, mais blessé par derrière !
Malgré la nuit, j’y vois ; sauvons-nous des flambeaux ;
Sauvons-nous des témoins… Moi, je suis votre mère ;
Je cacherai ta honte, enfant, dans mon amour.
Viens ! j’ai pitié de toi, car ta honte est amère.
Bénis Dieu, sa bonté vient d’éteindre le jour !
Personne ne t’a vu, lâche et méchant !… Écoute :
Pour t’appeler méchant, sais-tu ce qu’il m’en coûte ?
C’est ton nom pour ce soir ; subis-le devant moi.
Va ! personne jamais ne l’entendra que toi.
Personne ne t’a vu d’une bête innocente
Tourmenter l’indolent sommeil,
Et, pour irriter son sommeil,
Lui simuler sa chaîne absente.
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Plus tard, à l’âge où l’homme commence à se sentir vivre, où des souffles brûlans lui passent sur le cœur à l’aspect d’une femme, où tout le langage mystérieux de la création ne murmure à son oreille qu’un mot : Amour ! et où son cœur le répète comme un écho à chacun de ses battemens, j’entendis de nouveau cette voix éolienne, tendre et mélancolique, tendre comme celle d’une amante ; cette voix qui disait :
Le printemps est si beau ! sa chaleur embaumée
Descend au fond des cœurs réveillés et surpris ;
Une voix qui dormait, une ombre accoutumée,
Redemande l’amour à nos sens attendris.
La raison vainement à ce danger s’oppose ;
L’image inattendue enivre la raison.
Tel un insecte ailé s’élance sur la rose
Et la brûle d’un doux poison.
Des jeunes souvenirs la foule caressante
Accourt, brave la crainte, et l’espace et le temps ;
Qui n’a cru respirer, dans la fleur renaissante,
Les parfums regrettés de ses premiers printemps ?
Et moi, dans un accent qui trouble et qui captive,
Naguère un charme triste est venu m’attendrir.
L’écouterai-je encor, curieuse et craintive,
Ce doux accent qui fait mourir ?
Ce nom… j’allais le dire ; il m’est donc cher encore ?
Ma frayeur n’a donc plus de force contre lui ?
Toi, qui ne m’entends pas, d’où vient que je t’implore ?
N’es-tu pas loin ? n’ai-je pas fui ?
Reverrai-je tes yeux, dont l’ardente prière
Obtiendrait tout des cieux ?
Oui, pour ne plus les voir, j’abaisse ma paupière ;
Je m’enfuis dans mon ame, et j’ai revu tes yeux !
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Et maintenant que, plus avant dans la vie, après avoir laissé à chaque pas de cette rude montagne que nous gravissions une espérance, une illusion, un bonheur ; maintenant qu’arrivé haletant et fatigué au sommet de la jeunesse, je détourne les yeux des débris qui jonchent ma route pour étendre ma vue vers le côté grave de l’existence ; maintenant qu’il me faut dire adieu aux folles joies et aux jeunes amours, aux longues rêveries, avant que je ne m’engage dans le sentier aride, ô ma harpe éolienne ! un dernier son ; ô ma voix inconnue ! un dernier chant, un son mélancolique, un chant de souvenir. J’écoute.
Ondine, enfant joyeux qui bondis sur la terre,
Mobile comme l’eau qui te donne son nom,
Es-tu d’un séraphin le miroir solitaire ?
Sous ta grâce mortelle orne-t-il ma maison ?
Quand je t’y vois glisser, dansante et gracieuse,
Je sens flotter mon ame errante autour de toi ;
Je me regarde vivre, ombre silencieuse ;
Mes jours purs, sous tes traits, repassent devant moi.
Car, toujours ramenés vers nos jeunes annales,
Nous retrempons nos yeux dans leurs fraîches couleurs ;
Midi n’a plus le goût des heures matinales
Où l’on a respiré tant de sauvages fleurs ;
Le champ, le plus beau champ que renfermât la terre,
Furent les blés bordant la maison de mon père,
Où je dansais, volage, en poursuivant du cœur
Un rêve qui criait : Bonheur ! bonheur ! bonheur !
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Ô ma voix amie ! merci ; car votre dernier chant est le plus doux de vos chants.