Jean Coste (Lavergne)/Texte entier
JEAN COSTE
I
La pendule de la première classe marque dix heures. Le directeur de l’école, M. Largue, fait un signe. Aussitôt, un élève quitte son pupitre, sort, et va mettre en branle la cloche fêlée, appendue tout près d’un couloir, sorte de boyau étroit et sans jour, par lequel l’école de garçons, sise derrière la mairie de Peyras, communique avec le dehors.
À la voix cassée de la cloche répond un brouhaha joyeux. Le bourdonnement d’une ruche en éveil court au bas de la vétusté et branlante bâtisse dont le rez-de-chaussée, en contre-bas du sol de la hauteur d’une marche, comprend quatre classes en enfilade, sans air, aux murs lépreux et écaillés par l’humidité : école bien misérable pour une petite ville de sept à huit mille habitants, en ces temps de belles constructions scolaires.
De chaque salle, après un commandement bref du maître, arrive d’abord un bruit de tables et de bancs remués, puis un traînement confus de pieds qui bientôt, au claquement de mains des instituteurs, retombent en cadence. Et, au rythme de la marche alors célèbre, le Drapeau de la France, chantée par une centaine de voix claires et aiguës, les enfants débouchent dans le passage, étroit et bordé de mûriers, qui s’étend au devant de l’école et que barre, de l’autre côté, le haut mur entourant les dépendances de la mairie. Là, les rangs se reforment, compacts, s’ébranlent de nouveau au signal et, toujours en chantant, les pieds martelant le cailloutis du sol, longent le jardin du directeur, remontent vers la cour, en contre-haut, ombragée de quelques pins élevés, et à laquelle on accède par un escalier de plusieurs marches. Un dernier signal : la troupe enfantine se disloque, se disperse dans une clameur de joie et bientôt la récréation bat son plein.
Selon son habitude, M. Largue, vieil instituteur, au visage anguleux, d’allures militaires — à cause de sa barbiche poivre et sel et de sa taille haute et raide, bien prise dans une redingote de coupe désuète — mais au regard hésitant et sournois sous le binocle, redescendit dans son jardin. Un sécateur à la main, il se mit à arracher les mauvaises herbes, qui pointaient çà et là, et à tailler les brindilles sèches et les gourmands de ses arbustes négligés pendant un mois et demi de vacances.
Les trois adjoints étaient demeurés ensemble dans la cour de récréation. Quoique un seul d’entre eux fût de service, ils continuèrent à causer, en marchant de long en large et en surveillant du coin de l’œil les jeux bruyants de leurs élèves. Bientôt, un gamin, envoyé au dehors, reparut et, tout rouge d’avoir couru, leur tendit un journal de la région. Ils s’arrêtèrent et, la feuille fraîchement imprimée ouverte à la troisième page, ils parcoururent d’un regard les colonnes de la chronique locale.
— Rien encore, — fit le plus âgé, Jean Coste, un grand et maigre garçon, très brun, louchant légèrement, mais de figure franche et sympathique. — Que diable se passe-t-il ?… Ce qu’il tarde, le mouvement, cette année… Il y a de quoi exaspérer ceux qui désirent ou craignent un changement…
— Le fait est que nous voici rentrés des vacances depuis plusieurs jours et qu’on ne se presse guère… Il est temps cependant qu’on sache à quoi s’en tenir…
— Bah ! — s’écria le troisième adjoint, d’un ton frondeur, — je sais, moi, de quoi il retourne. J’ai reçu, ce matin, une lettre d’un de mes camarades, notre collègue au chef-lieu… Eh bien ! paraît qu’il y a de la tire, cette fois. Le directeur de Meilhan prend sa retraite et le poste est très couru à cause des avantages qui y sont attachés… Comme de juste, chaque homme politique de la région a son protégé et veut mordicus qu’il soit préféré. Le député de l’arrondissement et le conseiller général du canton, chacun de son côté, ont le leur et se démènent à qui mieux mieux… Courses, démarches, recommandations n’en finissent plus… Et c’est l’inspecteur d’académie, qui, dans l’occurrence, se trouve rudement embêté pour faire ses propositions au préfet !… Contenter tous ces gens-là, c’est difficile ! On ne sait qui l’emportera, à moins qu’un troisième larron… De là le retard.
— Oh ! ça ne m’étonne guère ! — s’écria Coste. — Ce n’est plus du mérite, c’est du piston qu’il faut aujourd’hui… Aussi que d’intrigants chez nous avec de pareilles mœurs ! C’en est dégoûtant… Mais pourquoi s’obstine-t-on à nous faire nommer par le préfet, et à nous tenir par lui à la merci de certains politiciens de pacotille ?… Une vraie course au clocher que ces bons postes… Je sais bien que ce n’est pas toujours la faute de nos chefs et, tout franc, je ne voudrais pas être parfois à leur place.
— Baste ! ce qu’ils s’en fichent, au fond, nos chefs !… Ils pensent à eux, avant tout, et cherchent à plaire… Je ne vous croyais pas ces illusions-là… Mais suffit. Mon camarade ajoutait qu’en cette conjoncture l’inspecteur d’académie, excédé par toutes ces sollicitations plutôt impératives, était bel et bien décidé à prier le titulaire de garder encore son poste. Ce serait un an de gagné et d’ici là le roi, l’âne ou moi, nous mourrons, comme dit le charlatan de La Fontaine… Mais, à propos, Coste, vous ne sympathisez guère avec le père Largue. Espérez-vous toujours un déplacement ?…
— Je ne sais rien de rien… mais le bonhomme file doux avec moi depuis la rentrée… Ça ne me dit rien qui vaille… Vous savez que le singe est faux comme un jeton et qu’il ne m’aime guère, depuis que j’ai refusé d’aller, tous les soirs, lui faire sa partie de piquet, ou de tric-trac… Je crois qu’il sait quelque chose… Réflexion faite, si j’ai mon changement, ça m’est égal… Il est temps à mon âge de débuter comme titulaire dans une école de village. Il n’y a que ma femme qui m’ennuie en cela. Je ne lui ai rien dit, mais je sais que ça lui fera beaucoup de peine de quitter son pays natal… Pourtant, si une nomination me vient, elle s’y fera et, quant à ses parents, ils s’y résoudront aussi.
— Moi, — fit le second adjoint, — je ne veux pas tâter du village encore… on s’y moisit trop !
— Ni moi non plus, — appuya le troisième, — on y gagne maigre et on y est trop ennuyé…
— Vous êtes jeunes encore, vous, — dit Coste. — Que voulez-vous, on ne peut néanmoins rester adjoint toute sa vie : me voilà proche de la trentaine… Vous savez que l’inspecteur d’académie a son dada. Pour être nommé directeur d’une école importante, il faut, avec lui, avoir passé plusieurs années dans une école de village. Il n’a pas tort d’ailleurs, à mon humble avis… Aussi souhaité-je, pour mon avenir, qu’une nomination m’arrive…
À ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta.
— Le facteur ! — fit Coste, en regardant par dessus le parapet de la cour.
Déjà, M. Largue, son sécateur à la main, rejoignait le facteur. Gravement, il posa son binocle sur son grand nez recourbé et parcourut les suscriptions des lettres. Puis, avec un sourire faux et malicieux, il se dirigea vers la cour, tout en humant une prise avec un air de satisfaction. — Tenez, monsieur Coste — dit-il, après avoir fourré la tabatière dans la poche de son gilet, — tenez, un pli de l’inspection académique pour vous.
L’adjoint s’en saisit et arracha les bandes, un peu fiévreusement.
— Ça y est, — fit-il. — On m’envoie à Maleval... Ma foi, tant mieux.
— Oh ! — s’empressa d’ajouter M. Largue, — vous serez très bien pour votre début... Maleval n’est pas très loin d’ici et, en outre, il est à deux pas du chef-lieu du département... à peine trois ou quatre lieues... surtout qu’on va construire un chemin de fer d’intérêt local qui y passera et vous transportera à Montclapiers en une demi-heure.
— Quelle population ? — interrogea le deuxième adjoint.
— Trois cents habitants environ, — répondit le directeur, — peut-être plus, peut-être moins... Je connais mal ce poste et ne suis guère renseigné sur les avantages qu’on y a... Mais sûrement M. Coste aura le secrétariat de la mairie.
— Ma foi, — s’écria Coste, — là ou ailleurs, ça me laisse froid ; il faut bien débuter !
— Alors, on peut vous féliciter ? — dirent ses collègues.
— Si vous voulez.
— Ne désirez-vous pas prévenir sur-le-champ Mme Coste ? — susurra le directeur d’un air bonhomme et complaisant qui jurait avec le regard faux de son œil pétillant de joie satisfaite.
Il avait craint d’abord que l’adjoint ne se montrât mécontent de son déplacement et la tranquillité de Coste le rendait plein d’égards, contrairement à son habitude. M. Largue était enchanté de se débarrasser de lui, sans récriminations et sans fâcheries.
— Ces messieurs et moi, — reprit-il, — nous surveillerons vos élèves en votre absence... Puis, après avoir fait quelques pas pour s’éloigner, il se retourna et, aimable et prévenant :
— Mais faites mieux, monsieur Coste, — dit-il. — Passez chez M. l’inspecteur primaire — il prononça ces mots en s’inclinant avec déférence et en faisant rouler les r — et demandez-lui de vous laisser préparer votre déménagement. Vos élèves sont encore peu nombreux. En attendant l’arrivée de votre remplaçant, chacun de nous va être obligé d’en prendre une partie. Or, que ce soit dès aujourd’hui ou demain, peu importe... Vous pourrez donc dire à môssieu l’inspecteur que le service est assuré et que je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous occupiez de votre départ sans avoir à revenir en classe.
Coste remercia.
— Est-il aimable aujourd’hui, le singe ! — dit-il à voix basse à ses collègues, en leur serrant la main, pendant que le directeur s’éloignait. — On voit bien que je fiche le camp. Sûr, qu’il était renseigné ; avez-vous remarqué ses airs et ses prévenances gouailleuses ?... Ah ! l’animal ! s’il a hâte de me sentir loin, je le regrette peu, le père Largue... Je vous souhaite ses bonnes grâces...
Les adjoints sourirent.
— Oui, à condition de faire son piquet, le soir, — dit l’un... Merci, ce qu’on s’en fiche du bonhomme et de ses paroles melliflues et pédantes... Il peut nous attendre...
Coste se retira.
Plusieurs de ses élèves l’arrêtèrent, l’un demanda :
— Est-ce vrai, m’sieu, que vous partez ?
— Oui, mes amis.
En un instant, la nouvelle se répandit dans les groupes d’enfants. Mais, avec l’indifférence de leur âge et une fois leur curiosité satisfaite, ils reprirent vite leurs ébats, sans laisser même apercevoir sur leurs roses figures, animées par le jeu, un regret furtif pour ce maître qui s’en allait et qui, pourtant, depuis plus de six ans, les avait eus, à peu près tous, dans sa classe, et n’avait épargné ni ses soins, ni ses peines pour les instruire.
— Sont-ils ingrats tout de même !… pas un adieu ni un merci, de la curiosité seulement, — murmura l’adjoint, non sans un léger serrement de cœur.
II
Coste prit dans sa classe quelques livres et menus objets, en bourra sa serviette et enfila le couloir. D’un pas rapide, il traversa la cour de la mairie. Mais, une fois dans la rue, son empressement tomba. Certes, pour sa part, il était heureux de s’en aller. N’échappait-il pas ainsi à la quasi-servitude où l’avait tenu l’autorité tatillonne de M. Largue, avec lequel il n’avait jamais bien vécu ? Oui, mais sa femme, quel accueil allait-elle faire à l’annonce d’un départ immédiat ? En même temps, le regret ténu et presque inconscient de quitter cette ville, qu’il aimait et où il avait tant de relations et de bons amis, se levait au fond de lui, tandis qu’il arpentait ces rues souvent parcourues en tous sens et dont les moindres recoins lui étaient familiers.
Déjà, il voyait Louise tout en larmes, à l’idée qu’ils allaient abandonner cette chère ville où elle était née, cette patrie à laquelle son âme de grisette, ses habitudes peuple, ses amitiés d’enfance l’attachaient par mille liens insensibles, mais fortement résistants.
À cette pensée, une légère tristesse plissa le front de Coste. Distraitement, il répondait aux saluts des bonnes gens qu’il rencontrait dans les rues égayées de soleil, mais presque désertes à cette heure. Songeur, il modéra le pas et se représenta, avec la netteté qu’on a des choses lorsqu’on est sur le point de les quitter, les années paisibles, quoique un peu difficiles, qu’il avait vécu à Peyras, avant et depuis son mariage.
Sept ans auparavant, il débarquait, par un tiède et pareil jour d’automne, dans cette cité déchue et calme, mais qui garde un certain grand air de son passé historique et du temps où les états de la province y siégeaient, où un prince du sang y résidait.
Puis un petit café, devant lequel il passait, lui rappela les relations, rapidement établies, qu’il eut, le lendemain même de son arrivée, avec une bande de jeunes gens, camarades du fils du patron, et qui, chaque soir, se réunissaient là, avant de partir pour des randonnées nocturnes tapageuses, à travers les quartiers tranquillement endormis de la villette. C’est en la compagnie de Marcel, le fils du cafetier, un jeune homme âgé alors de vingt ans et mort l’année dernière, qu’il avait connu Louise, sa femme aujourd’hui. Il était à Peyras depuis une quinzaine de jours. L’après-midi d’un dimanche, il accompagnait son nouveau camarade, dans une promenade sur les bords du fleuve. Là, rencontre prévue et peut-être arrangée par Marcel, ils avaient trouvé deux jeunes filles, l’une Rosette, déjà la bonne amie de Marcel, l’autre Louise. Presque aussitôt, Rosette et Marcel s’enlaçaient et se perdaient entre les roseaux chanteurs et les saules dorés du rivage, les laissant, Louise et lui, en tête à tête. D’abord gênés ët ne sachant que se dire, ils avaient vite surmonté leur timidité réciproque et pris gaiement leur parti de la situation. Cinq minutes après, assis sur l’herbe roussie d’un talus, à l’ombre d’un frêne, vêtu d’or clair, ils causaient comme de bons amis. Lui remarquait que Louise était bien jolie, malgré sa taille menue. Son pâle visage d’anémique, sa peau fine, réticulée de veines bleues autour des tempes et sur le front, son nez droit, aux narines roses et frémissantes, ses dents superbes et surtout ses yeux bruns, mi-clos et si souriants, en faisaient une créaturette charmante. Elle, de son côté, ne le trouvait pas trop désagréable, — car elle le regardait du coin de ses yeux rieurs et avec une gaucherie adorable. Louise avait alors dix-sept ans et on ne lui connaissait pas d’amoureux. Aussi se montrait-elle flattée des attentions et des prévenances polies de ce grand garçon, un monsieur aux mains blanches, un « professeur », tant désiré comme bon ami par toutes les grisettes de Peyras, alléchées depuis son arrivée, car, quelques années auparavant, elles avaient vu l’une d’entre elles devenir une dame, en se faisant épouser par un instituteur.
Elle, très fière de plaire et de se croire déjà distinguée, lui, très galant auprès de cette belle enfant, ils avaient gentiment babillé et avaient fini par se regarder tendrement. Tant il y a, qu’au retour des deux amoureux, Marcel et Rosette, égarés sous les saules, ils se sentaient d’accord et commençaient même à fleureter ensemble. À le voir si vite épris de sa joliesse, Louise en oubliait qu’il était un peu bigle. Quand ils se séparèrent à l’entrée de la ville, ils se serrèrent fortement la main, échangèrent un long regard d’intelligence et se promirent de se retrouver le dimanche d’après, aux berges du fleuve, rendez-vous habituel des amoureux de Peyras…
Ces lointains souvenirs, rapidement évoqués, étaient très doux au cœur de Coste et l’attendrissaient encore. Souriant à ce cher passé, l’instituteur leva les yeux. Il était, en ce moment, devant le magasin de mercerie où Louise travaillait autrefois. Et, de nouveau, les tremblantes images du passé se précisèrent devant ses yeux.
Il revécut alors les soirs d’hiver qui suivirent les blondes après-midi d’automne où Louise et lui arrivèrent, peu à peu, à tant s’aimer, sous les ombrages jaunis et cois de la plaine ou parmi les roseaux bruissants de la rivière. Que de joies pieusement cueillies et déposées, telles des fleurs entre les pages d’un livre, dans les replis secrets de l’âme où elles embaumaient encore, pleines d’un charme ancien, mais toujours troublant ! Tous les soirs, Marcel et lui, devenus amis inséparables, s’en venaient, à la tombée de la nuit, guetter, à la porte du magasin de mercerie, la sortie de Rosette et de Louise. Bras dessus, bras dessous, riches de vie et d’amour, ils prenaient, pour reconduire leurs amoureuses chez elles, le chemin des écoliers, malgré le froid qui piquait ou l’obscurité de certaines ruelles ; de gaieté de cœur, les jeunes filles risquaient les gronderies maternelles, afin de passer ensemble une demi-heure, une heure de plus. Et dans les recoins obscurs, dans les venelles solitaires, c’étaient des rires fous, des confidences puériles, des baisers pris à la dérobée ou follement rendus, lèvre contre lèvre, puis des étreintes longues et passionnées avant de se séparer.
Enfin, après quelques mois de ces gentils manèges, Coste se décidait — car il adorait maintenant Louise — à la demander en mariage. Les parents, qui connaissaient les amours de leur fille et s’en flattaient même, n’avaient pas attendu, flairant un bon coup, les premières démarches du jeune instituteur pour lui ouvrir leur maison deux ou trois fois par semaine, comme cela se pratique dans la classe ouvrière de Peyras. D’ailleurs, le père de Louise, simple menuisier, s’était lié avec Coste, dès qu’il avait vu sa fille courtisée par ce monsieur, fonctionnaire de l’Etat, d’une condition si supérieure à la sienne ; le dimanche, il le suivait au café où l’instituteur et ses amis fréquentaient. Même, après des libations prolongées, toujours payées par Coste, le menuisier, chatouillé dans son amour-propre de père, ne se gênait pas, encore qu’aucune parole n’eût été échangée, pour traiter publiquement l’instituteur de gendre, à bouche que veux-tu : ce dont Coste riait volontiers, car il aimait déjà trop Louise pour songer à l’abandonner tôt ou tard.
La demande, faite entre un bock et un apéritif, fut acceptée d’enthousiasme. Le menuisier, tant soit peu éméché, en pleura de joie et d’orgueil. Mais les difficultés vinrent des parents du jeune instituteur, lesquels, apprenant que leur future belle-fille n’avait pour dot que ses blanches dents et sa gentillesse, trouvèrent le choix de leur fils par trop ridicule et d’emblée refusèrent leur consentement à semblable folie. Cette opposition, brutalement signifiée par lettre, ne surprit ni ne troubla Coste, car il s’attendait à une certaine résistance et en connaissait les raisons. Aux vacances précédentes, n’avait-il pas osé, peu calculateur et insouciant, dédaigner la femme qu’ils lui avaient dénichée ? Un superbe parti, certes, c’est-à-dire une grosse paysanne, mi-demoiselle après deux années de couvent, et dont l’apport consistait en six mille francs de beaux écus, presque autant en terres, et des espérances, qui plus est ! Ils ne pardonnaient guère à leur fils de ne pas les avoir docilement écoutés. Un mariage qu’ils avaient si bien manigancé, pateliné, mijoté, depuis belle lurette, et tant caressé dans leurs rêves ! Car ils espéraient que leur enfant, pour lequel ils avaient peiné dur, dépensé, disaient-ils, des sommes folles et grevé leurs vignes, déjà menacées du phylloxera, leur en tiendrait compte, une fois bien marié. Aussi, désillusionnés, s’opposèrent-ils tout de go à pareille sottise.
Coste, pourtant, laissa passer les jours et continua de fréquenter chez Louise, sa fiancée, puisqu’il avait donné sa parole, jusqu’au moment où il réussit à arracher à ses parents leur consentement, en les menaçant de partir pour les colonies, s’ils s’obstinaient plus longtemps à empêcher la réalisation de ses chers désirs. Les vieux cédèrent mais ils ne voulurent point assister à ce mariage qu’ils déploraient et qui ruinait leurs espérances, lis signifièrent même à leur fils qu’ils ne recevraient jamais sa femme dans leur maison et tinrent rigueur plus de deux ans. La naissance de Paul — âgé aujourd’hui de cinq ans — les ébranla : leur cœur de grands-parents s’attendrit à la longue et tout parut oublié.
Cependant Jean et Louise étaient heureux et sans ambition : lui gagnant près de 1 700 francs, — y compris les indemnités et suppléments payés par la ville, — elle continuant d’aller à son magasin, ils possédaient une certaine aisance. Quelles fêtes, quand ils se retrouvaient, le soir, la journée finie, dans le petit appartement qu’ils avaient loué à l’extrémité du faubourg et dont les fenêtres donnaient sur la campagne où ils s’étaient connus et aimés ! Jean adorait de plus en plus cette exquise et brune enfant, frêle comme une poupée, qui était maintenant sa femme et qui le ravissait par son babil, par ses mouvements d’oiselle. Quelle gentille et inexpérimentée ménagère que sa Louisette ! Que de rôtis brûlés, que de sauces tournées, que de ragoûts manqués et à peine mangeables ! Mais était-ce bien sa faute, puisqu’on passait son temps à se baisotter et à gaminer, dès qu’on était ensemble ? Et leur amour grandissait dans cette vie à deux, si délicieusement égoïste et si pleine.
Après la naissance de Paul, qui fut mis en nourrice dans un village voisin, c’étaient, chaque dimanche, de joyeuses promenades pour aller embrasser le cher petitou. Puis Rose vint au monde, et Louise, très anémique, resta longtemps souffrante. Coste alors l’avait obligée à abandonner sa place de demoiselle de magasin. Depuis longtemps, il rêvait d’avoir sa femme chez lui et toute à lui. Aussi prit-il gaiement cette détermination dictée par la nécessité de laisser Louise se rétablir en paix mais un peu aussi par son amour jaloux. Il savait, en effet, combien les grisettes, à la sortie des magasins, sont, mariées ou non, courues des mirliflores à gants frais, jeunes boucs puant le musc, et, ce qui est pis, des vieux messieurs libidineux de Peyras. Or, malgré les fatigues de ses maternités et sa pâleur de chlorose, Louise était encore une des plus affriolantes et avait dû, maintes fois, subir des propositions honteuses quoique aussitôt vertement repoussées.
Si frêle et si mignonnette, elle aurait dorénavant assez de soucis, rien qu’à s’occuper du ménage et des enfançons. Par ailleurs, dans son égoïsme d’amoureux, Jean tenait à trouver, en rentrant, sa femme fraîche, reposée, respirant le calme et la joie, prête à lui faire un doux et chaud intérieur, sans qu’aucun ennui du dehors la tourmentât. Tout cela valait bien les quelques centaines d’écus que Louise gagnait si péniblement, par an, dans sa mercerie, à rester debout, du matin au soir, derrière un comptoir. Cet argent, en outre, aurait à peine suffi à payer les gages et les inévitables gaspillages d’une bonne prodigue et revêche qu’auraient nécessitée désormais les menus soins à donner aux enfants. Doué d’un caractère insouciant, préférant sa tranquillité complète à tout supplément de gain, Coste ne pensait guère aux charges de l’avenir et se croyait suffisamment riche avec ses dix-sept cents francs.
Dès lors, réduits au traitement de Jean pour unique ressource, ils vécurent assez petitement, joignant juste les deux bouts, car les enfants coûtaient gros, sans qu’il y parût. Cependant Louise, qui conservait un brin de coquetterie, trouvait moyen d’être bien frisottée et requinquée, le dimanche, pour se promener, pimpante et triomphante, au bras de son mari en redingote et haut de forme, devant ses anciennes compagnes, appariées, elles, à des artisans, et qui
la jalousaient beaucoup.III
Tout en cheminant, Coste, de plus en plus attendri, se remémorait ainsi ou plutôt, grâce aux prestiges de son imagination, voyait, par scènes incohérentes mais lumineuses, se dérouler en lui tout ce passé si cher. Il s’attristait, souffrait presque maintenant à l’idée de laisser derrière lui une partie — la meilleure peut-être — de son existence, en quittant, si brusquement et pour l’inconnu, cette ville paisible et aimée. À chaque pas, à chaque tournant de rue, ne lui rappelait-elle pas tant de doux souvenirs qu’y avait semés son amour et dont elle semblait s’embellir, se parfumer, plus souriante, plus familière, plus parlante, ce matin-là, comme pour mieux se faire regretter ?
Et Jean se sentit très triste tout d’un coup. Il est vrai que sa tristesse s’évapora, tandis qu’il causait avec l’inspecteur primaire chez qui il venait de monter et qui ne fit aucune difficulté pour lui octroyer une liberté entière.
De là, il traversa obliquement la place Gambetta, si vaste et si nue sous la coruscation du soleil ; il longea, un moment, la promenade avec ses quatre rangées hautes et profondes de platanes, où il se rappela les rendez-vous qu’il y donnait jadis à Louise, par les soirs sans lune et si mystérieux d’automne. Il franchit le pont jeté sur le ruisseau, presque à sec, qui baigne Peyras et arriva enfin devant la maison dont il occupait le second étage, loué deux cents francs.
Avant de grimper, deux à deux, les marches usées de l’escalier, il eut une minute d’hésitation. Il se promit d’annoncer sans brusquerie son changement à sa femme. Louise avait besoin de ménagements, car elle était de nouveau enceinte de sept mois et très fatiguée par une grossesse pénible.
Au bruit de ce pas bien connu, Paul et sa petite sœur Rose, bébé de trois ans et demi, parurent sur le palier. Ils passèrent leurs têtes ébouriffées et mutines entre les barreaux de la rampe, et s’écrièrent joyeusement :
— Y’là p’pa… Bonjour, bonjour, pérotte !
Jean mit un gros baiser sur les joues offertes. Il trouva sa femme affalée sur une chaise basse, et se plaignant de mal au cœur. Il l’embrassa et la regarda avec tendresse. Malgré la pâleur plus accentuée de ses joues tirées, malgré le cerne de ses yeux, malgré ses lèvres décolorées, elle lui paraissait toujours la chère et adorable créature d’antan.
Sous ce chaud regard d’amour qui l’enveloppait toute, la figure souffrante de Louise s’épanouit : elle sourit et ses gencives apparurent presque aussi blanches que ses dents.
— Mais, — remarqua-t-elle, — il est donc déjà midi que tu sois là… Je ne croyais pas qu’il fût si tard.
— À peine onze heures, chérie… C’est une surprise… je viens de chez l’inspecteur et, en passant, j’ai voulu t’embrasser.
— Mon bon Jean, — murmura-t-elle en souriant.
— Tu sais, — fit-il, — il y a du nouveau… Devine.
— Quoi donc ?… je ne sais pas.
— Oui, du nouveau, devine, — répéta-t-il, embarrassé.
— Une augmentation de traitement ?
— Non, malheureusement ; je crois que j’attendrai encore.
— Alors ?… alors ?…
Louise réfléchit, puis comme une enfant gâtée :
— Est-ce que ça me fera plaisir ?
— Euh ! euh ! je n’en sais trop rien… couci-couci… Non, plutôt, car tu aimes trop ton Peyras…
Elle n’osa comprendre.
— Mais parle donc ! — s’écria-t-elle, impatiente.
— Eh bien !… eh bien ! ma chérie, c’est qu’il va falloir emballer tout ça et… partir pour Maleval où je suis nommé.
Il tira sa nomination de sa poche, la déplia et la lui tendit.
Louise la parcourut. Ses yeux se remplirent de larmes et un profond soupir s’exhala de sa poitrine oppressée.
— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… quitter Peyras et mes parents !… mais non, non… je ne veux pas, je ne veux pas… tu vas refuser tout de suite…
Elle sanglotait. Les enfants, voyant pleurer leur mère, s’étaient blottis contre elle, les yeux pleins de larmes aussi.
Jean se fit câlin et tendre pour tous.
— Allons, ma Louison, mon aimée, du courage, sois raisonnable !… Ne t’ai-je pas dit, bien souvent, que je ne pouvais rester adjoint toute ma vie ?… Le mieux est d’accepter ce poste de village ; d’ailleurs je ne puis faire autrement… impossible de refuser ; on ne m’écouterait pas… Puis, n’est-ce pas le sûr, le seul moyen de revenir plus tard… dans quelques années, comme directeur à Peyras ?
Louise pleurait silencieusement.
Paul et Rose lui grimpèrent sur les genoux, la caressant de leurs menottes en lui disant :
— Pleure pas, p’tite mère, pleure pas, mérette chérie…
— Hou ! hou ! le vilain papa, — s’écria soudain Paul, tapant du pied et avec une grimace si drôle que Louise et Jean sourirent aussitôt.
— Mes anges ! — fit Louise, en les serrant contre elle, passionnément. — Est-ce loin Maleval ? — interrogea-t-elle, plus calme.
— Non, à trois lieues de Montclapiers… Si tu y languis trop, tu pourras de temps à autre revenir à Peyras.
— Est-ce grand ?
— Trois cents habitants, je crois ; tu verras comme nous y vivrons tranquilles… Et puis, — s’empressa-t-il d’ajouter avec volubilité, voyant Louise prête à pleurer de nouveau, — et puis, tu sais, je serai enfin débarrassé des ennuis que j’ai avec le père Largue, depuis notre refroidissement… Il devenait par trop embêtant, l’animal, je l’avais constamment sur le dos… Si tu l’avais vu tout à l’heure, et comme il était aimable et sucré, le bonhomme !… Pas de regrets entre nous ; aussi on va se quitter le cœur content et, pour une fois, comme les meilleurs amis du monde.
Louise restait triste ; cependant, puisque son mari qu’elle aimait était satisfait, elle s’efforça de sourire ; mais, malgré elle, ses larmes crevèrent.
Jean, un peu énervé, ne savait plus que faire ni que dire. Il devenait gauche ; il eut un signe d’agacement sur le visage et se dandina fébrilement sur sa chaise. Louise s’en aperçut.
— Oh ! mon ami, je voudrais être contente ; mais cela me brise le cœur de falloir quitter Peyras… J’étais si heureuse ici. Ah ! — ajouta-t-elle avec ce dédain qu’ont, pour le village et ses habitants, les artisans des petites villes, — que ferai-je au milieu de ces paysans méfiants et inconnus avec lesquels nous allons vivre ?
— Ne te tourmente pas… Au contraire, tu y seras plus considérée qu’ici… Toi qui es coquette, — fit-il en la taquinant, — tu seras, là-bas, madame gros comme le bras. Et puis, c’est un poste de début. On y restera deux ou trois ans au plus et, je te le répète, on tâchera après de se rapprocher de Peyras… M. Largue prend sa retraite dans six ans… d’ici là, pourquoi ne viendrais-je pas le remplacer comme directeur ? Louise sembla un peu réconfortée par les assurances de son mari ; elle fut sensible aux paroles de Jean, elle était femme et sa vanité, mise en jeu, y trouvait déjà à glaner.
— Mais, — demanda-t-elle, inquiète encore, — vas-tu gagner là-bas comme ici ?…
— À peu près… oui, ça reviendra au même. J’aurai mon traitement fixe de mille francs… J’espère, avec mes dix ans de services, que l’on me donnera bientôt ma quatrième classe, ce qui fera deux cents francs de plus. — Il disait cela pour rassurer sa femme bien qu’il n’y comptât pas trop, tant on est avare de promotions aujourd’hui. — En outre, le secrétariat de la mairie me rapportera bien trois ou quatre cents francs. Avec ça, on peut vivre dans un village. Tout y est bon marché. Ensuite, tu sais, il y a le tour du bâton : les cadeaux affluent, avec ces gens-là, lorsqu’ils tuent leur cochon, entrent leurs récoltes, etc., etc… Va, Louison, nous y serons aussi bien si ce n’est mieux qu’ici où tout est horriblement cher…
Louise parut rassérénée. Elle souriait maintenant aux paroles de son mari.
— Mais, — objecta-t-elle, — ça va nous coûter beaucoup, le déménagement, et tu sais qu’il ne nous reste pas grand’chose, ce mois-ci !…
— Bah ! — affirma-t-il, — pas plus d’une soixantaine de francs… Mes collègues sont garçons… je me ferai prêter cinquante francs par l’un d’eux… Une fois à Maleval, je demanderai une indemnité et on rendra l’argent… Tu vois bien que tu avais tort de désespérer, puisque tout peut s’arranger admirablement…
N’ayant jamais été déplacé, depuis son mariage, et insouciant, du reste, Coste ignorait réellement que l’instituteur, pour si modique que soit sa bourse, ne reçoit aucune indemnité de déplacement, ce qui est injuste et ce qui cause bien des tracas à la plupart d’entre eux. Son ignorance, d’ailleurs, était d ? autant plus explicable que le Conseil général avait, pendant les années précédentes, voté une somme à cet effet, crédit supprimé justement cette année-là pour raisons d’économie, car c’est toujours sur l’argent des petits qu’on économise d’abord. Bien que le regret de partir persistât encore chez elle, Louise, rassurée, fit taire son chagrin.
— Le mieux est de se préparer vite, — fit Jean. — Tu n’auras pas ainsi le temps de te manger les sangs, comme tu dis… Une fois là-bas, tu t’acclimateras promptement et tu seras heureuse… Je cours prévenir tes parents et les prier de nous aider à emballer, ne serait-ce que ce soir, à la veillée. Notre mobilier est mince… ce sera fait en un tour de main… Le chemin de fer ne va pas jusqu’à Maleval… Je vais donc louer une voiture de déménagement… Allons, les amours, au revoir et faites risette à père… Courage, chérie…
Et il redescendit, en sifflotant ; Louise souriait de la gaieté bon enfant de son « petit homme » et de la mobilité de ses impressions.
Jean revint une heure après.
— C’est entendu ; ta mère va venir et ton père sera là aussi, la journée faite.
— Qu’ont-ils dit ?
— Mais rien : ils ont fort bien compris les choses. Ton père est content même ; il se promet d’aller nous voir souvent, en se rendant au marché de Montclapiers.
— Oh ! mon père, — fit Louise, — je le connais. Voilà au moins dix ans qu’il parle de fréquenter le marché de Montclapiers… mais l’argent, s’il sait bien le gagner, ne s’arrête pas longtemps dans sa poche et alors…
Jean se mit à l’œuvre après le déjeuner. Quelques voisins et amis vinrent l’aider.
Le surlendemain, ils débarquaient à la gare de Montclapiers.
IV
À la descente du train, ils s’informèrent. On leur indiqua le bureau de la diligence qui va de Montclapiers à Lansac et qui, en passant, devait les déposer à Maleval. Pour quelques sous, un gamin dépenaillé s’offrit à les y conduire. Piteux et crottés, des paniers et des paquets sous le bras, lui remorquant Paul, elle tirant Rose, ils suivirent les boulevards, cherchant à maintenir en équilibre le parapluie qui les protégeait mal.
Du ciel bas tombait une de ces pluies d’automne, fines et glaçantes, que les rafales du vent vous éparpillent à la face et qui s’insinuent dans le cou et dans les poignets. Le long des trottoirs poisseux, ils allaient, sur les pas de leur guide, lamentables, bousculés par les passants affairés et courbant le dos, éborgnés par des baleines de parapluie qui gouttelaient.
Louise, énervée à la suite du déménagement et par sa grossesse, était d’une humeur massacrante ; son ventre lui pesait comme un boulet.
Les enfants, aveuglés par la pluie, les mains gourdes, traînassaient dans la boue liquide, en pleurnichant ; ils se plaignaient de leurs petites jambes ankylosées par une station de plusieurs heures dans laçage étroite d’un compartiment de troisième classe, bondé de voyageurs.
Le regard mauvais, Louise bougonnait sans cesse.
— Mon Dieu ! est-il possible !… Va, tu aurais dû m’écouter et rester là-bas, chez nous, — sifflait-elle, les dents serrées » — surtout dans le bel état où je suis… Il y a de quoi prendre le mal de la mort dans cette sale boue… Ah ! nous étions trop heureux à Peyras… Pauvres petits… ils sont éreintés…
Mais, malgré ces paroles de pitié, elle ne put, tant.étaient grands son énervement et son impatience, s’empêcher aussitôt de rudoyer Rose qui se faisait de plus en plus tirer, et qui se mit, sur le coup, à pleurer à chaudes larmes et refusa d’avancer.
— Ah ! oui… en voilà du propre… Veux-tu te taire, petite sotte !… Et dire que nous pourrions être encore là-bas, et si tranquilles… oui, si tranquilles, seigneur Jésus !
À ces giries, Jean haussa les épaules, agacé à son tour ; mais il mordit ses lèvres minces et ne répondit rien.
… Les voici enfin au bureau de la diligence. Mais ils ne parviennent pas à se caser dans la patache qui va partir. Le conducteur, grognon et ruisselant sous la pluie, accueille d’abord avec brusquerie la demande polie de Coste.
— Arrangez-vous comme vous pourrez, je m’en moque… Est-ce que je savais que vous deviez prendre la voiture, moi ? Au moins, on retient sa place dans la journée… Mais se ravisant tout à coup, de peur que ces voyageurs inconnus ne se rendissent chez le concurrent en face :
— Où allez-vous donc, monsieur ? — dit-il plus aimable.
— À Maleval… Je suis le nouvel instituteur.
La figure du conducteur se fit plus avenante.
— Ah !… je connaissais celui d’avant vous, la crème des hommes. Il prenait toujours ma voiture, quand il s’en venait à Montclapiers… Un bon client de moins… mais non, car vous le remplacerez, j’espère — insinua-t-il, très prévenant.
— Enfin, montez, mon bon monsieur, avec votre petite dame… je vas arranger ça.
Il regarda sa montre.
— Dieu me damne ! Trois heures et demie… nous devrions être en route… Allons, vous autres, un peu de place, s’il vous plaît !…
Dans la voiture déjà bondée, personne ne remue. Enfin, sur l’insistance du conducteur jurant et sacrant, Jean et Louise arrivent à se glisser parmi toutes ces jambes récalcitrantes ; mais, tout au plus assis sur le bord de la banquette ? ils sont obligés de prendre les enfants entre leurs genoux, tandis que les voyageurs qu’ils dérangent les regardent comme des intrus et marronnent.
— Jésus ! si c’est permis, — grommelle une grosse mère qui disparaissait derrière un échafaudage de paniers et de paquets entassés sur son large giron. — Il y a place pour huit et nous voilà douze avec les mioches. On est encaqué comme des harengs…
— Ah ! oui, — soupira un vieux monsieur, — quel purgatoire ! Il est temps que nous ayons notre chemin de fer… Oh ! ce gouvernement !… c’est triste…
Tous opinèrent de la voix et du geste.
La diligence s’ébranlait, durement secouée sur les pavés. Le silence se fit.
Jean et Louise, confus, n’avaient rien dit. Mal assis, ils étaient au supplice, les enfants collés contre eux.
On sortit de la ville. La voiture roula doucement sur une belle route, bordée de platanes.
Les conversations reprirent ; les yeux s’humanisèrent. Jean et Louise sentirent fondre l’hostilité des regards. Inconnus, on les examinait curieusement. On les interrogea. Jean répondit poliment. On admira les enfants, vraiment beaux sous leur chevelure bouclée. Louise sourit alors, flattée de ces louanges.
Le crépuscule vint ; on courait dans une plaine de vignes où traînait un reste de jour sale, qui se mourait.
La pluie redoubla. Elle crépitait aux vitres des vasistas, rayant la campagne rétrécie et déjà confuse. La nuit se fit tout à coup dans la voiture où se dégageait peu à peu une odeur d’haleine viciée, d’étoffes et de cuir mouillés. Louise en eut le cœur soulevé ; on dut ouvrir un moment pour lui donner de l’air pur. Les voix se turent ; bientôt un ronflement arriva d’un coin, dominant le bruit trépidant de la diligence.
Gênés dans leurs mouvements, n’en pouvant plus de fatigue, Paul et Rose se soutenaient avec peine sur leurs petites jambes moulues. Ils recommencèrent à se plaindre, dans ce noir. Sur une injonction sèche de leur mère, ils se reprirent à pleurnicher.
Jean entendit Louise bougonner à nouveau. Il se dépita à son tour. D’un geste brusque, il secoua Paul et lui ordonna, à voix basse, de se taire. L’enfant sanglota doucement, puis s’endormit contre l’épaule de son père. Rose devait dormir aussi. Dans le silence et l’obscurité, on n’entendit bientôt plus que grincer les essieux de la voiture, la pluie s’écraser, en larges gouttes, contre les vitres, et sonner, par saccades, Les grelots des chevaux, dans le roulement sourd de la diligence sur la route détrempée.
Il était près de six heures, lorsqu’ils descendirent à Maleval. Il faisait nuit close ; heureusement, il y eut une éclaircie au ciel ; entre une percée de nuages, comme au fond d’un étang bleu, ourlé d’argent, rayonna la lune. Elle éclaira une grande rue de village, trouée de flaques d’eau miroitantes et flanquée de maisons basses et sombres.
Jean pria la patronne du café, devant lequel la diligence s’arrête pour relayer, de lui indiquer un hôtel. À ce mot, la bonne femme ouvrit de grands yeux et garda le silence.
— Je suis le nouvel instituteur, — dit Coste en réitérant sa demande.
— Ah ! mon brave monsieur, une auberge ?… Mais il vous faut aller à l’extrémité du village ; tenez, là-bas.
Elle tendit l’index vers le trou noir de la rue, car la lune venait de se cacher.
— Attendez, reprit-elle, le petiot va vous y mener…
Elle appela :
— Pierrou, Pierrou !
Un petit bonhomme de huit ans, les cheveux embroussaillés, apparut dans la lueur rouge des lanternes, suçant ses doigts à pleine bouche.
Coste lui tapota la joue, amicalement. Quelques pas plus loin, il interrogea en vain le marmot. De nouveau, dans le silence de la rue, Louise et lui traînèrent les enfants, mal réveillés, dormant debout, trébuchant dans l’obscurité ; ils pataugeaient dans des flaques, s’éclaboussant les uns les autres.
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! — répétait Louise excédée, d’une voix lasse.
Enfin, la lune reparut et la route s’éclaira.
— Est-ce loin encore, mon ami ? — demanda Jean.
Le gamin secoua la tête et, de plus belle, continua à se sucer les doigts. Après quelques pas, il s’arrêta devant la porte d’une remise ; sur un écriteau, on lisait, en lettres boiteuses :
Pour chambre, ils eurent une espèce de galetas sordide, avec deux lits. Exténués, le ventre vide, ils s’assirent. Jean essaya de plaisanter. Louise boudait. On dévora en silence les victuailles apportées dans un panier. Rose et Paul furent ensuite couchés et s’endormirent aussitôt d’un sommeil lourd.
À peine au lit, Jean voulut embrasser Louise. Celle-ci le regarda d’un œil morne, plein de reproche, et ne lui rendit pas son baiser. La chandelle soufflée, elle lui tourna subitement le dos, le visage vers la ruelle. Bientôt, à son corps secoué, il comprit qu’elle pleurait. Il voulut la consoler. Elle le repoussa.
Jean se sentit malheureux ; c’était la première fois que Louise boudait si longtemps ; la première fois qu’elle ne lui rendait pas le baiser du soir.
C’est pourquoi, en dépit de ses membres courbaturés, il ne put s’endormir que difficilement lorsqu’à la respiration calme de sa femme, il fut assuré qu’elle dormait enfin. Mais avant de clore les yeux, il baisa doucement les cheveux de la
chère et faible créature.V
Le lendemain, de bonne heure, Coste était éveillé. Sous la fenêtre de la chambre, les coqs chantaient, les poules caquetaient, les canards canquetaient et tous ces bruits de bassecour bercèrent un instant la paresse et les idées vagues de Jean. Il se leva ensuite avec précaution, afin de ne pas troubler le repos de Louise. Mais celle-ci avait le sommeil si léger qu’elle entr’ouvrit les yeux, dès qu’elle n’eut plus la sensation confuse que le corps de son mari était étendu près d’elle.
Elle s’étira et souleva la tête. Ses beaux cheveux bruns ruisselèrent sur ses épaules et encadrèrent sa figure pâle.
Une bande de soleil, aux atomes dansants, égayait la chambre et la coupait de guingois.
Louise regarda son mari et lui sourit. Du coup, Jean oublia les maussaderies de la veille. Il se sentit gai, réconforté et repris par son insouciance coutumière.
— Quelle heure est-il ? — dit Louise en bâillant.
— Bientôt sept heures.
Il s’approcha du lit et donna à sa femme le baiser du réveil. Elle le lui rendit affectueusement et lui noua les bras autour du cou, comme pour solliciter le pardon de sa bouderie.
— Tiens, il ne pleut plus ?
— Heureusement ; vois, il fait un temps superbe.
Il écarta les rideaux effilochés et d’un blanc jaunâtre qui masquaient les vitres. En face de la fenêtre, un mur, fraîchement badigeonné au lait de chaux, éclatait de soleil.
Louise sourit encore. Jean, de la clarté dans l’âme, se mit à fredonner.
— Mais tais-toi, étourdi… tu vas réveiller les enfants.
— C’est vrai… suis-je bête !
Il se débarbouillait ; il s’arrêta pour contempler Rose et Paul qui dormaient enlacés.
— Sont-ils mignons ! — murmura-t-il. — On dirait deux anges.
— Tu vas à l’école ? — dit Louise. — Je me lève, attends-moi.
— Mais non, repose-toi… tu es trop fatiguée… Je viendrai vous prendre tout à l’heure, toi et les petits.
— Non, j’ai hâte de voir notre nouveau logis… Tu ne vas pas faire classe, aujourd’hui ?…
— Oh ! l’école est fermée ; on ignore mon arrivée… personne ne viendra. Demain étant dimanche, ça nous fait deux jours pleins pour nous installer. C’est pourquoi tu ferais mieux de rester couchée. La voiture de déménagement n’arrivera pas avant dix heures…
— Mais non, je viens… Il faudra ouvrir, donner un coup de balai, tout nettoyer, tout préparer… Les enfants dérangeraient… Nous les confierons à la bonne, qui a l’air d’une brave fille… Tu as vu comme elle s’est offerte, hier, pour les déshabiller…
Elle enveloppa les enfants endormis d’un regard de tendresse.
— Ils sont si gentils, si beaux ! reprit-elle, avec un éclair d’orgueil dans les yeux.
— Nous en a-t-on fait des compliments, hier, dans la diligence… Petits chéris, sûr qu’ils dormiront jusqu’à midi.
En bas, ils trouvèrent la bonne à l’ouvrage.
— Soyez tranquille, madame, — leur dit-elle, — je m’occuperai de vos angelets… Je les lèverai et ils s’amuseront dans la cour par ce beau soleil.
Ils se firent indiquer l’école. Au dehors, le ciel était léger, l’air limpide et tiède, la rue toute lumineuse, dans la pureté rose et enfantine de ce matin ensoleillé, après une nuit de pluie. Les toits, les flaques de boue, les vitres des lucarnes et des fenêtres étincelaient, tout éclaboussés de clartés frisantes, dans le rayonnement du jour triomphal.
— On dirait que le ciel nous fait fête, — remarqua Coste. — Tout est gai pour notre bienvenue.
Et il ajouta d’un air grave et avec une émotion soudaine :
— Puissions-nous avoir des jours heureux, ici !
Ils suivirent la grand’route, le long de laquelle s’échelonnent les maisons grises et vieilles, quelques-unes flanquées au dehors d’un escalier sous auvent, qui composent Maleval. De loin en loin, des ruelles, montantes à gauche, descendantes à droite, avec tout au plus deux ou trois maisons de chaque côté, s’ouvraient perpendiculairement sur la campagne et laissaient à découvert les montagnes pierreuses, parsemées de chênes-verts, entre lesquelles s’étend la vallée sans eau où est bâti le village.
Ils prirent l’une de ces ruelles, la contournèrent au fond et arrivèrent devant la mairie-école qui fait face aux montagnes et en est séparée par une placette et quelques jardinets, champs et vignes. L’église et le presbytère sont à gauche, très rapprochés. Un chemin s’en va vers la montagne et passe au-dessus de la promenade, close de murs bas, où l’on se réunit, le dimanche, pour deviser ou prendre l’absinthe, autour du bassin alimenté par une source fraîche, sous un dôme de robustes platanes.
Un perron, orné d’une balustrade en fer, précède la mairie. Au coup de marteau, une vieille dame vint ouvrir.
— Pardon, madame, — dit Coste en saluant. — Je suis le nouvel instituteur et je venais…
— Mais entrez donc, mon cher collègue, — s’écria gracieusement la vieille dame. — J’ai les clefs de votre logement et je vais vous les remettre.
Petite, maigre et frétillante, elle s’effaça dans le vestibule. De chaque côté, un escalier tournant conduisait au premier étage.
— Voilà votre escalier et voici le mien.
Elle s’empara d’un trousseau de clefs, accroché au mur, et, très aimable, les invita à monter.
Sur le palier, elle ouvrit une porte.
— La salle de la mairie, — fit-elle, — qui vous appartient un peu… C’est là que travaillait votre prédécesseur comme secrétaire de mairie…
Une grande table ronde, des chaises en paille, une bibliothèque contenant les archives et quelques livres, deux ou trois gravures encadrées et le buste de la République composaient tout l’ameublement de la salle.
— Combien aurai-je pour ce travail ? — s’informa Coste.
— Deux cent cinquante francs… Oh ! ce n’est pas bien pénible… Louise et son mari se regardèrent, un peu déçus par ce chiffre. Ils comptaient sur quatre cents ou au moins sur trois cents francs.
— Et les parents ?… — demanda Jean. —
Vous ne serez guère ennuyé par eux, — répondit l’institutrice. — Ils sont toute la journée à leur travail, dans les bois ou les vignes, jusqu’à la nuit close. Le dimanche, ils songent plutôt à se reposer qu’à venir nous tracasser… Même, je trouve qu’ils se désintéressent trop de ce que leurs enfants font à l’école.
— Certes, — dit Coste, — il est préférable qu’ils ne nous ennuient pas trop de plaintes ou récriminations absurdes ; mais il serait bon, d’un autre côté, de pouvoir compter sur eux et, dans certains cas, de voir leur autorité et leur surveillance appuyer nos efforts.
— Et, — hasarda timidement Louise — sont-ils gentils et reconnaissants ?
L’institutrice comprit et sourit.
— Pas trop… Voilà plus de vingt ans que j’habite Maleval et la circulaire ministérielle qui défend aux instituteurs d’accepter des cadeaux, comme s’ils étaient trop bien payés, hélas ! cette circulaire n’a rien changé pour nous. Cependant, entre temps, pendant les vendanges, par exemple, il y a toujours quelqu’un pour nous faire notre provision de raisins.
Louise eut une moue de désappointement.
— Voyez, le beau coup d’œil, — fit l’institutrice.
Elle venait d’ouvrir la fenêtre qui donne de plain-pied sur un large balcon de pierre.
Le spectacle était, en effet, pittoresque. De tous côtés, s’enlevaient, sur le ciel bleu, des monts rocheux, calcaires, ayant pour seule végétation des touffes de chênes-verts clairsemées et des plantes saxatiles. L’un d’eux, presque chauve, semblait à peine, tant l’air était limpide, à une portée de fusil. Il rayonnait sous les clartés crues du soleil ; ses flancs tourmentés se découpaient nettement, comme historiés par les jeux d’ombre et de lumière dans les anfractuosités des rocs. Entre ces monts et l’école, un terrain plat comprenant le jardin encore vert du presbytère, des champs aux sillons rougeâtres, des vignes aux feuilles jaunes ou carminées. Au fond, les platanes de la promenade, dont les cimes étaient bronzées par l’automne commençant, ressemblaient à un bouquet d’or brun, entouré d’une collerette verte par les branches basses. Ce petit coin, contrastant avec l’aridité des montagnes environnantes, offrait un aspect paisible et souriant et reposait la vue.
Pour logement, une cuisine, une salle à manger et une chambre ; en bas, le bûcher, un jardinet oblong et, auprès de l’escalier, la salle de classe étroite et nue.
— Y a-t-il beaucoup d’élèves ?
— Vingt-cinq environ, aux bonnes époques ; mais la plupart s’absentent lors des récoltes ou suivent leurs parents au bois, pour couper des buis et des bruyères, durant les beaux jours.
La demie de sept heures sonna. L’institutrice, mademoiselle Bonniol, s’excusa, car ses petites filles ne tarderaient pas à arriver. Elle offrit ses services et, alerte, disparut, après leur avoir prêté un balai et quelques ustensiles. Coste et Louise commencèrent le nettoyage. En somme, ils étaient presque satisfaits et gaiement arrangeaient leur nouvelle vie.
— Le logement me plaît, — dit Louise, — mais il nous faudrait une chambre de plus… Nous serons à l’étroit, après mon accouchement.
— Bah ! la salle à manger est inutile ; nous n’avons pas de quoi la meubler… Nous en ferons la chambre de Rose et de Paul et nous mangerons dans la cuisine.
Louise s’appuya bientôt au mur, hors d’haleine, mais toujours souriante. Jean la supplia de se reposer et, joyeusement, un fredon aux lèvres, continua seul la besogne.
Quelques cris d’enfants qui s’amusaient sur la place, devant l’école, frappèrent les oreilles de Coste. Il ne s’en préoccupa guère. Mais au second coup de huit heures, il entendit heurter à la porte d’entrée ; il descendit.
Sur les marches du perron se tenaient à la queue leu leu une dizaine d’enfants. Les parents, ayant appris, la veille, l’arrivée du nouveau maître, s’étaient empressés, pour s’en débarrasser, de les envoyer en classe.
Le plus osé, un garçon de douze ans, demanda :
— Est-ce qu’on fait l’école aujourd’hui, m’sieu ?
Coste hésita d’abord et ne sut que répondre. Du haut de l’escalier, la voix de Louise aux écoutes lui cria aussitôt :
— Mais non, renvoie-les.
Il n’osa, tant l’idée du devoir coûte que coûte était profonde en son cœur.
— Attendez quelques minutes… je reviens, — dit-il, et il remonta.
Les enfants s’éparpillèrent comme un vol de chardonnerets gazouillants.
— Tu les as renvoyés, n’est-ce pas ? — fit Louise.
— Le puis-je vraiment ? Si je les renvoie, ils traîneront toute la journée dans la rue ou iront marauder.
Louise devint maussade et, s’énervant brusquement :
— C’est ça, — grogna-t-elle, — je vais être propre… Est-ce que je puis emménager toute seule, moi ? Je me sens si peu de courage… Je suis brisée déjà… Non, tu es trop bête de les garder, ces enfants ; s’ils vont marauder, que t’importe !
Des pleurs inondèrent ses joues. Jean se fit très doux et, la câlinant, il murmura :
— Non, ma bonne Louise, je ne le puis… Cela produirait un mauvais effet et il faut tâcher que la première impression des parents nous soit favorable. Ces gamins-là sont déjà sans maître depuis quelques jours. Je comprends que les parents, occupés du matin au soir, soient impatients de les savoir à l’école et non à vagabonder dans le village ou par les champs. Sois raisonnable, chère enfant gâtée.
— Oui, — répondit-elle égoïstement, — pour ne pas gêner les autres, gênons-nous… nous ne serons jamais installés… et il me tarde tant de me reposer.
— Mais si… ils sont une dizaine. Je leur donnerai des devoirs à faire sous la surveillance du plus grand et je remonterai tout de suite, quitte à descendre de temps en temps pour m’assurer s’ils travaillent.
Louise s’apaisa. Jean sécha ses larmes sous un baiser ; il dégringola l’escalier, resta absent un quart d’heure et vint reprendre son travail de nettoyage.
Il était en train d’éponger les vitres, lorsqu’à dix heures, on l’avertit que ses meubles arrivaient. Jusqu’à midi, il aida le conducteur à décharger et à mettre en place son mobilier. Il renvoya ensuite ses élèves et courut à l’auberge chercher Rose et Paul.
Il les trouva qui s’amusaient, dans la cour, à poursuivre les coqs et les poules et qui riaient aux éclats des coincoins apeurés des canards en émoi.
L’agacement qu’il éprouvait, par suite des fatigues de la matinée, tomba soudain. Les caresses reposantes des petits lui rendirent le calme et son cœur se dilata à leurs interrogations naïves.
— Dis, papa, c’est des poules à gros bec, les canards, — affirma Paul.
— Bien bon, le canard, les poulettes, — bégaya Rose, déjà gourmande et alléchée.
Ils babillèrent à qui mieux mieux jusqu’à l’école. Louise couvrit ses enfants de baisers, reprise par son énervement de la veille, au milieu de tous ces meubles en désordre, et retenant une forte envie de pleurer.
Ils déjeunèrent de leurs dernières provisions et firent leurs comptes. Tous frais payés, il leur restait douze francs, et quelque menue monnaie. Or, on n’était qu’au 13 octobre.
Louise se désola. Comment feraient-ils jusqu’à la fin du mois ?
— Pardi ! — repartit Jean, plein d’insouciance, — on nous fera crédit ce mois-ci. Dès demain, je vais demander une indemnité de déplacement et nous payerons alors notre arriéré.
Jean, mal aidé par Louise incapable d’un effort quelconque, dressa péniblement les lits dans l’après-midi.
Le soir, ses élèves partis, il fit un brin de toilette, enfila des gants et se rendit chez le maire qui, lui avait-on dit, ne rentrait de son mas qu’à la nuit tombante.
M. Rastel, commis principal des contributions indirectes, ayant pris sa retraite cinq ans auparavant, vivait depuis lors dans son village natal et en était devenu le maire. Il passait son temps à la chasse.
C’était un homme tout grisonnant, lourd et courtaud. Il portait binocle ; mais, comme il avait un nez camard et minuscule, le satané lorgnon glissait à tout moment sur le menton rubicond et luisant de son propriétaire. C’est pourquoi le geste familier de M. Rastel consistait à repousser de ses deux doigts écartés l’indocile pince-nez, entêté à ne pas vouloir rester une minute en place.
Le maire reçut l’instituteur dans sa cuisine. Il l’accueillit avec des protestations d’amitié et une exubérance de gestes qui rendirent plus fréquentes et désordonnées les descentes du glissant et capricieux binocle.
— Excusez-moi, — dit M. Rastel, — si je ne vous invite pas à dîner à la fortune du pot ; ma femme est absente pour quelques jours. Mais ce sera pour plus tard… Vous savez, je suis ancien fonctionnaire, moi, et des vôtres, par conséquent. Comptez donc entièrement sur moi.
Et comme l’instituteur remerciait :
— Ah ! — ajouta le maire, — nous avons regretté votre prédécesseur… Un bon maître et tout dévoué à nos institutions… Il mérite bien l’avancement que nous lui avons fait avoir… Car, parmi nos instituteurs, il y en a encore, savez-vous, qui, au fond, sont hésitants, sinon cléricaux… C’est absurde, c’est de la folie, certes, mais c’est ainsi… nous comptons sur vous, mon cher monsieur Coste. Le pays est très divisé : les réactionnaires veulent à tout prix nous débusquer de la mairie… Ils sont enragés, ces gaillards-là, et ils nous donnent du fil à retordre, je vous assure. Voici les élections dans quelques mois et nous avons besoin de tous les concours, du vôtre surtout.
Coste protesta de son entier dévouement, mais, à part soi, il se promit de ne pas se fourrer dans ce guêpier.
Il allait se retirer, lorsque M. Rastel lui donna familièrement une tape sur l’épaule.
— Chassez-vous, monsieur Coste ? — demanda-t-il.
— Non, monsieur le maire.
— Tant pis… c’est dommage, je vous aurais invité à mon mas ; il y a en ce moment un superbe passage de tourdes ; ils viennent se régaler des grappillons de ma vigne, de mes olives hâtivement mûres, et je vous les canarde !… J’en ai fait une douzaine et demie aujourd’hui… et gras, des boules de graisse !… Vous n’aurez guère de distractions ici, alors… Tenez, un bon conseil, prenez votre permis et nous chasserons ensemble : les perdrix rouges, les lièvres et les lapins foisonnent dans nos bois… Allons, vous vous déciderez…
— Mon permis ! — se dit Coste en regagnant la maison, — pas en tout cas avec les douze francs qui me restent.
Mais, loin de s’attrister, il sourit de sa réflexion.
VI
Pourtant, dès le lendemain, disparut son insouciance, lorsqu’il lui fallut affronter les fournisseurs, sans argent dans la main. Coste tenait à leur parler lui-même ; d’ailleurs, il ne pouvait guère songer à y envoyer sa femme, très abattue, ce matin-là. D’autre part, depuis sa grossesse, Louise, fatiguée, se désintéressait du ménage. Jean, très bon pour elle, la suppléait tant bien que mal et, dans ces derniers temps, il avait pris l’habitude d’aller lui-même, tous les jours, avant de partir pour sa classe, quérir certaines provisions au marché ou chez les fournisseurs.
Or, se présenter pour la première fois chez un marchand et lui demander crédit, lui sembla chose insolite et quelque peu honteuse. Il eut besoin de tout son courage pour s’y résoudre et ce ne fut pas sans hésitation que, poussé par la nécessité, il franchit le seuil des boutiques. Ce qu’il redoutait — et non sans raison — jusqu’à en avoir la chair de poule, c’était de se voir mal jugé, de prime abord, par des gens qui envient trop le fonctionnaire pour ne pas saisir toute occasion de l’humilier. Le boutiquier de village et le paysan en blouse n’ont guère de considération pour l’homme en veston, pour le monsieur gêné qui va acheter les aliments de première nécessité, sans la pièce de cent sous au bout des doigts. C’est pourquoi ils ne se font pas faute d’en gloser, le cas échéant. Car ce qui se pratique couramment à la ville est, pour ces ruraux cupides et méfiants, un signe de déchéance. Le paysan, s’il a du bien au soleil et quelques écus dans son bas de laine, n’achète pas à crédit, méprise les miséreux et surtout les fonctionnaires pauvres.
Coste, qui était né et avait passé son enfance dans un village, savait tout cela. De là, la confusion qu’il éprouva chez le boucher, l’épicier, chez le marchand de bois même que, d’ordinaire, à la campagne, on paie argent sec. Porté à s’exagérer les choses, il souffrit en croyant remarquer la mine étonnée de ces petits commerçants, des regrattiers plutôt, qui, sans concurrents, allaient, chaque jour, de grand matin, sur leur char-à-bancs, acheter eux-mêmes, à Montclapiers, au comptant et au fur et à mesure de leurs besoins, les denrées qu’ils détaillaient ensuite aux paysans de Maleval.
« Bien sûr, se disait Coste, ils ne s’attendaient pas à entendre le seul fonctionnaire de Maleval parler ainsi de crédit, dès sa première visite. »
Cette pensée le faisait paraître gauche, emprunté… « Je vous paierai à la fin du mois », ces mots lui semblaient durs à prononcer et raclaient son gosier comme les crins d’une brosse.
Dès en entrant, il s’empressait de décliner sa qualité d’instituteur ; sur-le-champ, le boutiquier devenait obséquieux et prévenant pour « monsieur le maître ». Mais dans le sourire aussitôt contraint des lèvres pincées, sur la figure épanouie du revendeur, se manifestait de la surprise et parfois même un éclair de méfiance dans le regard, lorsque Coste, le rouge au front, la bouche sèche, prononçait le mot de crédit, si mal compris et si mal accueilli, en général, du paysan hostile. Il est vrai que cela durait peu et que les marchands, leur étonnement passé et réflexion faite, se hâtaient d’ajouter d’une voix aimable, mais avec une pointe de condescendance et de gouaillerie pour ce client pauvre, devenant leur obligé :
— À votre service… comme il vous plaira, monsieur.
Coste fut plus à l’aise chez le boulanger, qui, tout de suite et de lui-même, lui remit une taille. Cependant, à passer ainsi d’un fournisseur à l’autre, sa timidité augmentait et son attitude humble, embarrassée, contribuait à donner de lui une impression peu avantageuse. Si bien que, sa tournée finie, il revint à l’école, le cœur plein d’une tristesse vague, se croyant atteint dans sa dignité, avec le pressentiment de sombres jours à vivre dans ce village et la peur furtive de l’avenir, sentiments qui plissaient son front morose.
Jusqu’ici, cette gêne et cette honte, songeait-il, lui avaient été épargnées. À Peyras, son traitement suffisait aux besoins des siens. Louise avait l’excellente habitude de payer comptant les fournisseurs quotidiens. Si, depuis la venue des enfants, elle et son mari n’avaient pas fait un sou d’économie, du moins ils n’avaient jamais eu que les dettes courantes du tailleur et du cordonnier. Louise n’était pas dépensière et gouvernait bien son maigre budget. Sa coquetterie se contentait de peu : un bout de ruban, une fleur, un rien la parait ; elle taillait elle-même de ses doigts de fée ses robes peu coûteuses et chiffonnait ses chapeaux avec l’art et le goût d’une modiste experte.
Certes, comme le menu fretin des fonctionnaires, ils connaissaient ces terribles fins de mois où dans le porte-monnaie, flasque ou gonflé de vent comme un soufflet, tintent quelques piécettes blanches qu’on dépense parcimonieusement à l’achat de pommes de terre, de légumes à bon marché, quitte, le temps des sept vaches maigres écoulé, à prendre sa revanche et à faire chère lie au retour de chez le percepteur. Mais c’était la première fois qu’ils se trouvaient dans un tel dénuement.
Des réflexions grises assaillirent Coste : il se surprit à regretter son départ de Peyras et l’argent qu’avait coûté le déménagement. Il fut obsédé par la pensée des cinquante francs prêtés par son collègue et d’une note, montant à cent vingt-cinq francs, laissée en souffrance chez son tailleur, à Peyras, et qu’avant de partir il avait promis d’acquitter par mensualités.
Cependant cet accès de découragement se dissipa vite. Au seuil de sa maison, la vue du paysage montagneux, resplendissant de soleil ; quelques coups de chapeau donnés, en passant, par des villageois endimanchés, réunis sur la place ; les cris joyeux de Rose et de Paul, s’ébattant dans le jardinet, chassèrent toute mélancolie. Coste retrouva sa gaieté. D’ailleurs pourquoi se désespérer ? l’indemnité qu’il allait demander le remettrait à flot et l’on vivrait comme jadis à Peyras.
— Tiens, — dit-il aussitôt à Louise, — j’oubliais… Avant de m’occuper d’autre chose, je vais faire ma demande d’indemnité… mais d’abord que je t’embrasse, chérie.
Louise, en train de ranger la batterie de cuisine, tendit ses lèvres. Jean s’aperçut qu’elle avait les yeux rougis.
— Tu as pleuré, vilaine ? Qu’as-tu donc, petite femmette, — s’écria-t-il d’une voix caressante et en s’empressant auprès d’elle. — Quoi ! voilà que tu pleures encore !… Pourquoi donc, chérie ?…
— Je languis Peyras… Toute la matinée, pendant ton absence, je n’ai fait que penser à mes parents… à là-bas… Vois-tu, — ajouta-t-elle, cependant que des larmes glissaient sur ses joues, couleur de cire, — vois-tu, je ne puis m’habituer à cette idée que c’est fini d’y demeurer, de s’y promener le dimanche ; que nous n’y retournerons qu’un mois par an, aux vacances, comme des étrangers ; qu’enfin toute notre vie s’écoulera ici, dans ce trou ou dans tout autre pareil, Dieu sait où, au milieu de figures inconnues… Ah ! tu es heureux, toi, de te trouver bien partout et de te consoler si vite !
Elle eut un geste de souffrance, joignit les mains et soupira fortement.
— Toujours tes papillons noirs, folie adorée !… Tu m’envies, dis-tu, mais c’est que je suis philosophe, moi… Le fonctionnaire, c’est l’oiseau sur la branche ; ça va au gré du vent ; ça n’a plus de pays, quoi !…
Il s’interrompit, car Louise sanglotait. Il comprit combien sa réponse maladroite l’avait fait souffrir. Il l’attira sur ses genoux et, la berçant presque, il murmura :
— Allons, ma Louise, ne pleure plus… je t’ai fait de la peine, malgré moi… Pardonne-moi… c’est mon caractère. Mais si je suis étourdi, je t’aime bien, va… Pourquoi te désoler ?… n’as-tu pas avec toi tes enfants, nos beaux enfants, et ton mari ?.. cela ne vaut-il pas mieux que ton pays ?…
— Oh ! si, si, mon Jean, mais je me sens si triste, si triste !…
— Bah ! on y reviendra plus tard, à Peyras, et comme directeur, je te le…
Rose, suivie de Paul qui riait sournoisement, entra en coup de vent, porte claquante, et fit diversion.
— Papa, papa, — s’écria la fillette en zézayant, — Paulou qui me dit que ces montagnes, c’est en sucre. Est-ce vrai, qu’il y a du bonbon, beaucoup, beaucoup, et qu’on ira en cercer ?
Jean et Louise se déridèrent et, par la fenêtre ouverte, regardèrent la montagne qui ruisselait de lumière, au soleil de midi. Certains pans de calcaire, éblouissants de blancheur, avaient des apparences cristallines qui expliquaient les paroles de Rose. Paul riait maintenant aux éclats. La petite Rose, ne comprenant pas ces rires, ouvrait ses grands yeux bleus, le doigt toujours tendu vers la montagne, blanche comme un énorme pain de sucre aux cassures pailletées d’argent. Elle était jolie à croquer, avec ses cheveux emmêlés, l’étonnement naïf de son minois rose et son air très sérieux, un peu piqué. Louise la prit follement entre ses bras. Toute souriante aux questions répétées de la fillette, elle oublia son chagrin. Sa tranquillité persista durant la journée. Même, dans l’après-midi, entendant Jean chantonner une romance qu’ils fredonnaient ensemble au temps de leurs fiançailles, elle se sentit heureuse et joignit sa voix grêle et chevrotante de faiblesse à la voix profonde de son mari.
Mais, malgré qu’elle en eût, les jours suivants, elle fut reprise de languitude, tourmentée par le mal du pays. Cela lui venait surtout le matin, dans son lit, où, leur installation terminée, elle s’oubliait à paresser, fatiguée par sa grossesse difficile, pendant que Jean s’occupait de ses élèves et surveillait Rose et Paul, jouant dans le jardin.
Son état souffrant la prédisposait à ces accès de nostalgie. Essayait-elle de se lever pour se débarrasser, en agissant, de la mélancolie qui la prenait ? Elle se sentait les jambes molles, incapable d’aucun effort, de jour en jour moins vaillante ; des étouffements l’oppressaient ; elle avait des battements de cœur et des étourdissements causés par l’anémie de son corps épuisé. Et telle était bientôt sa grande lassitude qu’elle se rejetait incontinent sur son lit, à demi vêtue. Alors, les yeux au plafond, elle rêvassait des heures entières. Son imagination lui évoquait le doux pays natal, les amis et connaissances qu’elle y avait laissés, parmi des souvenirs d’heures paisibles et heureuses. Elle regrettait ces promenades dominicales où elle passait, dans les groupes, au bras de son mari, sous le frais ombrage des platanes, suivie d’un regard d’envie par ses anciennes compagnes de magasin. Et, tout à coup, dans une détresse affreuse d’âme, accrue par la solitude et le silence de la chambre, elle enfouissait sa tête au creux de l’oreiller et, secouée de gros sanglots, pleurait amèrement le passé.
Jean la surprenait souvent au milieu de ces crises de larmes, alors qu’il venait, entre temps, s’assurer de son état. Il la grondait avec des câlineries, mais, maladroit, ne réussissait pas toujours à l’apaiser, à la consoler. Tendrement, il lui conseillait de sortir, de promener les enfants autour de Maleval, de profiter pour se distraire de ce beau temps d’automne.
Elle y consentit. Une après-midi, se sentant mieux, elle emmena Rose et Paul, joyeux de cette sortie inespérée. Mais lorsqu’en traversant le village, elle se vit le point de mire de tous les regards, ne put accrocher le sien à des aspects coutumiers, l’arrêter, le reposer sur une figure connue ou amie, elle n’y résista point. Les yeux pleins de larmes, entraînant vers la maison ses enfants étonnés de ce brusque retour, elle revint précipitamment chez elle, rêver au pays natal, énervée aux paroles consolantes de son mari.
Cependant Jean s’entêta, inquiet. A tout prix, il voulut l’arracher à ces songeries déprimantes, coupées de plaintes puériles. Le dimanche et le jeudi, jours de congé, il réussit à l’entraîner hors de la maison où elle se consumait en nostalgiques regrets. D’abord, ils s’écartèrent du village, loin des regards curieux, qui étaient une souffrance pour Louise. La paix automnale des champs qui, sous les splendeurs roses des crépuscules, semblaient déjà plongés au grand rêve si proche des hivers ; le recueillement des combes, dont les échos endormis s’éveillaient aux appels des enfants amusés ; l’isolement des blanches routes, bordées de platanes roux ; les haltes dans les taillis de chênes-verts d’où, à leur approche, les merles s’enfuyaient avec des cris apeurés, resserrèrent leur intimité et ramenèrent lentement un peu de quiétude et d’oubli dans l’âme frissonnante et endolorie de Louise. Les gaietés turbulentes de Rose et de Paul, leurs gambades et leur babil l’intéressèrent. Devant les aspects et les étrangetés de ce pays si neuf pour eux, nés dans les plaines, la surprise des enfants se manifestait fréquemment par des interrogations drôles, des rapprochements imprévus, des réflexions d’une bizarrerie telle que Louise, distraite et réjouie, en oubliait son mal et s’habituait à sa nouvelle vie.
Souvent, assise à l’ombre, pour se reposer, elle retrouvait son sourire à voir son mari redevenir gamin, s’ébattre autour d’elle avec Rose et Paul. Même leurs éclats de rire la gagnaient lorsque Jean feignait de poursuivre Rose fuyant devant lui ainsi qu’un oiselet aux allures hésitantes, les bras étendus et battant l’air, comme de faibles ailes, poussant de légers cris, ou lorsqu’il se dissimulait prestement derrière un arbre, un buisson, un rocher pour s’en élancer brusquement, en criant : « Coucou ! Coucou ! » à la joie délirante des petits.
Jean, s’apercevant que Louise était plus gaie, moins rêveuse, après ces sorties, prétexta que ses occupations professionnelles l’absorbaient et insista, maintenant qu’elle connaissait un peu le pays et les gens, pour qu’elle fréquentât elle-même chez les fournisseurs. Louise y rencontra quelques femmes avec lesquelles elle s’arrêta à causer. Les attentions, les flatteries qu’on eut pour elle, un certain respect qu’elle remarqua chez ces paysannes, enchantées de lier conversation avec une si gentille « damette » et de cancaner sur les affaires d’autrui, lui furent autant de distractions qui lui rendirent le séjour de Maleval moins antipathique. Ses abattements journaliers, sans disparaître tout à fait, devinrent plus rares, moins profonds. Elle se plut à rapporter à Jean, par le menu, les causeries qu’elle avait, soit avec l’une, soit avec l’autre. Des relations même se nouèrent ; elle alla chez des voisines qui, à leur tour, vinrent coudre auprès d’elle, dans la salle de la mairie, qui servait peu et appartenait, en réalité, à l’instituteur.
« Allons, la voilà acclimatée, » se disait Jean. Il constatait avec satisfaction le changement qui s’opérait. Cependant, Louise aurait voulu se lier avec l’institutrice ; mais mademoiselle Bonniol, très discrète, restait à l’écart. La vieille demoiselle se montrait toujours aimable et souriante dans leurs rencontres. Mais un peu maniaque, adorant son chez soi, elle sortait rarement. Sa classe faite, elle se claquemurait dans son logement, où on l’entendait tout le temps causer puérilement avec son bel angora blanc ou avec ses canaris en cage. Dévote, mais sans air revêche, elle allait prier à l’église tous les soirs, ou tricoter avec la sœur du curé, son amie, une vieille fille de son âge. Pourtant, de temps en temps, elle se glissait timidement chez Coste, apportait des sucreries à Rose et à Paul et les emmenait chez elle ; ce qui ravissait surtout Rose, qui aimait tant le « moumou blanc et les zoizeaux jaunes » de mademoiselle.
Si Louise parlait de moins en moins de Peyras, elle donnait à Jean d’autres soucis. L’époque de sa délivrance approchant, sa fatigue augmentait. À cause de sa faiblesse croissante, elle n’était plus d’aucune utilité dans la maison. Tout le dernier mois, elle le passa, sans remuer de sa chaise basse. Heureusement les propos médisants des voisines, empressées autour d’elle, la distrayaient. Jean, en dehors des heures de classe, ne la quittait plus, la baisottant sur les yeux, lui prodiguant ses tendresses inépuisables. Attentif à ses gestes, soumis à tous ses caprices, il corrigeait à ses côtés les devoirs d’élèves ou grossoyait les arrêtés du maire ou les pièces du secrétariat.
Certes, le pauvre garçon aurait eu besoin, lui aussi, de repos, de vie calme. Il ne le sentait souvent que trop. Faute de temps pour la préparation des leçons, il se trouvait parfois embarrassé, hésitant devant ses élèves. Mais, tout en se le reprochant, il s’avouait l’impossibilité de faire autrement.
L’argent manquait ; on ne prenait une femme de ménage que rarement, pour la lessive et encore ! Aussi, outre son labeur professionnel, l’instituteur profitait-il de ses loisirs pour mettre tout en ordre dans la maison ; il nettoyait, balayait, cuisinait tant bien que mal ; c’était lui qui lavait, couchait et soignait les enfants ; lui que le soir, une fois tout son petit monde au lit, on aurait pu voir, si les volets n’eussent été clos, un tablier de cuisine ceignant les reins, essanger du linge ou laver la vaisselle. Après quoi, il se, couchait, harassé ; mais, malgré sa maigreur, il avait reçu de ses ancêtres paysans une robuste constitution et dormait les poings fermés jusqu’à l’aube, à moins que Louise ne réclamât quelques menus soins pendant la nuit. Le matin, il se réveillait dispos, plein de courage, et s’attelait aussitôt à sa rude besogne, sans se plaindre, gardant, pourvu que sa Louise lui sourît et ses enfants aussi, sa gaieté inaltérable et sa précieuse insouciance.
Pourtant la situation ne s’améliorait guère. La vie était aussi chère à Maleval qu’à Peyras. Les cinq cents francs qu’il avait en moins lui eussent été bien nécessaires. Pouvait-on nourrir Louise si débile avec des pommes de terre ou des légumes secs ? Déjà, aux premiers jours de novembre, il avait payé le retard ; mais, comme par le passé, il s’était trouvé sans avance pour le mois à courir, car, fidèle à ses engagements, il avait envoyé vingt francs — presque tout ce qui lui restait, les fournisseurs payés — à son tailleur de Peyras.
— Est-ce que tu recevras bientôt de l’argent ? — demandait Louise, inquiète.
Et Jean répondait, plein d’assurance, ne fût-ce que pour la tranquilliser :
— Oh ! tu sais, ils ne se pressent guère d’habitude… Ces bureaux, il leur faut des mois et des mois… mais ils se décideront à la fin ; tiens, quelque chose me dit qu’avant quinze jours nous palperons quelques beaux louis jaunes.
Rien ne vint pourtant. Si, un pli timbré de l’inspection académique, lequel fit battre le cœur de Coste. Pris de peur à l’idée d’un simple refus de secours, il se cacha dans sa classe, avant d’en déchirer les bandes. Un voile — peut-être une larme — passa devant ses yeux ; le papier ne contenait que ces mots :
- Aucun crédit n’étant depuis deux ans inscrit au budget départemental pour frais de déplacement, on ne pouvait ni accueillir ni même s’expliquer la demande de secours faite par M. l’instituteur de Maleval.
- Jean pâlit, songeant à l’avenir.
— Que va dire Louise ?
Dans l’état où se trouvait sa femme, il décida de lui cacher sa déconvenue ; il éluderait toute question ou répondrait évasivement.
Néanmoins, il se refusait à croire l’avenir compromis ; il se livra à des calculs, à des projets que son cœur excellent faisait naître et approuvait, mais qui n’étaient que le fruit incertain de ses illusions indéracinables, de son ignorance de la vie matérielle. Si bien qu’il se promettait d’économiser, de rogner sur ses maigres dépenses, de dénicher des travaux rémunérateurs mais chimériques, de passer ses veillées, ses nuits, s’il le fallait, à faire des écritures, des copies productives, tout cela sans se rendre compte du peu de ressources qu’offre Maleval et des refus qui accueilleraient ses tentatives chez les huissiers, avoués ou notaires du chef-lieu ou des environs.
Coste ne pensait, en effet, qu’à une chose : c’est qu’il lui faudrait plus d’argent maintenant : ses charges allaient augmenter ; Louise serait incapable d’allaiter l’enfant qui naîtrait ; donc, c’était son devoir à lui de se débrouiller, de travailler double ; et il s’illusionnait, espérant encore qu’avec du courage et de la persévérance il finirait bien par se tirer de ce mauvais pas.
Pour comble de malechance et au prix de quelles souffrances, qui la laissèrent à moitié morte, Louise accoucha, en décembre, de deux jumelles. Elle se rétablit lentement ; malgré sa faiblesse extrême, elle avait l’âme chevillée au corps ; mais qu’elle était pâle et chétive !
Le médecin prescrivit un régime réconfortant, partant très coûteux, et un repos complet. Aussi, à la fin du mois, Jean s’aperçut-il que son traitement de cent francs ne lui suffirait pas à se liquider. Un monceau de notes s’étaient entassées chez lui. Pour ne pas rester entièrement sans le sou, il paya les dettes criardes et attendit pour les autres, forcément. Son bon cœur l’empêcha de récriminer contre le sort. Il se mit à aimer et à bercer les deux bessonnes, tout en cherchant un moyen de sortir d’embarras.
Il écrivit à des amis, sollicita un emprunt. Tous alléguèrent divers prétextes pour refuser de lui venir en aide. Nouvelles désillusions ! Mais son dévouement et ses espoirs tenaces lui donnèrent le courage d’insister auprès de l’un d’eux qui, depuis l’enfance, lui était cher et qu’il savait dans l’aisance. Celui-ci se fâcha presque et répondit, non sans humeur, par un second refus, sèchement motivé. De la rancune s’amassait au cœur de Coste.
En ces circonstances, il n’eut cependant qu’à se louer de ses voisins et des parents de ses élèves. On lui rendit maints services, on envoya des douceurs à Louise. Mademoiselle Bonniol surtout se montra très serviable. Souvent, elle vint s’asseoir au chevet de Louise. On la voyait apparaître chaque fin d’après-midi, le visage souriant, avec son tricot et son angora blanc. Rose s’emparait aussitôt du « moumou » et en jouait comme d’une poupée. Volontiers, le chat très familier se laissait, en ronronnant, caresser par les menottes potelées de l’enfant et fermait ses beaux yeux pers, aux paroles zézayantes de la mignonne qui le berçait et l’embrassait sans cesse.
Toutefois, par des indiscrétions et des plaintes échappées à Louise devant les voisines et aussitôt colportées par elles, on devina la gêne croissante de l’instituteur et on en glosa, ce qui produisit un détestable effet sur la plupart des paysans peu enclins là-dessus à la pitié. Moins préoccupé, Coste eût pu remarquer certains sourires moins que charitables, quand il croisait certaines gens, dans les rues du village.
Le premier jour de l’an, il eut une bonne surprise. Une tante de sa femme envoya pour les enfants un louis de vingt francs qui fut fêté.
— Tiens, — dit-il joyeusement, — ce sera pour le baptême.
VII
Ce baptême, fixé pour le second dimanche de janvier, rendait Coste fort soucieux. Il redoutait, depuis l’accouchement de Louise, que ses beaux-parents ne vinssent s’installer, plusieurs jours, dans sa maison. Louise exprimait le désir d’avoir sa mère auprès d’elle. Il n’osa la contrarier ni lui avouer tout à fait les embarras d’argent, de plus en plus graves, où il se débattait.
Il avait donc écrit et attendait impatiemment une réponse. Passe encore sa belle-mère. Elle pourrait lui être une aide précieuse. Mais il connaissait son beau-père et appréhendait son arrivée. Une fois à Maleval, il n’en partirait que difficilement. C’était presque avec effroi que Jean, qui, à cause de sa chère Louise, aimait pourtant ses beaux-parents, supputait les nouvelles dépenses que nécessiterait la visite du menuisier. Celui-ci, lier de son gendre l’instituteur, serait heureux de jouer au monsieur et de dépouiller son bourgeron parmi des paysans ébaubis de ses allures et de son bagou. Il s’acoquinerait volontiers à Maleval, mangeant et buvant sans compter, payant des bocks à l’un et à l’autre, en bon prince, et faisant ainsi au café des dettes au nom de son gendre, à qui il laisserait sûrement le soin de régler ses fantaisies et ses beuveries coûteuses. Oui, un réel tourment pour Coste qui, néanmoins, n’en soufflait mot à sa femme, trop aveugle pour ses parents qui l’avaient gâtée et qu’elle adorait. S’ils venaient, il leur ferait, quelque dépit qu’il en eût, bon accueil et bon visage comme un fils. Jamais Jean n’aurait avoué, d’ailleurs, sa gêne à son beau-père et à sa belle-mère. Ils lui auraient amèrement reproché sa misère, inexplicable pour eux, comme une tromperie odieuse.
Et il sentait son cœur se serrer jusqu’à lui faire mal.
Une lettre, timbrée de Peyras, lui parvint enfin. Jean poussa un soupir de soulagement après l’avoir lue. Sous prétexte que le travail pressait, son beau-père lui mandait l’impossibilité où ils se trouvaient de s’absenter un seul jour. Ils étaient heureux, ajoutait-il, de savoir Louise délivrée et hors de danger. Il ne fallait donc pas compter sur eux pour le baptême des bessonnes ; mais le beau temps venu, ils espéraient que Louise et les enfants iraient passer quelques jours chez eux, à Peyras.
Si Jean respira d’aise, il ne se trompa pas sur la valeur du prétexte invoqué par son beau-père. Il connaissait les habitudes dépensières du menuisier, ouvrier excellent, mais joueur enragé.
— Heureusement pour moi qu’ils n’ont pas eu le sou pour le voyage, murmura-t—il. Sans doute, la dame de pique a nettoyé le gousset du beau-père…
Louise pleura en apprenant la résolution de ses parents. Elle aussi, sans en rien dire, en comprit la véritable cause et elle regretta fort de ne point pouvoir leur envoyer l’argent nécessaire. Mais elle n’insista pas : Jean endormit son chagrin par la promesse de les envoyer, elle et les petits passer quinze jours à Peyras, au printemps prochain.
— Vois-tu, — lui dit-il, pour répondre à l’éternelle objection du manque d’argent, — ce sera un moyen d’économiser. Le voyage payé, vous n’aurez rien à dépenser, là-bas… Et moi, je m’arrangerai tout seul ici pour vivre de peu… Tu iras donc sûrement.
Le baptême se célébra simplement. M. et Mme Rastel acceptèrent d’être les parrain et marraine d’une bessonne. L’autre dut se contenter d’un voisin obligeant et de Mlle Bonniol.
Une bouteille de vin blanc et quelques gâteaux secs parèrent à la dépense. Le maire et sa femme offrirent à leur filleule un hochet d’ivoire, aux grelots d’argent — une inutilité. Mlle Bonniol donna, elle, une brassière en laine qu’elle avait confectionnée elle-même ; le voisin, un paysan, trouva que c’était bien assez d’avoir payé le cierge du baptême, pour se dispenser de tout cadeau, et ne donna rien.
Dans le village, on déclara, après la cérémonie, que l’instituteur, pour être un monsieur, « ne faisait guère bien les choses » : ni fête, ni dîner, une simple collation, et encore ! c’était maigre ! Et on se moqua, entre soi, de la gêne de ce fonctionnaire en redingote, de cet étranger.
Quinze jours plus tard, Coste reçut une seconde lettre : elle était de sa mère, veuve depuis deux ans et qui vivait seule dans son village. Par la main d’un voisin complaisant, elle lui annonçait que, devenue aveugle tout d’un coup, elle n’avait désormais qu’à compter sur le fils, pour lequel, elle et son mari, avaient « mangé tout leur saint-frusquin ». Depuis la mort de son homme, tué par le chagrin de voir ses quatre coins de vigne ruinés par le phylloxéra, puis vendus pour payer leurs dettes, elle avait besogné tant qu’elle avait pu et, vaille que vaille, gagné sa pauvre vie ; maintenant, si son fils ne l’hébergeait pas, elle n’avait pour recours que la charité publique, à moins « d’aller crever comme une mendiante dans un hôpital ».
Jean fut atterré par cette nouvelle — un coup de massue fait pour l’achever. Trop bon fils, il n’hésita pas une minute ; mais il eut une révolte contre le mauvais sort qui l’accablait. Louise, à qui il communiqua aussitôt la lettre, fondit en larmes.
— Et moi qui croyais, — fit-elle tristement — que ta mère avait de l’argent.
Ces mots donnèrent quelque espoir à Coste ; sa mère, qui sait ? l’aiderait peut-être.
— Je le crois aussi, — répondit-il ; — mais ce n’est pas certain. Elle s’en est toujours défendue, depuis leur saisie… mais elle est si économe…
— N’avait-elle pas, prétendais-tu, gardé une terre ?… Eh bien ! on lui dira de la vendre, si elle n’a pas d’argent.
— Là vendre, elle n’y consentira jamais. C’est tout ce qui lui reste et ce qu’elle a eu pour dot… Je connais ma mère : elle a l’orgueil du paysan. Déjà, elle a souffert de voir le bien de mon père mis à l’encan et dispersé au hasard des enchères… On lui arracherait plutôt le cœur que de la décider à se défaire du champ qu’elle tient de sa famille… Enfin qui sait ? elle aura peut-être une centaine de francs de côté et nous les cédera, quand elle s’apercevra de notre dénuement…
Le jeudi suivant, Jean partit. Il ramena sa mère que l’on appelait Caussette, diminutif de Causse, son nom de famille. Les frais du voyage allégèrent encore la pauvre bourse de l’instituteur. Pour grande que fût son envie, il n’osa, dès la revoir, questionner sa mère sur les ressources qu’elle avait.
Il serait temps plus tard, dans quelques jours, alors que la vieille femme, transplantée hors de son village, aurait fait connaissance avec son nouveau foyer et se serait réchauffée, à l’affection des siens, de sa froide solitude de deux ans. Oui, il lui parlerait le mois prochain et il se raccrochait éperdument à cet espoir, soulagé, par peur d’être déçu, à la pensée d’avoir encore quelques semaines de trêve, avant d’interroger sa mère. Il prévoyait, en effet, qu’elle résisterait, ne lâcherait pas facilement ses quelques sous, mais il espérait bien l’attendrir. Et, confiant, il attendit, travaillant du matin au soir, sans une seconde de repos, sans prendre haleine, car non seulement la table de famille s’était augmentée d’une place, mais la présence de l’aveugle était un surcroît de besogne et de tracas pour le courageux garçon.
Caussette ne pouvait se consoler d’avoir perdu la vue. Ce que l’homme a de plus précieux, n’est-ce pas lou sens et la bista ? (la raison et la vue), répétait-elle souvent, comme l’avaient répété avant elle tant d’ancêtres, devenus vieux et aveugles.
C’était une petite vieille, maigrichonne, toute hâlée et parcheminée par les travaux des champs et qui, jadis, avait été très active et très remuante. Les douleurs aux jambes et un labeur de près d’un demi-siècle, au vent, au soleil, aux gels et à la pluie, l’avaient ratatinée et courbée comme un de ces noueux ceps de vigne qu’elle avait tant travaillés de ses mains. Tout le long du jour, elle traînaillait de chaise en chaise, ne pouvant aller, à cause du froid, s’acagnarder au soleil, ou bien elle tournait et retournait sans relâche dans la cuisine et dans sa chambre. Parfois, elle s’asseyait au coin du feu et là, s’apitoyant sur elle-même, marmottait des prières à la Vierge, à tous les saints, des paroles où pleurait le regret du clair soleil, de la douce lumière. Peu à peu, sa voix s’élevait et, distincte, se répandait en plaintes infinies.
— Mon Dieu ! vierge Marie ! — geignait-elle, — c’est-il possible que je sois ainsi… Mon pauvre homme, tu es heureux, toi, de fumer les mauves… Oh ! cette nuit ! et ça sera toujours comme ça, brave Jésus !… Dire que je ne vous verrai plus jamais, jamais, mes mignons !
Et elle promenait ses mains sèches, dont le hâle terreux s’écaillait de blanc à la longue, sur les cheveux bouclés de Paul et de Rose, qui la regardaient étonnés et un peu effrayés par ces yeux blanchâtres et fixes qui, grands ouverts, ne voyaient pas.
Les lamentations continuelles et monotones de l’aveugle agaçaient Louise, très nerveuse et irritable depuis ses couches. La jeune femme commençait à se lever, après avoir gardé un mois le lit. Mais, pâle convalescente, elle souffrait atrocement d’étouffements et de fortes palpitations de cœur, au moindre effort. La présence de sa belle-mère ne lui plaisait que médiocrement. Jamais elle n’avait aimé les parents de son mari, la vieille surtout. Toujours ils l’avaient regardée comme une intruse, ne lui pardonnant pas tout à fait d’avoir usurpé, au foyer de leur fils, la place d’une autre plus riche et dont les écus les auraient sauvés de la ruine. Jadis, durant les quelques jours de vacances qu’elle et son mari, après le raccommodement, passaient auprès d’eux, ils affectaient de la traiter cordialement pour tromper Jean, mais, le cas échéant, une sourde rancune apparaissait, montait à leurs visages durs, presque haineux, et, peu sincères, ils ne lui ménageaient guère les allusions blessantes. Et Louise se les rappelait encore, avec amertume, ces heures écoulées auprès de ces deux vieux sans affection pour elle.
C’est pourquoi ce tête à tête journalier, au coin du feu, avec Caussette, à quoi l’hiver l’obligeait, l’importunait et l’aigrissait même. Car, à part soi, elle reprochait à l’aveugle de ne pas leur avoir spontanément offert ses économies. Puisqu’on la nourrissait, qu’avait-elle à garder ainsi son argent, cet argent qui eût tant fait plaisir à Jean et aurait chassé de son front les soucis qui l’assombrissaient ? Par manque d’affection et de confiance réciproque, de longs silences régnaient entre les deux femmes. Et bien souvent, Louise se mordait la langue pour retenir le mot impatient qu’attiraient, sur ses lèvres, les paroles pleurnicheuses de sa belle-mère. Elle tenait à ne pas l’irriter, afin que la vieille femme se montrât pitoyable, lors de l’explication décisive que Jean retardait de jour en jour.
— Qui nous dit qu’elle a quelque chose ? — murmurait-il parfois pour excuser ses hésitations grandissantes.
Mais Louise se refusait à croire que Caussette n’eût pas d’argent et ne le conservât jalousement, par avarice de vieux. Elle avait remarqué que, chaque fois qu’elle pénétrait dans la chambre des enfants, où couchait aussi l’aveugle, celle-ci la suivait, méfiante, prêtant l’oreille, et ne la quittait pas d’une semelle.
— Sûrement, elle a son magot dans la malle, pensait Louise. Elle a peur que je fouille dans ses frusques et que je déniche ses écus… La preuve, c’est qu’elle ne l’ouvre jamais devant nous, cette malle… Et dire que nous pâtissons, que nous avons juste du pain à manger… Oh ! la vieille avare !
En des heures troubles où grouillent tous les mauvais instincts tapis dans les replis de l’âme, Louise en vint parfois à souhaiter la mort de Caussette. Au moins, si on ne trouvait pas d’argent, on pourrait vendre la terre et se délivrer de cet arriéré si lourd à traîner et qui pesait sur l’existence de Jean.
Louise poussait journellement son mari à faire appel à la bourse de Caussette. Mais Jean hésitait, peu rassuré, se demandant comment sa mère répondrait à sa démarche. Puisqu’elle se taisait chaque fois qu’on faisait allusion au chapitre des dépenses, c’est ou qu’elle ne possédait rien ou qu’elle voulait garder son argent. Et il tergiversait, bien que Louise le pressât ardemment de se décider.
Pourtant il était, lui, le plus malheureux de tous, car il assumait tous les soucis et toutes les fatigues. Après sa tâche déjà pénible de la journée, il continuait à s'occuper du ménage : Louise était tout juste capable d'allaiter au biberon les deux bessonnes et de veiller sur elles. Aussi les épaules voûtées, les mains gercées de Jean disaient ses travaux si rudes et ses yeux se cernaient de ses veilles et de ses nuits sans sommeil.
Chaque matin, avant la rentrée des élèves, il se rendait chez les fournisseurs qui, irrégulièrement ou mal payés, n'avaient plus guère de considération pour un si pauvre hère et ne lui épargnaient ni les airs grognons ni les rebuffades. Que de fois il rentrait abattu, ayant perdu sa belle insouciance de naguère, à ruminer sans cesse les mêmes pensées sombres d'angoisse! Et à peine dans sa maison, au lieu de calme, au lieu du paisible intérieur qu'il rêvait, il retrouvait les giries de sa mère aveugle et les grands yeux si tristes de sa femme maladive et si pâle. Il ne recouvrait un peu de tranquillité que dans sa classe, où, ses élèves en allés, il se retirait parfois, pour y pleurer en paix.
Louise devinait les tortures de son mari et, oubliant par moment ses propres souffrances physiques, se montrait touchée du dévouement silencieux de Jean. Alors, elle se faisait à son tour aimante et câline, le plaignait de sa vie si remplie de luttes et de peines et s'accusait d'être une malade, une « propre à rien ». Leurs baisers et leurs caresses n'en étaient que meilleurs et versaient dans leurs cœurs quelques minutes d'oubli. Puis, unis dans leur tendresse douloureuse, ils regardaient ensemble l'avenir si noir et tâchaient à trouver un moyen de sortir de l'impasse. Car, chaque mois, c'était la même chose: le traitement de Coste s'évanouissait comme une fumée, sans laisser de trace dans leurs doigts, et les dettes, éteintes d'un côté, s'accroissaient d'autant de l'autre.
— Mais aussi pourquoi ne parles-tu pas à ta mère ? — insistait Louise avec douceur. — Je suis sûre qu’elle a de l’argent… Pourquoi ne vendrait-elle pas sa terre ?… Ça nous permettrait de nous libérer, d’avoir même quelques avances et, une fois le retard payé, la mauvaise chance conjurée, on vivrait petitement, mais on s’arrangerait pour joindre les deux bouts.
— Non, je n’ose pas… ce sera peine perdue… car plus j’y réfléchis, plus je crois que nous espérons inutilement… Je connais ma mère… Me croira-t-elle même et ne me fera-t-elle pas d’amers reproches ?… Elle est si malheureuse, la pauvre femme, d’avoir encore perdu la vue, qu’elle en est tout aigrie… Et alors ?…
— Raison de plus… puisqu’elle est malheureuse, elle s’apitoiera plus facilement. En outre, elle sent bien comme tu la soignes et elle comprendra qu’avec toutes nos charges, nous ne pouvons pas faire autrement.
— Tu as raison ; mais dans l’état où elle est…
— Ah ! dans l’état où elle est, — ne put s’empêcher de dire Louise, — il vaudrait mieux…
Elle n’acheva pas devant le regard épouvanté et si triste de son mari.
— Oh ! ma Louise, — murmura-t-il douloureusement, faut-il donc que tu souffres, toi aussi… Oh ! c’est affreux, la misère !… Oui — et sa voix sanglotait, — nous sommes bien malheureux, mais elle est ma mère et je me souviens combien elle m’a aimé, lorsque j’étais enfant…
— Pardon, mon Jean, pardon… Vois-tu, ma tête s’égare… je me sens mauvaise… Je suis si faible et puis si triste de te savoir si malheureux.
Elle se précipita, toute pleurante, dans ses bras. Il la consola.
— Cependant, — reprit-elle, — il faut en finir ; nos tracas augmentent. Rien ne t’empêche d’essayer… Elle t’aime et qui sait ? quand elle apprendra ce que tu souffres, toi et nos enfants, son cœur de mère s’attendrira et lui donnera la force de faire un sacrifice…
— Puisses-tu dire vrai, ma Louise ! — et il promit d’agir dès le lendemain.
VIII
Plusieurs jours s’écoulèrent et Jean hésitait encore.
— J’attends un moment propice, — disait-il à sa femme. — Va, j’agirai…
Mais, en présence de l’aveugle, son indécision le paralysait et il se sentait faible comme un enfant.
Un soir, pourtant, comme il rentrait d’une course où il avait eu à subir, de la part du boucher, le rappel brutal d’une note laissée en souffrance, et la menace de suspendre tout crédit, il se dit, presque en pleurant, qu’il ne pouvait supporter plus longtemps pareilles avanies, si dures pour son amour-propre, et qui compromettaient son métier.
Vers la fin du dîner, il fit un signe à Louise qui se retira dans sa chambre. Lui-même coucha Rose et Paul, le cœur serré, pâle, mais résolu.
— Ma mère, j’ai à vous parler, — dit-il à l’aveugle qui se disposait à gagner son lit.
Caussette tressaillit à la voix brève de son fils et maugréa.
Elle et Jean restèrent seuls en présence, dans la cuisine. Le feu du fourneau, alimenté au bois, s’éteignait. Une chandelle de suif jaune achevait de se consumer en charbonnant. Au dehors le vent grondait entre les rocs des montagnes, sifflait sur les toits qui palpitaient, et, se glissant sous la porte d’entrée, remplissait le vestibule de la maison de bruits aigus et déchirants, pareils aux cris d’âmes en peine, errantes dans les ténèbres.
Jean ne savait par quoi commencer. L’esprit flottant, il se leva, tisonna le feu, y jeta une bûche et rapprocha sa chaise, le dos gelé, le cœur battant à grands coups.
Un silence pénible se fit, tandis que les clameurs des rafales hurlaient dans la vallée et dans les combes voisines, telle l’approche d’une foule de géants en marche. Tout tremblait.
— Eh bien ! — exclama Caussette, — quoi veux-tu me dire ?… On serait mieux dans son lit qu’à se geler le dos dans ta cuisine.
— Mère, — fit Jean avec effort, — nous sommes sept à manger maintenant… Je gagne à peine cent francs par mois… Louise est malade et ses couches… Sans réfléchir à l’énorme disproportion de situation et d’habitudes, à la grande différence de la vie paysanne et de celle de son fils, égoïstement la vieille l’interrompit et s’écria, émerveillée par ce chiffre qui représentait pour elle une grosse somme :
— Té ! pourquoi te plains-tu ? Je vous entends, toi et ta femme, vous plaindre sans cesse, depuis que je suis ici… Cent francs ! nous n’en avions pas tant avec ton pauvre père, à peine la moitié… Et pas moins, nous aurions vécu à l’aise, si tu ne nous avais pas tant coûté pour faire de toi un monsieur… Cent francs ! —ajouta-t-elle, en employant une expression locale imagée qui, chez les paysans sert à peindre le comble de la richesse, — avec cent francs, nous aurions eu des chevilles d’or !
Jean courba la tête sous le flux de ces paroles qui lui faisaient prévoir une défaite certaine ; mais le souvenir des hontes endurées fouetta son courage.
— Ecoutez-moi, mère, — supplia-t-il, — et soyez bonne comme quand j’étais petit… Cent francs, c’est beaucoup, il est vrai, pour vous… Mais songez que nous ne récoltons ni blé, ni huile, ni vin, comme vous, que nous autres, nous achetons tout, excepté l’eau… et puis j’ai eu tant de contretemps… Comme vous l’avez fait jadis pour moi, j’ai dû m’endetter pour que mes enfants et ma femme malade ne souffrent pas, pour venir à Maleval…
Caussette sursauta et ouvrit la bouche pour l’interrompre.
— Ne protestez pas, — s’écria Jean d’une voix ferme, en voyant combien peu ses paroles attendrissaient sa mère. — Je sais ce que vous allez me dire… Je devais demeurer là-bas, à Peyras ?… Mais ce qui est fait est fait et l’instituteur est obligé d’aller où ses chefs l’envoient… on ne consulte pas ses goûts… En tout cas, ce n’est ni le café, ni la mauvaise conduite qui ont été la cause de mes dettes… D’ailleurs, tout peut s’arranger… Que je paie mon retard et on pourra vivre tranquilles.
— Eh bien ! alors quoi ? — repartit la vieille, méfiante et un peu goguenarde.
— Eh bien ! je compte sur vous, mère ; vous avez quelque argent et…
— Tout ça, c’est des menteries, — cria l’aveugle en éclatant ; — tout ça, c’est pour m’escroquer mes sous… C’est pas vrai que tu as des dettes… non, non !
Et, mauvaise, avec de la haine sur son visage tout ridé :
— C’est encore ta femme qui te pousse, pour avoir de quoi se fignoler et se mettre de beaux affiquets sur les épaules et sur son tant joli museau !… D’ailleurs, c’est pas vrai que j’ai de l’argent… Tout y a passé, entre les mains des huissiers… Tes écoles, tes livres nous ont ruinés ; nous t’avons nourri jusqu’à vingt ans sans rien faire ; jamais tu ne nous as gagné un sou… Vois-tu, si ton père est mort, c’est du chagrin d’avoir trimé, de s’être esquinté pour en arriver à voir nos terres vendues comme à des feignants…
Elle pleurait. Jean aurait voulu mettre fin à cette pénible scène ; mais, malgré tout, un faible espoir d’attendrir sa mère lui restait.
— Non, mère, je ne vous mens pas… Vous pourrez vous informer auprès des fournisseurs et ils vous diront ce que je leur dois…
— Oui, après t’être entendu avec eux pour me dépouiller, brigand.
— Mère, je vous en prie, — supplia-t-il avec des larmes dans la voix ; — je suis si malheureux et si vous y voyiez…
— Si j’y voyais ! je ne t’embêterais pas longtemps, va ! Je m’en irais chez nous, gagner ma vie, ingrat… Ah ! je sais que ta femme ne m’aime pas… je le sens bien que je lui suis à charge, depuis mon arrivée… Pourvu qu’elle s’attife, se dorlote, fasse sa mijaurée, elle se soucie peu de ta pauvre mère qui est assez malheureuse de ne plus y voir sans être ainsi tourmentée…
Ce haineux parti-pris contre sa femme faillit faire perdre à Jean patience et respect ; il se contint et, très humble :
— Mère, vous êtes injuste… Louise est malade et ne dépense rien pour sa toilette… J’ai quatre enfants ; le malheur nous en veut et si nous sommes gênés…
— Si tu es gêné, est-ce ma faute ? — interrompit durement l’aveugle. — Tu as quatre enfants ? puisque tu les as faits, nourris-les maintenant ; ils n’ont pas demandé à venir, eux… Et puis, et puis tu cherches à me gourer… Si ce que tu dis est vrai, tant pis pour toi… tu l’as voulu… Tu aurais dû nous écouter, ton pauvre père et moi… Au lieu de ta sansle-sou, tu aurais épousé Léocadie, une fille bellasse et qui t’apportait du bien liquide et des écus… Ça t’aurait permis de nous soulager et d’empêcher qu’on vende nos vignes, comme à des flibustiers…Oui, tant pis pour toi… je te répète que je n’ai pas d’argent. Jean écoutait sans colère, comme hébété. Une lassitude immense l’accablait. Cette rancune persistante qu’il croyait disparue depuis des années, ces reproches haineux à l’adresse de Louise, cette avarice égoïste qui transparaissait hideusement sur la face de sa mère, tout cela le blessait au profond de son amour filial.
Mais il a tout à coup une lueur d’espoir. Caussette, comme épouvantée par ce silence que rendent plus sinistre les bruits effrayants du dehors, vient de parler et il semble à Jean qu’une émotion tremble dans la voix de la vieille femme.
— Ah ! si j’avais de l’argent, — concède-t-elle adroitement et comme prise de pitié, — je ne dis pas non… on pourrait voir si ce que tu dis est vrai.
Jean est tombé aux genoux de l’aveugle.
— Mère, — sanglote-t-il, — vous m’avez toujours bien aimé… Croyez-moi et soyez bonne à votre fils malheureux, à votre Jean… Puisque vous n’avez pas d’argent, eh bien !…
— Eh ! quoi ? — dit Caussette, tournant vers lui son masque brun, sillonné de grosses rides, et que trouent ses yeux blancs où un reflet s’allume comme un regard.
À ce moment, un coup de vent secoue la porte et la chandelle s’éteint brusquement. L’obscurité envahit la pièce une bande de clarté rouge sort du fourneau et frappe en plein la figure de la paysanne dont un rictus semble contracter les lèvres. Jean s’est levé pour allumer une autre chandelle ; son regard tombe sur le visage de sa mère et, à le voir si dur, si fermé à toute pitié, presque hideux dans cette lueur rouge, il se détourne, il se sent de nouveau vaincu et un sanglot déchire sa poitrine. A tâtons, il cherche une allumette sur le rebord de la cheminée pleine d’ombre.
— Tu ne dis plus rien ! — s’écrie Caussette qui ne se rend pas compte de l’obscurité qui règne dans la cuisine. — Tu fais semblant de pleurer !… Que remues-tu ?… Pourquoi marches-tu ?… Mais réponds-moi, Jean.
Ces mots sortent d’une gorge serrée. Le silence de son fils remplit Caussette d’épouvante. Elle se rappelle ces enfants qui tuent leurs vieux parents pour hériter. Instinctivement elle recule sa chaise, les mains en avant, pour repousser et se défendre.
— J’allume une autre chandelle, l’autre venant de s’éteindre, — répond enfin Jean qui, heureusement, tourne le dos à sa mère et ne remarque pas le trouble ni l’épouvantable geste par lequel se trahit l’horrible pensée de l’aveugle.
— Ah ! — soupire Caussette, soulagée. Jean s’est rassis. Méfiante, l’aveugle pose sur lui ses regards blancs et fixés qui semblent voir. La dureté de ses traits, éclairés de nouveau, paraît s’accroître. Une souffrance vive fouille, comme une pointe acérée, le cœur de Coste. Et, dans la déroute de ses espoirs, le cerveau vide, il se prend la tête entre les mains et fond en larmes. Alors, des mots entrecoupés, des paroles de supplication ardente, jaillissent de son être vaincu, comme une prière, comme une plainte éperdue d’enfant :
— Mère, mère… je vous en prie… soyez bonne… secourez moi… tirez-moi de là… si vous saviez tout ce que j’ai souffert… tout ce que je souffre… Mère, vous le pouvez… soyez pitoyable… Et il joint les mains vers elle comme si elle pouvait le voir.
— Mais je n’ai pas d’argent, entends-tu… pas un sou. Que puis-je faire ?… hélas ! rien…
On dirait qu’elle s’attendrit, enfin, que l’appel sincère et désespéré de son fils la touche.
— Mais, — murmure Jean palpitant d’espoir, — si vous vendiez votre terre…
Caussette l’interrompt. Comme une furie, elle se lève ; les mains sur la tête, elle invoque tous les saints et, d’une voix sifflante, comme pour maudire, elle crie :
— Vendre ma terre !… tout ce qui me reste des Causse, des miens !… Ce n’est donc pas assez que les vignes de ton père soient à Pierre et à Paul… tu voudrais que j’en fasse autant pour ma terre !… O fils ingrat ! elle t’a donc bien changé ta méchante femme… Vendre ma terre ! me dépouiller tout à fait !… Attends au moins que je sois crevée… Après, tu boufferas tout avec ta sans-le-sou, si tu veux… Ah ! tes pauvres enfants ! vous ne leur laisserez pas seulement une chemise pour se couvrir… oui, vous leur mangerez le vert et le sec, dépensiers, sans-soucis… Je n’ai rien et je ne vendrai rien… Non, non, non !
Précipitamment, au risque de se cogner aux meubles, elle regagne sa chambre et, la porte fermée, on l’entend qui crie encore :
— Mon Dieu ! sainte Vierge ! ils me feront mourir à petit feu… Vendre ma terre ! oui, pour m’envoyer à l’hôpital ensuite… Cette vilaine femme, comme elle me l’a changé, mon enfant ! Jean, lui qui était si doux et si bon autrefois… Ah ! il l’a connue pour notre malheur à tous !…
Jean était resté auprès du feu, tête basse, l’œil sec. Il se leva enfin.
— Elle a refusé, n’est-ce pas ? — dit Louise, en le voyant entrer.
— Tu nous as entendus ? — demanda Jean anxieux et très pâle.
— J’ai entendu crier, mais avec ce vent… Que t’a-t —elle donc dit ?
— Ah ! Louise, elle ne me croit pas, — répondit-il avec un grand découragement.
— Pourtant, elle en a de l’argent ; elle rôde assez autour de moi, quand je rentre dans sa chambre… Si je puis y mettre la main dessus, elle criera, mais tant pis…
— Non, Louise, tu ne feras pas cela… Ne parle pas ainsi, j’en souffre trop… D’ailleurs, elle ne peut pas avoir une grosse somme… Seule, la vente de la terre nous tirerait d’affaire et elle ne veut pas, elle ne voudra jamais…
— Alors, que ferons-nous ? — sanglota Louise. Jean eut un geste vague de désespérance et souffla la lumière.
Dans la chambre voisine, l’aveugle couchée continuait à se lamenter ; mais sa voix était couverte par les mille voix géantes du vent s’engouffrant aux cavités des rocs qui grondaient et sifflaient, ébranlant les toits qui râlaient, affolant les girouettes qui grinçaient, s’aiguisant aux fentes des portes et fenêtres qui pantelaient et craquaient, concert d’épouvante, bruits lugubres, sonorités étranges, hurlements de bêtes invisibles et démuselées.
IX
Du temps passa. Toujours mêmes ennuis, toujours mêmes soucis.
Chaque premier jeudi du mois, Coste, pour économiser les trente sous que coûtait la diligence, se rendait maintenant à pied chez le percepteur du canton, faisant ainsi douze kilomètres à l’aller et autant au retour. Il partait de bon matin et, évitant la grand’route, prenait des sentiers détournés, à travers bois, ce qui allongeait son chemin. Il espérait ainsi cacher son départ qu’il croyait humiliant, et ne pas s’exposer à des rencontres ennuyeuses. Voyait-il quelqu’un apparaître au loin, il se dissimulait promptement dans un fossé, derrière un fourré de chênes, de peur d’être connu, interrogé, d’avoir à rougir en donnant un prétexte sur ses promenades matinales. Cette crainte ne le quittait pas même après son arrivée au chef-lieu de canton. Comme c’était le jour du marché, il redoutait toujours de se trouver face à face avec un paysan de Maleval, lequel aurait témoigné un certain étonnement de voir M. l’instituteur si poussiéreux, et venu au marché « avec la voiture de M. Soulier », comme on dit là-bas. Aussi suivait-il les ruelles désertes, jusqu’à l’habitation du percepteur, sise dans un faubourg de la petite ville.
À peine avait-il touché son traitement mensuel qu’il courait chez le pharmacien acheter les médicaments de Louise et écorner l’unique « fafiot bleu » qu’il serrait dans sa main. Il repartait à la hâte, fuyant les abords des cafés et du marché, heureux de s’éloigner avant l’arrivée de la diligence et des paysans de Maleval, de s’enfoncer sous bois, à l’abri des regards, en des sentes pierreuses et rarement fréquentées, si ce n’est par les chèvres, les pâtres et les « bosquetiers ». Il avait de sa misère comme une pudeur maladive, très susceptible, qui lui faisait prendre mille précautions, mettre du mystère dans les actes les plus naturels pourtant, dissimulant tout par crainte d’attirer l’attention, d’être remarqué et critiqué, d’avoir honte enfin.
Puis, à Maleval, c’étaient des calculs infinis pour parvenir à satisfaire les créanciers. Il s’ingéniait à cela, consultait ses carnets, additionnait, soustrayait, noircissant des bouts de papier pour en arriver toujours à cette constatation désespérante, que les ressources dont il disposait ne lui suffiraient pas. Alors il se décidait à payer là une note trop en retard, à donner ici un acompte, après quoi il restait comme auparavant les mains vides et était obligé de se rendetter, de rouvrir les « trous » qu’il venait de combler.
Car, faute d’avances, il se remettait à acheter tout à crédit, payait plus cher, n’osait marchander ni refuser telle marchandise trop coûteuse ou surfaite ou même de qualité douteuse, à la merci de certains boutiquiers, peu scrupuleux, qui profitaient de son dénuement pour l’humilier et l’exploiter. Et tandis que le mois s’écoulait, il passait son temps à rêver des économies impossibles, se reprochant les quelques cigarettes qu’il fumait encore, cherchant en vain un moyen d’augmenter ses insuffisantes ressources. Mais quelle que fût sa bonne volonté, en dépit de son travail acharné dans la maison, ses charges étaient trop nombreuses, trop lourdes, et ses dépenses, hélas ! ne diminuaient point.
À cause de Louise éternellement souffrante, de sa mère aveugle et encombrante, des deux bessonnes surtout, il était forcé de recourir, au moins deux ou trois fois par semaine, aux services d’une femme de ménage, qui, ces jours-là, lui prenait la moitié des trois francs qu’il gagnait lui-même.
Rose et Paul portaient des vêtements déchirés, des souliers éculés ; ses pantalons et ses vestons à lui montraient la corde, tenaient par miracle, s’en allaient au moindre accroc. Aussi, le soir, quand tout le monde était couché, bâillant de fatigue, les yeux picotants et brouillés de sommeil, il s’installait pour veiller dans la cuisine. Là, sous la lueur fumeuse d’une chandelle de suif, après avoir tracassé longtemps, tout lavé, tout balayé, machinalement il enfilait une aiguille, reprisant et rapetassant toutes les loques entassées sur une chaise, rafistolant maladroitement les chaussures avachies. Souvent les douze coups de minuit vibraient dans le nocturne silence qu’il était encore là, embesogné à ces ravaudages, le regard papillotant, ne pensant plus, sans qu’une larme vînt humecter sa paupière rouge. Et les jours coulaient semblables.
Il ne sortait plus que rarement, toujours à la nuit close, rasant les murs, à cause de ses vêtements minables et aussi pour fuir la rencontre de certains fournisseurs, chez lesquels il envoyait maintenant la femme de ménage, qui, on le devine, ne se faisait pas faute de commérer aux dépens de l’instituteur.
Pour comble, Louise, ébranlée dans son frêle organisme par ses maternités successives, ne se rétablissait pas, avec les jours sans fin coulant. Toujours faible et anémiée, elle ne semblait vivre que par l’éclat anormal de son regard, si brillant de fièvre, dans la matité spectrale de son visage maigre, pas plus gros que le poing, sous la masse de la chevelure en désordre. À la suite de plusieurs malaises et syncopes, Coste dut faire appeler le médecin d’un village voisin. Le médecin diagnostiqua une grande faiblesse, ne présentant aucun danger immédiat, mais nécessitant beaucoup de soins, une nourriture choisie, tant les forces de la jeune femme étaient épuisées par son accouchement. Même, au cours d’une visite, comme Louise se plaignait de fréquents étouffements, il conseilla d’amener la malade à un docteur célèbre de Montclapiers, pour le consulter sur ces palpitations de cœur très douloureuses.
Jean se désespérait ; trop soucieux de céler à sa femme ses préoccupations constantes, il affectait de ne lui en parler jamais ; il n’avait personne à qui s’épancher et vivait seul à seul avec ses mortels soucis d’argent. D’ailleurs Louise, malade et partant égoïste, ne l’interrogeait plus guère et se reprenait dans son isolement à regretter et Peyras et ses parents.
D’un autre côté, Caussette, tout en continuant de se lamenter sur la perte de ses yeux, boudait son fils et encore plus sa belle-fille qu’elle s’obstinait à ne pas croire malade. Depuis la scène de la nuit, elle s’imaginait que Jean et Louise étaient de connivence pour la dépouiller et ne parlaient parfois de leur misère que pour mieux la tromper. À part soi, elle bougonnait contre Louise, qu’elle se représentait comme la seule cause de sa ruine passée et de ses craintes présentes.
— Ah ! la feignante ! — grognait-elle, toujours haineuse. — Avoir le courage de laisser son homme lui laver sa vaisselle ! C’est douillet, ça… oui, pour fainéanter dans son lit, se faire servir de bonnes tranches, des côtelettes, du filet, des cervelles, pendant que nous mangeons, nous, des haricots ou des pois chiches… Ça n’a pas un sou vaillant et ça veut jouer à la dame… Pauvre Jean, s’est-il assez fichu dans le sac… Voilà, les enfants, ça ne respecte plus les parents, ça ne les écoute plus… Tant pis pour lui si, au lieu d’avoir une femme robuste, travailleuse, de l’argent dans son armoire et des vignes au soleil, il n’a que cette poupée-là et ses puces… Le bon Dieu le punit !…
Son aversion pour Louise, l’idée qu’elle seule avait poussé son fils à lui demander son argent et sa terre, la rendaient de jour en jour plus méfiante. Elle redoutait d’être volée, surtout par sa bru « capable, pensait-elle, de toutes les coquineries ». Louise faisait-elle quelques pas dans la cuisine, Caussette se levait aussitôt, se rapprochait de sa chambre et s’y enfermait, l’oreille aux écoutes, tressaillant au moindre craquement du parquet ou des meubles. Elle portait toujours les clefs de sa malle dans une poche dissimulée sous sa jupe, tâtant souvent d’un geste machinal si elles étaient là, avec la peur tenace de les égarer. La nuit, elle les plaçait, enveloppées dans des mouchoirs, sous son traversin, les enfouissait dans un coin de la paillasse, toujours la tête en travail pour imaginer des cachettes introuvables.
Il arrivait que Louise eût de bons jours et, pour soulager Jean, vaquât aux soins du ménage. Caussette s’effrayait alors des allées et venues de sa belle-fille dans la maison. Malgré le froid, elle se cantonnait dans sa chambre et obstinément refusait de la quitter. Dès que Louise s’asseyait, l’aveugle s’approchait du fourneau, présentait ses mains sèches et racornies à la flamme, dans un silence gros de haine réciproque, où l’on entendait en bas la voix monotone de Jean faisant sa classe ou celles des enfants ânonnant une lecture. Mais, avant que Louise se fût levée, Caussette s’empressait de regagner la chambre à tâtons, afin de veiller sur ses misérables écus. Et tandis que la jeune femme, agacée par de pareilles allures et par l’attitude méfiante de sa belle-mère, murmurait avec colère : « Oh ! la sale avare, la mauvaise ! » Caussette, assise sur sa malle, la porte fermée, marmonnait de son côté, tout aheurtée à son idée fixe : « Elle veut me voler, elle me volera, cette péronnelle ! »
Aussi, le soleil avait beau resplendir dans un ciel bleu, faire succéder, à des jours pluvieux ou glacials, des jours attiédis, lumineux, charriant des promesses printanières, comme en ont souvent les hivers méridionaux, Caussette se gardait bien de descendre l’escalier, d’aller s’asseoir en un de ces bagnards, abrités du vent, où les vieilles gens du Midi se plaisent à lézarder, les yeux clos, les mains jointes, humant délicieusement la douce chaleur vivifiante.
Parfois Jean, apparaissant tout d’un coup, lui disait avec le ton humble de l’enfant coupable :
— Mère, il fait si bon au soleil ; pourquoi ne descendezvous pas ?… Vous seriez si bien, assise sur le perron. Caussette répondait d’une voix pateline à dessein et en grimaçant un sourire :
— Non, mon enfant ; les jambes me font mal de mes douleurs… Je préfère rester auprès du feu.
Jean redescendait. Alors l’aveugle reprenait son air sombre et méchant :
« Oui, pensait-elle, pour que ta mangeuse de femme en profite pour me voler. »
Rose et Paul, par contre-coup, supportaient la mauvaise humeur de Caussette. Elle les caressait moins qu’autrefois, se méfiant même d’eux, se figurant que sa bru la faisait espionner par ses petits-enfants. Si bien que lorsqu’elle se trouvait dans sa chambre, manigançant on ne sait quoi, elle criait après eux, les repoussait durement dès que, curieux, ils entre-bâillaient la porte.
Les pauvres mignons, éperdus, semblaient ahuris de la brusquerie de leur grand’mère.
— Mamette est méçante, — philosophait Rose, — depuis qu’elle a les yeux blancs, n’est-ce pas, papa ?
— Oh ! oui ! — assurait Paul, — elle crie toujours.
Jean, les yeux pleins de larmes, car il ne devinait que trop la pensée de sa mère, embrassait sa fillette, et, tristement, répondait :
— Chut ! Rosette… ce n’est pas beau de parler comme ça… Mamette est bonne toujours… mais elle a de gros chagrins et du bobo, depuis qu’elle ne peut plus y voir.
— Et qui lui a mis ce blanc dans les yeux ? — demandait Paul.
— C’est parce qu’elle est vieille, bien vieille, et qu’elle a beaucoup travaillé…
— Alors, toi et mérette, quand vous serez vieux, vous aurez du blanc aux yeux ? vous serez méchants ?
— Mais oui, Paulou… Chut ! il ne faut pas dire cela.. ce n’est pas gentil…
Songeurs, les enfants contemplaient le masque dur et terreux de la grand’mèce, dès qu’elle réapparaissait, et, dans leurs silences brusques, on sentait passer comme un effroi de choses mauvaises et imprécises.
Un autre crève-cœur pour Jean, c’était d’entendre Paul lui dire, d’autres fois :
— Dis, papa, pourquoi ne m’achètes-tu plus de belles bottines ?… Vois, mes souliers et ceux de sœurette sont laids et troués comme ceux des petits pauvres ; les engelures me démangent.
Jean, dévorant un sanglot, se détournait.
— Le mois prochain, — répondait-il évasivement, — bientôt, si vous êtes bien sages, mes chéris. Hélas ! il ne savait que trop que le mois prochain viendrait et que l’argent fondrait encore entre ses doigts ; derechef, la question de Paul serait accueillie par les mêmes paroles évasives et les petons endoloris des enfants, au lieu des chaussons fourrés dont il aurait voulu les couvrir, traîneraient les vieux souliers, péniblement raccommodés durant ses veilles.
Vers cette époque, deux lettres parvinrent à Coste. L’une, de son tailleur de Peyras, auquel une soixantaine de francs restaient dus et qui, n’ayant reçu aucun mandat le mois dernier, priait Jean « de ne pas l’oublier, fin courant, à cause d’une grosse échéance ». La seconde lettre venait également de Peyras, et était écrite par l’adjoint qui avait prêté cinquante francs à Coste, lors du déménagement. Celui-là aussi demandait à être remboursé. Puis, comme Jean, très embarrassé, tardait à répondre, son ancien collègue lui adressa une deuxième missive, conçue en termes secs et durs, où il se montrait presque irrité qu’on eût gardé, près de six mois, la somme prêtée pour quelques semaines, et allait même jusqu’à parler de mauvaise foi.
Coste répondit aussitôt. Très humblement, en phrases simples et douloureuses, il demanda du temps, s’excusant de son manque de parole bien involontaire, car la maladie de sa femme et la venue des deux jumelles avaient occasionné des dépenses imprévues. Mais au fond, tout ce qu’il endurait commençait à l’irriter : il ne voyait aucun moyen de sortir de son dénuement. Des rancunes lui vinrent, en son être fermentèrent des révoltes, et des pensées mauvaises, bêtes immondes, grouillèrent dans les vases de son âme. Ah ! si sa mère avait voulu, voulait encore ! et il se surprit à détester cet égoïsme d’avare. Comme un éclair, l’idée d’une mort possible, prochaine, désirable presque, traversa son esprit ; mais il en fut aussitôt épouvanté et, dans un accablement immense, il en pleura de honte.
Et tandis qu’assis dans sa classe solitaire, il pantelait d’angoisse à envisager cette situation sans issue et sentait des chocs de folie marteler ses tempes, là-haut, sur sa tête, dans la cuisine, Caussette, méfiante, rôdait, le pas lourd, poussant ses éternelles plaintes ; Louise, elle, souffrait de son cœur qui bondissait parfois dans sa poitrine comme s’il allait éclater, et s’énervait d’entendre geindre ainsi sa belle-mère. Jean s’empressait alors de remonter auprès d’elles ; il craignait qu’en son absence Louise n’eût une de ces syncopes qui, depuis quelque temps, la laissaient froide et comme morte, après des crises d’étouffement et qui, pour l’aveugle grognant dans un coin, n’étaient que « les attaques de nerfs d’une femmelette qui veut se faire plaindre ».
Ainsi sa vie coulait, sans repos, sans bonheur, entre ces deux femmes qui se détestaient, que, seule, sa présence apaisait, car, à charge l’une à l’autre, elles en venaient peu à peu sinon à se chamailler, du moins à se renvoyer d’une voix basse, mais intelligible, plus d’une réflexion désobligeante, prélude d’un éclat prochain. Jean prévoyait, redoutait entre sa mère et sa femme quelque scène pénible, de jour en jour inévitable, imminente.
X
Aux premiers jours de mars, Jean, inquiet pour Louise, la conduisit chez un docteur de Montclapiers. Pour parer à la dépense, il avait prélevé trente francs sur son traitement mensuel, avant de payer les fournisseurs.
Le médecin déclara que Louise avait une maladie de cœur. Il prescrivit, lui aussi, beaucoup de ménagements, un repos complet, une alimentation choisie, bref tout un traitement dispendieux.
Coste laissa dix francs pour la consultation et autant chez un pharmacien pour le prix des médicaments ordonnés.
Pendant que Louise l’attendait au bureau de la diligence, Jean s’en alla faire quelques petits achats en ville. Comme il revenait soucieux, supputant l’argent dépensé ce jour-là et se livrant à ses éternels calculs, il fut abordé par un jeune homme qui descendait le boulevard.
— Pardon, je ne me trompe pas… monsieur Coste ?
— Tiens, c’est vous, Darbel !
Jean venait de reconnaître un de ses anciens élèves de Peyras. La mise soignée, presque élégante du jeune homme, lui rappela aussitôt son pantalon élimé par le bas, sa redingote luisante aux coudes et aux omoplates. Ses pommettes se colorèrent d’une rougeur de honte.
— Et madame Coste et les enfants ?… ils vont bien ?…
— Les enfants, oui… mais non ma femme. Nous venons de chez le médecin.
— Ah ! Tant pis !…
Coste détourna la conversation.
— Et vous, Darbel, que faites-vous ici ?… Je vous croyais encore à Peyras.
— Non, j’ai eu de l’avancement ; je suis ici commis au télégraphe, depuis quelques mois.
— Mes félicitations… Et êtes-vous bien payé ?
— Couci-couci, quinze cents francs actuellement ; mais, tous les trois ans, j’aurai trois cents francs d’augmentation jusqu’à deux mille sept cents…
Quand ils se séparèrent, Coste songea mélancoliquement à cet ancien élève, non certes des plus intelligents, qui, à l’âge de vingt-cinq ans, gagnerait dix-huit cents francs, pendant que lui, instituteur depuis dix ans, avait mille francs comme traitement fixe. Pour la première fois, Coste se laissa aller à un mouvement de révolte. Âprement et non sans haine, il se mit à envier le sort des plus heureux que lui, de ces riches qui, dans la douceur de cette après-midi, avant-courrière du printemps, se pavanaient dans leurs voitures et frôlaient sa misère ; de ces riches, indifférents à la pauvreté de tant de milliers d’êtres, leurs semblables ; de ces favorisés, dont une seule prodigalité aurait suffi pour lui assurer la tranquillité, qu’il avait perdue.
XI
À la suite de ce voyage à Montclapiers, Coste eut à subir de plus belle les allusions de certains fournisseurs, peu satisfaits de la petite somme qu’il leur avait envoyée, par la femme de ménage, aux premiers jours du mois.
Bien souvent, la pensée d’un emprunt quelconque — de quoi faire taire ces gens-là — le hantait. Prompt à s’illusionner, malgré ses déboires, il s’imaginait que, s’il pouvait jamais se débarrasser de l’arriéré — son boulet, comme il disait, — il lui serait possible, en dépit de ses charges accablantes, de vivre humblement mais sans s’endetter. Louise ne serait pas toujours malade ; un bon traitement, des soins empressés la remettraient vite ; du jour où, plus ingambe, elle s’occuperait de la direction du ménage, lui, Coste, se remuerait, trouverait, pour employer ses heures de loisir d’autres besognes, des copies, par exemple, pour notaires et huissiers. Gagnant ainsi quelque argent de plus, lui et les siens vivoteraient tranquillement en attendant un poste plus rémunérateur ou une promotion.
— Oui, ces maudites dettes causent seules tout l’ennui, — soupirait-il souvent ; — que je trouve une avance pour quelques années et, une fois le passé liquidé, tout s’arrangera. De nouveau, il passa en revue la liste des amis et connaissances à qui il pourrait s’adresser. Il écrivit à l’un de ses camarades d’école, marié depuis peu avec une femme à jolie dot. Ce fut encore un refus à essuyer. Alors il ouvrit les yeux, comprit l’inutilité de ses tentatives ; ne possédant rien qui pût répondre de sa dette, on l’éconduisait poliment et avec des excuses et des regrets mensongers. Et Coste s’aigrissait, d’heure en heure, à réfléchir ainsi : l’avarice de sa mère, la dureté ou l’indifférence de ses amis, l’hostilité sourde ou le dédain qu’il devinait autour de lui à Maleval, tout cela tuait peu à peu ses bons sentiments. Chacun ici-bas ne songe qu’à soi, pensait-il ; et son amertume se changeait en révolte contre la destinée et contre les hommes.
Or, un jour, en jetant distraitement les yeux sur les annonces d’un journal, il tressaillit, hypnotisé par ces mots en petites capitales :
puis cette explication :
discrétion, intérêt légal. À long terme : on accorde plusieurs années ou on accepte le remboursement par mensualités, au choix. Écrire : M. X…, numéro… rue …, à Paris. Timbre pour réponse. On traite de préférence avec MM. les officiers et fonctionnaires.
Coste avait plusieurs fois entendu dire, par des collègues besoigneux, que les banquiers et hommes d’affaires consentent volontiers à avancer des fonds aux fonctionnaires, dont le traitement est pour eux une sûre garantie. C’est pourquoi il s’imagina qu’il n’avait qu’à écrire pour recevoir sur-le-champ la somme d’argent dont il avait besoin. Ce projet fut communiqué à Louise qui l’approuva.
Le soir même, une lettre partait pour Paris. Coste demandait un prêt de cinq cents francs pour deux ans et se recommandait de sa qualité d’instituteur.
Les leçons de la vie n’avaient pas encore flétri en son cœur cette fleur de l’espérance quand même. Aussi, tout en allant jeter sa lettre à la poste, il respirait plus à l’aise, plein d’alacrité, croyant voir enfin l’avenir aplani. Il était sauvé.
Deux jours passent. Le cœur dilaté d’espoir, il attend patiemment une réponse. Assis auprès de Louise, que son assurance gagne, ils se concertent, font des plans, règlent d’avance l’emploi de la somme. Quatre cents francs suffiront largement pour éteindre toutes les dettes et renouveler vêtements et chaussures. Le reliquat constituera une réserve précieuse de cent francs pour l’achat du vin de quinquina, des ferrugineux, et d’un tas de douceurs et de nourritures choisies qui remettront Louise sur pied. Après quoi, on aviserait, et, le redoutable cap franchi, vogue enfin la galère, sans nul doute vers des mers bleues et éternellement calmes !
Ces colloques, tenus à voix basse dans un coin de la cuisine, n’étaient pas sans inquiéter la vieille Caussette. Que complotaient-ils donc, en se cachant d’elle ainsi ? Elle se promettait de veiller, la nuit surtout. Sa main sèche et crispée serrait plus fortement les clefs enfouies dans sa poche, et derrière ses prunelles blanches, tournées vers son fils et opiniâtrement fixes, on sentait comme la tension d’un regard aigu, inquiet, intérieur, qui voulait voir et en vain faisait effort pour percer le voile opaque s’étendant sur les yeux. Jean ne s’en apercevait point ; tout en chantonnant maintenant, il souriait à Louise qui lui souriait.
La réponse arriva au bout de trois jours. Afin de ne pas être dupé par des gens peu délicats, disait le prêteur, sa maison avait l’habitude de s’entourer de garanties, avant d’expédier la somme demandée. De là, nécessité d’une enquête, conduite avec toute la discrétion possible d’ailleurs, pour s’assurer que le demandeur était bien instituteur et jouissait intégralement de son traitement. Pour faire face à ces frais obligatoires, que la maison ne pouvait prendre à sa charge, un envoi de dix francs était exigé. Si les renseignements étaient bons, le prêt serait consenti volontiers, auquel cas, en outre, on rembourserait au débiteur les dix francs avancés par lui.
Jean sauta de joie et courut prévenir Louise. Il remit au facteur, le matin même, dix francs pour un mandat-poste. Cette somme, c’était à peu près tout ce qu’il possédait en ce moment.
— Vois-tu, — dit-il à Louise, — rien d’étonnant à cela. Il faut bien que ce banquier s’assure de mon identité. Je trouve excellentes ces précautions… Sans cela, les escrocs, sous un nom d’emprunt, auraient beau jeu avec ces maisons-là.
Jean, sûr de l’avenir, changea d’attitude. Il sortit plus souvent, la tête haute, des fiertés dans les yeux. Les regards de ses créanciers ne le gênaient plus.
— Attendez, mes bonshommes, quelques jours, — murmurait-il joyeusement, — et on vous paiera recta désormais… et on saura vous mettre à votre place. Si grande même était sa confiance, qu’il promit de vive voix à l’un des fournisseurs de le désintéresser sous peu et lui ordonna, par conséquent, d’envoyer au plutôt la note.
— J’attends de l’argent ! — conclut-il fièrement et avec une pointe de dédain pour l’homme.
Du coup, le boutiquier devint très obséquieux. Jean eut une minute de joie énorme : dans la rue, il s’arrêta à causer avec l’un et l’autre, trouvant les gens charmants, la vie adorable, le ciel d’une pureté douce au regard, les arbres, qui verdoyaient, d’une beauté fine et attendrissante. En entrant dans la maison, il embrassa Louise, il embrassa Rose et Paul, il embrassa les bessonnes, il embrassa, sur les deux joues, sa vieille mère, laquelle se montra étonnée de cette soudaine accolade et de la joie extraordinaire de Jean. Quant à lui, descendu maintenant dans sa classe, vide d’élèves à cette heure, il y chantait à tue-tête comme un cantique de délivrance.
Huit jours, quinze jours s’écoulèrent. Rien. Pourtant le ravissement et la belle confiance de Jean persistèrent.
— Bah ! — disait-il, — ça viendra. Une enquête discrète, ça demande du temps.
Et, ranimés par cette espoir, ils s’en leurrèrent, ils en vécurent jalousement. Qui a le rêve, a le bonheur. Jean n’avait jamais été aussi heureux que ces jours-là.
Une autre semaine encore. Une crainte vague ne tarde pas à naître, Jean attend fiévreusement le passage du piéton. Va-t-il lui apporter la bienheureuse lettre aux cinq cachets rouges, le message porteur de tranquillité ? Et, à chaque déconvenue, la crainte augmente, se précise et c’est dans le cœur de l’instituteur un à-coup douloureux, après la constriction de l’attente.
Enfin, il s’impatiente. Il écrit. Pas de réponse. L’idée qu’il a été dupé lui vient ; il la chasse ; elle l’obsède ; mais il n’ose se plaindre, il affecte, devant Louise, une gaieté qu’il n’a plus.
Puis, un jour, il trouve, dans le même journal, un entrefilet qui confirme ses soupçons et ruine ses espoirs. À la suite de plaintes nombreuses, M. X…, un filou, venait d’être arrêté. Bénévolement, le journal avertissait ses lecteurs de se méfier de certaines annonces, et, pour dégager sa responsabilité, citait les célèbres paroles : « La quatrième page est un mur, y affiche qui veut. » Il le prouvait uniment en insérant d’autres annonces de même sens à cette quatrième page,
véritable nasse où vont se prendre tant de pauvres gens.XII
À la certitude que son dernier espoir s’effondrait, l’accablement de Jean fut immense. Pourtant, il n’eut pas une révolte, se sentant coupable d’aveuglement, traitant sa sotte confiance d’imbécillité. Oui, imbécile que de s’obstiner à espérer l’irréalisable ! Prendre pour un banquier le filou qui l’avait si bien grugé ! Comme si l’on avait jamais vu des banquiers, cousus d’or, faire des avances, offrir de l’argent à de pauvres hères comme lui ! Vraiment, la misère rend stupide ! Son insouciance lui paraissait coupable. Avec ces dix francs, les bonnes chaussures qu’il pouvait acheter à Rose et à Paul ! Et cette pensée lui fut si cruelle, qu’il se mit à verser de silencieuses grosses larmes.
Coste aurait voulu entretenir Louise dans ses illusions ; mais le pourrait-il longtemps encore ? Aussi il préféra lui tout raconter. Ce fut une nouvelle scène déchirante ; mais son cœur repentant, plein d’amour et de pitié pour la faible créature, sut trouver des paroles si douces, des consolations et des caresses si tendres que Louise, pleurante sur l’épaule de son mari, finit par lui sourire et murmura, en se blottissant plus avant dans ses bras, pour tout reproche :
— Oh ! mon ami, que tu es bon… oh ! mon Jean, que nous sommes malheureux !
Ces simples mots firent du bien à Coste. De nouveau il courba la tête sous le joug pesant, heureux dans son malheur d’aimer ardemment et d’être aimé. Et néanmoins plus que jamais l’argent manquait dans la maison où errait l’aveugle, toujours méfiante, car elle cherchait en vain à s’expliquer les silences de son fils et de sa bru, après leurs éclats de gaieté et leurs expansions des semaines précédentes.
Pour arriver à la fin du mois sans avoir à les renouveler, Louise ménagea ses médicaments qui coûtaient si cher et qui représentaient pour elle la santé. Jean se consumait de regret.
— C’est ma faute, pensait-il. Je n’aurais pas dû être si bête.
Oui, pas ça dans la maison et cependant il allait lui falloir de l’argent. N’était-il pas convoqué pour une conférence pédagogique qui devait réunir au chef-lieu tous les instituteurs du canton, le 28 mars, c’est-à-dire le lundi suivant ? Certes, il se promettait de s’y rendre à pied et d’y dépenser le moins, possible. Mais, décemment, il ne pouvait partir sans un sou dans ses poches ; sait-on jamais ce qui peut advenir ?
Il fallait de l’argent. Pour s’en procurer, Jean prit la diligence et alla engager au mont-de-piété sa montre et quelques bijoux de sa femme. Il en coûta beaucoup à Louise de se séparer de ses bagues et de son bracelet d’argent, humbles cadeaux de Jean, au temps des fiançailles, riens précieux et seuls restes visibles d’un cher passé d’amour.
Dès son arrivée à Montclapiers, Coste fila vers un quartier éloigné du faubourg où s’arrête la diligence, et là discrètement se renseigna. Une fois l’adresse connue, il se dirigea furtivement vers le mont-de-piété, choisissant les rues peu fréquentées, de peur de se trouver soudain en face de quelque connaissance. Il lui semblait que tous ces gens qu’il rencontrait devinaient son projet, le regardaient avec dédain, et le rouge de la honte empourprait son visage. Plusieurs fois, il passa et repassa devant la porte du mont-de-piété, n’osant entrer, le cœur aussi serré d’angoisse et de honte que s’il allait tenter une démarche infamante. Comme il enviait l’indifférence résignée d’une chétive femme, apportant le paquet de linge qui lui permettrait de donner une bouchée de pain aux siens ou les allures désinvoltes, gouailleuses, de deux étudiants en dèche qui, un rire aux lèvres, allaient mettre au clou la montre contre laquelle « la tante » leur céderait le louis indispensable pour nocer gaiement, le soir, avec des filles. Enfin, après avoir longtemps hésité, Jean profita d’un moment où la maison semblait déserte, regarda d’un œil égaré autour de lui et se glissa dans le corridor, ne sachant ni où s’adresser ni que dire.
Dans le bureau, l’employé leva les yeux sur le nouvel arrivant avec une complète indifférence. Néanmoins, Jean crut voir de la moquerie dans ce froid regard et vite, en balbutiant, étala ses bijoux. D’une main tremblante, il saisit les quelques écus qu’on lui remit en échange et s’enfuit précipitamment de ce mauvais lieu où il croyait être resté un siècle. Accablé de honte, les joues en feu, titubant comme un homme ivre, il hâta le pas pour sortir de cette rue épouvantable et compromettante. Son regard trouble ne distinguait plus rien. Soudain, au tournant de la rue, un vieux monsieur se dressa devant lui et l’interpella :
— Tiens, c’est vous, monsieur Coste ! Comment ça va-t-il à Maleval ?
Jean eut un afflux de sang à la tête, puis il pâlit affreusement. Comme à travers un voile, il reconnaît le père Largue, son ancien directeur de Peyras. Horriblement gêné, il craint d’être deviné.
— Mais, d’où venez-vous donc ?… Vous paraissez malade. Jean eut la force de mentir.
— Je me suis buté contre un caillou, — dit-il, — et le pied me fait très mal… oui, très mal.
— Quelque cor douloureux, hé ! hé !…
M. Largue riota. Cette attitude, sembla-t-il à Jean, était odieuse et méchante. Sûr que le directeur avait compris, Jean aurait voulu s’engloutir dans le sol.
M. Largue s’informa de madame Coste et des enfants.
— Oh ! merci, merci… ils vont très bien, — murmura Coste, éperdu, ne sachant plus ce qu’il disait. — Alors, peut-on vous offrir un bock?...
Jean s'excusa, prompt à s'échapper. Si bien que M. Largue le voyant s'éloigner si vite ronchonna :
— Mais quelle mouche le pique, ce sot personnage?... On dirait que je lui fais peur... Cependant, je croyais que nous nous étions quittés bons amis !...
Jean courait presque dans les rues, sans but, sans direction, pour fuir. Affolé, les tempes battantes, il répétait douloureusement :
— Oh ! oui, il a compris, il m'a vu sortir... Il ricanait en regardant mon pantalon usé, mes souliers éculés. Il dira à tous, là-bas, à Peyras, qu'il m'a vu aller au mont-de-piété... Il le dira à l'inspecteur... tous mes chefs sauront que je suis misérable... mon Dieu! mon Dieu! quelle honte!... quelle honte!...
Avec ses idées étroites, son amour-propre de petit fonctionnaire, il croyait sa dignité perdue à jamais, s'exagérait les conséquences, au cas où M. Largue — qui d'ailleurs ignorait que le mont-de-piété fût dans cette rue — parlerait du dénuement de son ancien adjoint. Ses chefs avertis, Coste s'imaginait sa situation compromise, l'avenir barré, les mauvaises notes pleuvant dru comme grêle sur son pauvre dos.
Les yeux lui piquaient; il s'arrêta, prêt à pleurer. Une haine farouche lui vint contre cet homme apparu sur son chemin, pour son malheur. Il se dit que sans M. Largue, il n'aurait pas été déplacé, qu'il serait encore là-bas, à Peyras, tranquille comme jadis, pauvre mais ne devant rien à personne et ignorant l'âpreté de toutes les hontes bues.
Mais au souvenir des siens, sa rage tomba. Un grand abattement succéda. Mélancolique, Jean erra plusieurs heures dans les ruelles solitaires d'un faubourg s'ouvrant sur la rase campagne, toute verdoyante au soleil, où il était parvenu sans savoir comment.
Le cadran d’une horloge marquant deux heures lui rappela que le moment du départ approchait. Il rentra dans la ville, se hâta de faire ses achats. Sur les boulevards, où circulait une foule animée, il acheta, pour son déjeuner, — car il était à jeun — un croissant de deux sous et une tablette de chocolat. Il cassait son pain et son chocolat dans sa poche, par menus morceaux qu’il avalait presque sans mâcher, la main devant la bouche.
Un clair soleil printanier jouait parmi les graciles verdures des marronniers, des acacias et des platanes. Les voitures sillonnaient le boulevard. La même envie qu’il avait éprouvée lors de son dernier voyage, étreignit tout d’un coup le cœur de Coste, encore plus âprement. Le triomphe insolent des parvenus qui déblaient sous ses yeux, jouissant de la vie et de la lumière, souffletait sa misère.
XIII
Par discrétion et par goût, l’institutrice, mademoiselle Bonniol, continuait de vivre à l’écart et fréquentait peu chez les Coste. Ceux-ci, d’ailleurs, de crainte qu’elle ne soupçonnât leur complet dénuement, ne lui faisaient guère plus d’avances.
Les rares fois que la vieille demoiselle avait pénétré dans leur logis, l’attitude embarrassée, le trouble visible, l’accueil hésitant de Coste et de Louise, malhabiles à dissimuler, avaient frappé Mlle Bonniol. Elle crut comprendre qu’on désirait vivre en bons voisins, mais pas plus. Dans son égoïsme de vieille fille, douce et un peu timide, elle aimait trop son isolement et son quant-à-soi pour se formaliser de la rareté de ces rapports stricts et, au fond, elle en était ravie. Dès qu'elle se retrouvait dans son intérieur, soit à bavarder, d'une voix fluette et mignarde, auprès de ses bêtes chéries, à qui elle s'adressait comme on s'adresse à de petits enfants, soit, le soir, quand sonne l'angélus, à prier longuement en mémoire de ses parents, morts depuis bien des années, mademoiselle Bonniol ne rêvait rien de meilleur que cette vie monotone, effacée, sans grandes joies, mais aussi sans heurts et sans chagrins.
Parfois, en bonne collègue et par amabilité, si elle rencontrait Rose et Paul jouant dans le vestibule, elle les emmenait chez elle et alors les caressait et les bourrait de confitures, de gâteaux et de bonbons, dont elle et ses bêtes étaient très friandes. C'étaient de beaux jours pour Rose et Paul peu habitués à ces douceurs. Pourtant, la turbulence des deux enfants ne lui plaisait qu'à demi, non que leur présence lui fût jamais importune ou insupportable, mais parce qu'elle adorait avant tout sa tranquillité égoïste. Après qu'elle avait passé sa journée entière au milieu de ses élèves, fillettes bavardes et remuantes, l'institutrice avait soif de calme et elle éprouvait un charme puéril, toujours renouvelé, à regagner son étroit logis.
C'est pourquoi, tout en s'attachant de part et d'autre à vivre en bons termes, ni Coste, ni mademoiselle Bonniol ne faisaient rien pour resserrer leurs rapports et encore moins pour les multiplier et les rendre intimes.
L'instituteur et l'institutrice se croisaient-ils dans le vestibule? D'ordinaire, ils échangeaient quelques mots aimables ou banals, s'arrêtaient parfois à causer de leurs élèves ou des choses de leur métier. Cela arrivait assez souvent, le soir, à l'heure de la sortie de classe. Mais depuis quelques mois, on se contentait la plupart du temps de se saluer amicalement et c'était tout. Cependant, les deux collègues s'estimaient fort : lui, à cause des manières et de la figure avenante de cette vieille demoiselle si discrète et si proprette ; elle, par pitié pour ce grand garçon très doux, chargé de famille, sans cesse besognant après sa classe aux soins du ménage et remplaçant sa femme malade, sans jamais se plaindre.
Mlle Bonniol ne se doutait pas de la misère profonde où se débattait Coste. Elle le croyait seulement gêné, ce qui, d'ailleurs, ne la surprenait guère, car si son traitement lui suffisait largement, à elle seule, elle comprenait quels miracles d'économie il fallait réaliser quand on avait les charges de Coste.
Cependant, quelques jours avant la conférence pédagogique, elle crut bien faire en lui proposant de partir ensemble avec la diligence et de descendre dans le même hôtel du canton.
— C'est au Cheval Blanc que nous allions avec votre prédécesseur, — se hâta-t-elle d'ajouter en remarquant qu'une légère contrariété plissait le front de Coste.
A quoi celui-ci lui fit observer, en balbutiant :
— C'est que j'avais projeté de faire la route à pied... Nous sommes si sédentaires... J'aime tant marcher...
Mais il se reprit vite, car il crut apercevoir un certain étonnement dans le regard de l'institutrice. Plus à l'aise, il se serait certainement tenu à son idée, y aurait donné suite, sans s'occuper d'autrui ; mais très pauvre, c'est-à-dire très susceptible, il s'effarait d'un rien, craintif au dernier point de laisser entrevoir l'étendue de sa misère. C'est pourquoi son amour-propre ombrageux lui fit ajouter aussitôt, avec empressement :
— Mais non, réflexion faite, c'est trop loin... tant vaut-il que je prenne la diligence avec vous. Donc, entendu, mademoiselle, nous ferons lundi comme vous faisiez avec mon prédécesseur. Seul, il en souffrit. Ses projets d'économie s'en allaient à vau-l'eau. Coûte que coûte, par un sot respect humain, il lui faudrait dépenser ce qui restait de l'argent prêté par le mont-de-piété. Et dire que sa Louise avait répandu tant de larmes, en lui remettant ses humbles et chers bijoux ! que, pour l'avoir cet argent, il avait enduré tant d'humiliantes tortures dans les rues de Montclapiers ! La veille encore, il se flattait d'éviter tous frais d'hôtel, car il se proposait d'emporter dans ses poches quelques menues provisions qu'il s'en irait manger, en se cachant, aux environs de la petite ville : il se disait qu'il trouverait facilement un prétexte pour s'écarter de ses collègues, à l'heure du repas, sans que ceux-ci pussent s'en étonner. Et voilà que, pris au dépourvu, il devrait, après la conférence, faire comme les autres, se payer un bon repas dispendieux, pendant que les siens se privaient de tout.
— Au diable leurs conférences ! — bougonnait-il. — Nous sommes si riches, les instituteurs de village, pour qu'on nous impose de pareils frais... Est-ce qu'on ne devrait pas nous indemniser, alors... Il ne me manquerait plus maintenant que d'être chargé de faire la leçon... Il faudra que j'y jette un coup d'œil, pourtant... Maudites conférences!... pour ce que cela sert!
La conférence pédagogique varie, dans les détails de son
organisation, selon les départements. Mais d'ordinaire, elle
dure un jour et comprend deux séances. L'une est consacrée
à la lecture des mémoires faits par des instituteurs et institutrices sur telle ou telle question de méthode ou de discipline qu'a choisie, longtemps à l'avance, l'inspecteur d'académie et qui est portée à la connaissance des intéressés par
l'intermédiaire du bulletin départemental. Ces sortes de
travaux en principe sont facultatifs, mais ils tendent, presque partout, à devenir obligatoires. Ils donnent lieu à des discussions au moins intéressantes, à des échanges d’idées
toujours fructueux.
L’autre séance est remplie par une leçon pratique que fait, devant ses collègues, l’instituteur ou l’institutrice désigné par le sort, leçon dont le sujet, connu aussi à l’avance, est préparé par tous. Il y a là aussi matière à des observations réciproques, à des comparaisons précieuses pour tous, à des critiques courtoises dont profitent surtout les débutants. En outre l’inspecteur primaire, qui dirige et résume les débats, donne, au cours de la réunion, des conseils généraux à ses subordonnés, leur fournit des indications sur la marche et le résultat des études, leur fait part des rapprochements qu’il a pu faire, des remarques qu’il a pu recueillir durant ses inspections dans les diverses écoles de sa circonscription, toutes choses excellentes en soi. Mais ce n’est pas tout. Ces instituteurs, qui vivent isolés au fond de leurs villages, se trouvant en contact deux ou trois fois par an, il naît entre eux de bons rapports. Se connaissant mieux, ils s’estiment, ils s’apprécient mieux et se sentent solidaires. Enfin, on comprend combien ces conférences, bien dirigées, peuvent éveiller et agiter d’idées ; elles excitent les instituteurs au travail, empêchent certains maîtres de se laisser aller à la routine et à l’indifférence où ils finiraient par sombrer irrémédiablement, s’ils n’étaient tenus en haleine et arrachés, de temps à autre, à l’isolement pernicieux et déprimant du village où ils n’ont pour toute société que des paysans ignorants et rudes. C’est pourquoi ces conférences, désormais entrées dans les mœurs des instituteurs, ne soulèveraient aucune contestation, s’ils pouvaient s’y rendre sans arrière-pensée, ni souci d’argent.
Le dimanche soir, Jean brossa lui-même ses pauvres habits, passa de l’encre aux rebords blanchis de son chapeau, aux coudes et aux boutonnières de sa redingote. Un malencontreux coup de brosse fit craquer la couture du pantalon dont le fond, usé à force de se frotter aux chaises et aux bancs de la classe, avait à la lumière de la chandelle l’épaisseur d’une toile d’araignée. Louise, qui avait eu une mauvaise journée, était endormie. Jean n’osa la réveiller. Maladroitement, il raccommoda la déchirure, travail difficile et délicat. Cela lui prit un temps infini et le fit suer à grosses gouttes. Il vint à bout de cette reprise, mais on en devine l’aspect et la solidité.
— Bah ! — fit-il, — ça ne se verra pas ; les basques de la redingote le cacheront.
Onze heures sonnèrent au clocher de l’église.
— Ça m’a pris du temps… je ne croyais pas qu’il était si tard… Pourtant, il faut bien que je revoie un peu la leçon de demain.
Brisé de fatigue, les yeux gros de sommeil, il parcourut rapidement un manuel, sans réfléchir, sans prendre de notes. Nul doute que le sort ne lui fût favorable ; il comptait bien que ce serait un autre que lui qui ferait la leçon pratique devant ses collègues et l’inspecteur.
XIV
Le lendemain, à neuf heures, la diligence s’arrêtait au chef-lieu de canton, aux claquements de fouet du postillon qui, les joues enflées, sonne éperdument d’un clairon bosselé et vert-de-grisé. Coste et Mlle Bonniol en descendirent et se dirigèrent vers l’école communale. Une vingtaine d’instituteurs et d’institutrices y étaient réunis déjà, causant en groupe dans la cour de récréation.
Tous les regards convergent vers les nouveaux arrivants. Coste en est gêné. Grâce à ses rafistolages de la veille, il croyait passer inaperçu. Mais en voyant certains de ses collègues si cossus et qui fixent par curiosité les yeux sur lui, il perd son assurance.
Mlle Bonniol le présente ; on l’accueille cordialement ; cependant son trouble augmente. On va sûrement remarquer ses vêtements minables. Les pieds joints, il s’attache à dissimuler le bas de son pantalon, qui s’effiloche aux chevilles. Puis, il s’aperçoit que les détails de leur mise n’indiquent pas l’aisance chez quelques-uns de ses collègues. Certes, même ceux-là lui paraissent moins misérables d’aspect qu’il ne l’est lui-même. Il se complaît, une fois l’attention détournée de lui, à rechercher les marques visibles de leur pauvreté, à relever les traces d’usure, les tares des vêtements désuets, des chaussures longtemps portées et, à les examiner ainsi, il éprouve une vague joie, il retrouve un peu d’assurance. Il voudrait les savoir tous aussi dénués que lui. Au cours de ses investigations, ses yeux s’arrêtent sur les bottines éculées d’un stagiaire. Celui-ci parait d’ailleurs n’en avoir cure. Petit, pâle, assez joli garçon, l’air et la voix d’un gavroche, il pérore dans les groupes. Il est instituteur-adjoint à l’école du canton et répond au nom de Bertrand.
Comme de juste, on parle de la modicité des traitements. Tous et toutes se plaignent amèrement.
— Le bon billet que leur loi de 1889 ! — dit un instituteur, des mieux vêtus cependant. — On nous a fichus dans le sac. Il faut une éternité pour avoir une promotion de deux cents francs. On ne met plus les vieux à la retraite ou rarement, et les jeunes piétinent sur place. Je vais avoir douze ans de services et je gagne mille francs. Pendant un certain temps, on a jeté l’argent à pleines poignées, il est vrai, pour de belles constructions scolaires. Certes, nos aînés en ont profité un peu. J’en connais qui ont eu leur traitement garanti en 1881, en y comprenant tous les suppléments et indemnités qu’ils recevaient des communes… D’aucuns, ceux des villes, gagnent gros ainsi… Puis, tout a changé ; les temps difficiles sont venus ; on ne parle que d’économie, après avoir gaspillé, après nous avoir promis le Pactole. Pas de crédits, le budget est en déficit ; plus de retraites, et partant de rares promotions… Les Chambres ne veulent rien voter, fautes de recettes suffisantes, voilà ce qu’on nous corne aux oreilles quand nous réclamons… Oui, trop d’inégalité… L’administration n’a plus le sou et parcimonieusement nous mesure l’avancement. Se plaindre ? Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Des paroles en l’air, ça ne manque pas… Douze ans de services et me voilà encore à la cinquième classe. Heureusement que ma femme avait quelque bien. Sans cela la misère noire, 79 fr. 16 par mois, soit 2 fr. 63 par jour… un peu moins que ne gagne un journalier chez nous… Ça ne fait-il pas pitié !… Et si l’on avait des charges de famille !
— Et nous donc, les stagiaires, — s’écria impétueusement Bertrand, — n’est-ce pas pire que vous ?… J’ai débuté ici comme adjoint : la commune endettée nous refuse tout supplément. J’ai donc 900 francs par an, plus 23 francs d’indemnité de résidence ! Mon directeur est garçon, il mange à l’hôtel et ne peut nourrir ses adjoints dans les prix doux, comme certains le font. D’un côté, je ne m’en plains pas trop, je suis plus libre. Mais il faut que je paye dans une « turne », pas très ragoûtante, 60 francs, oui 60 francs, messieurs, de pension. Et je vous assure qu’on ne nous fiche pas dans le bec des poulets sautés ni des cailles. Avec les menus frais, c’est 62 ou 63 francs par mois à débourser, dès qu’on sort de chez le percepteur. Or, retenue faite, je touche 73 fr. 23, pas un radis de plus. Reste 10 fr. 23 pour mes autres dépenses. Hein ! voilà le triomphe, voilà l’éloquence des chiffres !… 10 fr. 23 !… Aussi pigez-moi ça, je suis vêtu comme un prince. Je vais chez le tailleur, quand il me tombe un œil. C’est pas nous qui enrichirons les cafetiers ! L’année prochaine, je suis soldat, oui, sac au dos, et je vous assure que n’étaient les frais d’école normale qu’on m’obligerait à rembourser, je repiquerais sans hésiter, d’enthousiasme, et j’enverrais le métier et mes gamins morveux à tous les cinq cents diables !
On rit. Bertrand était un faubourien de Montclapiers, et, en bon enfant d’une assez grande ville, il avait la langue bien pendue.
— Le secrétariat de la mairie ? — disait d’ailleurs un titulaire, — pas toujours ; il y a aujourd’hui, dans les villages, des bonshommes, fils, frères, cousins du maire, qui nous l’enlèvent et prennent pour eux les deux ou trois cents francs qui serviraient à mieux faire bouillir nos pots. C’est mon cas ; le maire a pour secrétaire son oncle, une vieille baderne qui n’a jamais su son orthographe… D’ailleurs, ce n’est pas une ressource sûre, car si vous déplaisez au maire, il vous casse aux gages… Et les cadeaux, autre misère !… Oui, comptez là-dessus et vous verrez plus tard, les jeunes… De belles promesses, oui ; puis, entre temps, quelque morceau de lard rance, des couennes, une douzaine d’œufs parfois couvés, dont on se débarrasse, ou bien une panerée d’amandes ou de raisins… Et la circulaire ministérielle ! —
— Oh ! les circulaires, — riposta Bertrand avec un geste de gavroche, — si jamais j’échoue dans un village, pourvu qu’on apporte, j’accepterai des deux mains, et avec un grand merci : cheval donné, on ne regarde pas à la bride.
— Cependant, à écouter tous les fabricants de beaux discours, — reprit un autre instituteur, — nous n’avons plus rien à désirer… on a tant et tant fait pour nous !…
— Ah ! zut, — s’écria Bertrand, — la jolie position que la nôtre… Oui, je sais qu’il y a encore quelques bons postes, avec des suppléments communaux. Mais ça c’est pour ceux qui ont du piston et l’échine souple… Mes parents, des ouvriers, se sont saignés aux quatre veines pour me tenir à l’école supérieure de Montclapiers, jusqu’à seize ans, puis pour payer mon trousseau, mes livres et mes menues dépenses à l’école normale… J’en suis sorti avec le brevet supérieur et de belles phrases sur le rôle admirable de l’instituteur ! J’aimerais mieux un peu plus de galette… On m’a envoyé ici, où je gagne neuf cents francs. Notez que j’ai quatre frères ou sœurs plus jeunes que moi. Avec cette nichée, plus moyen de compter sur les vieux : c’est à peine s’ils ont assez pour eux… Que voulez-vous que je fasse ? À trente ans, j’aurai mille francs comme titulaire de cinquième classe… Et pour arriver à cette mirifique situation, j’ai devant moi cinq ou six ans comme stagiaire à quarante-neuf sous par jour, oui, 2 fr. 44, pas plus !… Ah ! malheur ! ils mériteraient que nous fissions la classe en savates et en veston troué aux coudes !…
Cette boutade souleva un long éclat de rire. Coste, lui, écoutait, intéressé, quoique n’osant rien dire, pour ne pas attirer sur soi l’attention de ses collègues ; mais, au fond, dans le caquet faubourien de Bertrand et dans les paroles découragées des autres, il reconnaissait la plupart de ses préoccupations constantes ; il approuvait de la tête, et, songeant à son dénuement, il se disait que de tous ceux qui se plaignaient là, il était, lui le silencieux, le plus misérable.
Bertrand recommençait de plus belle à gouailler. Sa voix aigrelette semblait pétiller ; il se grisait de paroles et de gestes, sa verve fouettée par les rires que ses réflexions faciles et comiques amorçaient et qui fusaient de groupe en groupe.
— Bah ! s’écria-t-il, avec le cynisme de la jeunesse, ne s’attachant nullement à le déguiser, l’affichant, l’exagérant au contraire, — bah ! je m’en fiche au fond… Ça changera peut-être. En attendant, je fais gaiement des dettes… — Oui, mais il faudra les payer, ces dettes, ou gare la saisie-arrêt. Et puis, les mauvaises notes, les observations moroses des chefs…
— Peuh ! les mauvaises notes — un emplâtre sur une jambe de bois… Quant aux dettes, flûte ! on les paiera, à la longue. Que diable ! on saura bien se mettre en chasse, le moment venu, battre les buissons et lever quelque bon gibier parmi les demoiselles du village… Pourquoi ne pas dénicher quelque paysanne qui, pour être madame, car je suis, moi, un monsieur, m’apportera et ses biaux écus et ses vignes… On bouchera les trous avec.
Et comme tous autour de lui se tordaient, il s’excitait, blaguant de plus en plus fort. Maintenant, avec le ton d’un charlatan dégoisant son boniment, avec les grimaces d’un clown de foire paradant à l’entrée de sa baraque pour l’émerveillement des badauds, il poursuivait :
— Si quelqu’un parmi vous connaît ce phénix, cet oiseau rare, qu’on me l’adresse. Je ne suis pas regardant. Que la future soit bancale, borgne, tordue, bossue, vieille à n’avoir plus de dents, même le chef branlant, peu m’en chaut. Le magot, c’est l’essentiel.
Les rires redoublèrent. Bertrand triomphait, redressant sa jolie tête à l’évant. Cependant, les institutrices commençaient à trouver le cynisme du jeune homme odieux en pareille et si sérieuse matière : quelques-unes s’éloignèrent, mécontentes de ce verbiage continu.
Mais, sous ces exagérations voulues, à travers ce bagou de faubourien cherchant à épater, les jeunes gens retrouvaient traduit, par trop crûment il est vrai, l’un de leurs plus chers désirs : faire un bon mariage.
Eux aussi, pour la plupart, étaient contaminés par la lèpre de notre temps : l’amour exclusif, la possession de l’argent. Plusieurs étaient entrés à l’école normale primaire sortant pour la première fois de leur village, mal dégrossis physiquement et intellectuellement, mais déjà l’imagination en travail et rêvant un avenir splendide, assuré, de monsieur instruit et élégant. Leurs études finies, ils se voyaient déçus dès leurs premiers pas dans la vie, dont les exigences matérielles les tourmentaient aussitôt ; besoigneux, ils avaient vite déchanté, surtout ceux, et ils étaient les plus nombreux, dont les parents, ouvriers ou paysans, ne pouvaient soutenir les débuts. Cet argent, qu’on leur mesurait parcimonieusement, devenait, dans la banque-route de leurs espoirs, le but à atteindre. Par ailleurs, ils constataient que des camarades d’enfance, entrés dans d’autres administrations, jouissaient vers vingt-cinq ans, après un stage moins long que le leur, d’un traitement qu’ils n’atteindraient, eux, qu’à l’âge de quarante ans et plus. Que faire alors ? Ce qui leur apportait une compensation, c’était de savoir, de se dire que l’instituteur, estimé et envié des paysans, fait souvent un bon mariage. Légende vraie jadis, mais qui s’en va, car les riches campagnards ne veulent plus guère de l’instituteur, ce sans-le-sou, pour gendre. Mais ils y croyaient encore et pour eux tout tendait à cela : trouver la femme dont la dot leur donnerait la sécurité matérielle. Avec cette hantise, ils devenaient très utilitaires et se gardaient de leur âge, de la divine et désintéressée passion d’aimer pour aimer.
Quelques-uns épousaient des institutrices et leur double traitement suffisait alors largement. Mais c’était l’exception, beaucoup hésitaient devant les risques : maladies, venue des enfants nécessitant parfois la démission ou les congés non rétribués de la femme. C’est aussi pourquoi beaucoup d’institutrices coiffaient sainte Catherine. Il est vrai que leur existence était moins précaire que celle des instituteurs et que, malgré la modicité de leur traitement, elles arrivaient facilement à vivre, car elles faisaient elles-mêmes leur « popote » et pouvaient mieux gouverner leur budget. Leur mise, en tout cas, ne décelait pas la gêne ; par des miracles d’économie, possibles à une femme seule, on voyait même les simples stagiaires à huit cents francs avec une toilette soignée, coquette même chez celles qui avaient du goût. Elles ne se plaignaient presque pas, se contentaient d’écouter et d’approuver du sourire les doléances de ces messieurs.
On riait encore des saillies de Bertrand, que le directeur de l’école parut sur le seuil de la porte.
— Monsieur l’inspecteur est là, — dit-il.
XV
On s’empressa aussitôt de pénétrer dans la classe où se tiennent les conférences. Les instituteurs s’assirent aux tables des élèves, les institutrices sur des chaises alignées de chaque côté, le long des murs.
Coste se glissa aux derniers rangs, avec les adjoints. Il se faisait petit, tout petit, heureux maintenant de se sentir à l’abri des regards indiscrets. Le silence se fit dans la salle, car l’inspecteur était craint et, à tort ou à raison, ne passait pas pour être des plus commodes.
Pour le moment, raide sur l’estrade, il compulsait quelques papiers étalés sur la chaire. C’était un bel homme de trente-cinq à quarante ans, la barbe très noire et taillée en pointe, le teint brun, le front large et découvert, le regard droit mais un peu dur. Brusquement, il redressa la tête et, d’un coup d’œil circulaire, — le regard du chef — il s’assura que personne ne manquait. Très élégant, il cambrait sa taille bien prise dans une redingote aux revers de soie, la boutonnière décorée d’un discret ruban violet. Tout à l’importance de ses fonctions, le masque sévère, il se gourmait dans une attitude quasi-officielle, dominatrice, pontifiant et très poseur même, de l’avis de ses subordonnés. Distraitement, sa main fine et ornée d’une bague promenait dans la moustache et dans la barbe un peigne en écaille blonde.
Enfin il laissa, d’un air satisfait, tomber de sa bouche très rouge, bien meublée de dents blanches, ces simples mots :
— Messieurs, je déclare la séance ouverte.
On élut, à mains levées, un vice-président et un secrétaire. Après les préliminaires habituels, l’inspecteur, ayant consulté sa montre, ajouta :
— À cause de leur éloignement et des communications difficiles, plusieurs d’entre vous n’ont pu se rendre assez tôt pour que la conférence eût lieu de meilleure heure. La matinée est déjà avancée. Nous remettrons donc à la séance de ce soir la lecture et la discussion des mémoires traitant le sujet proposé. Pour employer le temps qui nous reste jusqu’à midi, nous allons commencer par la leçon pratique.
Sur-le-champ, on procède au tirage au sort. Une courte émotion fait légèrement pâlir les institutrices, qui, pour la plupart, appréhendent d’avoir à parler devant leurs collègues barbus et d’être exposées à leurs critiques et à celles de leur chef.
Là-bas, dans son coin, Coste n’est pas le moins ému. Comme pour conjurer le sort, il baisse la tête davantage. Tout à coup, il frissonne des pieds à la nuque, puis blêmit affreusement, sentant un coup sourd au cœur et son sang s’arrête. Son nom vient d’être appelé. Autour de lui, les plus craintifs poussent comme un soupir de soulagement. Tranquillisées et ravies, les institutrices chuchotent entre elles.
— Je suis heureux, — dit l’inspecteur, — que le sort ait désigné un nouveau venu parmi nous. Je prie M. Coste de s’avancer.
Tous les regards sont tournés vers l'instituteur de Maleval. Celui-ci tremble de tous ses membres ; ses oreilles bourdonnent, son cœur tressaute dans la poitrine ; il n'entend plus et, l'air égaré, demeure à sa place, immobile, ne comprenant pas. Ses collègues prennent cela pour de l'émotion ; on lui parle, on l'encourage. Lui ne pense qu'à une chose; c'est qu'il n'a vraiment pas de chance, c'est qu'il est pris au dépourvu et qu'il va être pitoyable et ridicule. Non, c'était trop jouer de malheur! lui, qui tâchait à passer inaperçu, il est obligé d'affronter les feux croisés de ces regards qui lui font mal, de ces regards qui vont l'examiner des pieds à la tête, contempler et détailler à loisir sa mine piteuse et sa tenue de misérable, de pauvre hère. Pendant une mortelle demi-heure, il lui faut parler, dans cet espace découvert, devant ce tableau noir qui l'épouvante, sous les yeux de son chef qui va le mal juger !
— Allons, monsieur Coste, veuillez avancer, — dit l'inspecteur qui sourit mais se sent flatté et ému du trouble violent de son subordonné.
À cette invite nouvelle, Coste se dresse ; sa tête se vide, ses jambes flageolent, se dérobent sous lui; il est prêt à défaillir. Enfin, il avance, en titubant. Son visage, amaigri par les privations et les fatigues, est d'une pâleur terreuse. D'un regard sévère, l'inspecteur, devant qui il se trouve maintenant, l'enveloppe, l'examine. Le front du chef se plisse : est-ce de l'impatience, est-ce du mécontentement ? Le pauvre homme blêmit encore plus ; peu s'en faut qu'il ne s'enfuie, apeuré, trop malheureux.
— Allons, monsieur Coste, veuillez commencer... Vous avez à faire une leçon de morale au cours moyen sur nos devoirs de justice et de charité... Nous vous écoutons.
Dérision ! parler de justice et de charité, quand on est soi-même si misérable ! sa gorge se serre, sa bouche manque de salive. Comme dans un éclair, il pense aux siens et alors, dans un effort prodigieux, il essaie d’assembler les quelques idées qui tourbillonnent, insaisissables dans son cerveau, telles des feuilles dans un vent d’ouragan.
Il parle enfin, il bafouille plutôt, ce pendant que l’inspecteur, impatienté à la longue, et ignorant la vie de ce brave garçon, se penche sur son carnet, et rapidement y crayonne quelque chose, une appréciation sévère sans doute.
Coste s’en est aperçu et son désarroi augmente. Il parle à tort et à travers, la voix chevrotante, s’arrêtant, se répétant, sans plan, en proie à une terreur incoercible. Il songe à son délabrement, à l’aspect piteux de ses vêtements. Pour le dissimuler autant que possible, il reste les pieds joints, raide, n’osant lever les bras ni faire un mouvement, de peur de laisser entrevoir la déchirure mal reprisée de son pantalon. Cette crainte l’obsède et ce sont des phrases de manuel qu’il débite à la hâte, des phrases froides, sans précision, sans ordre. Et cependant, sans être un brillant instituteur, il sait se tirer d’affaire dans sa classe et intéresser les élèves à ses leçons. Mais là, sous tous ces regards qui convergent vers lui, quelques-uns moqueurs peut-être ou plutôt gais d’avoir esquivé une corvée toujours désagréable, il sue sang et eau, bégaie, impuissant parfois à trouver le mot propre ; ses yeux navrés ne se détachent pas du tableau noir, car il n’ose se tourner vers ses collègues ni vers l’inspecteur, dans l’appréhension angoissante de lire sa confusion en leurs regards. Moins faible, il aurait pu puiser, dans l’âpreté de ses souffrances passées et présentes, de quoi parler éloquemment et de justice et de charité, mettre son cœur douloureux dans cette simple leçon d’école primaire, mais il ne le peut, il ne le sait et c’est à sa mémoire, à ce qu’il a lu dans les livres scolaires qu’il fait toujours appel, avec des lacunes et de brusques arrêts.
A le voir si malheureux, l’inspecteur a cependant des paroles de pitié, d’encouragement.
— Voyons, mon ami, — dit-il avec bienveillance, — vous manquez d’assurance et vous oubliez que nous ne sommes pas ici des juges, mais des collaborateurs réunis pour mettre en commun nos observations, notre expérience et les résultats de nos travaux. Possédez-vous davantage et continuez sans crainte.
Ces bonnes paroles pourraient faire du bien à tout autre. Mais Coste n’entend rien et continue, par saccades, à réciter des mots et des mots qu’il ne comprend plus lui-même ; c’est que, seule, l’obsède la pensée de son pantalon déchiré, qu’un geste trop vif, écartant les pans de sa redingote, peut découvrir aux yeux de tous ; c’est que les pieds toujours joints, il s’applique à cacher l’état lamentable de sa chaussure. Soudain, au milieu de cette angoisse, une faiblesse le prend. Il a envie de se jeter à genoux et de crier, donnant libre cours aux sanglots contenus qui l’oppressent :
— J’ai quatre petits enfants, une mère aveugle, ma femme malade… Je travaille comme un nègre après ma classe, sans une heure de loisir et de calme étude… Je meurs de honte ! Que voulez-vous donc que je fasse !…
Il poursuit cependant, car le mieux est de dévorer sa souffrance. L’âme veule, il cherche à citer des exemples de justice et de charité, mêle tout, confond tout, s’embarrasse de plus en plus. En un mot, une leçon bien piteuse, bien peu intéressante, sans valeur aucune ; pourtant personne ne souriait ; la majeure partie des instituteurs, les institutrices surtout, souffraient de la confusion de leur collègue. Certes, ils en avaient vu d’autres échouer en pareil cas et, domptés par l’émotion, rester incapables de prononcer un mot ; mais ils pressentaient, cette fois-ci, plus qu’un embarras, plus qu’une timidité ordinaire et, sans savoir pourquoi, presque tous en avaient le cœur serré.
Chacun respira librement, comme soulagé, quand le pauvre hère, ayant achevé sa leçon vaille que vaille en un quart d’heure, regagna sa place, où il s’écroula, cachant sa tête dans ses mains, écrasé par son insuffisance et par la honte publique qui rejaillissait sur lui et obscurcissait davantage son avenir déjà si sombre. Son doigt essuya une larme rebelle ; dans un découragement affreux, il n’éprouvait plus que le besoin d’être loin, très loin, le besoin de pleurer, de pleurer sans cesse pour décharger son cœur appesanti de douleur, pour panser avec le baume des larmes la blessure saignante faite à son amour-propre.
Non sans quelque compassion, l’inspecteur résuma l’opinion de tous en disant :
— M. Coste a été trop ému de se trouver pour la première fois au milieu de nous. C’est pourquoi il a droit à toute notre indulgence. Cependant j’ai le devoir de vous dire que l’instituteur doit s’efforcer de surmonter ces faiblesses bien explicables et bien excusables parfois, mais qui peuvent, en se renouvelant, lui porter préjudice.
Aucun instituteur n’eut le courage de faire la critique trop facile d’une pareille leçon. A voir Coste si humble, si effacé et si abattu, tous étaient encore émus et ils comprirent peut-être. Sur l’invitation de l’inspecteur, quelques-uns se bornèrent à présenter des observations générales sur la manière dont une leçon de morale doit être faite aux enfants. Ils dirent que c’était l’enseignement qui demande le plus de soin, de préparation et de conviction de la part de chaque maître. L’inspecteur renchérit, mais avec beaucoup de tact.
— Vous avez grandement raison, dit-il ; il faut vous mettre tout entiers dans ces sortes de leçons. Qu’elles soient animées, vivantes, basées sur des exemples pris dans la vie ordinaire ou dans la vie de vos élèves, afin qu’ils sentent plutôt qu’ils ne comprennent. Certes, il ne faut pas choisir ces exemples au hasard et vous devez éviter de froisser, d’humilier l’enfant dont la faute peut servir de point de départ à une leçon de morale pratique. Mais ne l’oubliez pas, ici ce n’est point la mémoire qui doit retenir quelques préceptes plus ou moins significatifs, c’est surtout au cœur qu’il faut frapper et arriver. Vous n’aurez rien fait, si le cœur de l’enfant n’a pas tressailli, s’il ne s’est pas senti ému…
Suivirent d’autres conseils, devenus banals à force d’être répétés par les pédagogues, et qui ne valent vraiment que s’ils sont mis en œuvre, sous les yeux de l’instituteur, non par de vaines paroles, mais par un éducateur de talent qui agit. Tâche difficile et délicate entre toutes, car elle demande au maître un peu de son âme.
— La séance est levée, messieurs, — dit l’inspecteur. — Comme il est à peine onze heures, je vous prie d’être là à une heure précise. Vous pourrez ainsi partir plus tôt ou consacrer à vos affaires la fin de l’après-midi. On sortit. Devant l’air pitoyable et navré du malheureux Coste qui s’en allait le dernier, l’inspecteur le retint et eut encore quelques bonnes paroles pour lui.
— Oui, monsieur l’inspecteur, — avoua-t —il à demi, — l’émotion m’a coupé bras et jambes. Je ne savais plus ce que je disais.
Son amour-propre l’empêcha de donner d’autres excuses.
— Vous tâcherez de faire mieux, une autre fois… Allons, du courage… Avant peu, j’irai vous voir dans votre classe, — conclut l’inspecteur.
Cependant, Coste parti, il crut de son devoir de consigner ainsi sur son carnet l’impression produite : Parait être un instituteur des plus médiocres. A voir prochainement. Tenue négligée.
Et comme le directeur de l’école du canton l’accompagnait, il lui demanda des renseignements sur Coste.
— C’est la première fois, — répondit le directeur, — que je vois M. Coste. Il est à Maleval depuis six mois et jamais il ne s’est présenté ici.
Au dehors, l’inspecteur n’osa appeler Mlle Bonniol qui causait avec Coste et semblait le consoler. Il craignit d’éveiller les susceptibilités de l’instituteur de Maleval, lequel aurait sûrement deviné de quoi il s’agissait et n’en aurait que plus souffert. Coste et Mlle Bonniol rejoignirent les instituteurs et les institutrices, qui, par groupes, se dirigeaient vers l’hôtel. Tous à l’envi essayèrent fraternellement d’encourager leur collègue dont l’attitude humiliée les touchait.
— Voyons, vous n’allez pas vous désoler pour ça ! — dirent-ils. — Quoique poseur, l’inspecteur est au fond un excellent garçon, comme vous avez pu vous en assurer… Votre cas n’est pas désespéré… D’ailleurs ça arrive à tout le monde et plus fréquemment qu’on ne le croit…
Complaisamment, ils lui citèrent les noms d’autres collègues timides qui, dans un cas analogue au sien, avaient été impuissants à faire sortir une parole de leur bouche sèche. Lui, Coste, avait du moins parlé. Mais Jean les entendait à peine ; une humilité secrète, profonde, amollissait son être déjà tant ballotté par les remous de la vie. À cette heure, il souffrait moins dans son amour-propre que dans son cœur. Quelles pires choses sortirait-il encore de cette matinée néfaste ? Toute espérance lui ferait-elle faillite dans l’avenir ? Et il se voyait mal noté, confiné sa vie entière dans de petits postes, sans avancement et, à cause de ses dettes criardes et de son traitement insuffisant, toujours en proie à cette éternelle misère dont pâtissaient les siens. Pauvre loque humaine, il ruminait ces décourageantes pensées et suivait machinalement ses collègues, sans plus songer à son pantalon élimé ni à ses souliers avachis.
XVI
La séance du soir fut très courte. Peu d’instituteurs avaient traité le sujet proposé, ce dont se fâcha presque l’inspecteur, qui les menaça de rendre obligatoire pour tous ce travail jusqu’alors facultatif. Après quoi, avant de lever la séance, il leur adressa cette dernière recommandation :
— Vous savez, messieurs, qu’on se plaint partout du recrutement de plus en plus difficile des écoles normales. Chaque année, le nombre des candidats diminue. Aussi, M. l’inspecteur d’académie, qui déplore cet état de choses et qui craint qu’il ne nuise dans un avenir prochain au bon renom et aux intérêts du corps enseignant, m’a chargé de faire un pressant appel à votre incontestable dévouement. Vous pouvez, dans vos écoles et autour de vous, rechercher des vocations, les susciter même, et, en tout cas, faire une active propagande. Vous y êtes intéressés, d’ailleurs ; car ceux d’entre vous qui dirigent ou sont appelés à diriger des écoles à plusieurs classes seront bien aises, le cas échéant, de trouver en leurs adjoints des collaborateurs intelligents et à la hauteur de leur mission. Or, cela n’est possible que si le nombre des candidats à l’école normale est assez grand pour qu’on puisse faire un choix qui s’impose si l’on tient à avoir plus tard de bons instituteurs… Nous comptons donc sur vous, messieurs.
La conférence prit fin sur ces mots, accueillis d’ailleurs sans enthousiasme, plutôt même très froidement.
Il était tout au plus trois heures de relevée. Dans les rues rayonnait un tiède soleil printanier. Le ciel était d’une sérénité exquise, aussi doux qu’un regard d’enfant.
La plupart des institutrices se répandirent sur les promenades et aux environs de la petite ville. Les arbres, parés de la soie tendre des jeunes fouillées, commençaient à donner une ombre légère que brodaient de perles et de lamelles d’or les rayons filtrant au travers des branches comme à travers les jours de dentelles vertes. Et dans ce fouillis délicat de verdures naissantes, fleurant bon le printemps, s’abritaient et disparaissaient, vues de loin, les vieilles maisons du bourg tout réjoui et ceint d’une couronne de platanes dont les cimes se balançaient au-dessus des toits noirs.
Les instituteurs se dirigèrent vers un café. Jean les suivit à la remorque, ne pensant plus et sans se préoccuper de la dépense qu’il allait faire. Dans un grand besoin d’affection, il aurait voulu être là-bas, à Maleval, afin d’embrasser les siens et de pleurer avec eux pour se soulager dans sa détresse. Sur le seuil du café, Bertrand, escorté d’autres stagiaires, s’arrêta et serra les mains à ses collègues.
— Au revoir, — dit-il, — on se va ballader et humer le soleil comme des vieux.
Et comme on l’invitait à entrer :
— Ah ben oui ! il y a belle lurette que le boni a fichu le camp. On est à la fin du mois, n’est-ce pas, ma vieille ? Aussi on ne se paie plus qu’une consommation d’air pur… C’est meilleur pour la santé. Bonjour à tous, nous allons tricoter des guibolles, vers là-bas.
Il s’éloigna, tandis qu’on riait.
Au café, comme tout à l’heure pendant le déjeuner, les mêmes causeries et plaintes recommencèrent, tant le mécontentement était général. La communication faite par l’inspecteur, à propos de la pénurie de candidats à l’école normale, servait de thème.
— Si les écoles normales sont désertées, — disait l’un, — tant pis ou plutôt tant mieux. Pourquoi avoir fait naître tant d’espérances irréalisées ? On nous a promis monts et merveilles et on ne fait rien… Et dire qu’en haut lieu on feint de se casser la tête pour trouver les causes du dédain que l’on montre pour la profession d’instituteur ! De causes, il n’y en a qu’une : l’insuffisance criante des traitements. Autrefois, il y avait pléthore : alléchés par les promesses et les coups de tamtam, les jeunes gens désiraient tous entrer dans l’enseignement… Il y a dix ans, quand je me suis présenté au concours de l’école normale, nous étions cent quarante candidats pour treize bourses. Mais on s’est aperçu depuis que notre métier est un métier de crève-faim. Aussi bonsoir ! plus personne. A part dans quelques départements pauvres, les écoles normales se recrutent à grand’peine. L’inspecteur a beau prêcher ; qu’il cherche lui-même des candidats, s’il en veut. Pour moi, je m’en lave les mains.
— Bien sûr, — renchérissait un second, — qui dit candidat aux écoles normales dit candidat à la misère… C’est une rude responsabilité à assumer que d’engager un père de famille, un paysan toujours pas riche, à faire de son fils un instituteur. Trois ans à l’école normale, six ans pour le moins comme stagiaire à neuf cents francs, quinze à vingt ans au moins avant de gagner quinze cents francs, que voulez-vous que fasse celui dont la famille est besoigneuse ? S’il n’y a pas de candidats, c’est qu’il ne peut pas y en avoir !
— Oui, le courant est bel et bien tari ou s’est détourné !… Je me suis laissé dire par un de mes anciens professeurs que les écoles normales, à part quelques sujets d’élite de plus en plus rares, n’ont plus que le rebut, les ratés des autres examens. Tous les fruits secs, en mal d’emploi, sont sûrs aujourd’hui de réussir là. Aussi ça fait pitié. Dans certaines écoles normales, les candidats sont moins nombreux que les bourses à donner. Mais comment voulez-vous qu’un garçon intelligent consente à accepter une situation de mille francs vers trente ans seulement, alors qu’il en aura le double autre part ? Ce serait par trop bête. Non, mieux vaudrait aller casser des cailloux sur les routes !… Et que de servilités !… Ah ! si j’avais su !…
— C'est vrai, mais le vin est tiré, il faut le boire... Qui sait ? ça peut changer... En tout cas, dites-vous bien ceci : moins on aura de candidats aux écoles normales, mieux ça vaudra pour nous. Le jour où les écoles normales seront presque entièrement délaissées, on sera bien obligé de penser à nous, d'améliorer nos traitements.
— En attendant, tant pis pour nous qui y sommes... On nous paie de mots et on nous prie de patienter... Non, nous n'avons rien gagné, quoi qu'on en dise, à toutes ces prétendues améliorations.
— Mais, — objecta l'un d'eux, nous sommes du moins fonctionnaires de l'Etat maintenant et c'est quelque chose.
— La belle jambe que ça nous fait! Comment ? Vous coupez dans ces ponts-là, vous? En êtes-vous moins que par le passé soumis au maire, aux conseillers municipaux, aux délégués cantonaux et tutti quanti !... En outre, sous prétexte que nous sommes payés par l'Etat, la plupart des communes ne donnent aujourd'hui aucun supplément à leurs instituteurs. Combien d'entre nous n'ont-ils pas perdu à cela! Ou bien savez-vous ce qu'on vous dit dans certaines villes : Soit, nous allons voter des suppléments, mais vous ferez double tâche.
— Et alors ce sont des surveillances à n'en plus finir, des besognes écrasantes avec juste le temps pour prendre vos repas. Dans telle sous-préfecture, on ira jusqu'à demander aux instituteurs de faire trois, quatre heures de plus par jour, sans compter les matinées du jeudi et du dimanche consacrées à une surveillance. Alors, pas un jour complet de repos. Et les devoirs à corriger, et les leçons à préparer après la classe!... une vie de forçat, quoi!... Rien d'étonnant si ceux qui ont la poitrine faible s'en vont téter les racines de cyprès bien avant l'âge de la retraite...
Tous se rangèrent à cette opinion et bientôt chacun dit son mot. On se complût à étudier, à exagérer avec un découragement profond, avec une amertume croissante, les plaies secrètes, la misère morale et matérielle de l’instituteur. Oui, c’était à se demander si on ne les bernait pas sciemment, si tous les atermoiements dont on use pour les faire patienter n’étaient pas pure comédie. Et le mécontentement de ces humbles augmentait avec le récit des souffrances endurées en silence par chacun d’eux, se traduisait par des plaintes unanimes où l’on sentait passer comme une rumeur sourde de révolte. Tout ce qu’ils osaient à peine se murmurer à eux-mêmes, dans l’isolement de la vie villageoise, s’exaspérait, grondait dans cette salle de café où ils se trouvaient réunis.
Cette fièvre de révolte commune réveilla Coste de son atonie et son âme se troubla sous la montée des angoisses et des rancunes accumulées durant son séjour à Maleval. A son tour, il parla, et les réflexions, qui à son insu lui étaient venues maintes fois, firent bouillonner son cerveau. L’œil en feu, maintenant, le geste haut, le timbre clair, il se plaignait à son tour, laissait crever l’orage de ses détresses et de ses hontes, longtemps couvées. Et soit qu’une grande amertume donnât à ses paroles un profond accent de sincérité, soit que ses collègues qui l’avaient vu, le matin à la conférence, si gauche et si peu disert, fussent étonnés de l’entendre s’exprimer avec tant de chaleur et d’aisance, il vint un moment où, dans le frais silence accueillant de la salle ouverte sur un jardinet plein du gazouillement d’un jet d’eau et des bruissements d’acacias aux odeurs naissantes, la voix de Coste résonna seule, vibrante et passionnée :
— Oui, — s’écria-t-il, — l’instituteur a raison de se plaindre devant la banqueroute des espoirs dont on l’a bercé. Certes, il a longtemps attendu, patient, confiant, dévoué, en serviteur modeste et obéissant. Mais est-ce sa faute, s’il se lasse enfin d’être toujours payé de paroles vaines, de phrases à effet, si, sous prétexte de nécessités budgétaires, on recule, d’année en année, les améliorations auxquelles il a droit ? Faute de donner satisfaction à des désirs et à des espérances légitimes, un sourd malaise gagne de jour en jour les rangs compacts des instituteurs. Car ce n’est pas la soif des jouissances, l’amour de l’argent pour l’argent qui les pousse : non, ils ne demandent que de pouvoir subvenir à leurs besoins et sauvegarder leur dignité compromise par l’insécurité de leur situation morale et surtout matérielle. Les temps sont durs et on ne peut exiger du maître d’école un désintéressement qui a pour lui les pires conséquences auprès des paysans si méprisants pour l’instituteur besoigneux…
— C’est la pure vérité, — s’exclama-t-on autour de Coste. — Nous sommes de moins en moins considérés dans les villages ; c’est pire qu’autrefois.
— Oui, c’est pire qu’autrefois, vous l’avez dit, — continua Coste. — A tout moment on fait luire à nos yeux, dans de belles phrases, les prétendus avantages que nous avons acquis.
Des blagues que tout cela. Jadis l’instituteur avait plusieurs cordes à son arc et était autant sinon plus heureux que nous. Moins surveillé, moins embêté qu’aujourd’hui, plus libre dans sa vie et dans sa classe, il vivait presque en paysan. Sonneur de cloches, chantre à l’église, fossoyeur même, quêtant de porte en porte des cadeaux, sorte de dîme volontaire, quelle dignité pouvait-il avoir, nous objecte-t-on ? Soit : mais du moins tout cela augmentait son mince traitement, faisait bouillir son pot et il était sans souci du lendemain, paysan, je le répète, vivant au milieu des paysans et comme eux. Est-ce notre cas ? On prétend qu’on a fait beaucoup pour nous et on a tout dit quand on nous montre l’instituteur d’autrefois gagnant au plus trois ou quatre cents francs. En réalité, avons-nous davantage ? Que l’on compare. En ce temps-là tout était moins cher, la vie plus facile, et, balance établie, nous sommes plus pauvres aujourd’hui avec nos mille francs — sans compter un tas d’embêtements en plus — que l’instituteur d’il y a cinquante ans ne l’était avec ses trois cents francs, ses menus profits et les cadeaux qui le nourrissaient une bonne partie de l’année.
On nous dit encore : Comparez le budget actuel de l’instruction publique avec celui d’autrefois. — Et après ? On n’avait pas cent mille instituteurs alors. Vous avez augmenté le nombre des écoles, diffusé l’instruction, bâti des monuments, mais, franchement, payez-vous les instituteurs comme il faudrait, comme l’exigent les besoins de leur famille, le rang qu’ils doivent tenir ? Jadis, le maître d’école s’habillait comme il voulait et nul ne trouvait à redire à sa blouse et à ses sabots. N’était-il pas un paysan comme les autres ? Aujourd’hui, non. Il doit vivre autrement : on lui demande de la tenue ; il est devenu une sorte de petit bourgeois, en apparence, n’ayant qu’un traitement fixe de plus en plus insuffisant, car tout renchérit même dans les villages les plus reculés, car, à part le secrétariat de la mairie parfois, il n’a point d’autres ressources que ses mille francs, car, officiellement, il ne peut accepter aucun cadeau. S’il est sans ressources du côté de ses parents, si sa femme n’a point eu de dot, si des charges de famille l’écrasent, que fera-t-il ? Et pourtant, il a eu vingt ans, il a aimé une jeune fille, pauvre comme lui, et, insouciant de l’avenir, il s’est dit simplement : Pourquoi n’épouserais-je pas celle que j’aime ? Pourquoi n’aurais-je pas de beaux enfants ? Est-il juste qu’il souffre de ne pas avoir su calculer, d’avoir écouté son cœur, et méprisé l’argent qui prend plus tard sur lui sa terrible revanche ?
Coste s’arrêta. Sa voix, en prononçant ces derniers mots, tremblait douloureusement comme fêlée par le sanglot que faisait monter la pensée amère des souffrances dont il saignait actuellement. Autour de lui, ses collègues se taisaient toujours, de plus en plus gagnés par cette plainte sincère ; un élan de sympathie fraternelle les portait vers ce maigre et grand garçon dont quelques paroles de Mlle Bonniol leur avaient révélé la vie dure, difficile et si méritoire. Ce n’était plus le timide dont l’embarras les avait si péniblement affectés dans la matinée, mais un homme criant sa souffrance, exprimant son amertume et trouvant les mots où se répandait le trop plein de son cœur misérable. Sans geste, à voix lente et basse, Coste recommença :
— L’instituteur est un demi-bourgeois, mais s’il est encore envié de ce chef par le paysan, il lui est aussi indifférent, pour ne pas dire davantage. Sous prétexte de dignité à garder, d’effet moral à produire, il vit presque à l’écart, solitaire et étranger, ne se mêle à la vie du paysan que de moins en moins ou lorsque — par exemple en temps d’élection — il n’a que des antipathies à glaner au contact des passions hostiles. De là des méfiances, des inimitiés qui ne désarment guère, et, si l’instituteur est gêné, des moqueries, des mépris dont pâtit le peu de considération qui lui reste. Dominé par la pensée de son avancement, d’un poste plus avantageux, il ne se fixe plus dans un village. Rares sont ceux qui, au bout de trois, quatre ans au plus, pour une cause ou pour une autre, soit qu’ils le demandent, soit qu’ils aient déplu, ne subissent pas un déplacement onéreux. Aussi l’instituteur devient-il pour le paysan l’étranger qui passe, qu’on n’aime pas, dont on ignore les origines, celui dont on dit seulement : Il n’a pas à craindre les gelées ni la grêle, celui-là : tous les mois, il va récolter chez le percepteur, et, avec ça, des vacances pour se promener aux frais du gouvernement…
— Bien heureux — conclut un collègue de Coste — quand ils ne nous traitent pas de fainéants aux mains blanches.
Un découragement immense se lisait dans l’attitude de Coste, assourdissait sa voix tout à l’heure vibrante et qui désormais arrivait lointaine. Il se tut et un silence pénible s'abattit. Tous étaient songeurs maintenant; aucune lueur de révolte ne brillait dans les yeux, et les dos courbés semblaient ployer sous le poids.
L'heure du départ approchait pour la plupart d'entre eux. Ils se levèrent tristes et, dans les rues qu'empourprait le soleil couchant, ils se séparèrent avec des au revoir mélancoliques. La poignée de main qu'ils donnèrent tour à tour à Coste lui prouva que ses plaintes avaient éveillé un écho, qu'il avait parmi eux des amis.
XVII
Le printemps, qui avait si bien commencé et, en dépit de quelques journées de vent soufflant du nord-ouest, avait égayé de glorieux matins et d'après-midi ensoleillées et tièdes le mois de mars et hâté l'essor des confiantes verdures, se prit tout à coup à bouder. De gros nuages noirs fuyaient dans le ciel et crevaient sur le village et les champs en giboulées froides. Le temps se rafraîchit tout d'un coup ; on aurait dit d'un retour vers l'hiver. Les dos, vêtus déjà d'étoffes plus légères, se courbèrent frileux sous les averses cinglantes et les jeunes feuillées frissonnèrent sous les rafales du tarral.
Caussette se mit à tousser dans les premiers jours d'avril. Elle frissonnait même au coin du feu, lorsqu'elle se décidait à quitter sa chambre glaciale. Ses plaintes s'éternisèrent ; plus acariâtre de jour en jour, elle bougonnait sans cesse contre le temps et contre les enfants. Louise, très irritable de son côté, se fâcha à la longue; la mésintelligence des deux femmes s'accrut, s'affirma. Coup sur coup, des scènes violentes éclatèrent entre elles. Réciproquement, elles se jetaient à la tête les plus grossières insultes, se menaçant presque de la voix et du geste. A leurs cris, Jean, abandonnant ses élèves, accourait, éperdu, se placer entre elles, s’efforçait en vain de les apaiser, accusé de partialité outrageante par l’une et par l’autre dont les reproches tombaient ensemble sur lui.
Les tristes journées et les heures encore plus tristes qu’il passait, chaque soir, entre ces créatures qui lui étaient chères toutes les deux, mais dont les visages froids et haineux ne se déridaient jamais ! Il n’avait même plus la consolation de pouvoir se livrer seul à ses sombres pensées, dans sa classe, après la sortie de ses élèves. Non, il devait être toujours là : quand il était près d’elles, du moins elles se taisaient.
Mais son travail le retenait en bas six heures par jour. Le matin, il était moins inquiet, car Louise demeurait au lit jusqu’à onze heures, autre prétexte pour Caussette de grommeler dans sa chambre, contre la paresse de sa bru. Pendant l’après-midi, il était toujours sur le qui-vive. Tout en expliquant une leçon ou en corrigeant un devoir, il prêtait l’oreille à ce qui se passait au-dessus de lui, dans la cuisine où les deux femmes étaient en présence. A part les trottinements et les éclats de rire de Rose et de Paul, souvent un grand silence régnait, car Louise et Caussette, sauf pour se chamailler, ne s’adressaient presque plus la parole. Puis c’était parfois, brusquement, un murmure de voix âpres qui s’enflaient et il se hâtait de tout abandonner pour aller calmer les deux femmes querellantes.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! — soupirait-il, — pourvu que mes élèves ne finissent pas par comprendre et par raconter tout cela à leurs parents.
Et, très malheureux, il en oubliait ses soucis d’argent et se jetait aux genoux de sa femme et de sa mère, les suppliant de se réconcilier, de s’aimer pour lui, de lui épargner ces douloureuses disputes qui pouvaient lui faire tort dans Maleval…
L’après-midi d’un jeudi, Jean était sorti avec les enfants pour faire une promenade aux environs. Il avait voulu profiter d’une éclaircie qui avait refoulé aux bords de l’horizon les nuées errantes. Rose et Paul marchaient auprès de lui et il poussait dans une voiture d’enfant les deux bessonnes. Il était presque tranquille, car depuis plusieurs jours Caussette et Louise ne s’étaient point chamaillées et il les avait laissées, calmes en apparence, dans la cuisine. Même Caussette, importunée par ses instances et pour avoir la paix, lui avait promis de descendre un moment sur le perron chauffé par les rayons clairs du soleil.
Une demi-heure s’écoula après le départ de Jean et des petits. Louise ravaudait des bas près de la fenêtre, au soleil. Caussette, immobile, était assise non loin du feu presque éteint, près de la porte de sa chambre, en sentinelle.
Le silence régnait ; on n’entendait que le tic-tac du réveil posé sur un coin de la cheminée et au dehors les guilleris des moineaux et la voix grave d’un paysan qui labourait son champ et qui, par intervalles, gourmandait les deux mules de son attelage.
Louise, à travers la vitre, le regarde faire ; les allées et venues du laboureur l’intéressent. La charrue luisante s’enfonce dans la terre grasse et humide, ouvrant un large sillon rougeâtre qui fume au soleil. Au fond, sur le ciel bleu, s’élèvent les montagnes que piquent d’un bouquet de verdure les platanes de la promenade. Deux ou trois vieillards adossés à un mur de pierres sèches, en face de l’école, causent entre eux, les yeux mi-clos, comme près de sommeiller, la tête appuyée sur leur bâton. Ce simple et paisible tableau charme le regard de Louise. Elle regrette de ne pas être sortie avec Jean : il doit faire si bon au dehors. Elle se sent mieux. Le silence lui pèse. Sans colère, miséricordieuse même sous l’influence de ce temps rayonnant, elle regarde l’aveugle. Celle-ci, toujours immobile, les paupières baissées, paraît dormir. Mais, à un mouvement de Louise, ses prunelles blanches brillent au fond des orbites caves ; cependant ses traits sont détendus, moins durs que d’habitude.
— La belle journée ! — murmure Louise comme pour entrer en conversation.
Caussette ne répond pas. Louise reprend d’une voix calme, conciliante, s’adressant à sa belle-mère :
— N’aviez-vous pas dit à Jean que vous descendriez sur le perron ? Il doit y faire si bon.
Même mutisme chez l’aveugle, qui clôt ses paupières, dédaigneuse à ces avances.
Louise insiste. Brusquement, avec son air hargneux, Caussette dit :
— Non, je n’ai pas envie de descendre. Ça ne me plaît pas.
— Comme vous le voudrez ; ça m’est fort égal, — répond Louise, dépitée de voir ses prévenances ainsi accueillies.
Dans son coin, l’aveugle grommelle. Louise comprend pourquoi sa belle-mère s’obstine à demeurer là ; elle s’impatiente et, l’air mauvais à son tour, elle grogne. De nouveau un grand silence se fait.
Une quinte de toux secoue soudain le corps de Caussette.
— Voulez-vous de la tisane ? — dit Louise derechef apaisée. Il y en a de faite.
— Non, merci, je n’en ai pas besoin.
— Comme il vous plaira.
Caussette tousse encore, puis se plaint et frissonne.
— Ah ! — geint-elle, — quel malheur d’être vieille et de ne plus y voir. Jésus, mon Dieu !… Ma pauvre gorge ! — ajouta-t-elle d’une voix saccadée, et reprise par une toux sèche.
— Si c’est possible de pleurnicher ainsi pour un simple rhume, — murmure Louise, agacée et s’agitant sur sa chaise qui craquète.
— Pardi ! — riposte l’aveugle qui a entendu, — un rhume ce n’est rien. En tout cas, j’en connais de plus douillettes que moi et qui aiment à se faire dorloter comme de belles madames.
— Vous êtes une mauvaise ! — s’écrie Louise blessée et toute à ses rancunes. — Vous n’avez jamais su dire et faire que des méchancetés.
— Si je les dis, d’autres les pensent. Ah ! je n’ai qu’un simple rhume ! Pardi, vous préféreriez me clouer entre quatre planches, je le sais bien… Mais je ne suis pas prête à partir encore. Il y en a qui seraient trop heureux de me voir crever là.
— C’est trop, c’est trop, — crie Louise, hors d’elle-même. — Vous n’êtes qu’une vilaine femme et puis… et puis… tant pis, si vous mourez, on ne mettra pas, bien sûr, le crêpe à l’âne. Une fameuse avare de moins.
Caussette s’est levée et, le bras tendu comme pour une malédiction, elle clame, haletante :
— Avare, moi !… Ah ! je le sais bien que tu veux me faire dépouiller par mon fils… C’est toi, toi qui le pousses… Tu me fais espionner par les enfants… Ce n’est pas vrai que j’aie de l’argent.
— Alors, pourquoi faites-vous si bonne garde ? Vous êtes toujours fourrée dans votre chambre et ce n’est pas étonnant, si vous avez pris mal… Est-il permis de se méfier ainsi, d’être si avare et de laisser son fils dans la misère plutôt que de toucher à son magot… Mauvaise mère ! mauvaise mère !
— Non, non… Oh ! la vilaine femme qui m’a gâté mon fils.
— Menteuse, ce n’est pas vrai…
— Si, si, tu veux me voler… tu veux qu’il m’envoie à l’hôpital… Mangeuse, sans-le-sou !… Non, je ne la vendrai pas ma terre… Ah ! il te faut de l’argent pour soigner ton joli museau… On travaille alors, feignante ! on ne fait pas la malade pour se payer de bonnes tranches de gigot. Tu nous as ruinés, tu nous mines, paresseuse, paresseuse ! propre à rien !…
— Oh ! mon Dieu ! — s’exclame Louise vibrante de colère. — Etre traitée ainsi !… ma mère ! ma mère ! je veux m’en aller, je veux m’en aller.
— C’est ce que tu pourrais faire de mieux… Quel débarras pour mon pauvre enfant qui se tue pour toi !…
Ces mots exaspèrent Louise ; elle s’avance vers l’aveugle qui semble la défier. Pâle comme une morte, la voix sifflante, elle lui crie, à mots entrecoupés :
— Non, je ne m’en irai pas… je suis ici chez moi… Ah ! vous m’accusez de vouloir vous voler… Eh bien ! oui, je le ferai… je briserai votre malle… je prendrai tout, tout… et je le jetterai dans la rue, mauvaise mère…
Caussette a peur ; elle recule, les bras en avant dans un geste de défense ; puis tout à coup, à tâtons, renversant sa chaise, elle s’enfuit dans sa chambre, s’y enferme d’un tour de clef, terrifiée par la voix furieuse et égarée dé sa belle-fille qui la menace encore :
— Oui, vieille sorcière, méchante avare… je te volerai, je te volerai…
Louise n’en peut plus ; sa surexcitation tombe et elle s’affale sur une chaise, sanglotant éperdument, le cœur battant à se rompre, presque défaillante. Dans sa chambre, Caussette ne remue point ; assise sur sa malle, les dents claquant de peur et de froid, elle redoute que sa belle-fille ne mette sa menace à exécution.
— Seigneur Jésus ! — soupire-t-elle ; — elle en est capable, elle me volera, elle me volera !
Elle écoute ; elle entend pleurer Louise. Sa crainte disparaît aussitôt et, le visage haineux, elle ajoute :
— Qu’elle essaie, d’ailleurs, et nous verrons bien… Mais voici qu’au milieu du silence où vient de retomber la maison, des voix d’enfants résonnent :
— Petite mère ! petite mère ! des fleurs jolies pour toi.
Jean rentre, joyeux de la bonne promenade qu’on a faite, joyeux de la gaîté des enfants et de retrouver le logis calme comme il l’avait laissé.
Mais en entrant dans la cuisine, il voit la chaise renversée, Louise seule tout en pleurs, les traits tirés et si pâle, si pâle !
— Ah ! mon Dieu ! — gémit-il.
Son cœur se serre. Lui qui arrivait avec de la joie ! Il s’approche de sa femme. Louise le repousse d’abord, puis, très malheureuse, éclate en sanglots et enfin lui raconte la scène qui vient d’avoir lieu.
Jean sent une atroce souffrance le poindre au cœur.
— C’est trop, c’est trop ! — fait-il dans un sanglot.
Rose et Paul, leur bouquet de fraîches fleurs des champs à la main, étonnés par ce changement brusque, regardent effarés, avec une envie de pleurer eux aussi. Dans leur berceau, où Jean les a déposées, les bessonnes gazouillent, agitant drôlement leurs petits bras. La chambre de Caussette demeure silencieuse. L’heure du dîner approche.
— Paul, — dit Jean, — va prier grand’mère de venir à table.
La porte est fermée. Le garçonnet frappe de son petit poing.
— Grand’mère, viens dîner, je te prie !…
— Je ne veux pas dîner… j’ai pas faim… va-t’en ! — s’écrie Caussette en entr’ouvrant sa porte.
Jean se décide à aller chercher lui-même sa mère. Il la trouve assise de nouveau sur sa malle, dans une attitude hostile. En vain il la supplie ; elle refuse, s’entêtant, par ces mots :
— Non, non, je n’ai pas faim.
Et comme Jean insiste doucement, elle lui dit, les dents serrées:
— Laisse-moi tranquille à la fin des fins... je ne veux pas...
Ta femme, tu devrais la fouetter, car elle ne respecte pas ta mère... va-t'en, va-t'en, ingrat... tu t'entends avec elle.
Puis, c'est le tour de Louise :
— Bah! — dit-elle, — si elle ne veut pas venir, tant pis! elle n'en mourra pas.
— Oh! Louise, Louise ! sois bonne ! — fait Jean sur un ton de reproche.
— Je vois bien que tu la soutiens, que tu ne m'aimes pas ! — répond celle-ci dans une crise de larmes. — Oh! ma mère, ma mère !...
Et, après le dîner silencieux, quand tous enfin sont couchés, Jean reste seul dans la cuisine. En vain, il voudrait se livrer à ses occupations habituelles. Effondré sur une chaise, la tête entre les mains, il songe à sa vie de misère et de douleur. Et tandis que les heures tintent une à une au clocher de l'église enveloppée de nuit, tandis que des averses soudaines crépitent, de quart d'heure en quart d'heure, sur les tuiles du toit et sur les carreaux de la fenêtre, avec un bruit de galets agités par la mer montante, il sent une détresse affreuse lui submerger le cœur. Et il s'attarde là.
XVIII
Le lendemain, la vie reprit comme de coutume. Cependant, ce ne fut qu'à l'heure du déjeuner que Caussette quitta sa chambre. Elle paraissait très lasse, traînant plus qu'à l'ordinaire ses pieds chaussés de gros sabots. En s'asseyant à table, elle eut une crispation de souffrance sur sa figure ridée et ne put retenir un léger cri. Jean qui l'observait l’interrogea doucement. Elle se plaignit d’une forte courbature et d’une extrême fatigue dans tous les membres.
— Si vous souffrez beaucoup, — dit Jean, — nous ferons venir le médecin.
— Mais non, ça passera… les médecins, il vaut mieux les laisser chez eux… ils ne guérissent personne et ne sont bons qu’à manger l’argent du pauvre monde.
Dans l’après-midi, elle recommença de geindre et, quoique près du feu, elle prétendit avoir grand froid. Tout d’un coup, un frisson très intense la saisit ; son corps se mit à trembler ; on entendait ses dents claquer. Puis, un moment après, la fièvre s’alluma et, reculant sa chaise, Caussette se déclara très incommodée par la chaleur qui, disait-elle, lui montait à la gorge par bouffées. Jean qui se trouvait là s’empressa auprès d’elle ; il lui prit la main, elle était brûlante ; inquiet, il constata que le pouls battait très fort. Sur les instances de son fils, Caussette consentit, non sans peine, à se mettre au lit. Jean, très prévenant, la borda, cala sa tête d’oreillers, lui apporta de la tisane. A soigner Louise et les enfants, il avait peu à peu pris le tour de main d’une garde-malade. Aussi Caussette, touchée à la fin par les soins qu’il lui prodiguait, céda à un bon mouvement et lui dit dans un élan de tendresse :
— Merci, mon brave enfant !
Ces mots firent du bien à Coste : ils lui parurent aussi doux qu’à un blessé le baume qu’on étend sur sa plaie vive. Pourtant, Jean ne put obtenir de sa mère qu’elle reçût la visite du médecin. Comme la plupart des paysans, Caussette redoutait la venue du docteur ; pour eux, le médecin a tout intérêt à ne pas guérir trop vite les malades, afin d’augmenter ses honoraires ; aussi ne l’appelle-t-on qu’après que tout est désespéré ; si bien que l’arrivée du médecin coïncidant trop souvent avec le dénouement fatal de la maladie, on finit par douter de sa science et par le considérer comme une sorte de précurseur, d'annonciateur de la mort. Le jour suivant, la fièvre persista ; déjà Caussette commençait de ressentir un point de côté et de la dyspnée. Jean, lorsqu'il vit sa mère respirer si difficilement, imposa sa volonté à la malade et courut chercher le médecin. Celui-ci diagnostiqua une fluxion de poitrine. La température du corps s'élevait à quarante degrés et une toux sèche secouait, par intervalles, la poitrine de la vieille femme. Aux questions de Coste, le médecin hocha gravement la tête :
— C'est très sérieux, — dit-il, — surtout à cet âge ; mais qui sait? malgré sa maigreur, votre mère est très robuste encore et elle peut se tirer d'affaire.
Dans son lit, Caussette semblait derechef très inquiète. Toutes ces allées et venues autour d'elle lui étaient importunes. Dès que la femme de ménage, son fils ou sa bru pénétrait dans sa chambre, l'aveugle se soulevait sur son coude et d'une voix brusque et rauque demandait ce qu'on lui voulait. Haletante, elle gardait cette attitude méfiante, écarquillant ses yeux blancs toujours comme dans un effort pour y voir, tendant l'oreille comme pour surprendre le moindre mouvement. Puis une quinte de toux l'abattait sur son traversin, et, dans sa poitrine oppressée, on entendait crépiter un râle de mauvais augure.
Tant de méfiance et tant de rudesse attristaient Jean et blessaient son cœur au vif. Il se sentait impuissant à rassurer sa mère que hantait la pensée affreuse d'un vol, dont il était, certes, incapable, mais qu'elle s'obstinerait toujours à croire possible. Quelquefois l'idée sombre, depuis longtemps venue à Louise, que la mort de Caussette aurait pour conséquence immédiate de mettre fin à leurs soucis d'argent, s'insinuait soudain traîtreusement en lui. Il se hâtait de la repousser avec horreur, se croyant coupable d'avoir pu seulement l'accueillir, ne fût-ce qu'une seconde. Et dans ce cruel désarroi de tous ses sentiments d'affection et d' honnêteté, il se retirait à l'écart pour cacher des larmes de honte.
— Oh ! cet argent, ce maudit argent qui rend ma mère si dure pour moi et qui, par ses hantises, vient salir mon réel amour pour elle !
Hélas ! qu'aurait dit, qu'eût pensé Coste, s'il s'était douté que la maladie de Caussette n'avait pas d'autre cause que celle-là ? Depuis le soir où son fils s'était adressé à elle, l'avait suppliée de l'arracher à la misère, la vieille femme avait perdu tout repos et toute confiance. Que de fois, au milieu de la nuit, éveillée en sursaut, elle s'était jetée à bas de son lit et, tâtant les murs, pieds nus sur le carreau glacé, était allée s'assurer que le coffre demeurait intact. C'est ainsi que, pendant la nuit froide et humide qui avait suivi sa querelle avec Louise, Caussette, sous le coup des menaces de sa bru, n'avait pas fermé l'œil jusqu'au matin, se relevant à tout moment, quoique déjà fort enrhumée, et avait contracté la fluxion de poitrine qui la clouait au lit.
Les jours suivants, tandis que le mal empirait, l'aveugle en arriva à ne pouvoir plus supporter la présence de sa belle-fille dans sa chambre. Elle n'avait pour la jeune femme que de dures paroles, criant, en l'absence de Jean occupé dans sa classe, qu'elle voulait qu'on la laissât seule.
— La gueuse ! — se disait Caussette, — si mon fils ne fait pas le coup, elle est capable de profiter de ma maladie... Elle aime trop à fainéanter et à s'attifer... Ne m'en a-t-elle pas menacée, mon Dieu !...
Elle en oubliait ses souffrances, tressaillait au bruit d'une porte, au craquement d'un meuble, dressée sur son séant, prête, à la première alerte, à s'élancer de son lit...
Ce jour-là, Caussette paraissait plus abattue. Ses yeux
blancs brillaient comme des éclats de miroir. La langue
sèche, elle articulait difficilement ses plaintes monotones qu'accompagnait le râle sibilant qui chantait dans sa poitrine, sans cesse, et produisait une fréquente expectoration
rougeâtre. La dyspnée augmentait ; à chaque inspiration,
les narines se dilataient ; on percevait comme un glougloutement
d'air s'échappant d'un liquide. Les pommettes de la
malade étaient rouges et brûlantes ; la face injectée laissait
transparaître une teinte rouge sombre sous la peau hâlée par
les soleils et les vents de tant d'années de labeur. Le médecin,
venu dans l'après-midi, trouva le pouls petit, irrégulier ; la
température du corps couvert de sueurs abondantes restait
au-dessus de quarante degrés, autant de fort mauvais signes,
déclara-t-il. Et même il demanda si la malade n'avait pas
commencé à délirer et sur la réponse négative de Jean, il
ajouta :
— Ça ne tardera guère ; c'est grave, très grave.
Le soir, Jean était seul à veiller dans la cuisine. Dix heures venaient de sonner au clocher de l'église et les vibrations du métal s'éteignaient à peine au fond du grand silence nocturne. Soudain, Coste entend le choc d'un bol sur le carreau de la pièce voisine. Étonné, il se lève et, doucement, avec précaution, pénètre dans la chambre. La porte à peine poussée s'ouvre sans bruit.
À la lueur de la chandelle qu'il tient dans sa main, il voit un spectacle terrible. L'aveugle a quitté son lit. En chemise, laissant voir la nudité flétrie de son sein et de ses jambes maigres, elle est quasi allongée sur sa malle, les bras étendus comme pour la protéger. Les dents claquent de froid et de fièvre, la figure est toute décomposée par la maladie et par une atroce épouvante.
— Mais vous êtes folle ! — s'écrie Jean à cette vue, — ô ma mère ! ma mère !
— Ah ! brigand, voleur ! — siffle la vieille d'une voix hoquetante. — Je ne m'étais pas trompée… tu l'écoutes, ta coquine de femme… Tu étais là, pour me prendre mon argent… je t’ai entendu venir doucement… Mange-tout, gueux, tu ne peux donc pas attendre que je sois morte… Mais tu me tueras plutôt que de l’avoir… soyez maudits, maudits, maudits…
Rose et Paul, couchés dans la chambre voisine, s’éveillent aux cris de la grand’mère et, à leur tour, poussent des cris perçants. Louise, pâle, accourt, à peine vêtue. Elle demande d’une voix angoissée :
— Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il ?… ô mon Dieu !
— Ah ! elle aussi ! — rugit l’aveugle qui délire et se cramponne plus étroitement au bois de la malle, de ses ongles qui crissent. — Elle aussi, la gueuse ! Tous les deux ils étaient là… Ils veulent me voler mes derniers sous… Sortez, sortez !… Allez-vous en !… allez-vous en !… mauvais, mauvais, mauvais…
Caussette écume ; heureusement sa voix s’affaiblit, s’étrangle et ne peut s’entendre du logement de l’institutrice. À bout de souffle, la vieille femme se tait enfin et s’étale de tout son long, dans une syncope. Vite, Jean la recouche : elle est glacée et un tremblement convulsif l’agite des pieds à la tête.
Toute la nuit, Caussette délira, elle insultait son fils, sa bru, ses petits-enfants, les maudissant tous ; ou bien d’une voix faible et dolente, elle les suppliait de lui laisser son argent, ces chers écus qu’elle avait gagnés avec tant de peine depuis qu’avant la mort de son mari on l’avait dépouillée de son bien.
Le lendemain, elle mourut. Elle n’avait pas repris connaissance. Jusqu’à son dernier souffle, toujours délirante, elle vomit des blasphèmes et des malédictions sur tous les siens, poursuivie même dans son agonie par la torturante vision de son fils lui arrachant son argent. Enfin le mouvement de ses lèvres convulsées et frangées d’écume sanguinolente, s’arrêta et le silence de la mort enveloppa et la rigidité de la mort étreignit ce corps tordu de souffrance. Jean qui, à cause du délire affreux de sa mère, avait refusé tout secours des voisins, se hâta de clore les paupières rebelles de la morte et de jeter un coin de drap sur ce masque terreux, encore si grimaçant d'épouvante et de haine qu'il ne put le regarder une dernière fois sans éclater en sanglots...
La nuit suivante, Louise et Jean, après le départ des voisines, restèrent seuls dans la chambre mortuaire. La fin terrible de Caussette les avait laissés éperdus de honte et d'effroi. Ils n'osaient rien dire, ni tourner les yeux vers le cadavre, rigide sous la blancheur du suaire qui le recouvrait entièrement. Deux bougies brûlaient sur la commode, auprès d'une assiette pleine d'eau bénite où trempait un rameau d'olivier.
Cependant, à la fin, Jean tressaillit et s'arracha à son rêve douloureux; il regarda sa femme et murmura :
— A quoi bon rester là, Louise ?... tu te fatigues en vain... Va te coucher, je veillerai seul et je dormirai sur cette chaise.
Louise obéit; mais, avant de se retirer, elle embrassa nerveusement son mari ; puis, après une hésitation, lui dit d'une voix blanche :
— Dis, pourquoi ne regarderais-tu pas dans la malle maintenant ?...
Jean sursauta et se dressa d'un bond. Il devint blême :
— Non, non, pas encore, — dit-il. — Attends qu'on l'ait emportée... Demain, demain...
Il frissonna comme s'il semblait craindre que la morte ne se levât, au premier pas fait vers la malle qui reposait, noire, au pied du lit funéraire.
Pourtant, quand Louise se fut éloignée, il ne put s'empêcher de se dire, au fond de lui, que sa situation allait enfin changer et s'améliorer ; mais il aurait souffert dans sa piété filiale de s'en réjouir, surtout dans la terreur que lui laissait la mort de sa mère. Aussi pour chasser ces mauvaises idées d'argent, il contempla le drap, plaqué d'ombres, où s'accusaient les formes grêles du cadavre. Il se reporta au temps lointain de son enfance et se recorda les soins de sa mère alors que, non aigrie par le malheur, elle était la femme douce et bonne qui, souriante, se penche sur le berceau. Accablé de désespoir et de regret, il eut une révolte contre cet argent qui, seul, aux derniers jours, les avait séparés. Tout à sa douleur, il passa la nuit à sangloter et à rêver du passé, dans l'isolement et le silence de cette veillée funèbre, le cœur plein de reconnaissance et de pardon.
XIX
Le jour de l'enterrement, Jean pleura sincèrement sa vieille mère. Au cimetière comme à l'église, il ne voulut se rappeler que la vie misérable de la brave femme d'autrefois. Au moment où le cercueil disparaissait dans la fosse, il envoya du fond du cœur un dernier adieu à sa mère. Ce fut avec une grande tristesse qu'après avoir reçu la poignée de main banale et les condoléances gauches des paysans, il reprit le chemin de sa maison.
Mais à peine eut-il pénétré dans le vestibule et fermé la porte derrière lui, Jean se sentit tout à coup débarrassé d'un poids énorme. Une joie, imprécise d'abord, submergea toutes ses tristesses. Impérieuse, l'idée de l'argent que lui laissait sa mère s'empara de son esprit. Puis, il en eut honte, car la vision nette de Caussette agonisante et accroupie sur sa malle lui apparut brusquement. En montant l'escalier, il décida qu'il attendrait encore, pour se punir du désir impatient qu'il avait eu de courir à la chambre de sa mère. Les quelques marches qu'il avait déjà enjambées, il les redescendit et rentra dans la salle de classe. Il s'assit devant son pupitre, sur son estrade, atteignit un cahier d'élève et essaya de corriger un devoir. Mais, malgré ses efforts, il lisait sans comprendre, ne tenant plus en place. En pensée, il supputait la somme qu'il allait trouver dans la malle et qui suffirait sans nul doute pour le tirer de sa misère honteuse. Soudain, il se surprit à calculer sur un bout de papier le montant de ses dettes.
— Pourquoi hésiter ? — fit-il alors à haute voix, — n'est-ce pas la vie!… Cette préoccupation qui m'obsède n'est-elle pas naturelle?… Non, elle ne peut avoir rien de coupable désormais.
Il se leva, grimpa prestement l'escalier, et se dirigea, non sans émotion, vers la chambre où se trouvait tout à l'heure le cercueil de Caussette.
Louise y était déjà. Malgré sa fatigue, elle avait fureté partout et son visage semblait soucieux d'impatience.
— Jean, — dit-elle, en voyant entrer son mari, — la malle est fermée… J'ai beau chercher, je ne sais où sont fourrées les clefs.
Les mains fébriles, il se joignit aux recherches de sa femme. Il tourna et retourna tous les objets, regarda sous les meubles, les déplaça même, sonda les murs et le pavé. A la longue, une impatience lui vint, ainsi qu'à Louise :
— Où diable les a-t-elle donc fichues? — fit-il d'un ton brusque, en fouillant de nouveau les poches de la dernière robe portée par la morte.
— Fais sauter la serrure, — s'écria Louise, nerveusement ; — on n'a pas besoin de clefs, après tout.
— Pourtant, elle ne les a pas emportées ! — répondit-il, en rôdant dans la chambre.
Il lui répugnait de suivre le conseil de Louise. Forcer la serrure, faire sauter le couvercle de la malle, cela lui produisait à l'avance l'effet d'une profanation, ne serait-ce pas le simulacre ou plutôt la réalisation posthume du vol dont sa mère lui prêtait la pensée et qu’elle avait tant redouté sa vie durant ?
Jean secoua la tête.
— Non, pas cela, — ajouta-t-il avec un petit frisson ; — ce serait une mauvaise action… je ne pourrais pas, je le sens.
— Que tu es bête !… je vais le faire moi-même alors… Va me chercher un marteau au lieu de rester là, les bras pendants et l’air idiot.
— Non, Louise, je t’en prie ; sois patiente. J’en aurais trop de peine… Nous avons bien le temps… Fouillons encore…
Ils s’acharnèrent en recherches vaines.
— C’est si simple pourtant… Es-tu nigaud pourtant ! — répétait sans cesse Louise.
Jean était entré maintenant dans la cuisine et mettait sens dessus dessous les objets enfermés dans les placards de la cheminée.
— Mais non, — lui cria Louise, agacée ; — qu’as-tu à farfouiller, là-bas ?… Tu sais bien qu’elle ne sortait presque jamais de sa chambre… elles ne peuvent être qu’ici, dans quelque trou.
Jean revint. Ses yeux se portèrent aussitôt sur le lit qui, creusé au milieu, gardait encore l’empreinte du cadavre. Il n’y songea même pas.
— Sommes-nous bêtes ! — s’exclama-t-il presque joyeusement. — Je parie qu’elles sont dans la paillasse.
Il courut vers le lit ; d’un geste prompt, il rejeta les draps, bouscula le matelas et découvrit la paillasse qui s’était tout affaissée et aplatie pendant la maladie de Caussette. Avidement il y plongea les mains, les promena en tous sens dans la paille de maïs qui bruissait et qu’il retirait à pleines poignées aussitôt éparpillées sur le sol. Rose et Paul, qui venaient d’entrer, regardaient fort intéressés mais ne comprenant pas. Paul dit :
— Papa, pourquoi que tu fais le lit de mamelle, puisqu'on l'a emportée dans la grande boîte?
Et la petite Rose ajouta, comme en écho :
— Dodo, mamette... partie dans la grosse boîte.
— Pardi, — fit Jean tout à coup avec un sourire d'aise, — j'en étais sûr... les voilà.
Sa main élevait un petit paquet qu'il secoua en riant, ce qui produisit un très léger cliquetis de fer. Le paquet était fait d'un mouchoir lié par plusieurs nœuds si serrés qu'il fallait avoir comme Caussette les doigts maigres et aussi crochus que des pinces pour les défaire. Dans son empressement, Jean se cassa un ongle.
— Sapristi! —s'écria-t -il, en suçant son doigt douloureux, — en voilà des précautions!...
Enfin Louise plus adroite y réussit et délit le dernier nœud. Enveloppées dans des morceaux de chiffon, deux petites clés, luisant comme les objets en fer d'un usage journalier, tombèrent sur le pavé.
Sous les doigts enfiévrés de Coste, la serrure vieille et rouillée résista un moment.
— Nom de Dieu! — cria durement Jean impatienté — nous n'y arriverons donc jamais... Ils n'étaient pas faciles à voler, ses écus!
La malle ouverte, Louise et lui firent voler dans la chambre les vieilles hardes de Caussette. Rose et Paul s'emparèrent de ces pauvres défroques et s'en amusèrent.
Enfin, dans un coin, sous une pile de mouchoirs rayés de jaune et de bleu, un second paquet, assez volumineux, apparut. Il contenait un sachet de toile grise — de ceux où on met le plomb de chasse — noué d'une ficelle. Son tintement clair résonna à leurs oreilles tel qu'une musique délicieuse. Jean et Louise le soupesaient et le secouaient tour à tour, jouissant naïvement de ce carillon argentin. Maintenant, ils n'osaient s'assurer de la somme qu'il contenait, se plaisaient à en évaluer à peu près le chiffre.
— Il y a pour le moins cinq cents francs, — dit Jean tout à sa joie.
Ses yeux brillaient de convoitise et il riait doucement, Louise aussi, ravis. Ils respiraient avec délices comme si du bonheur coulait dans leurs veines.
Brusquement, Coste délia la ficelle, se baissa et renversa le contenu du sac sur un mouchoir étalé. Des pièces d'or de cinq, de dix et de vingt francs, mêlées à des écus, à de menues pièces d'argent et à pas mal de gros et de petits sous, —les économies des paysans — ruisselèrent, roulèrent, rayonnèrent dans la chambre.
Rose et Paul s'étaient accroupis autour du tas de monnaie et criaient en tapant dans leurs menottes, les yeux écarquillés :
— Que de sous, pérotte!... que de sous, mérotte !
Tous y plongeaient les mains avec ravissement, croyant avoir une fortune devant eux. Après avoir éparpillé le tas sur le mouchoir et s'être assez délecté les yeux, Jean se mit à compter le tout, par piles.
— Diable! pas possible ! — dit-il enfin, le front plissé de déconvenue, — j'aurais cru qu'il y avait davantage... Rien que deux cent cinquante-deux francs et quelques misérables sous.
— Ne t'es-tu pas trompé?
— Voyons...
Non, c'était bien le compte exact. Ils eurent une moue de désappointement.
Mais aussitôt Jean eut honte de sa cupidité. Il pensa à toutes les privations que représentait cet argent, à toutes les économies que sa mère avait dû faire, sou par sou, après la mort du père Coste, sur le mince salaire de ses pénibles travaux champêtres. — La pauvre chère vieille ! — murmura-t-il tout triste et attendri ; — a-t-elle dû s’en donner du mal pour amasser tout cela, avec le peu qu’elle gagnait… Ce n’est pas étonnant qu’elle y tînt tant… C’était là le fruit de bien des peines, l’épargne de bien des repas faits avec un morceau de pain biset quelques figues ou amandes sèches… Pauvre mère, combien peu de joie elle a eu dans sa vie misérable… Et elle est morte, en croyant que nous voulions la dépouiller, et que nous lui mentions !…
Deux grosses larmes roulèrent de ses yeux. Sa profonde émotion gagna Louise. Ils s’embrassèrent en pleurant. Ils remirent l’argent dans le sac.
— Deux cent cinquante-deux francs ! — dit Jean, — c’est une fort jolie somme pour nous. Avec ce que je retirerai de la vente de la terre, nous voilà bien remis à flot… Si nous ne sommes pas riches, au moins nous ne devrons plus rien et nous aurons désormais la tranquillité.
Et il déclama :
- Qui vit content de peu possède toute chose !
De nouveau, à manier cet argent qu’il avait hier encore tant maudit, il oubliait, malgré lui, son attendrissement de tout à l’heure. La joie aux yeux, la poitrine dilatée, il respirait à l’aise et même il dut faire effort pour ne pas fredonner ainsi qu’il en avait l’habitude, quand il était heureux.
Pendant que Louise reficelait le sac, Coste prit son carnet et, compulsant les factures étalées sur la commode, fit le relevé de toutes ses dettes. Tant au tailleur de Peyras, tant au boucher, tant à celui-ci, tant à ceux-là, il n’en finissait plus d’aligner des chiffres. Tout en additionnant, il trouvait que ces sommes parfois si petites faisaient peu à peu un bien gros total.
— … et 3, — dit-il enfin, — font 42. Soit plus de quatre cents francs à payer, bien entendu avec les frais du médecin et de l’enterrement, que j’ai évalués approximativement… C’est énorme !
Son front se rembrunit. Crainte d’erreur, il recommença l’addition.
— Ma foi ! — ajouta-t-il, — je croyais que nous devions beaucoup moins… Bah ! la terre vaut bien au bas mot cinq à six cents francs ; une fois tout liquidé, il nous restera une assez jolie avance…
Il crayonna d’autres calculs.
— C’est ça… j’avais tort de me plaindre. Nous aurons encore de quoi voir venir, enfin.
Et il poussa un soupir de soulagement. Alors, il embrassa sa Louison qui lui souriait, heureuse, et caressa Rose et Paul qui, en jouant, continuaient à s’affubler des vieilles nippes de Caussette, puis les empilaient, en désordre, dans la malle grande ouverte et sans secret désormais.
XX
Le jeudi d’après, Coste partit pour son village natal. La veille, avec une partie des économies de sa mère, il avait payé rubis sur l’ongle ses fournisseurs de Maleval. Aussi, ce jour-là, il alla sur la route attendre la diligence, glorieux et fier pour la première fois, marchant au grand soleil et, la tête haute, regardant en face et sans honte les gens qu’il rencontrait et à qui il rendait gaiement et d’une voix claire leur salut. Il ne se sentait pas de joie de pouvoir se dire qu’il ne devait plus un sou dans Maleval.
Dès qu’il fut arrivé dans son village, il s’aboucha avec le notaire. Celui-ci lui dit que les temps étaient mauvais et la propriété foncière à bas prix ; aussi, quoique le champ en question valût certes les six cents francs auxquels Jean l’estimait et qu’il demandait, c’était le tout si l’on en tirait de trois cent cinquante à quatre cents francs, à le vendre tout de suite et inculte depuis un an comme il était.
— A moins que vous ne vouliez attendre ? En ce cas, on pourrait, en patientant, le raisonner davantage.
— Non, je préfère m’en débarrasser au plus tôt, — repartit Coste impatient de ne rien devoir à personne et d’avoir un peu d’argent à lui.
Le notaire promit que, avant quinze jours, il aurait trouvé acheteur.
De retour à Maleval, Jean s’en fut chez le curé, afin de l’avertir qu’il ne pourrait acquitter le prix des funérailles de sa mère avant quelques semaines.
L’ahbé Clozel était un de ces vieux prêtres de campagne, pleins de dévouement et riches de vertus. De taille moyenne, mais large d’épaules, et d’une robustesse de chêne malgré ses cheveux blancs, il avait une figure sévère, que tempéraient la douceur évangélique de son sourire et l’indulgente et naïve bonté de ses yeux bleus, purs comme des yeux d’enfant. Desservant de Maleval depuis plus de vingt années, il était très aimé de ses paroissiens à cause de sa fine bonhomie et de sa charité discrète, qui allait jusqu’au complet oubli de soi-même. On le voyait volontiers causer et rire avec le paysan. A l’occasion, dans le temps des récoltes par exemple, il savait donner en passant un coup de main aux gens dans l’embarras, ici poussant à la roue, là aidant à décharger les bottes de foin ou les comportes de raisins. De là sa popularité de bon aloi parmi les villageois, à quelque parti qu’ils appartinssent.
Jusqu’alors l’abbé Clozel n’avait eu presque aucun rapport avec l’instituteur, malgré le voisinage du presbytère et de l’école. Non que Coste se tint systématiquement à l’écart et obéît à ces préoccupations politiques qui, la plupart du temps, dans chaque village, font, de nos jours, de l’instituteur et du curé, représentant des idées hostiles, deux adversaires qui se boudent sinon deux ennemis irréconciliables, — bien que la partie ne soit pas égale du côté de l’instituteur plus faible. Certes, Coste n’avait aucune conviction religieuse ; mais s’il était en matière de croyance d’une indifférence très grande, il n’avait pas non plus de prévention. Par ailleurs, le prêtre, homme de paix et de bonne volonté, n’épousait guère les querelles qui divisaient ses paroissiens et ne s’occupait que de son église, ce qui expliquait le respect et l’affection dont on l’entourait. Ce n’était donc pas en cela que résidait la cause de l’abstention que l’instituteur avait gardée à l’égard du curé, mais en ce que, trop surchargé de travail et trop misérable, il quittait peu son chez-soi et ne désirait, par amour-propre, nouer aucune relation suivie avec qui que ce fût. Il se bornait, comme tout le monde d’ailleurs sans exception, à saluer poliment l’abbé Clozel, lorsque le hasard le plaçait sur sa route. De son côté, le vieux prêtre respectait le quant-à-soi et l’isolement volontaire de Coste, dont il connaissait, par Mlle Bonniol, familière de la cure, le dévouement silencieux et la vie humble et difficile, tous mérites qui n’étaient pas faits pour aliéner à l’instituteur la sympathie secrète du simple et charitable curé.
C’est pourquoi l’entrevue des deux hommes fut, dès l’abord, très cordiale. En entrant, Coste exposa le but de sa visite. La main tendue et avec un bon sourire qui atténuait la franchise brusque de ses paroles, l’abbé répondit :
— Oh ! ça ne presse guère, mon ami… Prenez, je vous prie, un siège… Vous me payerez quand il vous plaira, je sais attendre… Les instituteurs de même que les prêtres de campagne doivent se contenter de peu et ne disposent guère de grosses sommes… Allez, je ne suis pas bien riche moi-même et c’est pour cela que je comprends les embarras de mes ouailles et que je compatis mieux à leurs souffrances… Entre pauvres, on s’entend… Je n’ignore pas que vous avez de lourdes charges de famille et…
Coste l’interrompit, non sans un certain orgueil :
— Mais, — fit-il, — ce n’est pas, monsieur le curé, que je sois précisément gêné en ce moment… J’attends l’argent d’une terre que m’a laissée ma pauvre mère et je n’ai besoin que d’un crédit de quelques semaines.
— Je n’ai donc aucun mérite à vous satisfaire, — dit le prêtre avec bonhomie. — Même les plus à l’aise de mes paroissiens ne me gâtent pas sous ce rapport et savent fort bien que je n’use jamais du ministère de l’huissier.
Coste sourit. Tout en causant, il examinait à la dérobée l’humble salle où ils se trouvaient et que meublaient quelques chaises de paille, avec, suspendues aux murs, des images de piété, et, sur la cheminée, près d’une glace ternie, deux flambeaux de cuivre et une statuette de la Vierge, en plâtre blanc. Tout y respirait la simplicité ou plutôt la pauvreté digne du bon pasteur toujours prêt à se dépouiller pour les ouailles souffrantes de son petit troupeau.
L’instituteur se sentit à l’aise dans ce milieu qui lui rappelait son intérieur et auprès de ce brave homme.
Le curé se fit apporter une bouteille de bière par sa sœur qui était sa servante. Celle-ci, après avoir échangé quelques paroles de bon accueil avec Coste, se retira discrètement.
— Elle est très liée avec votre collègue, Mlle Bonniol, — dit l’abbé Clozel, quand sa sœur se fut éloignée.
— En effet, c’est ce que m’a souvent dit Mlle Bonniol,… une excellente personne et une bonne collègue.
—Bien sûr… une sainte fille… elle a bien ses petites manies et aime à vivre seule avec ses bêtes… mais, vous l’avez dit, elle a un cœur excellent… Souvent elle nous a parlé de vous… et de votre mérite. Aussi, nous partagions l’estime qu’elle a pour vous et pour Mme Coste.
Jean rougit et détourna la conversation. Ils causèrent alors de leur situation, de leurs maigres ressources, de leur vie humble et difficile, ainsi que de Maleval et de ses habitants. Peu à peu, ils devenaient plus confiants, plus amis et jouissaient de l’intimité qui était née presque dès le début de leur entretien.
Coste resta plus d’une heure. Quand il sortit, curé et instituteur, sans avoir touché un mot des questions capables de les diviser momentanément, unirent leur misère et leur humilité communes dans une cordiale poignée de main.
En le reconduisant, l’abbé Clozel lui dit avec un malicieux sourire :
— Quoique très proches voisins, je ne vous demande pas de venir souvent me voir au presbytère… Ce qui ne tire pas à conséquence pour Mlle Bonniol, une femme, qui, de plus, est depuis longtemps à Maleval, pourrait vous desservir vous, nouveau venu et électeur influent… Nous avons, ici, quelques esprits intransigeants et pointilleux… Ils sont rares, mais enfin le mieux est de vous abstenir… Comme on l’a dit, le prêtre à l’église, l’instituteur à l’école… Mais on est des hommes malgré tout et ça n’empêche pas de s’estimer… Enfin quand on se rencontrera, je crois que personne ne verra du mal à ce que nous causions en bons amis…
—Mais certainement, monsieur le curé, — répondit Coste en riant de cette rondeur aimable que le prêtre mettait dans ses propos.
Dès lors, en effet, les deux hommes s’arrêtèrent parfois à bavarder, l’après-midi surtout, au moment où Coste surveillait la sortie de ses élèves et où le curé rentrait à son presbytère, après sa promenade coutumière. Et personne n’eut l’air de désapprouver ces rencontres et de faire un crime à Coste de vivre en excellents termes de voisinage avec le respectable prêtre.
Huit jours après, une lettre du notaire prévenait Coste que son champ avait trouvé acquéreur au prix de trois cent quatre-vingt-quinze francs. Il ne songea pas à calculer la perte qu’il subissait par le fait de cette vente précipitée. Jamais pareilles sommes n’avaient été à sa disposition et, dans la joie de sa dignité reconquise, il n’était pas loin de s’imaginer qu’il serait maintenant presque riche et que tous les tracas d’avenir étaient bel et bien conjurés. De nouveau, il se reprenait à espérer un sort tranquille.
Pourtant, lorsque toutes les dépenses et les dettes anciennes furent acquittées, les bijoux retirés du mont-de-piété, les vêtements et chaussures renouvelés, c’est à peine s’il lui resta un peu plus d’une centaine de francs. Il est vrai que Jean avait profité d’une occasion avantageuse pour acheter une chèvre, facile à nourrir puisque Paul était assez grand pour la conduire chaque jour paître les fossés herbeux de la route, à proximité de l’école. Le jeudi, ils iraient tous emmi les bois où la chèvre trouverait pâture abondante et parfumée. Les bessonnes se délecteraient à boire son lait chaud et crémeux. En un mot, comme disait Jean, l’argent qu’elle avait coûté ne serait qu’une précieuse avance.
Mais voici que dans sa préoccupation, Coste avait oublié de rembourser les cinquante francs dus, depuis le déménagement, à son collègue de Peyras. Il advint que celui-ci le lui rappela dans une lettre quasi insolente où, entre autres aménités, il lui disait ceci : « Qu’il aurait cru trouver dans un collègue plus de respect de la parole donnée, etc., etc. »
Le matin où pareille lettre lui fut remise, Jean en parut très vexé. Son front s’assombrit ; il eut envie, en envoyant l’argent, de répondre très sèchement ; mais il n’en fit rien, craintif que son collègue, piqué au vif, ne parlât de sa dette, à Peyras. Par amour-propre, il se contenta d’envoyer un mandat-poste avec même un mot d’excuse.
Louise n’en revenait pas de voir filer si vite cet argent qu’elle avait cru inépuisable. Comme Jean, plein d’assurance et d’insouciance, prétendait qu’il fallait garder le peu qui restait comme une avance, elle lui demanda :
— Mais alors, tu vas de nouveau prendre à crédit chez les fournisseurs ?
— Tiens, pourquoi pas ? — repartit Jean. — On ne leur doit maintenant plus rien, à eux ni à personne. Je ne tiens pas à demeurer désormais sans argent dans la maison. C’est prudent. Sait-on jamais ce qui peut arriver ! Cette réserve sera pour toi, pour te mieux soigner… De plus, qu’est-ce que ça peut leur faire aux boutiquiers… tous les fonctionnaires n’agissent-ils pas ainsi ?… et puis, maintenant que nous n’avons plus d’arriéré, mais bien des avances dans l’armoire, les factures seront payées recta tous les mois.
Louise paraissait convaincue. Jean insista pourtant :
— Après tout, — ajouta-t—il fièrement, — les fournisseurs savent désormais que nous sommes solvables. Ils nous croient même riches et s’imaginent que j’ai hérité de plus de trois mille francs… L’un d’eux me l’a dit hier… Depuis que je ne leur dois rien, ils sont si aimables, si prévenants ; ils m’offrent leur boutique entière et ils m’ont prié même de ne pas me gêner, d’envoyer chaque jour les enfants ou la femme de ménage et de passer à la fin du mois pour régler. Nous garderons donc cette réserve. Toi, tu vas te soigner, tu guériras et nous pourrons ainsi congédier la femme de ménage. Alors mon traitement suffira, sois sans crainte.
Que répondre à cela ? Louise d’ailleurs s’était peu à peu désintéressée du ménage : elle laissait, par suite de sa santé chancelante, Jean s’occuper de tout et diriger tout. Elle ne fit plus aucune objection.
Vers ce temps, Coste eut la visite de son inspecteur. Ayant plus d’assurance et s’adressant à des élèves qu’il connaissait bien, il produisit une meilleure impression sur son chef, qui s’en retourna en exprimant sa satisfaction et non sans avoir fait allusion à l’échec de l’instituteur, lors de la conférence pédagogique. Jean, sans dire toute la vérité, lui répondit alors :
— Voyez-vous, monsieur l’inspecteur, je suis très timide en présence de mes collègues. Outre que j’étais fort ému, j’avais ma pauvre mère et ma femme malades et j’étais trop occupé et trop soucieux pour songer la veille à préparer ma leçon. Aussi, fus-je pris tout à fait au dépourvu.
— Je comprends, je comprends, — fit l’inspecteur en souriant ; — mais débarrassez-vous de cette timidité, qui aurait pu vous être préjudiciable. Allons, bon courage et au revoir.
Il serra la main de Coste. Du reste, il s’était informé et, sachant maintenant quelles étaient les charges de ce garçon courageux, il ne l’en estimait que plus et comprenait fort bien la cause de la mauvaise tenue qu’il avait remarquée le jour de la conférence.
Coste, ayant reconduit l’inspecteur au passage de la diligence, rentra chez lui en sifflotant. Il se frotta les mains de contentement, et dit à Louise :
— En voilà un qui s’en va satisfait. Allons, ma Louise, tout s’arrangera, au gré de nos désirs.
Et dans l’exubérance de sa joie, il prit les deux jumelles qui gazouillaient dans leur berceau, les baisotta tour à tour, puis, une sur chaque genou, il s’amusa à les faire sauter en leur disant d’une voix puérile :
— Allons, les mignonnettes, risette à votre papanou.
Mais tout à coup il s’arrêta, devenu grave. Le souvenir de sa mère, disparue à jamais, venait de s’éveiller en lui, évoqué par le bâton de cornouiller, posé contre le chambranle de la porte, avec lequel se guidait Caussette. Il se dit qu’en somme c’était à elle, à ses économies péniblement amassées et jalousement conservées, qu’il devait sa tranquillité. Puisque tout ici-bas, le bien comme le mal, a sa rançon, la mort de sa mère n’était-elle pas comme la rançon de son bonheur actuel ? Alors il eut vers celle qui dormait là-bas, dans le petit cimetière visible par la fenêtre ouverte, un vif élan de tendresse et de reconnaissance qui lui remplit le cœur et appela à ses lèvres comme une prière. En même temps une mélancolie douce, un regret rapide lui humecta les yeux, dans un attendrissement de tout son être.
— A quoi rêves-tu donc ? — demanda Louise.
Jean n’eut pas le temps de répondre.
Rose et Paul, qui depuis un moment discutaient sur le palier, venaient d’entrer. La fillette, que son frère se plaisait à mystifier, s’approcha de Jean et, dans son langage zézayant, elle demanda, levant ses beaux yeux de candeur vers son père :
— Paulou qui me dit que si ze mangeais de l’herbette, alors z’aurais du bon téton comme la cèvre ? Est-ce vrai, dis, pérotte ?
Coste et sa femme sourirent de la naïveté adorable de la mignonne.
Décidément, avec un inspecteur satisfait, quelques sous dans l’armoire, plus de dettes, un intérieur où babillent de beaux enfants, avec la tranquillité du corps et de l’esprit, la vie devenait belle et bonne.
XXI
Par une blanche après-midi de l’avril finissant, Coste, qui, du seuil de la porte, surveillait la sortie de ses élèves, fut surpris de voir le maire apparaître au tournant de la ruelle puis gravir lentement le perron de la mairie-école. A quelle cause attribuer cette survenue insolite ? Depuis la belle saison, M. Rastel vivait toute la journée dans son maset et ne « descendait » plus à Maleval, car l’instituteur avait soin de, lui envoyer par un élève les rares pièces exigeant une signature.
— Tiens ! quel bon vent vous amène ici, monsieur le maire ?
M. Rastel, tout en soufflant comme un phoque, s’informa de la santé de sa filleule, bonhomme comme à l’accoutumée, mais pourtant avec une autre préoccupation sur sa large face d’où ruisselait la sueur.
Dans la salle de la mairie, le gros homme, à bout de souffle d’avoir monté l’escalier, s’écroula lourdement sur une chaise dont il fit craquer les barreaux. Puis, avec un ample mouchoir à carreaux rouges, il s’épongea les tempes et le front.
— Vous savez, — dit-il enfin, — ça va mal.
— Eh ! quoi donc ? — demanda Coste surpris.
— Pardi ! les élections… Nos adversaires se remuent dans l’ombre… coûte que coûte, ils veulent revenir à la mairie..., nous balayer, quoi !
— Mais puisque le pays est républicain ?
— Euh ! euh ! on voit bien que vous vous occupez peu de ce qui se passe… Trop peu même… Cependant, il faudrait vous grouiller, que diable ! et agir… vous y êtes intéressé autant que nous… Un mois encore et l’on vote… donc, pas de temps à perdre.
Et comme Jean le contemplait, ébaubi :
— Vous savez, — poursuivit le maire en continuant à s’éponger le front, — ils ne vous aiment guère, les culs-blancs… Ils prétendent que quoique vous vous agitiez moins que votre communard de prédécesseur, vous ne valez pas plus que lui… certains d’entre eux assurent même que vous avez peur.
— Peur ! et de quoi ? — s’exclama l’instituteur n’y comprenant rien.
— D’eux !… et parce que vous faites la cour au curé. Coste ouvrait déjà la bouche pour protester, M. Rastel reprit aussitôt :
— Oh ! je n’attache aucune importance à cela, moi… Je sais fort bien que vous êtes des nôtres. Je ne suis pas un mangeur de prêtres, moi, quoique bon républicain… Et puis après tout, l’abbé Clozel est un digne homme que j’estime fort et qui sait se tenir à sa place… A Dieu plaise que tous les curés fussent comme lui !… Mais je ne vous dis ça que dans votre intérêt. Vous n’êtes pas riche, n’est-ce pas ? eh bien !…
— Eh bien ? — répéta Jean ennuyé par cette interrogation qu’il trouvait trop sans-façon et même un peu blessante pour son amour-propre.
— Eh bien ! s’ils sont élus contre nous, les réacs ont décidé de vous enlever le secrétariat de la mairie.
Coste pâlit.
— Pas possible ! — s’écria-t-il. — Mais à qui donc le donneraient-ils ?
— Té ! à Gustou, le cousin germain de Piochou… vous savez, de M. Pioch, celui qui guigne mon écharpe, le chef des conservateurs, des culs-blancs enfin, vous savez bien… Gustou, le grand Gustou est un blanc-bec, un bélître presque… mais il a appris chez les Frères ignorantins de la ville à faire de beaux paraphes et des lettres moulées… Il prétend mieux écrire que vous en ronde et en bâtarde !… Encore qu’il ait du bien, il a les dents longues, comme un bon réac, et il trouve que deux cent cinquante francs par an, surtout pour si peu de besogne, c’est bon à prendre… Et voilà ce qui vous pend à l’oreille, hein !…
Coste resta bouche bée. C’était grave, cela. Vingt francs de moins par mois, plus moyen d’équilibrer son maigre budget ; derechef, ce serait la misère, sans issue cette fois. En dépit de sa belle confiance, il se rappela subitement que l’avance gardée dans l’armoire s’écornait chaque jour, se fondait en de menues dépenses imprévues et en achats de coûteux médicaments pour Louise.
Espérant toutefois que M. Rastel se jouait de lui, voulait lui faire peur pour échauffer son zèle, il objecta :
— Mais je croyais que nous avions près de vingt voix de majorité.
— Nous les avons eues, c’est vrai… mais on s’est aidé, que diable ! je l’avoue… suffit !… Alors, vous savez, il est temps de veiller au grain, de se secouer, bref !…
Coste connaissait mal cette cuisine, toujours un peu sale, d’élections. Il respira. Tout n’était donc pas désespéré. Du moment qu’il s’agissait de défendre le pain des siens, il ne marchanderait pas son dévouement. Aussi promit-il, sans hésiter, son concours pour une active propagande auprès de ceux qui, parmi les parents de ses élèves, passaient pour tièdes ou indifférents.
M. Rastel lui donna quelques indications ; les têtes commençaient à s’échauffer, depuis quelques jours ; les conservateurs étaient prêts à tout, car ils prétendaient avoir été « volés » jusqu’ici.
Coste ne s’arrêta pas à ce mot souligné pourtant par le maire et dans lequel il ne vit qu’une de ces exagérations dictées par l’esprit hostile des partis.
De ce jour, il plongea, tête baissée, au milieu de la lutte naissante. Lui qui, après avoir fini sa classe, ne sortait jamais que pour conduire les siens à des promenades champêtres, il quitta tous les soirs sa maison. Il causait avec l’un et l’autre, de préférence avec les pères de ses élèves et s’efforçait d’amener la conversation sur le terrain des élections prochaines. Cela, non sans maladresse et sans gaucheries, car il ne connaissait guère ni les gens, ni l’état d’esprit du pays. Il agrippait surtout ceux que le maire lui avait désignés comme indécis, s’évertuait à les convaincre, n’ayant pas de cesse qu’il ne crût les avoir gagnés à ses idées. Tant il fit qu’il s’attira, encore plus que par le passé, la haine des conservateurs qui se mirent à le dévisager de fort mauvais œil.
— Attends, mon bonhomme, — disaient-ils.— Ce que nous ferons sauter tes deux cent cinquante francs ! Tu n’en tireras que mieux la langue après… Ça t’apprendra à te mêler de ce qui ne te regarde pas…
Ces menaces fidèlement rapportées à Coste ne servaient qu’à le rendre plus ardent et il se jeta à corps perdu dans la bataille qui s’engageait et qui devait être décisive pour sa tranquillité future…
Chaque fin de jour, les paysans se réunissaient devant les deux cafés, situés sur la grand’route, en face desquels les diligences s’arrêtaient pour relayer.
Ce passage des voitures publiques, que la construction d’une voie ferrée allait incessamment supprimer, était alors, plusieurs fois dans la journée, mais particulièrement le soir, le seul mouvement, l’animation bruyante qui, pendant quelques minutes, rompait la solitude et le silence monotones de l’espèce de vallon où est bâti Maleval. Vers les six heures, un roulement sourd et lointain arrivait de la route blanche qui, comme un ruban d’argent, moiré de soleil, se déroule en ligne droite quatre kilomètres avant Maleval et y pénètre ensuite, après avoir contourné un monticule entre les hauts talus duquel elle s’encaisse un temps. Bientôt des claquements de fouet retentissaient auxquels se mêlaient le tintement clair des grelots et l’aigre et discordante fanfare de la trompette ou du clairon dont sonnait éperdument, à pleins poumons, chacun des postillons, pour annoncer leur triomphale arrivée. Puis, au tournant de la route, une diligence peinte de jaune, réchampie de rouge criard, le tout atténué par le gris sale de la houe ou le gris blanc de la poussière, apparaissait tout à coup dans le poudroiement du soleil ; puis une autre, une autre encore, jusqu’à cinq ou six parfois, à peu d’intervalle. Traînées par des chevaux éreintés et si maigres que, pareilles aux cercles d’un tonneau, leurs côtes transparaissaient, saillantes, sous la peau tendue, elles roulaient lourdement sur la route très belle, soulevant des tourbillons de poussière, dans un bruit saccadé de ferrailles et de bois creux, avec les allures dégingandées de canards apeurés. Le village, qui somnolait entre ses montagnes, semblait se réveiller à tout ce tintamarre que répercutaient les échos. En un clin d’œil, la rue déserte s’animait. Pendant que chaque voiturier allait quérir dans l’écurie des chevaux frais pour remplacer ceux qui, dételés, y entraient, la tête pendante et en boitillant, les voyageurs, à l’étroit dans l’intérieur de la diligence, sautaient à terre. Ils s’ébrouaient aussitôt, s’étiraient en bâillant, marchaient ou tapaient du pied pour se dégourdir les jambes qui leur fourmillaient ou bien de leur mouchoir essuyaient la fine cendre qui couvrait leurs vêtements et poudrait leurs cheveux, ainsi que les poils des moustaches et les sourcils. Quelques femmes descendaient aussi, l’air las, les traits tirés, les robes toutes fripées ; mais les plus âgées restaient patiemment dans la voiture, se contentant de s’y mouvoir plus à l’aise.
C’étaient alors des allées et des venues du café à la diligence et inversement. On parlait haut, on gesticulait beaucoup et avec impatience, car tous à la fois demandaient à boire. Le cafetier et sa femme se multipliaient, très complaisants, car cet arrêt des voitures qui, quatre fois par jour, faisaient la navette entre Montclapiers et les riches cantons de la plaine, donnait à ces limonadiers d’un si petit village le plus clair de leurs bénéfices.
Enfin, les chevaux attelés, on se tassait de nouveau dans les diligences qui dérapaient et, faisant sur leur passage trépider le sol et trembler les vitres, filaient là-bas vers la côte où elles disparaissaient.
Et jusqu’au lendemain matin, le village retombait dans sa morne
apathie. Intéressés par tout ce mouvement, des groupes de paysans se formaient là, chaque soir, puis, leur curiosité satisfaite à regarder les visages inconnus des voyageurs, y demeuraient en attendant l’heure du dîner. Ils reprenaient leurs causeries ou leurs discussions au grand air tout parfumé des senteurs de la montagne ou bien s’asseyaient autour des tables du café. À cette époque d’élection, ils s’y réunissaient plus nombreux.
Goste ne manquait jamais plus de se trouver à cet endroit. Il allait de groupe en groupe et se dépensait fort en paroles. Mais comme il ne s’était jamais occupé de politique militante à Peyras, où la lutte des partis n’existait plus, il se montrait peu retors et faisait force impairs. Peu s’en fallut aussi qu’il ne se disputât avec certains conservateurs, qu’exaspérait le zèle naïf et un peu brouillon de l’instituteur.
Maintes fois, Coste, en revenant de ces réunions en plein air, rencontrait l’abbé Clozel, lisant son bréviaire devant l’église, aux dernières lueurs du soleil couchant. Très indifférent à ce qui se passait, car républicains et conservateurs fréquentaient également les offices tous les dimanches, le curé affectait de parler à Coste de choses en dehors des prochaines élections.
Cependant, un soir, il crut bon de lui dire :
— Mon ami, vous êtes imprudent… Vous devriez comme moi restera l’écart… Voyez-vous, toutes ces luttes ne valent rien pour nous. Nous y perdons notre considération et l’estime de bien des gens.
Coste s’excusa, rappela les menaces qu’on lui avait faites.
— Vous comprenez, monsieur le curé, que j’ai tout intérêt à ce que M. Rastel continue à être maire de Maleval.
— Oui, oui, je comprends… et je vous plains. Mais croyez-en mon expérience, soyez moins ardent, plus rassis. En somme, il n’y a pas de question de principe engagée à Maleval, mais plutôt une question de personnes, comme d’ailleurs en beaucoup d’endroits… Chacun se sert de mots différents, s’affuble d’un nom de républicain ou de conservateur. Voilà tout. C’est pourquoi aussi il y a plus d’aigreur, plus de passion dans toutes ces compétitions-là, fondées sur l’égoïsme, le besoin d’être le maître. Si vous vous découvrez trop, vous vous ferez des ennemis irréconciliables qui, s’ils sont un jour à la mairie, ne vous ménageront pas, mon pauvre enfant.
Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix émue et paternelle. Coste en fut touché. Le curé poursuivit :
— Tenez, il faut avoir vécu pour considérer ces choses avec le plus complet détachement. Hélas ! nos jeunes prêtres, je le sais, font comme vous en ce moment. Ils oublient leur mission toute de paix et d’amour. Aussi leur zèle intempérant ne sert qu’à les faire détester et, par contre-coup, qu’à envenimer la querelle, augmenter et éterniser les malentendus, pousser à la haine de notre sainte religion… Pour moi, je me dis que royauté ou république importe peu, que toujours il y aura des âmes à consoler, à apaiser et à soutenir et que personne ne m’empêchera de remplir mon saint ministère de douceur et de pardon.
Ce calme scepticisme politique, fait d’amour et de l’oubli total des petitesses humaines, frappa l’instituteur. Aussi, plein de respect pour le prêtre, il murmura :
— Oh ! vous, vous êtes un saint homme et tous ici vous vénèrent.
— Pas de flatterie, mon ami… Je ne suis qu’un pauvre homme comme vous… Allons, soyez prudent et au revoir.
Ils se quittèrent, le curé avec son bon sourire et la douceur inaltérable de ses yeux bleus, Coste saluant avec une respectueuse sympathie cet homme de bien, mais se disant :
« Non, je ne peux pas faire autrement. Le pain de mes enfants est en jeu et je dois n’avoir rien à me reprocher. »
XXII
Plus le jour de l’élection approchait, plus M. Rastel se démenait de son côté. Nonobstant le détachement dédaigneux qu’il affectait parfois pour des fonctions qui, professait-il, l’empêchaient de goûter entièrement les charmes de la retraite, le fait est qu’il tenait, en vérité, à son écharpe autant qu’à la prunelle de ses yeux. N’était-ce pas pour lui comme une revanche de sa vie passée ? Ancien fonctionnaire subalterne, il avait, sa carrière durant, connu toutes les servilités et baissé la tête sous la morgue, les caprices et les fantaisies de ses chefs hiérarchiques. C’est pourquoi il n’était pas fâché, à son tour, d’être enfin le maître et de se dédommager de son infériorité passée par l’exercice d’une autorité presque sans contrôle, mais qu’à cause de sa bonté réelle, il ne savait pas rendre lourde aux autres, heureux des quelques satisfactions de vanité qu’il en retirait.
M. Rastel avait déserté son mas. A tous moments, il accourait à la mairie et prodiguait conseils et encouragements à Coste. Bientôt il y eut entre le maire, l’instituteur et les gros bonnets du parti, des conciliabules qui se prolongeaient fort avant dans la nuit et qui se tenaient dans la salle de la mairie, aux fenêtres hermétiquement closes, malgré la douceur des bleues soirées de mai. Ces réunions fréquentes intriguaient fort les conservateurs : « Le gros Rastel nous manigance quelque sale tour de sa façon », se disaient-ils. Eux-mêmes d’ailleurs se réunissaient assidûment chez Piochou, leur chef ; et il arrivait parfois qu’entre onze heures et minuit, en sortant de leurs parlotes respectives, les deux groupes adverses, causant bas entre eux, s’arrêtant de loin en loin pour se communiquer mystérieusement une idée, tels des conspirateurs, se croisaient dans la grande rue du village, plongé dans un profond sommeil et baigné des clartés molles de la lune rose. On se défiait du regard, puis les groupes s’égrenaient, après une dernière recommandation et une poignée de main, et chacun s’allait coucher se disant fièrement : « Tout dort, mais nous, nous veillons ! »
Coste au cours de ces réunions avait à la fin compris bien des choses dont il ne se doutait guère. Mais il feignait l’ignorance, car M. Rastel n’osait ouvertement aborder le sujet brûlant dont on causait fréquemment avec des sous-entendus faciles pourtant à percer. Le maire se dépitait de voir que l’instituteur, tout en payant bravement de sa personne, quand il s’agissait de propagande active, ne savait pas comprendre à demi-mot ce dont on s’entretenait et, le regard vague, ne disait, ne proposait rien, lorsque certaines allusions étaient faites par l’un ou l’autre des assistants.
Toutefois l’ingénuité de Coste n’était qu’apparente, mais il était nettement décidé à ne prêter les mains à aucun moyen détourné, à aucune fraude. Sa profonde honnêteté répugnait à tout tripotage, à tout acte blâmable quel qu’il fût et quels que dussent en être les avantages pour lui. Il avait, ancré en lui, le respect du suffrage universel, dont il vantait les beautés à ses élèves, avec beaucoup de conviction, dans ses leçons d’instruction civique. Il ne pouvait admettre qu’on altérât sciemment la vérité du vote. Convaincre, oui, tant qu’on voudrait ; recourir à des manœuvres illégales, jamais. Au surplus, Coste avait foi dans le succès. Il se fiait aux promesses que lui faisaient les paysans qu’il catéchisait et qui promettaient volontiers à l’instituteur ce qu’ils promettaient tout aussi bien à d’autres, se réservant de faire à leur tête et de voter comme il leur plairait le moment venu. Coste était même étonné de voir avec quelle promptitude se rangeaient à son avis ceux qu’on lui avait donnés comme douteux ou comme tièdes et, ingénument, s’attribuait le mérite de leur conversion. Ne s’étant jamais mêlé à tous ces manèges d’élection, il croyait fermement au respect de la parole donnée et ce qu’on appelle « les surprises du scrutin » n’avait aucun sens pour lui.
A la longue, M. Rastel s’impatienta de la réserve ou plutôt, comme il disait, de la bêtise de l’instituteur. Un soir, il parla à dessein de certains villages voisins dont les municipalités réactionnaires se maintenaient adroitement à la mairie, malgré les progrès incontestables des républicains, qui, jadis, formaient la minorité, mais possédaient à cette heure une majorité de plusieurs voix, comme l’avaient démontré un pointage impartial et les élections législatives qui avaient suivi.
D’un ton sans réplique, le maire dit à Coste :
— Vous voyez donc comment s’y prennent nos adversaires.
— Ils ont tort, — répondit l’instituteur directement interpellé.
— Mais, vous savez, c’est de bonne guerre, cela… On serait bien bête de ménager les culs-blancs… Au reste, rappelez-vous l’Empire et le Seize-Mai ; est-ce qu’ils se gênaient eux, alors ? Puisque vous apprenez l’histoire à nos mioches, vous ne direz pas que c’est de la légende, hein ?
— D’accord, mais la République est assez forte pour ne point se modeler sur l’Empire et le Seize-Mai… Pour moi, d’ailleurs, notre succès est certain…
— Possible, mais c’est à savoir… À ce que je vois, vous tenez à vos illusions, cristi… Ça s’est toujours fait et nous n’en ferons jamais autant que nous en ont fait les réacs, qu’ils en font encore et qu’ils en feront, là où ils sont les maîtres… Ah ! ils en ont des tours dans leur bissac, ces bougres-là. Mieux que nous ils s’entendent à escamoter la muscade. Tenez, interrogez ces messieurs et ils vous raconteront comment nos adversaires agissaient ici, quand ils détenaient le pouvoir. — Bien sûr que c’est vrai ! — repartit un bonhomme aux cheveux presque blancs. — Aujourd’hui qu’ils veulent nous remplacer, ils ont la bouche pleine de grands mots. Autrefois, ils tripotaient à qui mieux mieux. A cause de la presque égalité des voix, et des hésitations d’un certain nombre, qui ne sont ni chair ni poisson, on a eu de la peine à les déloger d’ici… Oui, monsieur le maître, nous les avons pris la main dans le sac, il y a six ans, et c’est grâce à cela que nous sommes ici…
— Et s’ils y reviennent, — appuya M. Rastel, —— ils ne s’en iront pas facilement. Par conséquent, on ne leur rendra que la monnaie de leur pièce. Qu’en dites-vous, voyons ?
— Je dis, je dis, — répondit Coste, hésitant, — que vous avez sûrement raison ; mais la République doit être un gouvernement d’honnêteté, de liberté et de franchise.
— Des phrases ! — répliqua le maire, mécontent de la résistance de l’instituteur et haussant les épaules. — Enfin, n’en parlons plus ; en tout cas, sachez vous taire sur ce qui vient d’être dit… Allez, vous serez toujours de ceux qu’on tond…
— Que voulez-vous ? pourvu que ma conscience…
— Oui, oui, on voit bien que vous êtes tout neuf en ces matières. Vous agissez et parlez comme un enfant. Sûr que si l’on vous pressait le nez, il en sortirait encore du lait. Enfin tant pis pour vous ; en cas d’échec, vous en pâtirez plus que moi…
À cette mercuriale, Coste ne répondit pas, car M. Rastel l’avait faite avec tant de bonhomie qu’on ne pouvait s’en formaliser. Après tout, on n’avait nul besoin de l’instituteur, on parla donc d’autre chose et on se sépara vite, ce soir-là. Dès lors, les réunions se tinrent au domicile du maire et l’instituteur n’y fut plus convoqué que très rarement. Cela ne lui déplut pas ; il ne voulait d’aucune complicité, mais au fond il se rendait si bien compte de la gravité qu’avait pour lui cette élection, dont l’issue pouvait de nouveau le jeter en pleine misère, qu’il se prodigua davantage et fit tant et tant que le mécontentement assez vif de M. Rastel dura peu. Mais si le maire ne tint pas rigueur longtemps, cependant, sa froideur tombée, il ne souffla jamais mot de ce qui s’était passé et encore moins de ce qui se mijotait à cette heure. Aussi, les élections approchant, Coste, qui n’était plus tenu au courant des événements et des décisions prises en petit comité, commença-t-il à concevoir des craintes devant les allures mystérieuses du maire et les réponses évasives qu’il en obtenait pour tous renseignements. À tel point que, sans rien regretter de sa première résolution, il en arriva à se dire égoïstement que, pourvu qu’on ne le mêlât à aucun tripatouillage, M. Rastel aurait raison après tout de parer à toutes les éventualités possibles, et que l’animosité menaçante et tapageuse des réactionnaires excluait toute courtoisie et excusait bien des choses. Cette pensée ne laissa pas de le tranquilliser sur le résultat final de la lutte et il envisagea l’avenir avec confiance.
M. Rastel ne restait pas inactif. Toute la journée on le voyait déambuler sur la grand’route, grimpant chez l’un ou l’autre de ses partisans, tel un général avant la bataille, et ne s’arrêtant que pour respirer et éponger son front en sueur, avec le mouchoir à carreaux rouges qu’il brandissait constamment dans sa main. Même il n’allait plus désormais passer la matinée, pas une heure seulement, à son mas, où il eût été si bon de flânoter en fumant la pipe, au lieu de courir dans le grand soleil qui éclairait crûment les rues de Maleval.
Les chaleurs commençaient, en effet. On était à la mi-mai. Les verdures graciles de l’avril s’étaient développées et s’étalaient en végétations luxuriantes. Le feuillage clairsemé des arbres s’était arrondi en masse touffue et verte, aux fraîches épaisseurs, et projetait sur le sol une ombre compacte où quelques rayons de soleil tremblotaient à peine en larges palets d’or. Les furies amoureuses des oiseaux, voletant autour des nids éclos, éclataient en chants éperdus, parmi les branches. Sous les herbes et les mousses, on sentait tressaillir et s’aimer une foule de vies minuscules, dont les mille voix confuses emplissaient les calmes nocturnes d’une rumeur assourdissante. Le matin et le soir, des brises soufflaient et apportaient des lointains et des champs lumineux les senteurs capiteuses d’un monde de fleurettes se pâmant au soleil. Dans le val, les vignes verdoyantes enchevêtraient déjà leurs pampres vigoureux, dont les grappes fleuries exhalaient un arôme indéfinissable. Les montagnes, sous les coulées de rayons, semblaient s’animer aussi d’une vie intense et le vêtement sombre des grandes yeuses se brodait des dessins bizarres et vert tendre des jeunes pousses. Et dans ce débordement de vie, de soleil et d’amour, l’homme retombait aux langueurs du rêve.
La veille de l’élection, le village, d’ordinaire si paisible,
est en ébullition. Chacun prend ses mesures ; on s’observe,
afin de prévenir toute surprise.
Voici le grand jour.
L’aube nacrée et frissonnante blanchit à peine les cimes que déjà des jeunes gens résolus font queue sur le perron de la mairie. Le scrutin ne doit s’ouvrir qu’à huit heures. Mais les conservateurs tiennent à être là des premiers, afin que quelques-uns d’entre eux au moins fassent partie du bureau et surveillent l’urne.
Le désappointement est grand, lorsqu’à huit heures sonnantes les portes s’ouvrent et qu’en pénétrant dans la salle, ils trouvent le bureau, qui vient d’être formé, composé seulement de leurs adversaires narquois. M. Rastel a eu la précaution, en effet, de faire coucher dans la mairie les plus jeunes et les plus âgés de ses partisans. Des matelas sont encore dans un coin près de l’entrée, à peine roulés. Un murmure de colère court dans les rangs des conservateurs déçus et on sent déjà les poings se serrer. Dans l’après-midi, le mécontentement s’accroît, car deux gendarmes, qu’en prévision de troubles le maire a fait venir du chef-lieu de canton, paraissent sur la place vers trois heures de relevée.
— On veut nous voler, — hurle-t-on dans les groupes ; — mais nous ne nous laisserons pas faire.
On continue à voter, chaque parti mobilise les siens, même les invalides ; des vieillards malades, impotents, quelques-uns en enfance, la bouche baveuse, sont apportés dans la salle de la mairie où, ceint de son écharpe, trône M. Rastel, en nage, suant par tous les pores et couvrant d’un regard protecteur l’urne posée devant lui.
Au dehors, le soleil chauffe ; l’après-midi devient orageuse ; de gros nuages blancs s’étagent à l’horizon. Sous les effluves électriques, la foule s’agite devant la mairie, les gestes se précipitent, les paroles se croisent, menaçantes parfois. De groupe à groupe, on s’interpelle, on se chamaille ; des altercations se produisent ; déjà plusieurs jeunes gens en sont venus aux mains. D’autres scènes de pugilat se préparent ; les poings se ferment, se lèvent çà et là, prêts à frapper. Des bruits courent que le maire et ses amis ont subtilisé des bulletins, en ont substitué d’autres. D’aucuns citent le fait, assurent sans raison qu’ils en ont été témoins ; un électeur réactionnaire jure que le maire a pris son bulletin avec des doigts tachés d’encre exprès pour le faire annuler au dépouillement ; à vouloir persuader leurs amis, ils finissent par y croire eux-mêmes et, au moindre signe de doute, deviennent plus affirmatifs, précisent les circonstances, vont jusqu’à de solennels serments, coupés de menaces et d’insultes grossières. Leurs adversaires les contredisent, les provoquent. Les esprits fermentent. Des protestations s’élèvent, gagnent les groupes qui s’invectivent, grondent jusque dans la salle du vote, malgré les chut énergiques du maire.
Six heures sonnent. A peine le roulement du tambour annonce-t-il que le scrutin est clos, que les discussions et les disputes commencent autour de l’urne. Des injures sont proférées contre le maire. Sans hésiter, M. Rastel donne l’ordre aux gendarmes de faire évacuer la salle. Les scrutateurs restent seuls autour de la table où l’on compte les bulletins. Parmi eux, un conservateur — le seul — gesticule très irrité. C’est Gustou, maigre et long comme un jour sans pain, celui qui aspire à remplacer Coste comme secrétaire de la mairie.
Les autres se massent, au fond, sur le palier, où l’on vient de les refouler non sans peine et non sans protestations indignées. Les vantaux de la porte sont restés grands ouverts ; de chaque côté un gendarme, le sabre au poing. On entend les dents grincer de colère. La chaleur est suffocante ; par intervalles, un roulement sourd de tonnerre se mêle au brouhaha du dehors, où l’on paraît se chamailler ferme. Dans la salle, on discute âprement chaque bulletin taché, mal rayé ou douteux.
La voix de Gustou clame tout à coup :
— C’est trop fort, il n’y a que nos bulletins qui soient tachés ou annulés.
Et tandis que son poing martelle la table, il se tourne vers la porte et hurle :
— On nous vole, camarades !
Une clameur lui répond ; un remous se produit sur le palier ; des bras se tendent, des poings menacent. Les boiseries de la porte craquent sous la poussée. Les gendarmes ont peine à empêcher l’invasion de la salle. Puis une reculade, mais les cris redoublent dans l’escalier où l’on entend glapir des voix de femmes et s’injurier des voix d’hommes. M. Rastel, cramoisi, s’éponge de plus belle, mais, digne, il ne cesse de répéter :
— Du silence et du calme, messieurs ; respect à la loi et à l’autorité.
Soudain, il est apostrophé par Gustou qui crie :
— Monsieur le maire, on a escamoté nos bulletins… c’est scandaleux.
— Fous la boîte par la fenêtre… Zou, Gustou ! — clame une voix venant du palier.
Coste qui est debout près de la fenêtre du fond croit devoir dire en s’avançant :
— Vous donnez là un fort mauvais conseil à votre ami… Il risque la prison.
— Toi, tais ton bec, — lui riposte-t-on. — Tu es de la clique et tu es aussi voleur qu’eux !
Fouetté par ces mots, il ouvre la bouche pour répondre vertement à l’insulteur. Mais un bruit s’élève dans la salle, derrière lui. En même temps, les hommes dégringolent l’escalier, les uns furieux, les autres criant :
— Bravo, Gustou, bravo !
Coste s’est retourné ; il a tout au plus le temps de voir Gustou se jeter sur l’urne ouverte et contenant encore la moitié des bulletins, s’en emparer avant qu’on pût s’interposer, courir vers le balcon et flanquer le tout au dehors.
Ahurissement. M. Rastel se frotte les yeux, comme s’il rêvait. Les gendarmes ont saisi au collet Gustou qui se débat et cherche à s’enfuir.
En bas, des clameurs retentissent. Aux clartés du soleil rouge que couvrent déjà les nuées orageuses qui montent et envahissent le ciel, l’urne vole de main en main, tombe et rebondit sur le sol, mise en pièces à coups de talon. Les bulletins s’éparpillent çà et là, piétinés, déchirés en un rien de temps. Les femmes sont les plus enragées. On se bouscule, on échange des coups de poing. Dans la salle de la mairie, M. Rastel, les bras en l’air, se lamente :
— Oh ! les brigands ! les canailles ! une élection qui s’annonçait si bien.
Mais on l’abandonne pour courir au dehors au secours des amis. Ayant seulement Coste auprès de lui, il s’avance sur le balcon et crie à la foule qui hurle et se menace en bas :
— Misérables, votre affaire est claire… c’est de la prison pour vous… oui, de la prison, sacripants !
— Descends un peu, gros enflé, et nous t’en ferons autant, — vocifèrent quelques conservateurs furieux.
Partagés en deux camps exaspérés et à peu près d’égale force, hommes, femmes, enfants même se provoquent sur la place, semblent à tout moment près de se déchirer dans une mêlée confuse. Les gendarmes ont fort à faire pour maintenir l’ordre. A part quelques pugilats isolés, on s’invective surtout, mais gare bientôt à la bataille générale, car les femmes poussent les hommes, les encouragent de la voix.
Mais voici qu’un éclair brille et semble fendre le ciel bas. Puis un violent coup de tonnerre ébranle la vallée et la décharge électrique roule de nuée en nuée, et d’écho en écho. Un court silence, et l’orage crève, s’abat en pluie diluvienne sur le village. En un instant, la foule féroce se disperse et fuit de toutes parts au fond des maisons. Pendant plus d’une heure, tonnerre et pluie font rage ; la nuit s’est faite brusquement, mais de larges éclairs ouvrent les ténèbres épaisses, illuminent une seconde les choses qui semblent frissonner ; puis la lueur s’éteint, tandis que la grande voix du ciel en courroux résonne et s’enfle de nouveau.
Enfin l’orage s’éloigne ; tout cri humain a cessé dans le village et aux alentours ; pourtant du ciel moins noir la pluie tombe encore. Mais vers dix heures, les nuages s’écartent ; des parcelles d’azur brillent au fond des trouées blanches ; peu à peu le ciel se dépouille, se rassérène et une nuit calme et lumineuse commence. Là-haut, dans la splendeur profonde des abîmes bleus, la lune silencieuse monte, au-dessus du village endormi dont les toits et les feuillages resplendissent, glacés d’argent — et se balance au milieu d’un cortège d’étoiles vives qui pâlissent une à une à son approche. Et des montagnes argentées aussi, que les chênes tachent de grisailles, de la vallée caressée par des souffles frais qui font chantonner les feuilles des vignes et des arbres, de partout enfin, arrivent, par milliers, des cris stridents et prolongés d’insectes, tandis que, là-bas, à l’ouverture noire d’une combe, dans une ruine, deux miaulements de chouette se répondent.
XXIII
La nuit souffla sur toutes ces colères d’électeurs, colères fugaces comme les flammes des marais. Lorsque le jour radieux fit étinceler la vallée lavée par la pluie, et scintiller les gouttelettes des buissons et des arbres encore mouillés, la passion était bel et bien tombée et plus d’un s’éveilla peu rassuré, en songeant aux frasques de la veille.
Ceux qui se croyaient tant soit peu compromis n’en menaient pas large ; quelques-uns se cachèrent même, durant plusieurs jours.
Gustou, que les gendarmes avaient relâché après lui avoir dressé procès-verbal, Gustou faisait de tristes réflexions. Non, il n’y échapperait pas, lui ! Et le nez allongé d’une aune, il craignait à tout moment d’être arrêté et conduit en prison, menottes aux poignets, comme un chenapan.
L’enquête et les poursuites suivirent leur cours habituel ; toutefois Gustou s’en tira à bon compte. On le condamna à une forte amende et à quelques jours de prison. Coste figura comme témoin dans le procès ; le pauvre homme avait si peur de l’avenir qu’il était plus pâle et plus malheureux, en déposant, que les accusés eux-mêmes.
Entre temps, de nouvelles élections eurent lieu, sous la présidence d’un conseiller de préfecture délégué afin d’éviter les incidents et les troubles qui s’étaient produits la première fois.
Découragé, M. Rastel s’en désintéressa tout à fait. Il est vrai que plusieurs énergumènes l’avaient menacé de coups et le bonhomme, peureux pour sa peau, avait préféré, après réflexion, sa tranquillité aux satisfactions de vanité que lui donnait son écharpe. Il prévoyait d’ailleurs que le coup de force de ses adversaires leur aurait rallié les voix des timides et des hésitants et il ne se souciait guère de recommencer la lutte. C’est pourquoi il vint voter dès l’ouverture du scrutin et s’empressa de se retirer et de se cloîtrer dans son mas, croyant la partie perdue et se promettant de goûter désormais les charmes de la retraite et la fraîcheur des cois ombrages. Cela n’était-il pas, après tout, d’un prix inestimable ?
Cette désertion imprévue enchanta les conservateurs ; ils exultaient. Pour eux, il n’y eut plus aucun doute que, sans le coup de tête de Gustou, ils auraient été volés à la première élection. Aussi s’attendaient-ils à un triomphe éclatant. Cependant ils furent obligés de déchanter quelque peu. Le résultat ne leur fut pas si brillant qu’ils l’espéraient et prouva que M. Rastel s’était trop tôt retiré sous sa tente et qu’il aurait pu lutter avec des chances de succès, s’il avait soutenu les efforts de ses partisans qui, eux, disputèrent le terrain pied à pied, jusqu’au bout. En effet, les réactionnaires élus en majorité ne le furent que de cinq ou six voix. Même M. Rastel et deux autres candidats de la liste républicaine étaient au nombre des dix conseillers municipaux élus, au dernier rang, il est vrai, et allaient représenter l’opposition dans le nouveau conseil.
Aussi, lorsqu’on vint lui apprendre le résultat de l’élection, le maire en éprouva-t—il un regret immense et quelque peu tragique.
— Oui, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ! — s’écria-t-il, répondant aux reproches amers de ses amis. — Je leur ai laissé la partie trop belle… J’ai déserté lâchement le champ de bataille… Mais si diable j’eusse cru le succès possible, dans ces conditions !
De dépit, il se prenait à détester son mas, regrettant douloureusement cette écharpe qu’il n’avait pas su conserver. Et, en proie à un grand découragement :
— Ah ! — soupirait-il, — c’est trop tard. Regrets superflus ! Maintenant qu’ils y sont, les brigands, ils s’arrangeront, eux, pour ne plus s’en aller !
C’est bien, en effet, ce que se promettaient les vainqueurs qui, leur étonnement passé en voyant leur faible victoire, se livrèrent pourtant, dès qu’on eut proclamé les résultats, à des explosions de joie délirante, à des transports comiques. Pour triompher plus bruyamment et avec plus d’éclat, on promena dans les rues du village un mannequin représentant M. Rastel, avec de grosses lunettes et une cape de charretier ; des jeunes gens tapaient du tambour et criaient :
« Quelle veste ! oh ! quelle veste ! » Puis on le brûla devant la mairie avec des chants et des danses, tandis qu’un énergumène, pérorant sur le perron, allait, dans l’excès de sa joie, jusqu’à déclarer cyniquement :
— Et maintenant que nous y sommes, qu’ils viennent, les rouges ! Je vous fiche mon billet qu’ils ne nous balaieront pas facilement. Ohé ! les républicains, les communards, vous n’êtes pas adroits ni de taille à lutter avec nous. Les tours de passe-passe, c’est pas votre affaire… vous n’êtes que des apprentis. Et tous de rire dans l’orgueil du triomphe.
Pendant ce temps, ce que devenait Coste, on le devine. Jusqu’à la dernière heure, malgré l’abandon de M. Rastel, il s’était raccroché à l’espoir tenace que l’on garde même dans l’imminence d’un danger terrible.
Le résultat connu, il en fut atterré. Le malheureux garçon n’en revenait point ; il croyait rêver et ne cachait pas son ahurissement. Dans la salle où il se trouvait, déjà menaces ou allusions brutales pleuvaient dru sur lui. Sans pitié, les vainqueurs riaient de sa mine déconfite. Un quidam vint se placer sous son nez, le dévisagea d’un air narquois et lui dit, grossièrement et à brûle-pourpoint :
— Toi, tu peux prendre ton sac et tes quilles. Tes deux cent cinquante francs du secrétariat ont fait le plongeon. Comme ça, tu mangeras moins de côtelettes !
Coste était trop malheureux et trop fonctionnaire ; il n’osa relever d’un coup de poing bien appliqué cette goguenarderie méchante. Il s’enfuit dans son logement pour y cacher ses transes.
Durant ces derniers temps, il avait été relativement si heureux et si tranquille. Certes, malgré toutes ses prévisions,
l’argent mis de côté dans l’armoire s’en était allé vite en ces
menues dépenses auxquelles on ne pense guère et qui obèrent
si souvent le budget du petit fonctionnaire. Néanmoins si
tout juste on arrivait à nouer les deux bouts, quelques écus
restaient encore en réserve et on était sans tracas. Coste
n’ayant plus aucune dette respirait librement et avait repris
toute son assurance et son insouciance anciennes.
Louise mieux soignée, mieux nourrie, avait peu à peu retrouvé plus de santé. Elle pouvait faire de longues promenades et, à cet exercice salutaire, ses pâles couleurs s’avivaient des frêles rougeurs d’un sang moins appauvri. Il en était de même de ses palpitations de cœur, de plus en plus rares depuis que l’état général de sa santé s’améliorait. Ses nuits étaient calmes, ses insomnies moins fréquentes ; elle aussi renaissait à l’espoir, se sentait pleine de courage et commençait, quoique aidée encore par Jean, à s’occuper des travaux de la maison.
La femme de ménage ne venait plus que pour laver le gros linge et faire les besognes les plus pénibles. Même on parlait de la congédier avant peu. Depuis la venue des beaux mois, les dépenses de bois et de lumière étaient presque nulles. Aussi vivait-on assez bien, quoique au jour le jour. Les bessonnes, alimentées par le lait de la chèvre qui ne coûtait rien à nourrir, prospéraient. Jean avait recouvré sa gaieté insouciante. Rêves et projets s’envolaient des lèvres caqueteuses et l’appartement, ouvert à la joie du dehors, s’emplissait de chants et de baisers. Enfin, on avait quelques sous dans l’armoire et Jean qui était fumeur se permettait comme extra, deux ou trois fois par semaine, un cigare de dix centimes. Il en aspirait voluptueusement la fumée, soit pendant ses promenades, étendu à l’ombre sur l’herbe nouvelle, soit dans son jardinet en fleurs, tout en lisant son journal, en bras de chemise. Il se flattait d’avoir surmonté la déveine et se déclarait heureux.
Presque chaque soir, après la classe, il partait, suivi de tout son monde, alors que la grosse chaleur était tombée. Paul flanqué de Rose conduisait fièrement Mémé, ainsi qu’ils appelaient la chèvre. Jean poussait la voiture où tête-bêche étaient allongées les deux bessonnes. Louise cheminait à côté, de nouveau jolie et coquette ; elle bavardait avec son mari ou riait avec lui des efforts combinés de Paul et de Rose tirant sur la corde pour maîtriser les écarts indociles de la chèvre et la ramener dans le droit chemin. On s’en allait, vers les combes qu’embaument la lavande et la férigoule, paître Mémé parmi les herbes odorantes et savoureuses qui pointent aux fentes et dans les éboulis de rocs ou qui surgissent vigoureusement des creux emplis par l’humus noirâtre des feuilles décomposées. C’étaient des parties joyeuses et de la santé pour les enfançons et pour Louise. Afin d’éviter une trop grande fatigue, on faisait halte en maints endroits. Jean s’asseyait pour lire à l’ombre d’un chêne ou bien cueillait à travers rocs des plantes pour son herbier. Louise tricotait, tout en surveillant les jumelles. Quant à Rose et à Paul, ils ne quittaient pas une minute la chèvre et se plaisaient à gambader autour d’elle ou après elle. Mémé s’était vite familiarisée avec eux. Capricieuse et fantasque, elle s’émancipait parfois et échappait aux menottes impuissantes à la retenir. Elle grimpait, en bondissant, de roc en roc, s’arrêtant pour brouter une touffe d’herbe ou les pousses tendres des chèvre-feuilles, et, parvenue à la cime d’un rocher élevé, s’y piétait un moment. Là, comme pour les narguer, elle bêlait doucement, les yeux d’or à mi-clos, vers les enfants qui avaient peur pour elle.
— Papa, papa, — criait Rose, — Mémé va faire poum !
Et sur sa petite figure effrayée, se lisait l’émotion qu’elle ressentait à contempler les ébats dangereux de la chèvre. Enfin, avec des bonds gracieux, donnant un coup de dent à chaque plante saxatile qu’elle rencontrait, Mémé dégringolait le versant au grand plaisir des enfants rassurés. Alors, ils l’appelaient tendrement, remuant leurs petits doigts d’un geste qui dit : « Viens ! » La chèvre s’avançait vers eux puis les regardait accourir, immobile. Déjà, leurs petites mains se tendaient pour saisir la longe ou les cornes, mais elle, qui avait paru les attendre, se dérobait par un saut de côté, fuyait prestement pour s’arrêter quelques pas plus loin et bêlait de nouveau. Le jeu recommençait car Rose et Paul s’obstinaient à qui mieux mieux. Autant de pourchas capricieux qui donnaient aux deux enfants saine fatigue, bon appétit et grand sommeil, chaque vesprée.
Le soleil couché, lorsque le bleu soyeux du ciel rougeoyait à l’occident, Jean se levait et jetait un appel qui mettait fin aux ébats de la chèvre et des enfants. À ce cri, Mémé accourait aussitôt vers lui et d’une langue gourmande léchait dans la main de Coste les quelques grains de sel qu’il ne manquait jamais d’apporter. On revenait tranquillement à Maleval, en respirant la fraîcheur balsamique qui imprégnait l’air du soir. Tous mangeaient ensuite avec un appétit qui faisait dire à Jean volontiers :
— Mieux vaut payer le boulanger que le médecin et le pharmacien.
Avant la fin du repas, Rose et Paul, rassasiés, luttaient contre le sommeil. Jean disait alors :
— Le marchand de sable, Rose, qui est derrière toi.
— Où qu’il est ?
— Ah ! dès que tu as ouvert les yeux, il est parti par la fenêtre.
— Dis, et comment qu’il est le marchand de sable ? — faisait Paul à son tour.
— A-t-il de beaux habits ?
— Bien sûr. Son manteau est tout noir. Il a des vers luisants sur son chapeau, des rayons de lune sur ses habits et une étoile à chacun de ses souliers… Tiens ! le voilà là-bas… Ah ! tu ne t’es pas retourné assez vite ; fft ! il est reparti encore !…
Louise, une pâle fleur rose à chaque joue, les servait en souriant, heureuse d’agir, mais ayant elle aussi grande envie de dormir. Bientôt, au milieu de ces bavardages toujours les mêmes et toujours délicieux, les yeux des petiots se fermaient et ils s’endormaient tout à fait sur la table. Jean les couchait alors lui-même, sans les réveiller presque, tant ses doigts même s’étaient habitués, maternellement, à cette chère besogné. Et cette vie tranquille, cette tâche de tous les soirs étaient on ne peut plus douces à son cœur affectueux, d’où toute inquiétude était absente. Comment son insouciance ne serait-elle pas revenue ? Il ne se forgeait pas d’autres félicités et ne songeait guère plus à l’avenir, satisfait à jouir du présent…
Et Jean Coste se demandait anxieusement, l’angoisse au cœur, si ce bonheur calme, fait de normales et sûres joies, allait crouler tout d’un coup et l’affreuse, la terrible gêne dont il avait tant souffert jadis se glisser, s’installer dans son ménage. Hélas ! il ne pouvait s’y tromper. Les nouveaux élus, dès le lendemain, prirent bruyamment possession de la mairie, abandonnée par M. Rastel, qui avait juré de se confiner désormais dans son mas, et ils s’y établirent tout de go comme en pays conquis. Leur attitude blessante, leurs mines renfrognées, les ordres brefs qu’ils donnèrent, tout disait assez l’animosité qu’ils avaient contre l’instituteur-secrétaire. Celui-ci se multipliait, aurait voulu les attendrir par son humilité et s’évertuait en vain à faire preuve de soumission et presque de servilité. Et eux, triomphants, de ricaner sans pitié et de se dire :
— Il crève de peur ; mais il a beau faire, trop tard… Ah ! mon bonhomme, tes deux cent cinquante francs vont boire un coup.
Coste redoutait trop l’avenir pour se révolter devant ces mines hostiles et ces chuchotements qu’il devinait pleins de menaces.
— C’est pour les miens, — murmurait-il.
Et cette pensée le soutenait et lui donnait la force de tout supporter. Pourtant, il comprit qu’à lui seul il ne désarmerait pas l’hostilité qu’on lui témoignait. C’est pourquoi un soir, il entra au presbytère, désolé, crevant de peur, en effet, à l’idée de retomber dans la misère des jours anciens et n’ayant plus comme unique ressource que l’espoir de la démarche qu’il allait prier le curé de tenter en sa faveur.
En l’apercevant, l’abbé Clozel dit :
— Eh bien ! mon ami, qu’est-ce qui vous amène chez moi ?… Il est vrai que maintenant, avec la nouvelle municipalité, vous allez avoir vos coudées franches… Vous pourrez venir plus souvent à la cure…
Mais il remarqua le trouble de Coste et lui demanda :
— Qu’avez-vous donc, mon ami ?… Vous êtes si pâle et si abattu…
— Ah ! monsieur le curé, je suis trop malheureux. Ce qui me désole, c’est justement la nouvelle municipalité. Dès que le maire sera élu, paraît-il, je vais être révoqué de mes fonctions de secrétaire…
— De vaines menaces pour vous faire peur… Je n’y crois pas… Allons donc, est-ce possible ? qui mettraient-ils à votre place ?
— Mais Gustou, le cousin de M. Pioch, le futur maire.
— De quoi irait-il se mêler celui-là ? n’a-t —il pas assez de besogne avec ses terres ?
— C’est cependant ce qu’on va faire, j’en suis certain… et c’est pour moi un coup terrible… la misère…
Coste avait prononcé ce dernier mot à voix basse, dans un sanglot. Alors le souvenir de ce qu’il avait souffert jadis lui remonta au cœur ; humblement, sans honte, il raconta sa vie passée au prêtre ému ; depuis la mort de sa mère, grâce à son héritage, il avait enfin retrouvé le calme, presque le bonheur, dans la paisible médiocrité de son existence. Faudrait-il le perdre une fois encore ?
— Car, — ajouta-t-il, — si l’on m’enlève ces deux cent cinquante francs, c’est à recommencer… Déjà, je joignais tout juste les deux bouts… j’ai tant de charges, vous le savez, et pas d’autres ressources que mon modique traitement… Vingt francs de moins par mois, c’est tout de suite la gêne… Avec soixante-dix-neuf francs, cinquante-deux sous par jour, que ferai-je ?… Je vais être obligé de m’endetter, car la santé de ma femme exige encore de grands soins… et les dettes, ça croit comme les champignons… D’ailleurs, je n’ai plus un sou à espérer de personne… Comment m’acquitterai-je, si je me mets en retard ?… J’ai compté sur vous, intercédez pour moi ; dites que, si je me suis mêlé des élections, je n’étais guidé que par la pensée de conserver ces deux cent cinquante francs qui me sont indispensables… Je n’ai de rancune contre personne… Mais qu’on me laisse vivre, oh ! oui, qu’on ne m’enlève pas ce morceau de pain dont j’ai besoin pour les miens…
Coste suppliait, les mains jointes, pleurant à grosses larmes. Le curé contenait à grand’peine son émotion. Il regardait le pauvre homme et compatissait à ses angoisses et à sa détresse.
— Mon ami, — dit-il, — comptez sur moi… le peu d’influence que je puis avoir, je l’emploierai pour vous… Je souhaite ardemment qu’on m’écoute… je plaiderai votre cause avec mon cœur et j’espère que Dieu me fera la grâce de pouvoir persuader vos adversaires… Votre sort est digne de pitié… Il faudrait avoir un cœur de roc pour ne pas être attendri…
Et comme Coste, abîmé dans sa douleur et son humilité, faisait un nouveau geste de prière, l’abbé Clozel ajouta :
— Dès demain, j’irai trouver M. Pioch… Ce serait une iniquité !… On m’écoutera… Allons, courage, mon ami !…
L’instituteur s’en alla un peu réconforté. Le curé tint parole. Mais sa démarche fut vaine. On lui répondit que la place était promise et que ce serait mécontenter tous les conservateurs que de revenir sur une décision prise en réunion intime. L’abbé Clozel eut beau faire appel aux sentiments d’humanité qui plaidaient en faveur de son protégé et prêcher l’oubli des injures, ce premier devoir d’un chrétien sincère, Piochou, avec son entêtement de paysan retors, s’aheurta dans son idée. Il regrettait, certes, mais c’était impossible ; on en avait décidé ainsi et il ne pouvait rien changer.
Le curé perdit un peu patience devant ce manque de pitié et ce parti-pris de haine :
— Mais c’est la misère, — s’écria-t-il, — pour ce pauvre diable… songez donc qu’il a quatre enfants en bas âge et une femme malade… Non, vous ne serez pas si méchants !
Le paysan fut piqué par ces derniers mots qui n’étaient pourtant que le cri d’un cœur compatissant aux misères d’autrui. Au surplus, lui et ses amis étaient enchantés de pouvoir enfin se venger sur un de ceux qui avaient contribué à faire condamner son cousin. Gustou tenait à être secrétaire et ce dédommagement lui était bien dû. C’est pourquoi, redressant sa petite taille et fronçant les sourcils, le maire déclara nettement, d’une voix aigrelette :
— Je le regrette, mais c’est impossible… N’insistez pas…
Puis, voulant donner une leçon à ce curé auquel on ne pardonnait pas son abstention totale, lors des élections dernières, il ajouta un peu railleur :
— Permettez-moi même, monsieur le curé, une petite remarque respectueuse. Je suis étonné que vous plaidiez la cause d’un enragé comme Coste, lequel a tout fait pour porter préjudice à ceux qui sont les plus dévoués de vos paroissiens… Vraiment, vous ne faites pas assez de différence entre républicains et conservateurs, entre les ennemis et les amis de la religion… A vouloir être trop bon, on est souvent dupe… Beaucoup de prêtres ne font pas comme vous et…
L’abbé Clozel interrompit le paysan finaud et simplement repartit :
— Monsieur Pioch, j’agis d’après ma conscience et mon devoir… Je suis, moi, un homme de paix… Les querelles qui vous divisent m’importent peu et je les comprends mal… Les uns et les autres, vous êtes mes chères ouailles et je dois, en bon pasteur, mes soins aux brebis fidèles comme à celles qui s’écartent du troupeau et risquent de s’égarer tout à fait… Votre cousin peut fort bien se passer du secrétariat de la mairie… Ce serait au contraire une mauvaise action que d’enlever le pain de cet homme chargé de famille… Allons,
un bon mouvement et des petits enfants vous béniront… Nos meilleures actions sont toujours celles qui nous coûtent le plus… Ayez pitié…
— Je vous le répète, monsieur le curé ! à mon vif regret, je ne puis rien ; ce qui est décidé est décidé… Tant pis pour M. Coste, il l’a bien voulu.
Quelques jours après, M. Auguste Pioch, autrement dit Gustou, ou encore Piochounet, très fier et ayant au front l’auréole de confesseur et martyr de la foi conservatrice, était installé par son cousin M. Pioch ou Piochou, maire de Maleval, comme secrétaire de la mairie avec, s’il vous plaît, trois cents francs d’appointements. Dame ! bien souvent, une belle vigne n’en rapporte pas plus !
XXIV
Dans l’humble logis de l’instituteur, la lutte, impuissante hélas ! contre la misère recommença dès lors plus terrible même qu’autrefois. Grâce à des prodiges d’économie, ce fut passable les premiers mois. Mais à quelles privations n’eut-on pas recours ! et quelles nourritures grossières paraissaient sur la table ! Pour ne pas trop s’endetter, on rognait même sur le pain ; à peine mangeait-on à sa faim, parfois. En vain, car toutes ces petites bouches affamées avaient vite fait de dévorer les soixante-dix-neuf francs ! — touchés à chaque fin de mois.
Coste lutta pied à pied. Il chercha, quémanda des travaux de copie autour de lui, dans les villages voisins et jusqu’à Montclapiers. Ce n’était guère pratique, tant à cause du peu d’importance de Maleval que de son éloignement de tout centre. D’ailleurs, sur les lieux mêmes, notaires, huissiers, commerçants, etc. trouvaient assez de meurt-de-faim à qui s’adresser sans avoir besoin de recourir à une personne étrangère à leur localité.
Coste, éconduit de partout, se creusa la tête. Il fallait aviser à un moyen. Il crut enfin avoir trouvé. Voici comment :
Par jour, il faisait les six heures de classe réglementaires, le matin de huit heures à onze heures, l’après-midi de une à quatre. A l’exemple d’un grand nombre de ses collègues, il résolut d’établir des études surveillées, l’une de onze heures à midi, l’autre de quatre à six et de demander aux parents une légère rétribution. Il s’étonna de ne pas y avoir songé plus tôt. Le salut était sûrement dans cette petite innovation. En outre, ce ne serait même pas pour lui un surcroît de travail, car tout en surveillant ses élèves dans la classe ou dans la cour, il corrigerait les devoirs, préparerait les leçons du lendemain, toutes choses qu’il faisait d’habitude avant de se coucher. Les jours étant très longs, on pourrait quand même continuer les promenades, quitte à dîner un peu plus tard : « Bonne idée », se disait Jean. Et, prompt à espérer, il se flattait que chaque père de famille, plutôt que de laisser vagabonder son fils dans les rues ou aux entours de Maleval, consentirait volontiers un petit sacrifice. Afin de ne rebuter personne, il décida qu’il n’exigerait que cinq centimes par jour et par élève. D’après ses calculs, il devait retirer ainsi de vingt à vingt-cinq francs par mois, c’est-à-dire ce que lui rapportait jadis le secrétariat de la mairie.
Consultées, une douzaine de familles acceptèrent la combinaison. Ce premier résultat ne laissa pas que d’encourager l’instituteur, qui se livra à d’heureuses conjectures. Mais, contrairement à ses prévisions, le nombre des « surveillés » resta stationnaire, puis diminua vite. Il advint, en effet, que certains pères de famille furent ennuyés de verser un sou par jour, ce qui représentait au bout de l’année près de quinze francs. Sous diverses prétextes, ils retinrent leurs enfants chez eux. D’ailleurs, à cette époque de l’année, l’école est peu fréquentée, chôme presque, à cause des travaux champêtres. Parmi ceux même qui furent les plus fidèles, beaucoup petit à petit s’arrangèrent pour ne pas payer le maître. Au surplus, ils prétendaient que l’instituteur n’avait pas grand’peine et qu’au lieu de faire travailler les enfants, — ce qui n’avait nullement été convenu, — il les laissait presque toujours en récréation et s’occupait alors de ses propres affaires.
Tant il y a que Coste, en fin de compte, eut moins de loisirs, de nouveaux soucis en plus, et peu de profits.
Il se désespéra de son impuissance. En outre, cette vie de peines et de privations avait son contre-coup sur la santé délicate de Louise qui recommença à s’affaiblir et à se plaindre. Derechef, elle dut s’aliter à certains jours ou se traîna de chaise en chaise, sans forces. Au lieu de congédier la femme de ménage, comme ils l’espéraient, celle-ci leur devint plus nécessaire, juste après la diminution du traitement. Pendant que ses occupations le retenaient dans sa classe, Coste ne pouvait abandonner à eux-mêmes ses enfants, surtout lorsque la mère était au lit, souffrant de troubles cardiaques ou brûlée par la fièvre. Par ailleurs, on le tenait en suspicion depuis les élections dernières et il ne voulait pas prêter le flanc aux critiques. Ses absences, pendant les classes, auraient été divulguées au dehors, par ses élèves, dont quelques-uns étaient les fils des nouveaux conseillers, et, par point d’honneur autant que par sentiment du devoir, il tenait à ce qu’on ne pût l’accuser de négligence dans son travail.
On vécut donc chichement, épargnant sur tout, afin que Louise eût de temps en temps la tranche de viande ou la côtelette que sa débilité aurait exigée à chaque repas et qui était si dispendieuse et si difficile à payer ensuite. Seules, les bessonnes, toujours allaitées par la chèvre, ne souffraient de
rien et prospéraient de jour en jour.XXV
Le brûlant juillet était passé, gonflant les grains verts de la vigne. La première quinzaine d’août fut très chaude aussi. Bientôt, sous les feuilles épaisses des ceps, les raisins, en contact avec le sol ardent, prirent une teinte rose ; puis, toutes les grappes noircirent en mûrissant et dans le village commencèrent les préparatifs des proches vendanges. Des orages fréquents grondèrent dans les combes, et la terre avide but avec délices l’eau bienfaisante du ciel. La grêle tant redoutée et qui, en quelques minutes, saccage les récoltes et compromet même celles des années suivantes, ne tomba pas à la grande allégresse des paysans. Ceux-ci, debout sur le seuil de leurs portes, regardaient complaisamment ruisseler les averses qui faisaient gonfler encore les grains de raisin et hâtaient la maturité de la récolte très abondante.
— Ce sont des louis d’or qui tombent du ciel, — disaient-ils. Et, s’épanouissant d’aise, ils se frottaient vigoureusement les mains et songeaient aux beaux écus qui, après la vente du vin nouveau, allaient choir dans leurs bas de laine.
Au milieu de la satisfaction générale, Coste était le seul à ne jamais plus rien espérer. Les vacances, commencées depuis le 12 août, devaient durer jusqu’au 1er octobre. Avant les élections, Louise et Jean se promettaient d’aller passer une huitaine de jours à Peyras. Aujourd’hui, il fallait abandonner ce riant projet ; l’argent manquait. Or, les parents de sa femme vivant eux-mêmes fort petitement, Coste ne pouvait décemment et n’osait aller s’établir chez eux, avec sa nombreuse famille, pendant un mois, seul moyen de rentrer dans ses frais de voyage et d’économiser même. Forcément, ils restèrent donc à Maleval. Toutefois, ils purent renvoyer la femme de ménage, ce qui était autant de gagné. Jean, libre du matin au soir, la remplaça et s’occupa à tenir la maison propre et à soigner les bébés…
Avec la faiblesse de Louise, faiblesse que compliquait le chagrin de la vie précaire où ils étaient retombés, ses palpitations de cœur si douloureuses étaient revenues la tourmenter fréquemment. La moindre marche la fatiguait, la laissait essoufflée et sans courage. Par ces nuits orageuses, elle dormait mal, en proie à l’insomnie et à la fièvre.
Elle avait ensuite des étouffements et, pleine d’anxiété, les yeux égarés, presque révulsés, elle demandait l’air qui semblait lui manquer. En vain, Jean ouvrait largement les fenêtres ; l’oppression persistait, et, assise sur son séant, Louise haletait, une boule à la gorge l’empêchant de respirer. Tout tournoyait, se déformait autour d’elle, dans la chambre ; ses oreilles tintaient atrocement ; elle entendait des clameurs de vagues énormes déferlant à grand fracas. Les veines du cou et des tempes battaient fiévreusement à coups sourds, et le bruit très perceptible de ces battements violents et irréguliers impressionnait péniblement la malade qui s’écriait, éperdue, la voix suffoquée d’angoisse et de sanglots :
— Jean… de l’air… j’étouffe… mon Dieu, je vais… mourir… de l’air… Jean… de l’air.
Puis soudain elle ne sentait plus son cœur qui s’arrêtait, et, défaillante, elle s’abattait sur son lit, dans un affaissement total de l’être, qui la laissait, le visage d’une pâleur de marbre, les mains exsangues, les yeux blancs, les extrémités froides, les membres couverts d’une sueur glacée, en une syncope qui ressemblait presque à la mort, tant la poitrine respirait faiblement. Louise sortait de ces crises comme idiote, sans force. Certes, brève était la durée de ces accès toujours suivis de pâmoison, mais ils se renouvelèrent avec une telle fréquence que Jean dut encore avoir recours au médecin.
— Tout cela, — dit celui-ci, — n’est qu’une conséquence de l’anémie. Mme Coste n’a au cœur aucune lésion organique. Il faut donc combattre ces crises nerveuses par des antispasmodiques. Mais pour les faire cesser tout à fait, mieux vaut attaquer l’anémie. Donc, de l’exercice, un régime réconfortant et des ferrugineux.
Oui, mais pour cela il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Terrible refrain d’une situation terrible ! Louise se désolait tout le long du jour. La pensée que, de longtemps encore, peut-être jamais, elle ne pourrait revoir ses parents et ses amis de Peyras, l’accablait de tristesse et son état morbide s’en aggravait encore. Au milieu de ses souffrances, le regret tenace du pays la reprenait et, la figure douloureuse, elle languissait son cher Peyras, quitté depuis un an et où elle avait été jadis si heureuse.
Ses plaintes et ses pleurs incessants, où il y avait parfois tant de muets reproches, meurtrirent le cœur de Jean. À la longue, il perdit son calme, de voir Louise sans courage, injuste à son égard, et qui repoussait parfois durement et ses consolations et ses baisers. Il eut des mouvements d’impatience qu’il n’arrivait pas à réprimer aussitôt. De jour en jour, tous deux s’aigrirent. Ils eurent de ces paroles irréparables sous le choc desquelles le cœur crie d’angoisse.
— Mais dis-moi donc ce que je pouvais faire ?
— Beaucoup… Au moment des élections, tu as voulu être honnête. La meilleure honnêteté, c’était de ne pas exposer notre tranquillité, notre pain… Va, tu ne seras jamais qu’un nigaud !…
— Ma faute, toujours ma faute, n’est-ce pas ? Est-ce que je m’imaginais moi que tu serais toujours malade, incapable de faire œuvre de tes dix doigts ?
— C’est ça, reproche-moi mes souffrances, maintenant, comme si je n’étais pas assez malheureuse… Il ne te reste plus qu’à m’insulter comme le faisait ta mère... Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce devenu possible ? Et puis, si je suis malade, c’est encore de ta faute… Quand on ne peut pas nourrir ses enfants, on ne les fait pas… on ne ruine pas la santé de sa femme…
D’autres fois ils se reprochaient leur pauvreté, leurs familles, leur mariage :
— Ah ! — murmurait Louise, —j’aurais dû épouser un ouvrier… Je ne serais pas la belle madame que je suis, mais j’aurais le nécessaire… ma mère et mon père ne sont pas riches, pourtant ils ne savent pas ce que c’est que la misère.
— Pardi ! — répliquait Jean, — parlons-en de tes parents. Des égoïstes qui ne s’occupent même pas de ce que nous faisons ; pourvu qu’ils aient le ventre plein, pourvu que ton père aille jouer et se saouler au café…
Hélas ! ils se querellaient souvent ainsi ; la haine est sœur de la misère ; les meilleurs sentiments s’empoisonnent par elle.
Pleins de fiel et de révoltes, Louise et Jean devenaient méchants l’un pour l’autre, et, selon l’expression du pays, irritables jusqu’à se battre avec leur ombre. Puis, brusquement, au cours de ces scènes, Louise, vaincue et lasse, fondait en larmes, et, dans sa faiblesse aggravée, portait la main à son cœur prêt à se briser.
À ce geste d’indicible souffrance, Jean avait honte de sa dureté. Toute sa pitié, toute son affection affluait dans son âme, emportait ses rancunes. Il se jetait alors aux pieds de sa femme et, sanglotant avec elle, il lui demandait pardon. Ils s’embrassaient et longtemps, doucement, ils pleuraient ensemble ; mais le mal était fait. Ces sombres et douloureuses querelles leur laissaient comme un arrière-goût de haine. A part eux, dans la solitude de leur âme, ils ne pouvaient s’empêcher d’y revenir, d’y penser et de s’accuser réciproquement d’injustice. De mornes silences tombaient entre eux ; ils oubliaient leurs baisers, leurs promesses de la veille, s’éveillaient côte à côte avec des regards hostiles, défiants, s’abordaient avec des bouderies pendant lesquelles mûrissaient d’autres sujets de mésintelligence. Et pour un rien, pour une tisane mal chauffée, pour une assiette ou une tasse brisée, on recommençait. Ainsi s’enfuyaient la confiance et la paix du cœur.
XXVI
De ses sorties dans le village, Coste rentrait souvent le cœur ulcéré. Il devinait aux regards des gens qu’on glosait, comme autrefois, de sa gêne et de ses ennuis. Il sentait, autour de lui, comme un réseau, une hostilité croissante, surtout de la part des conservateurs, qui le traitaient comme leur victime, sans pitié, en ennemi. Son amour-propre saignait du peu de considération qu’on lui montrait, des allusions qui soufflettent, des mots qui se chuchotent, des sourires qui insultent. Les fournisseurs mal payés redevinrent durs, arrogants, féroces, depuis qu’ils ne croyaient plus à l’héritage des trois mille francs. De dépit, ils laissaient de côté toute prévenance de marchand, mettaient à découvert leur brutalité contre ce monsieur, qui n’était décidément qu’un misérable gueux à qui ils faisaient presque l’aumône. Jean, malgré ses révoltes, endurait tout ; mais il s’affolait parfois devant la situation sans issue.
Les promenades avec Rose et Paul pour paître Mémé ne l’arrachaient point à ses préoccupations ; au contraire, elles ne lui rappelaient que plus amèrement les quelques mois où il avait été heureux, confiant en l’avenir si sombre désormais.
Souvent, assis sous un chêne, dans le silence de la combe, il rêvassait vaguement, s’attendrissant et s’apitoyant sur lui et sur les siens. Comme à plaisir, il évoquait d’autres douloureuses pensées. S’il mourait, pensait-il, que deviendraient en ce dénuement Louise malade, presque impotente, et les quatre enfants ? Pour eux, la mendicité, et, une fois la mère vite morte à l’hôpital, les bébés élevés, sans affection, dans un hospice ou un orphelinat quelconque, puis jetés plus tard isolés dans la vie marâtre.
Les chants de quelques vendangeurs, le bruit strident des charrettes dont les essieux empoussiérés crient et grincent sous le poids des comportes pleines de raisins pressés et qu’on va vider dans la cuve à fouler, traversaient le silence et tiraient Coste de son abattement. Alors il se soulevait, et devant l’activité de tout le village, occupé aux vendanges qui battaient leur plein, il se révoltait contre les exigences de sa « noble » profession. Il était jeune, il était fort et, pendant ces longs jours de vacances, il devait rester les bras croisés, dans l’inaction. Sa dignité l’y obligeait. Il avait le plus grand besoin d’argent et il n’avait pas le droit d’en gagner, lui, fils de paysans, grandi au milieu des travaux de la glèbe, en se louant comme vendangeur pour un salaire de trois à quatre francs par jour ! Non, c’était défendu ; il fallait se contenter des cinquante-deux sous qu’on lui payait pour ne rien faire durant ces cinq ou six semaines. Ces paysans, qu’il enviait, auraient eux-mêmes trouvé étrange, ridicule, qu’il travaillât comme eux de ses mains.
Amèrement, il songeait à cela sous les ciels admirables de septembre, par ces splendides journées qui, de l’aube au crépuscule, invitent aux labeurs des champs, bourdonnent de l’animation joyeuse des vendanges.
Chaque matin, il mettait en ordre le ménage et encore ce travail ne lui était permis que parce qu’il le faisait à l’abri des regards, entre quatre murs ; puis, dans l’après-midi, il se consumait dans l’oisiveté et se promenait, lui gueux et misérable, dans les champs, à travers bois, comme un riche, tenant à la main un livre qu’il lisait sans comprendre.
Et parfois sur sa route, il rencontrait soit un vieux paysan courbé sous son fagot de bruyères, soit une vieille femme portant un panier de raisins fraîchement cueillis, dont elle offrait une grappe aux enfants. L’un et l’autre s’arrêtaient à causer avec Jean et il n’était pas rare qu’au cours de la conversation ils fissent, sincèrement et sans penser à mal, cette réflexion :
— Bon métier que le vôtre, monsieur Coste. Des vacances tant que vous en voulez… Ah ! vous n’avez pas aux mains des durillons comme ça.
XXVII
Le premier jour de la rentrée, le père d’un de ses élèves vint le trouver et lui dit :
— Voici que le petit est dans ses quinze ans. Son intention est d’entrer à l’école normale de Montclapiers, s’il réussit au concours… Je suis venu vous voir pour cela…
— Ma foi, — répondit Coste, —voulez-vous un bon conseil ?
— Ce n’est pas de refus.
— Eh bien ! ne donnez pas suite à votre idée.
— Pourquoi donc ? — s’écria le paysan abasourdi.
Coste lui fit alors la peinture, plutôt exagérée, du sort d’un instituteur à ses débuts.
— Oui, — conclut-il, — je vous le dis franchement. Faites de votre fils tout ce que vous voudrez, un ouvrier plutôt, mais pas un instituteur, si vous désirez qu’il soit heureux.
Il eut beau dire ; le paysan était fermement décidé ; il ne vit que de mauvaises raisons et des exagérations dans les paroles de Coste. Son fils serait instituteur, émargerait comme fonctionnaire, c’était là son rêve.
Coste comprit qu’il perdait son temps ; d’un air indifférent, il ajouta :
— Enfin, ce sera comme vous le voudrez. Je préparerai votre fils aux examens de l’école normale.
Puis comme il connaissait le peu de ressources du paysan, un simple journalier, possesseur d’un ou deux lopins de terre, il murmura lorsque l’homme se fut éloigné :
— Oh ! la sotte et aveugle vanité des parents ! Hélas ! mon père fit ainsi jadis. Mon père et ma mère aussi un jour sont allés trouver un instituteur pour moi.
Et, consciencieusement, par devoir, le jour même, il consacra des soins particuliers à la préparation du candidat, dont le succès, pensa-t-il, pourrait lui faire honneur dans le village et auprès de ses chefs.
XXVIII
Des semaines passèrent et ce fut l’hiver, très dur cette année-là. La gêne s’accrut. La femme de ménage, dont les gages n’étaient pas toujours ponctuellement payés, se plaignit, et, d’amère devenant insolente, elle menaça d’ébruiter tout ce qui se passait dans le pauvre logis de l’instituteur. Coste fit tout pour la calmer. Dès lors, elle refusa souvent ses services à moins d’être payée d’avance. Pour quelques autres dettes criardes, Coste reprit le chemin du mont-de-piété. Mais, gardant toujours le souci de son amour-propre, il ne pouvait s’habituer à y aller au grand jour. Chaque fois il craignait des rencontres humiliantes, et c’était pour lui une heure de honte et de tremblement.
Les villageois glosaient de plus belle. Quelques-uns pourtant commençaient à le plaindre au fond, et, à l’époque où on tue le cochon, Coste eut le plaisir de recevoir en cadeau deux ou trois livres de lard et des ronds de saucisse.
M. Rastel, que le froid avait chassé de son mas, évitait l’instituteur : s’il est malheureux, songeait-il, tant pis pour lui ! Le regret de son écharpe perdue à jamais s’était accru à un tel point, dans l’isolement où il avait vécu jusqu’en novembre, qu’il ne pardonnait pas à Coste, « ce maladroit », et s’obstinait, bien à tort, à le considérer comme la seule cause de son échec.
« Si j’avais pu mieux compter sur lui, pensait-il, jamais je n’aurais abandonné la lutte et je serais encore le maître. »
Quelques sympathies — mais si rares ! — restaient au malheureux garçon. L’institutrice et le curé entre autres auraient voulu venir en aide à Coste. Mais celui-ci avait, avec eux, l’orgueil de sa misère. Quoique très touché des gâteries et des petits cadeaux qu’envoyaient aux enfants Mlle Bonniol et l’abbé Clozel, il refusa toute avance d’argent. Du moment qu’il savait ne pouvoir le rendre, un prêt lui paraissait une véritable aumône.
Les fournisseurs se montraient pourtant plus pressants, plus hostiles. A chaque fin de mois, malgré son bon vouloir, Coste n’arrivait point à les contenter tous. Les soixante-dix neuf francs coulaient entre ses doigts, surtout lorsqu’il avait mis de côté une petite somme pour les dépenses imprévues, le salaire de la femme de ménage et les médicaments de Louise. Il se débattait dans une situation inextricable, avec cette obsession qu’elle ne prendrait jamais fin. Ses élèves étaient moins soumis ; ils n’avaient plus aucun respect pour ce maître dont ils entendaient parler chez eux comme d’un gueux criblé de dettes. Jean n'avait pas pu renouveler ses vieux habits de l'hiver dernier. Vêtu d'été, malgré le froid, il ne tarda pas à voir son complet à bon marché craquer d'usure de toutes parts. Il endossa sa défroque minable mais plus chaude de l'année précédente. Ainsi accoutré, il ne sortit plus que la nuit, et encore ! Mais dans sa classe il était exposé aux clins-d'œil de ses élèves; une après-midi, ils lui jouèrent le mauvais tour de mettre des houlettes de poix sur sa chaise et rirent sous main quand l'instituteur, se levant, laissa le fond usé de son pantalon, collé à la paille. Autrefois, Coste était très doux avec ses élèves. Mais, aigri, très irritable, il les punissait depuis quelque temps à tort et à travers. Ce soir-là, il ne tint plus. Dans sa colère, il gifla un des rieurs si malheureusement qu'il le blessa un peu à l'œil. Grand scandale dans le village. De nos jours, les parents, même et surtout ceux qui brutalisent leurs enfants, n'admettent pas que l'instituteur puisse avoir un moment d'impatience ou d'oubli et donne une tape à un gamin insupportable. Le père de l'enfant calotté s'en vint à l'école furieux, menaçant de tout briser et, par représailles, de souffleter lui-même le maître brutal. Quant à M. le maire Piochou, il profita de l'aubaine ; il alla trouver Coste et lui déclara que s'il récidivait on le traduirait en police correctionnelle.
Et là-haut, dans son logis, Jean retrouvait, à midi et le soir, la figure éternellement pâle et amaigrie de sa femme.
Paul et Rose eux-mêmes étaient brusqués à tout moment et sans raison. Leurs grands yeux pensifs se fixaient sur le visage dur, ravagé de soucis, de ce père si bon jadis dont ils ne s'expliquaient pas le changement d'humeur. Tristes, ils se rencognaient dans leur silence et assistaient, pleurant doucement, aux querelles. Quoique ayant toujours du pain à manger, ils souffraient vaguement de cette vie mauvaise. Dans leurs petits cerveaux, ils se rappelaient les beaux jours où leur papa, son beau sourire aux lèvres, les menait aux champs en compagnie de Mémé. Car la chèvre elle-même n'était plus là pour les distraire. Avec l'hiver, il aurait fallu de l'herbe, du fourrage à la maison ; pour cette raison, et, surtout pour avoir de quoi solder une note, la chèvre avait été vendue et les bessonnes sevrées.
Aussi le garçonnet et la fillette erraient-ils dans la maison froide, l'âme en peine, les mains et les pieds gondolés d'engelures. Timidement, ils se réchauffaient au maigre feu de la cuisine, rudoyés pour un rien, n'osant plus rire, s'amuser ou bavarder comme jadis, surpris quand leur mère ou leur père, à les voir si tristes, oubliaient leurs rancunes, et, pleins de regret, les unissaient dans leur affection, les couvraient soudain de caresses, ainsi qu'au temps passé.
XXIX
Jean fit plusieurs fois à pied le voyage de Montclapiers sous
la bise piquante et malgré la neige tombée. Heureusement la
route est très passante, en tout temps : charrettes, voitures
et piétons y avaient frayé un chemin. Il mit ainsi au mont-de-piété tout ce qui pouvait avoir de la valeur et s'emporter
facilement. Plus rien ne restait à engager, si ce n'est les
meubles que, décemment, il ne fallait pas songera faire charrier et vendre à Montclapiers, au vu et au su de tout Maleval.
Aussi abattu, aussi veule qu'un cheval fourbu, Jean ne cherchait plus à réagir, dans une inertie et une passivité douloureuse de l'âme et du corps. Qu'aurait-il fait ? Il souhaitait même de n'avoir plus dépensée, de réflexion, d'être aussi puéril et aussi indifférent que ses enfançons, qui, malgré leurs doigts crevassés par le froid, s'éjouissaient d'une paille, d'un caillou blanc, d'un rai de soleil. La veille de la Noël, il se coucha, morose, sans s'apercevoir que Rose et Paul avaient mystérieusement déposé leurs petites chaussures dans la cheminée de leur chambre. Le lendemain, il se leva aussi oublieux et se mit à vaquer aux soins du ménage, machinalement.
Tout à coup, il s'entendit appeler par la voix de Louise.
— Jean, — disait-elle, — vois donc ce qu'ont les enfants ; je les entends pleurer.
Il pénétra dans la chambre. Rose et Paul, en chemise, leurs pieds et leurs menottes rouges de froid, étaient accroupis devant les chaussures vides, déposées dans les cendres du foyer, et de grosses larmes ruisselaient sur leurs joues bleuies.
Dès leur éveil, ils avaient risqué un regard vers la cheminée, étonnés de ne pas voir un paquet blanc ou des jouets déborder de leurs chaussures.
— C'est peut-être caché au fond, — avait dit Paul.
Suivi de Rose, il avait glissé à bas de son lit et leur déconvenue avait été telle que les deux petits, fondant en pleurs, étaient restés là, assis à croupetons, ne détachant pas leurs regards de leurs souliers vides.
Ce tableau pitoyable fendit le cœur de Jean.
— Ah ! mes pauvres chéris, — sanglota-t-il en les embrassant.
Vite, il les recoucha. Le silence, le regard interrogateur des enfants lui firent mal. Il s'empressa de dire, feignant l'étonnement :
— Pas possible que petit Noël ait oublié des bébés si sages... Ah ! j'y suis. Pardi! c'est parce qu'il a fait très froid et qu'il a tombé de la neige cette nuit qu'il n'est pas venu... Restez dans votre lit et je m'en vais voir si je le rencontre.
Les traits de Rose et de Paul se détendirent aussitôt dans un sourire.
— Oui, oui, va vite, petit père, — s'écria le garçonnet impatient, — vite, car il pourrait partir, petit Noël. — Dis-lui qu’il me donne une poupée ! — ajouta la fillette, en tapant ses menottes.
Jean prit quelques sous et courut acheter dans une baraque installée, ce jour-là, sur la grand’route, des bonbons et de pauvres jouets.
À son retour, la joie des enfants fut sans bornes, surtout après le désappointement du réveil.
— Tu l’as vu, petit père ?
— Oui, là-bas sur la route, et il m’a donné ceci pour vous.
Rose, radieuse, pressait éperdument sur son sein une minuscule poupée de carton colorié. Paul, tenant dans ses doigts un cheval grossièrement découpé dans un morceau de bois, peint en rouge éclatant, criait, claquant de la langue et faisant le geste de lancer un coup de fouet imaginaire :
— Hue donc, cheval… au trot ! au galop !
Et devant la joie énorme de ces chères créaturettes, Jean s’enfuit, retenant un sanglot.
XXX
La santé de Louise exigeait toujours des soins coûteux
une alimentation choisie. Avec ses ressources dérisoires et
ses dépenses nombreuses, Coste voyait, chaque mois, s’enfler
particulièrement le chiffre de sa dette chez le boucher.
Or, afin que ses enfants n’allassent pas pieds nus et les vêtements en lambeaux, afin de renouveler ses propres habits qui tombaient en floches et prenaient un aspect de guenilles, il advint que Jean pendant plusieurs mois ne put donner que de très petites sommes à ses fournisseurs. Ceux-ci se fâchèrent. Le boucher montra les dents et menaça d’une saisie-arrêt. La femme de ménage, à qui cette menace fut faite, se hâta d’en prévenir Coste, puis d’aller colporter la nouvelle dans le village.
L’instituteur se rendit aussitôt chez le boucher pour le prier de patienter. Il fut éloquent, parla du tort immense que lui ferait pareille mesure. Bref, le boucher, un gros homme sanguin, pas mauvais au fond, mais de caractère faible et changeant, parut s’attendrir et promit tout le crédit et tout le temps nécessaire. Mais comme il était du parti du maire actuel, il n’eut rien de plus pressé que de raconter, le soir, au café conservateur, la visite et les supplications de Coste. Ses amis donnèrent libre cours à leur haine :
— Tu as tort ; à ta place, nous foutrions l’huissier à ses trousses. D’ailleurs, c’est un bon moyen de nous débarrasser enfin de ce triste personnage.
Ainsi conseillé durant toute la soirée, le boucher oublia sa promesse du matin et, les jours suivants, exécuta sa menace.
Coste fut frappé de stupeur d’abord, puis avec une résignation d’oriental, courbant la tête sous des forces mauvaises et inconnues, il soupira mélancoliquement :
— Ma foi, ça devait arriver tôt ou tard.
Mais, à la fin du mois, quand il entra chez le percepteur et que celui-ci lui retint 20 0/0 sur son traitement, le rouge de la honte lui monta au visage. Il sortit comme un homme ivre, emportant les misérables 63 fr. 33 qu’il toucherait désormais. Des larmes roulaient sur ses joues creuses, des cris d’angoisse et de révolte s’échappaient de sa gorge. Assis sur le talus de la route qui conduit à Maleval et que chauffait le clair soleil d’un beau jour d’hiver, il songeait quasi hébété à la destinée amère. Soixante-trois francs ! c’est avec ça qu’il faudrait vivre pendant trente longs jours, payer une femme de ménage, entretenir les bébés, soigner sa pauvre Louise !
Il se leva enfin. Tout le long de la route, il marcha tantôt éperdu, comme fou de douleur, tantôt la tête basse, le dos voûté, pareil à un de ces chemineaux qui traînent leur misère de village en village. Il ne sortait de son accablement que pour se laisser aller à des rêves insensés ou morbides. S'il trouvait là, sur son chemin, un porte-monnaie, un portefeuille bourré de billets de banque, eh bien ! il le garderait, il ne serait pas si bête que de le rendre. Puis il murmurait, avec âpreté :
— Ah ! si ces arbres, si cette terre m'appartenait !
Et il évaluait le prix de toutes les choses qu'il rencontrait. Peu à peu il sentait l'envie croître en lui comme de l'ivraie, étouffer ses anciens bons sentiments et toutes sortes de désirs emplir son cœur si honnête ! Dans une hallucination grandissante, il enveloppait d'un regard de haine ces champs et ces vignes qui s'étendaient de chaque côté de la route, ces collines boisées qui se dressaient vers le ciel d'un bleu pâle, ces villas et ces châteaux qui couronnaient les hauteurs et resplendissaient au soleil, tous ces biens enfin qui appartenaient aux heureux de ce monde.
XXXI
Et les jours sombres, les jours sans espoir et sans bonheur se succédaient.
Jusque-là, Coste ne s'était point tout à fait privé de tabac. Certes, il ménageait parcimonieusement le paquet de dix sous qu'il achetait de temps à autre, roulant de loin en loin une cigarette, car, disait-il, il aurait mieux aimé ne pas manger que de ne pas fumer.
Louise lui ayant reproché cette dépense inutile, il essaya de s'abstenir. Cette privation lui fut dure. Puis, un jour, il se rappela qu'il avait l'habitude de jeter ses bouts de cigarette derrière l'écran d'une cheminée dans laquelle on n'allumait jamais de feu. Il les recueillit soigneusement, et ces détritus de tabac lui parurent exquis, malgré leur goût acre et poussiéreux. Même, un soir, en un endroit désert, près de la promenade, il aperçut à terre un mégot de cigare fumé aux trois quarts et jeté par un passant. L'envie fut si forte qu'il se baissa furtivement, s'en empara et, en cachette, une fois dans sa maison, il l'alluma et se délecta d'abord des premières bouffées ; puis, plein de honte et de dégoût, il le rejeta brusquement et se mit à pleurer.
Il devenait mauvais.
L'une des jumelles étant tombée malade, lui, qui adorait ses enfants, fit à haute voix cette réflexion :
— Si elle meurt, tant pis... Pour la chienne de vie qui l'attend...
Il s'arrêta. Puis, en proie au remords, dans un besoin de tendresse, il cajola l'enfant, la dorlota comme pour lui demander pardon.
Sa classe, il la faisait maintenant sans goût, machinalement. Tout à ses sombres préoccupations, il laissait rire et bavarder ses élèves. Il répétait ses leçons comme dans un rêve, les lisant dans un livre quelconque. L'âme noyée d'amertume, il haussait les épaules aux passages où, à propos des serfs, on vantait les bienfaits de la Révolution. Étaient-ils plus malheureux que moi ? songeait-il. C'était toujours la même chose : aux uns, tout; aux autres, plus nombreux, rien ; et cela sans cause, sans raison; car il était, lui, un vaillant, pas paresseux, d'une conduite irréprochable, et il se débattait dans une affreuse gêne, il pâtissait dans sa chair et dans la chair des siens. Chacun a le droit de vivre en travaillant, modestement, répétait-il. Et dans le désarroi de ses idées de fonctionnaire élevé dans le respect de l' autorité, pétri de ce respect même, il en arrivait à espérer, comme tant d'autres, en ces temps nouveaux où se lèverait sur les humbles et les déshérités le soleil de l'universelle justice.
XXXII
Et, autour de lui, il sentait toujours aussi peu de pitiés; rien que des regards dédaigneux ou hostiles. Les fournisseurs, le traitant de haut, lui refusaient parfois, pleins de mépris, leurs marchandises :
— Payez-nous, — disaient-ils arrogants, — nous vous avons trop longtemps fait crédit.
Il subissait ces avanies, s'en retournait tête basse, loque humaine que n'agitaient plus que de courtes révoltes. On ne lui pardonnait rien.
Par ces rudes jours de l'hiver, afin d'économiser sur le bois et le charbon, Coste, après la sortie des élèves, faisait descendre les siens dans la classe chauffée. Trop probe pour détourner une seule pelletée de houille, pour prendre au tas communal une seule bûche, il croyait avoir le droit, en l'absence des élèves, de faire jouir les siens de la douce tiédeur d'une salle où il y avait eu du feu pendant les trois quarts de la journée.
On le sut. D'où cancans dans le village et accusation formelle de se chauffer aux frais de la commune.
M. le maire Piochou en fit aussitôt l'observation à Coste et, peu habitué aux euphémismes, il le qualifia presque brutalement de voleur.
Une flamme de colère alluma le regard de l'instituteur. Il faillit se jeter, les poings fermés, sur le maire.
Mais ses bras retombèrent. Il eut peur. Peut-être, en effet, en cas de plainte, on le considérerait comme coupable. Pauvre, on est pestiféré ; les âmes compatissantes se font rares autour de vous. Et puis, à quoi bon ?
XXXIII
Jean eut un dernier espoir.
Après la mort de sa mère, il s’était abonné à un journal pédagogique qu’il recevait chaque semaine. Un rédacteur indépendant y bataillait régulièrement en faveur des instituteurs, signalait les abus de tous genres, se faisait l’écho des plaintes, des misères, sur lesquelles il appelait l’attention de l’administration supérieure.
Jean crut peut-être que son triste sort attendrirait tout le monde et soulèverait un cri de réprobation ; peut-être aussi obéit-il à un sentiment amer de révolte et voulut-il clamer sa détresse. Il écrivit une lettre simple et navrante dans laquelle il exposait tout ce que sa situation avait de lamentable et d’effrayant, s’il n’obtenait aucun secours du ministère. La lettre fut insérée et même commentée en quelques lignes vibrantes de pitié.
Jean espéra. Qui sait ? dans ce ministère où l’on brassait tant d’argent, il y avait certainement un fonds spécial pour les secours. On le plaindrait, on lui enverrait quelque somme. Puis il se dit :
« A quoi bon, d’ailleurs. Que l’on m’envoie cinquante, cent, deux cents francs même, ne sera-ce pas à recommencer aussitôt ? »
Il songea aussi que s’il avait fait connaître son nom et son adresse, beaucoup de ses collègues, moins malheureux que lui, lui eussent sûrement envoyé l'obole, le denier du pauvre. Et Jean se murmura encore :
« A quoi bon ? Non, non, je ne veux pas manger du pain de l'aumône. »
Un autre jour, il se proposa de se rendre à Montclapiers, de se jeter aux pieds de ses chefs et de leur demander, comme une grâce, un poste rémunérateur. Puis il comprit combien pareille démarche était étrange, absurde même, et dure pour son amour-propre de subordonné. Etait-il le seul instituteur besoigneux et chargé de famille ? Non, on n'agissait pas ainsi. Du reste l'écouterait-on ?
« Supposons même que cette démarche insolite eût une chance de succès, se dit-il, d'où tirerais-je la somme nécessaire pour payer mes dettes, les frais de voyage de ma famille, le transport de mes meubles ? »
Donner sa démission, faire autre chose ? Impossible encore, ce serait même pis, à son âge surtout et sans un sou d'avance.
Il retomba dans sa passivité douloureuse. Et les jours coulaient sans espoir et sans bonheur en son froid et triste logis. Rien ne le soutenait. Sa femme malade continuait à se désoler, toujours geignant ou pleurant. Ses enfants, il les fuyait, car tout en eux lui rappelait son affreuse misère. L'avenir ? il n'osait le regarder sans terreur, Sa situation si mauvaise à Maleval, la saisie-arrêt sur son traitement avaient peut-être indisposé ses chefs contre lui. Au lieu d'un poste plus avantageux, ne lui écherrait-il pas un de ces matins quelque disgrâce ? Ce serait effrayant, mon Dieu,
soupirait-il. Alors que faire ?XXXIV
Que faire alors ? — se répétait-il souvent, à bout de force désormais.
Et comme, cette année-là, les suicides des pauvres gens se multipliaient à Paris, causés par le froid et la faim, il lut, un jour, sur un morceau de journal ramassé dans la rue, un fait divers contant l’asphyxie par le charbon d’une famille entière, composée du père, de la mère et de cinq enfants.
Cette lecture le laissa rêveur.
Il se secoua. Las de tout, avide de repos et de néant, il murmura tout bas, avec une lointaine voix de rêve :
— Toujours misérer !… Je n’ai même plus à lutter ! La vie est mauvaise, la vie est marâtre aux petits. Ceux qui achètent du charbon avec leurs derniers sous nous donnent l’exemple pour tôt ou tard.
Mais tout de suite, avec le sentiment intense de sa responsabilité, le suprême amour-propre du fonctionnaire reculant devant tout bruit, tout scandale, il se raidit, incapable d’une franche et dernière révolte. Il ajouta :
— Ai-je le droit de disposer ainsi de la vie des miens ? Et de moi-même ?… Que feraient-ils sans moi ?
Il chassa l’affreuse pensée. Ne reviendrait-elle pas ? Et alors ?…