Jean-Paul (Revue des Deux Mondes)/1

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JEAN-PAUL.

PREMIER ARTICLE.

DE WONSIEDEL À BAIREUTH.

Il y a un homme que l’Allemagne entière porte dans son cœur, un homme de sentiment et d’observation, penseur toujours disposé à se laisser aller au caprice de sa fantaisie, qui revêt d’illusions charmantes la réalité positive des existences les plus simples, que les femmes surtout affectionnent, car il est leur confident le plus intime, car il lit dans le cœur de la jeune fille, de l’épouse, de la mère, et sait y surprendre dans leur expression naturelle et puissante d’innombrables trésors d’amour et de dévouement qui, avec lui du moins, jamais ne se dépensent en dehors de l’ordre et de la loi légitime. Cet homme, plus Allemand que Goethe et Schiller, le plus national entre tous les poètes de l’Allemagne, qu’on ne peut connaître sans l’aimer et qui presque partout éveille plus de sympathie que d’enthousiasme ; cet homme calme et pieux, qui n’a jamais touché qu’aux choses honnêtes de la vie, exaltant l’amour, respectant le mariage et la famille ; ce poète du pauvre et de l’affligé qui s’installe de préférence sous le chaume le plus obscur ; ce convive qui, par un soir d’hiver, lorsque le vent siffle dans les bruyères, vient à travers les champs couverts de neige frapper à la porte d’un maître d’école de village et célébrer la nuit de Noël avec ses enfans : c’est Jean-Paul.

Notre but ne peut être en ce moment de faire connaître à fond Jean-Paul ; soixante volumes ne se racontent pas en quelques pages. Un génie si luxuriant, si multiple, si éminemment original dans sa fécondité inépuisable, un talent si varié, si riche, si fantasque en ses mille boutades, réclament des études qui nous entraîneraient au-delà des bornes que nous nous sommes prescrites. Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est tout simplement entreprendre un petit voyage de Wunsiedel à Baireuth, de son berceau à sa tombe. La distance n’est pas longue, il suffit de quelques milles pour la mesurer. D’ailleurs Jean-Paul marchera de compagnie avec nous ; pas à pas nous suivrons sa trace dans ces petits villages, sur le haut de ces montagnes, au fond de ces vallées riantes qu’il aimait tant, et que son ame errante dans le bleu de l’air habite encore. — Partons, et si chemin faisant, parmi les bruyères des collines ou les clochettes de la prairie, au tournant d’une haie ou sur le bord d’un frais ruisseau que des fleurs et des enfans égaient, nous rencontrons une de ces pensées charmantes que sa mélancolie semait partout, recueillons-la comme de jeunes botanistes en campagne font d’une plante curieuse.

Wunsiedel, ou plutôt Wonsiedel, comme l’écrit Jean-Paul, est une petite ville de la Bavière septentrionale située au pied de la chaîne du Fichtelgebirg, à quelques lieues de Baireuth. Des coteaux bariolés çà et là de champs fertiles, entourant d’un cercle étroit, — couronné de feuillages épais, — la ville toute blanche, toute neuve et proprette, qui, non contente de sa ceinture verte, épanouit dans ses rues et sur ses places les plus gais jardins d’acacias et de tilleuls ; une source vive jaillissant du rocher et qui met en branle toute sorte de roues et de machines : en voilà bien assez pour l’agréable ; quant à l’imposant, il a pour lui le Fichtelgebirg, dont les sombres pics s’élèvent au-dessus des collines prochaines dans les vapeurs de l’horizon. Jean-Paul naquit à Wonsiedel, de l’organiste Jean-Christian Richter et de Sophie-Rosine, fille du drapier Jean-Paul Kuhn. Laissons-le raconter lui-même sa naissance, et ne nous effrayons pas tout d’abord de ce style baroque, alambiqué, qu’il affectionne : « Le 15 février de l’année 1763, la paix de Hubertsburg vint au monde, et, quelques semaines plus tard, l’auteur de cette histoire, en mars, c’est-à-dire qu’il arriva en même temps que les bécasses, les oies, les hoche-queues jaunes et gris et tous les oiseaux de marais, le 21 ; c’est-à-dire que, dans le cas où l’on eût voulu semer de fleurs son berceau, on avait à choisir entre le mouron et le cochlearia ; à l’heure la plus matinale de la journée, une heure et demie du matin ; mais ce qui couronne tout, c’est que le commencement de sa vie était aussi le commencement du printemps de cette année. »

La maison où Jean-Paul ouvrit les yeux est une petite maison de bien médiocre apparence, et qui ressemble à tant d’autres où de grands poètes sont nés : humble théâtre d’une fraîche idylle de printemps, à laquelle rien ne manque, ni le berceau ni la visitation, car, à défaut de rois, la Muse guidée par l’étoile qui tremblottait au ciel à cette heure vint sans doute saluer le nouveau-né et le baiser au front. Jean-Paul ne vécut que deux ans à Wonsiedel, dès 1765 son père ayant été appelé à Joditz pour y remplir le ministère de pasteur. Voilà tout ce qui reste du poète à sa ville natale, la place où fut son berceau, la pierre où sa main débile griffonna pour la première fois, la porte qui s’ouvrit pour lui sur la libre campagne de la vie. Jean-Paul raconte en ces termes les impressions qui lui sont restées de ces lieux : « Je me sens, à ma grande joie, en état de rapporter certains souvenirs pâles et confus à partir du quatorzième mois de ma vie, espèce de perce-neiges intellectuels qui montrent leur tête au-dessus du sol stérile de l’enfance. Je me souviens, par exemple, qu’un pauvre écolier m’avait pris en affection, m’élevait dans ses bras et me portait souvent dans une grande chambre noire pour me donner le lait de son déjeuner. Pendant plusieurs années, j’eus en moi une idée vague de ses caresses, comme aussi de sa personne. Malheureusement je ne sais plus son nom depuis long-temps ; mais s’il était possible qu’il vécût encore, si dans son grand âge, et au milieu de ses occupations littéraires, ces feuilles lui tombaient par hasard entre les mains, et s’il se souvenait d’un petit professeur qu’il a porté dans ses bras et couvert de caresses, — ah ! Dieu, si cela était qu’il voulût bien écrire, ou plutôt venir, le vieillard, chez l’homme déjà vieux ! Dans mon enfance, cette petite étoile des premiers souvenirs brillait encore assez clair à son firmament borné ; mais ensuite, elle s’est toujours effacée à mesure que la lumière de la vie montait plus haut. Et maintenant, tout ce qui me reste, c’est de me souvenir clairement que je me suis souvenu de tout, jadis, plus clairement. »

Avant de quitter la hauteur qui s’élève entre Wonsiedel et Alexandersbad, donnons une pensée à ce malheureux jeune homme[1], né aussi dans la classique petite ville de Jean-Paul, et qui tomba sur l’échafaud victime de ce déplorable fanatisme d’emprunt que certains exemples de l’antiquité romaine ont tant de fois échauffé dans de faibles cervelles. À force de vivre avec les hommes de Tite-Live et de Plutarque, à force de les commenter du matin au soir au milieu des fumées du tabac et des pots de bière, avec d’autres étudians ses camarades exaltés, Karl Sand avait fini, comme on finit toujours en pareille occasion, par perdre tout sentiment du pays et de l’époque où il vivait, et se croire en Italie au temps de la guerre de Porsenna. Une nuit, dans ses élucubrations de visionnaire, une ombre lui apparut, ombre fatale évoquée par les chaudes discussions de la journée hors des poudreux volumes de la bibliothèque d’Heidelberg ; cette ombre, il la suivit sans s’apercevoir qu’il obéissait à une impulsion étrangère, sans penser qu’il se faisait l’instrument d’une idée renouvelée du premier siècle de Rome, et qui a deux mille ans. Il la suivit jusqu’à ce que le pied lui glissa dans le sang ; alors le malheureux crut avoir délivré sa patrie, rendu la liberté à l’Allemagne ; il entrevit la gloire, et, comme il regardait autour de lui pour interroger l’ombre, il ne la trouva plus : il n’y avait là qu’un échafaud. Sand n’admirait qu’un homme, ne rêvait qu’une gloire ; en aiguisant son poignard, l’œil de son esprit était fixé sur Scévola, dont il subissait à travers les siècles l’influence et la domination toute-puissante, à son insu sans doute, car autrement il n’eût pas été jusqu’au bout, il eût reculé devant… le plagiat. Tous deux rêvaient la délivrance de leur patrie par un coup de poignard, tous deux frappèrent à faux, tous deux immolèrent un scribe ; le Romain le paya de sa main, l’Allemand de sa tête. Affreuse fièvre que celle dont la contagion s’étend ainsi à travers les siècles. Si, comme on l’a prétendu, il existait des livres d’une lecture funeste, le premier qu’il faudrait retrancher, c’est l’histoire. Werther, Obermann et René ont fait des suicides, Brutus et Scévola des meurtriers. Plagiat pour plagiat, mieux vaut celui qui se consomme à l’ombre, dans le recueillement et la solitude, celui dont la victime est au moins volontaire. Ce jeune homme plein de mélancolie et de tendre désespoir qui s’égare dans le bois au coucher du soleil, et qu’on trouve à l’aurore étendu sur un lit de gazon et de marguerites, près d’un frais ruisseau, le roman de Werther dans la main gauche, un pistolet dans l’autre, est un fou qui m’inspire plus de sympathie et d’intérêt que cet autre fou à qui son orgueil met dans la main un poignard, une arme dont il va frapper son semblable, un homme, roi ou citoyen, qu’il déclare traître à la patrie, et qu’il juge en dernier ressort, lui rêve-creux de liberté, lui plagiaire de Brutus. — Sand et Richter, l’églogue paisible et le drame sanglant, la pensée modeste qui s’exhale dans la solitude et l’action superbe qui monte sur un échafaud pour se grandir, tous les deux nés dans la même petite ville, porte à porte ! C’est là un de ces coups de la fatalité, — qui, lorsque la Providence réunit au point de départ deux élémens contraires, sans doute pour qu’ils se combattent, pour que l’instinct naturel absorbe l’autre, et que la raison humaine triomphe, — souffle dessus et les sépare dès le premier jour, entraînant l’un au pôle nord de la vie, l’autre au pôle sud. En effet, que ces deux natures entrent en rapport dès l’enfance, que Sand rencontre Jean-Paul à ses premiers pas dans la carrière ; et Sand échappera à sa mission, à sa destinée de meurtre ; et cette ame ardente jusqu’au fanatisme, baignée dès son aurore des tièdes rosées d’une philosophie modérée, s’épanouira dans le calme et la contemplation. Le malheur en avait disposé autrement. Le mélancolique penseur, le philosophe plein d’amour et de foi s’en était allé dès long-temps à ses vallons en fleurs, à ses clairs de lune, à ses Hespérides, et les vents qui poussent le salpêtre vers la flamme emportèrent Sand dans les universités de Tubingen et d’Heidelberg.

Avant de nous éloigner de Wonsiedel, adressons-lui encore pour adieux ces paroles de Jean-Paul : « Je suis heureux d’être né dans ton sein, petite ville au pied de la haute montagne, dont les pics se penchent sur nous comme des têtes d’aigles. Tu as taillé toi-même les degrés de ton trône de granit, et tes eaux salutaires donnent au malade la force de monter jusqu’au trône du ciel, jusqu’au maître suprême qui règne sur la vaste étendue des plaines et des villages. Je suis heureux d’être né dans ton sein, ville petite, mais si bonne et si luisante ! »

Ainsi notre auteur nous conduit jusqu’à Alexandersbad, situé à une petite demi-lieue de Wonsiedel, dont une colline d’élévation moyenne le sépare, et qui repose au sein d’une agréable prairie, sa jolie tête cachée parmi des touffes verdoyantes de bouleaux et de châtaigniers. Jean-Paul raconte que les bains d’Alexandersbad sont peu fréquentés, grace au naturel robuste des habitans du Fichtelgebirg, qui, dans la vigueur de la santé et la plénitude de la force, n’ont que faire de ces eaux thermales, vain luxe de la montagne. Jean-Paul dit vrai, et son observation nous vint à l’esprit dès notre entrée dans le château, qui se trouve être en même temps la maison de bain, le bureau d’inspection, le cercle, l’hôtellerie, bref, toute la ville.

À peine avions-nous mis le pied dans la cour, que sur-le-champ aubergiste et valets accoururent avec cet air affairé des gens que le désœuvrement accable et qui guettent l’occasion d’en sortir et de se remuer un peu, tous empressés outre mesure, tous exclusivement occupés de nous. Il y avait là ce qu’on rencontre partout en Allemagne dans les villes de bains, de vastes et sonores appartemens, un jardin boisé comme un parc, où les oiseaux dans les branches et les eaux vives dans l’herbe en fleur gazouillaient à l’envi ; çà et là, sous les voûtes de feuillage, sur les tapis de verdure, des tables, des siéges et des bancs. L’illusion était complète ; je dis illusion, car, hélas ! les baigneurs manquaient : personne ! Point de groupes autour de ces tables, de causeries sous ces arbres, dont les oiseaux égayaient seuls le silence, et dans le grand salon, au clavier, point de voix !

Nous demandâmes à voir la liste des baigneurs ; l’aubergiste nous répondit qu’on n’en faisait pas.

— Avez-vous quelques personnes ici ?

— Cette année moins que d’ordinaire.

— Combien à peu près ?

— Oh ! très peu.

— Des étrangers ou des Allemands ?

L’aubergiste, poussé à bout, finit par nous avouer que la source d’Alexandersbad n’avait eu l’an passé pour toute clientelle qu’une famille du voisinage, et qu’on vivait dans l’espérance que cette famille viendrait encore cette année faire les beaux jours de la saison. De pareils renseignemens nous eussent étonnés davantage sans la rencontre que nous avions faite à Franzenbrunnen d’une compagnie qui s’en retournait et nous avait prévenus. Cependant nous ne pouvions comprendre comment une source si agréablement située, une eau dont on nous avait parlé avec éloges, attirait si peu de malades, pour ne point dire pas un seul. Après quelque hésitation, l’hôte inspecteur des bains (le digne homme cumulait le double emploi) se décida à nous révéler la cause de cet abandon mystérieux. À l’en croire, de récentes expériences auraient eu pour résultat certains doutes sur l’efficacité de ces eaux, et dès lors Alexandersbad, déchue de son rang de ville de bains, s’était vue réduite à n’être plus désormais qu’un simple but de promenade pour les hôtes des sources du voisinage ; car, à l’égard du pittoresque, Alexandersbad n’a rien à craindre, et sur ce point il n’y a pas de faculté au monde capable de mettre ses eaux en discrédit. La médecine peut prétendre qu’elles sont insalubres, qu’elles roulent trop de fer et d’alcali dans leurs flots : le soleil dit qu’on ne se lasse pas de les contempler, d’ouïr leur musique de syrènes et de les voir serpenter comme des couleuvres à travers leur lit de fleurs et de gazon, ou bouillonner dans leur chaude cuve de granit. Leur vertu s’en est allée, à ce qu’on raconte ; la beauté leur reste, c’est quelque chose, et bien des femmes penseraient comme nous là-dessus. D’ailleurs qui sait si la médecine ne les calomnie pas ? qui sait si la vieille ambitieuse n’a point résolu d’élever sur leur ruine le crédit de quelque source favorite de la maîtresse d’un grand-duc du voisinage ? Ce qu’il y a de certain, c’est que les eaux vives d’Alexandersbad ne s’en inquiètent guère, et vont toujours bondissant d’un roc à l’autre, secouant leur écume comme une ironie. La solitude leur va si bien ! Elles ont l’air si heureuses d’être à jamais délivrées de ces misères que leur vertu leur attirait, de ces souillures de Job que l’humanité dépose au sein de toutes les puretés de la nature, si heureuses de ne plus avoir à faire qu’au soleil, à l’air, à la montagne, de n’entraîner dans leurs eaux que le sel de la terre, d’être devenues sources libres du Fichtelgebirg, de piscines qu’elles étaient !

Ce n’est donc plus à l’efficacité de ses eaux médicinales qu’Alexandersbad doit les visites qu’on lui fait, mais à la montagne au pied de laquelle la source jaillit. La partie de cette montagne qui regarde Wonsiedel et le petit village de Schönbrunn, assis sur la même ligne de collines, un peu plus haut pourtant, est étendue et vaste, couronnée çà et là de pics de granit bizarres et difformes, qui tantôt s’amoncellent les uns sur les autres comme les degrés d’un escalier de géans, tantôt se déchirent en crevasses béantes ou se voûtent en grottes. Cet amas de roches, qu’on prendrait au premier coup d’œil pour un entassement de ruines granitiques, s’appelait autrefois le Loosburg ou Luxbourg, et reçut, en 1805, le nom de Louisenbourg, en souvenir d’une visite de la reine de Prusse. Plusieurs pics se désignent aussi sous des noms particuliers, le Burgstein, le Kreuzstein, par exemple, et, comme on pense, les sites pittoresques et les points de vue intéressans ne manquent pas. Par malheur, cette déplorable manie d’inscrire son nom partout, cette fièvre de prose et de vers qui possède tant de pauvres cervelles, n’a pas plus épargné le Luxbourg que tant d’autres montagnes de la Bohême, et là encore le dilettantisme sentimental d’un troupeau de Philistins vient corrompre votre jouissance et troubler votre fête. Quelle fureur de graver ainsi sur la pierre des platitudes que le sable garderait encore trop long-temps ! Et ces braves habitans de Wonsiedel, en voyant la reine de Prusse donner son nom à leur montagne, la tête leur en a tourné. À peine s’ils faisaient cas du Luxbourg, ils se sont pris d’enthousiasme pour le Louisenbourg. Si les reines donnent leur nom aux montagnes, que les montagnes soient dignes des reines, et les voilà tous arrangeant, égalisant, corrigeant la nature. On mit à neuf la montagne, les sentiers devinrent des allées ; les grottes, de petits salons meublés de petits bancs de mousse et de petites tables ; les pans de granit, des murs estampés de prose et de vers et d’illustrations de toute espèce. Triste chose que de rencontrer ainsi toujours l’homme, le personnage humain, au sein de l’immensité. Ce sentiment bourgeois et moutonnier, cet instinct de l’ornière que les Allemands appellent si plaisamment philisterei, vous le retrouvez partout dans le monde, partout, entre votre ame et l’idéal qu’elle cherche. Il vous dérobe Dieu dans le temple, le naturel dans la nature ; en quelque endroit que vous alliez, il vous aura précédé ; si haut que vous montiez vers le ciel, si bas que vous descendiez vers l’abîme, jamais vous ne lui échappez. Vous l’avez rencontré sur le sommet du Luxbourg, vous le trouverez au fond des catacombes où il dispose les ossemens humains en agréables petits châteaux de cartes. Quelque impression qui vous possède, soyez sûr que vous en avez la caricature auprès de vous, dans le temple ou sur la montagne ; que vous écoutiez la symphonie de Beethoven ou cette autre symphonie universelle que chante l’immensité, il y aura toujours là quelqu’un pour fredonner un air vulgaire et battre la mesure à contre-temps. — Il est néanmoins certaines inscriptions que vous rencontrez volontiers dans les grandes solitudes de la nature. Une pensée, un mot oublié par le génie, ont quelquefois des charmes inexprimables et qui viennent compléter à souhait l’harmonie des lieux et du moment. — Je n’oublierai jamais une rencontre de ce genre que je fis un soir près d’Ilmenau. J’avais gravi le Kickelhahn et me promenais sous ses beaux arbres en rêvant au grand siècle littéraire de Weimar, à cette société de grands hommes et de femmes élégantes et spirituelles, au cercle intime de Tiefurth et de Belvedere[2], à toute cette noble efflorescence dont le parfum est encore dans l’air aujourd’hui, lorsqu’au détour d’un sentier je me trouvai vis-à-vis d’une maisonnette de modeste apparence et qui se cachait comme un nid sous ces arbres ; j’entrai, et, tout en reprenant haleine, je lus sur le vieux mur délabré l’inscription qui suit :

Au-dessous de toutes les cimes est le repos ;
Écoute, dans le bois,
Point de bruit !
Les petits oiseaux dorment dans le bois !
Attends ! bientôt, bientôt,
Tu dormiras aussi !

J’écartai la mousse et les plantes grimpantes où ces vers se dérobaient, et je vis un peu plus bas le nom de Goethe. J’étais, sans le savoir, dans le petit ermitage où Goethe vint passer les derniers étés de sa vie. Je ne puis dire l’impression que fit sur moi cette pensée découverte ainsi par hasard. En un moment, le caractère de ces lieux avait changé, la mélancolie du paysage s’était accrue, l’heure était devenue plus solennelle ; et quand je descendis, au clair de lune, il me semblait à chaque pas que j’allais rencontrer l’ombre du grand poète, que cette inscription à demi effacée avait évoquée pour moi dans la nature.

Revenons au Louisenbourg, à notre cellule de rochers, dont la fenêtre s’ouvre sur l’infini. Sans nous laisser distraire davantage par le risible ameublement des lieux et les maculatures sentimentales dont la muraille abonde, contemplons l’immensité qui s’étend devant nos yeux, ces lointains dont la ligne pure se prolonge sans altération, ces images qui déroulent leurs pages blanches que la main des hommes n’a pas griffonnées. À nos pieds, un fond verdoyant d’où s’élèvent de molles collines, une prairie heureuse, avec des lacs qui dorment et des eaux vives qui serpentent ; puis, sur les hauteurs, parmi les champs bariolés, d’abord Schönbrunn, gracieux petit village dont le clocher reluit au soleil ; puis, plus loin, l’aimable Wonsiedel, qui sourit sous ses touffes de bouleaux. À gauche, le Schneeberg[3], l’Ochsen-Kopf[4], le Kössein, têtes colossales du Fichtelgebirg, se détachent sous le bleu du ciel et semblent trois géans gardiens des magnificences de ce paysage. — De là, nous nous dirigeâmes vers le Kreuzberg, l’un des plus hauts sommets du Luxbourg. Une croix règne au pinacle, seul ornement convenable au sein de cette grande nature. La croix a pris naissance sur la montagne, dans le voisinage du firmament. Il n’y a rien de trop haut pour elle ; le calvaire touche de plus près au ciel que l’Himalaya.

D’Alexandersbad, le chemin conduit par Weisstadt sur la grande route de Hof, que nous atteignîmes vers Gefrees. De là jusqu’à Baireuth, nous voyageâmes encore de compagnie avec Jean-Paul. — Jean-Paul raconte qu’un jour, voulant écrire une préface pour la seconde édition d’un de ses romans, de Quintus Fixlein, et ne trouvant absolument rien à dire, il s’en alla se promener sur la route de Hof à Baireuth. — Or, chemin faisant et tandis qu’il cherche à piper une idée au soleil, notre homme aperçoit à quelques pas devant lui une légère carriole, et dedans la taille élégante et svelte d’une femme qu’il croit reconnaître, et dont il lui prend la fantaisie de voir les traits. Dès-lors, le voilà ballotté entre sa préface et son aventure ; le voilà tantôt s’arrêtant pour caresser une idée, tantôt doublant le pas pour rattraper le char qui prend les devans. — Une femme qu’on poursuit, une idée qu’on pourchasse, n’est-ce pas un peu notre histoire à tous, hommes et poètes ? Bien souvent, la femme nous échappe, l’idée aussi ; mais faut-il compter pour rien le plaisir d’avoir couru après ? Ce n’est pas le but qu’on doit envisager, mais le sentier, le sentier où l’on s’aventure tout haletant dans la gloire de la jeunesse, dans la plénitude de la vie et des amours. Ici, l’espérance nous accompagne à travers les prairies touffues, les ruisseaux clairs, les aubépines fleuries pleines de lumière et de chansons ; là-bas, c’est la fatigue et l’ennui qui nous attend. Avouons-le, nous ressemblons tous plus ou moins à ce Jean-Paul de la préface ; nous ne courons un but que pour nous élancer vers un autre aussitôt après l’avoir atteint, et nous payons d’avance la jouissance nouvelle par le dégoût dont l’ancienne nous soulève.

« Je voulais passer la dame pour voir son visage, et, tout en m’efforçant, je pensais peu à la contexture de ma préface, et poursuivais sans fruit le vis-à-vis. — Il n’en est pas des femmes inconnues comme des livres inconnus. Il ne m’arrive jamais de prendre un livre que je n’ai pas lu encore, sans supposer, comme du reste tout bon critique doit le faire, que ce livre est détestable ; au contraire, lorsqu’il s’agit d’une femme inconnue, tout homme, en supposant qu’il ait déjà, dans sa vie, rencontré et oublié trente mille idoles[5], se remet aussitôt à prendre cette trente mille et unième pour la première véritable et authentique sainte Vierge, pour la mère de Dieu, pour la divinité même. Bon ! la dame que je poursuivais disparut tout-à-fait dans le bois, et je demeurai seul sur la chaussée. »

Jusque-là tout va bien, et la route partagée ainsi est encore assez agréable, lorsqu’après quelques instans de marche notre homme rencontre, herborisant autour de la potence, un certain conseiller artistique, Fraischdörfer, philistin s’il en fut jamais, philistin littéraire, c’est-à-dire le plus sot, le plus lourd, le plus assommant de tous les philistins. Troublé à la fois dans ses élucubrations poétiques et dans son excursion romanesque, Jean-Paul dit adieu bien à regret aux aimables fantaisies du moment, et, pour donner le change au personnage, imagine de se faire passer pour le héros lui-même du roman de Quintus Fixlein.

« Vous voyez ici, dis-je au conseiller, le célèbre Égide Zébédée Fixlein, dont monsieur mon compère Jean-Paul prétend publier une nouvelle biographie. »

À ces mots Fraischdörfer ouvre de grands yeux et se dispose à profiter des documens qu’une si précieuse rencontre ne peut manquer de lui livrer.

« Il s’enquit de mon caractère et de ma manière de vivre, et chercha à savoir si l’un et l’autre s’accordaient avec ce qui était imprimé. À mesure que je lui répondais, je remarquai qu’il notait aussitôt chacune de mes paroles sur ses tablettes, donnant pour raison à ce manège qu’il ne pouvait rien retenir par cœur ; il m’avoua de plus qu’il suffirait de mettre le feu à son cabinet d’études et d’incendier ses livres et ses extraits pour lui enlever à l’instant toutes ses connaissances ainsi que ses opinions sur quoi que ce soit, car il tenait le tout enfermé dans sa bibliothèque et ses tiroirs. De là venait, poursuivit-il, que sur le grand chemin il était d’ordinaire ignorant et sot, une copie, pour ainsi dire une faible silhouette de son propre moi, le représentant, en quelque sorte, le curator absentis de son individualité !….

« En, passant à Münchberg, le conseiller artistique se fâcha tout rouge. Il me demanda si les édifices étaient autre chose que des œuvres architecturales faites bien plutôt pour être vues que pour être habitées et dans lesquelles on ne s’établissait que par abus ; il me montra le ridicule qu’il y avait à s’embastiller dans une œuvre d’art, et me dit qu’autant vaudrait faire des vases de Heems[6] des terrines à fromage et des encriers, ou convertir, en le creusant, le Laocoon en un étui de basse, et la Vénus de Médicis en un carton à chapeau. Il s’étonna surtout que le roi pût souffrir des villages, et m’avoua franchement qu’au point de vue artistique il ne ressentait aucun déplaisir lorsque toute une ville s’en allait en fumée, attendu qu’alors il lui venait l’espoir de voir s’en élever une autre plus belle.

« Pas moyen de l’éloigner de moi ! Passé Münchberg, le voilà qui laisse les Münchbergeois et m’empoigne moi-même et se met à fustiger mes œuvres de main de maître. Hélas ! préface de ma seconde édition et phaéton rapide me laissaient, moi et mes désirs, toujours plus loin derrière eux, et je n’avais de ma belle inconnue rien autre chose devant les yeux qu’une traînée de poussière lointaine que toutefois je n’eusse pas changée pour toutes les poudres de punch et de diamant. Cependant le conseiller artistique roulait bien mon compère Jean-Paul, car il me tenait, ainsi qu’on l’a dit, pour Quintus, et tançait vertement celui-ci ; ce que voyant, moi, je pris le parti de l’homme absent et maltraité. »

Fraischdörfer, ne sachant à qui il a affaire, s’en va, tranchant du docteur et débitant toute sorte de mauvaises critiques de chicane sur l’auteur de Quintus Fixlein. L’assaut est rude, ainsi qu’on l’imagine ; Jean-Paul s’en tire comme il peut, et çà et là, avec cet air de bonhomie goguenarde qu’on lui connaît, décoche quelques traits sanglans sur son formidable Aristarque. Peine inutile, il y a des êtres avec lesquels c’est perdre son temps que de railler, et la pointe vive et mordante du persiflage de Jean-Paul glisse sans l’effleurer sur la peau de rhinocéros de cette intelligence obtuse. — On remarquera ce passage d’une si piquante ironie et dont le trait vise si juste à certains abus littéraires plus en vigueur que jamais dans notre temps :

« Je n’ai jamais conçu comment un homme pouvait faire pour écrire un petit livre à peu près de la dimension d’un alphabet. Ce qui, vu de loin, est une page, grandit infailliblement sous la main, jusqu’au livre, et le livre devient géant. Une œuvre qui, lorsque je l’ébauche, ressemble à un ours nouveau-né pas plus gros qu’un rat, devient un ours énorme lorsque j’ai mis le temps à la lécher. À vrai dire, le critique ne voit que ce que l’auteur conserve et non ce qu’il rejette. À ce compte, il serait à désirer que les auteurs appendissent pour les critiques, à la fin de leurs œuvres, la collection complète de toutes les idées pauvres et saugrenues qu’ils ont évincées sans ménagement, d’autant plus qu’ils finissent toujours par le faire complètement à la dernière édition, lorsqu’on les voit amonceler et arranger pour les lecteurs d’élite un mauvais tas de balayures des premières éditions, un peu comme certains régimens prussiens qui doivent mettre de côté la crasse des chevaux pour montrer au besoin qu’ils ont étrillé. »

Cependant on arrive à Gefrees, la voiture s’arrête un instant à la porte de l’auberge, puis repart avant que Jean-Paul ait pu l’atteindre et distinguer les traits de sa mystérieuse héroïne, ce que voyant notre poète plante là son critique et se met à courir à toutes jambes. Voilà donc la caravane organisée : d’abord le char fuyant dans la lumière, puis Jean-Paul, puis Fraischdörfer, l’idéal, le poète et le critique. J’ignore si l’allégorie était dans la pensée de l’écrivain, mais quoi de plus facile que de l’y trouver ? Ce phaéton de campagne, transformé en une sorte de char lumineux d’Élie, Kron-Elias, und Sonnenwagen, ressemble bien à l’idéal que les poètes chassent dans le vague, à cette insaisissable merveille qui s’éloigne toujours et vous échappe et finit, au moment où vous croyez l’atteindre, par faire place à la réalité quotidienne. Suivons l’aventure jusqu’à son dénouement. Arrivée à Berneck, la belle conductrice arrête son char et va descendre, lorsque Jean-Paul arrive tout essoufflé, s’élance au-devant d’elle et reconnaît, ô prodige ! une douce et charmante prima donna qu’il a déjà mise en scène dans l’une de ses préfaces, la préface de Siebenkaes. C’est-à-dire que l’héroïne romanesque, cette Laure sous les citronniers verts, cette Béatrix emportée tout à l’heure dans son manteau de flamme, n’est autre que Pauline, fille de feu le capitaine et négociant Ohrmann et fiancée au juge Weyermann.

« — C’est vous, monsieur Jean-Paul ? Comment se fait-il que nous nous trouvions ici tous les deux ? s’écria la jeune miss, dont le visage s’enlumina d’une rougeur plus vive.

« À ces mots, Fraischdörfer devint de la couleur d’une écrevisse ; il apprenait, à n’en plus douter, que j’étais l’auteur en personne qu’il venait de critiquer si impitoyablement sur la chaussée. Le pauvre homme, ainsi mystifié, balbutia quelques paroles, puis en trois temps il avait disparu comme la neige de mai.

« C’est, du reste, ajoute Jean-Paul, un assez bon diable ; il étudie ses guerres de Bamberg, et, comme j’en jugeai d’après ses doigts[7], ne manque pas de certains aperçus et d’idées piquantes du genre de celle-ci que je veux citer : « La lime, disait un jour le malicieux conseiller, dont les auteurs négligent de se servir dans leurs ouvrages, les éditeurs l’emploient assidument pour rogner les pièces d’or qu’ils leur comptent en échange ! »

Jean-Paul aime ces conclusions. Nulle part l’idéal ne se marie au réel avec plus de charme et de bonheur ; vous le voyez passer de la fantaisie la plus merveilleuse à la description du plus modeste coin du feu, quitter les jardins étoilés de la lune pour venir visiter à la veillée quelque jeune femme bien ignorée, bien obscure, occupée aux plus simples travaux du ménage, et dont il vous raconte les espérances déçues, les perpétuels sacrifices et la sublime résignation. Et de même que dans les rêves de sa fantaisie le sentiment de cette humanité qu’il aime ne l’abandonne jamais, de même aussi des plus monotones accidens domestiques il sait faire jaillir la poésie. On dirait que son imagination, pareille à ces mystiques parfums que le Christ apportait dans la cabane du pauvre, relève toutes les choses prosaïques de l’existence. Puisque nous en sommes sur le chapitre de Pauline, écoutons-le nous raconter tout au long la destinée mélancolique de la pauvre jeune fille. Aussi bien nous parlions tout à l’heure de cette sympathie généreuse, de ce tendre intérêt qui l’entraînent incessamment vers-les misères silencieuses, vers les immolations sans récompenses que le monde ignore ; en voici un exemple. Cette figure de Pauline rentre dans la classe des héroïnes qu’il affectionne ; à ce titre, nous la laissons se produire ici telle qu’il la décrit à la fin de sa préface de Quintus Fixlein.

« Je dînai gaiement avec la jeune fiancée dont le futur n’était autre que notre connaissance à tous, le juge Weyermann. Je l’avoue, je recherchai la jeune fille plutôt que je ne l’évitai ; elle était innocente et belle, tendre sans les poétiques inégalités de la sensiblerie, et les mille souffrances si vives, si aiguës, endurées chez son père avaient plus donné à son cœur que pris à sa tête. Semblable au bois de rose, elle exhalait sur le tour douloureux de l’infortune la douce senteur des roses même.

« Nous partîmes tard, et je m’assis dans le vis-à-vis vis-à-vis d’elle ; derrière nos vertes montagnes s’étendait le désert des enfans d’Israël et devant nous la terre promise de la douce plaine de Baireuth. Le soleil et moi nous regardions Pauline en face avec une égale ardeur, et je finis par m’attendrir sur cette petite créature si calme. Et comment ne l’aurais-je pas fait en réfléchissant à cette inexorable loterie conjugale où mettent d’ordinaire toutes les jeunes filles dont le cœur vide encore nourrit un feu sacré, anonyme, sans objet, — de même que, dans le temple virginal de Vesta, il n’y avait aucune idole, mais seulement du feu, — et qui ensuite, au premier dieu de théâtre qui leur apparaît, renversent leur autel ? Pauvre créature ! je la comparais, ainsi que mainte fiancée, à cet enfant endormi que Garofalo a peint avec un ange qui tient une couronne d’épines au-dessus de lui. Mais ce qui me remuait au fond de l’ame, c’était de ne pouvoir contempler ce visage aimable, rose et blanc, tout en fleur, plein de sérénité, sans m’écrier à part moi : Ah ! ne sois pas si joyeuse, pauvre victime ! Tu ignores, toi, que ton noble cœur demande autre chose que du sang et ta tête d’autres rêves que ceux que donne l’oreiller ; que les feuilles embaumées de ta fleur de jeunesse vont maintenant se crisper inodores autour de leur calice, vase de miel pour l’homme, pour l’homme qui bientôt n’exigera de toi ni un cœur tendre, ni une tête intelligente, mais seulement des doigts grossiers pour travailler, des pieds pour courir, des gouttes de sueur, des bras meurtris, et surtout une langue soumise et paralysée. Désormais pour toi, cette voûte immense qui parle de l’Éternel, la rotonde bleue de l’univers, vont se recoquiller en l’étroit édifice du ménage, en un magasin à provisions, en une chambre à filer ta quenouille, et dans les beaux jours en un salon à visites. — Chère enfant, tu méritais un meilleur sort, mais tu n’y atteindras point, ton pauvre Weyermann lui-même n’y peut rien ; et c’est ainsi que la mort surprendra, pleine encore de germes desséchés, ton ame effeuillée par les années, et la première ira la transplanter sous un ciel plus favorable. — Et comment de pareils sacrifices ne m’affligeraient-ils pas ? Ne vois-je pas chaque semaine comment on immole certaines ames dès qu’elles ont revêtu un corps féminin ? Qu’une ame, la meilleure et la plus riche sous l’aurore empourprée de la vie, soit plongée, incomprise, le cœur plein de désirs méconnus, de facultés non satisfaites et dédaignées, dans le donjon crénelé du mariage, pourvu que le donjon ne soit pas une affreuse oubliette ou que le mari se montre un geôlier humain, capable de se laisser apprivoiser par sa captive, elle peut vraiment parler de son bonheur, et la malheureuse se trouve à merveille. Bientôt cependant pâlissent et disparaissent insensiblement les féeriques châteaux d’or et de vapeur des premières années. Son soleil se traîne inaperçu d’une période à l’autre au-dessus de sa vie nuageuse et souterraine, et entre les douleurs et les devoirs le crépuscule arrive au soir de sa chétive existence. Et jamais elle n’a su ce dont elle était digne, et dans sa vieillesse elle a oublié tout ce qu’elle souhaitait autrefois, au matin de sa vie. Par intervalles seulement, à certaines heures, si quelque antique idole exhumée d’un cœur adoré jadis, ou quelque musique plaintive, ou quelque livre jette un rayon de soleil sur l’assoupissement glacial de son cœur, elle s’émeut et regarde oppressée et comme ivre de sommeil, et dit : Jadis il en était autrement autour de moi ; mais il y a de cela bien long-temps déjà, et je crois aussi que je me suis trompée alors. Puis elle se rendort paisiblement…

« Telles étaient les dispositions où je me trouvais dans le vis-à-vis. — Le soleil qui déclinait, cette belle figure résignée devant moi et surtout mes dissonances antérieures avec le conseiller artistique, en étaient à se résoudre en ce ton mineur. Au sortir de la lycantropie, on est un agneau de mansuétude, et jamais la piété n’est plus grande, dit Lavater, qu’au moment où l’on vient de commettre un péché. Voilà pourquoi, sans doute, tels saints qui spéculent sur une piété exagérée dans l’autre vie ne se font pas faute de bons péchés dans celle-ci. »

Transvaser l’esprit de Jean-Paul d’une littérature dans une autre n’est point tâche facile, et si nous insistons sur ce mode de citations, c’est qu’il nous a paru que des extraits, quelque peu frustes, si l’on veut, mais présentés d’une manière aussi complète que possible, donneraient sur l’ensemble de cette physionomie excentrique une idée plus juste et plus exacte que ne pourraient le faire çà et là quelques lignes isolées, quelques phrases choisies avec soin selon nos goûts, et laborieusement émondées. Du reste, nous aurons plus tard l’occasion de nous expliquer là-dessus. En attendant, revenons à notre voyage.

De Hof à Baireuth, nous parcourions le théâtre du roman en action qui se joue dans la préface de Quintus Fixlein. À Gefrees, nous nous arrêtâmes à l’auberge où le char de Pauline fait station. Les truites de Gefrees sont renommées par toute l’Allemagne, à peu près comme chez nous celles de Vaucluse ; malheureusement la pêche n’avait pas donné ce jour-là, et force fut, à défaut de truites, de nous contennter de l’eau de roche où elles vivent. Au sortir de Gefrees, nous entrâmes dans la vallée de Berneck, véritable Tempé, comme Jean-Paul la nomme, si magnifiquement entourée de palissades de granit, avec des ruines semées çà et là sur de verdoyantes éminences, et son lac de cristal où se mirent les étoiles. « Le monde reposait, et sur la montagne commençait à poindre la lune, semblable au calice fermé d’un lis. » Or, cette montagne était celle de Bindloch, que nous aussi nous descendîmes par la plus belle nuit d’automne qui ait jamais attiré vers la terre les esprits lumineux du firmament. On raconte dans le pays qu’une jeune fille, descendant la pente alors plus rapide de la montagne de Bindloch, s’en venait à la rencontre de son fiancé par un temps d’orage ; les chevaux de la voiture étant lancés avec fureur, elle fut renversée sous la roue, et rendit l’ame aux yeux mêmes de son bien-aimé qui accourait pour la recevoir. Une colonne assez grossière élevée à cette place consacre la mémoire de l’évènement. « Pauline ignorait cette histoire, je la conduisis vers le pilier caduc, et lui appris, en la lui montrant, ce que signifiait, sur ce misérable monument, cette figure de femme abattue et fracassée sur laquelle passe un char. Aux douteuses lueurs du crépuscule, Pauline eut peine à distinguer la sculpture effacée de cette antique douleur, mais son cœur ému et sympathique, son cœur surtout si voisin d’une infortune semblable, offrait volontiers le sacrifice d’une larme doucement épanchée à cette sœur inconnue et mutilée dont le corps brisé voltige déjà maintenant en poussière, — en poussière de fleur peut-être ! — tandis que l’esprit qui jadis l’animait, s’il se retournait sur sa route éternelle à travers le temps, reconnaîtrait à peine cette poussière flottante qu’il faisait autrefois et qu’il a laissée ! — Ici donc, au pied de cette colonne triomphale du martyre et sous la voûte immense du ciel étoilé, je donnai à Pauline cette fiction légère que j’offre aux cœurs de toutes ses sœurs, » c’est-à-dire l’Éclipse de Lune (Mondsfinsterniss), une de ses visions les plus mélancoliques et les plus éthérées, et qui rappelle, au bout de cette fantasque préface de Quintus Fixlein, une de ces soirées pleines de quiétude qui viennent parfois clore quelque variable et capricieuse journée d’avril.

En ce moment nous entrâmes dans l’avenue de Baireuth. La ville était déserte et vide ; des massifs de palais et de maisons, véritables momies d’une ville de résidence allemande, projetaient leurs vastes ombres sur le pavé luisant où croissait l’herbe. Baireuth, au premier abord, fit sur nous l’effet d’une ville morte, d’un sépulcre ; c’est là que repose Jean-Paul. — Nous passâmes la nuit au Soleil d’Or, et le lendemain, au jour nouveau, lorsque j’ouvris ma fenêtre, et regardai (pour parler ici le langage de l’auteur d’Hesperus) de notre étroite auberge du Soleil d’Or dans l’immense hôtellerie de la terre, hôtellerie du soleil, s’il en fut, Baireuth avait secoué son masque blafard ; c’était un tout autre aspect : une ville régulière, avenante, respirant l’aisance et le bien-être par la figure épanouie de tous ses habitans. Mais un spectacle ravissant nous attendait sur le chemin de l’Ermitage, où nous nous engageâmes par une matinée des plus invitantes, et d’où la ville se révèle dans tous ses avantages et ses atours. Quoique d’une physionomie ordinaire, et par elle-même assez peu remarquable, Baireuth n’en forme pas moins avec ses environs un délicieux panorama. Doucement étendue au milieu d’un océan de verdure, les jardins qui foisonnent dans ses plaines la bercent en d’incessantes ondulations, tandis qu’une chaîne de collines, çà et là interrompue par de riantes échappées de feuillage, l’entoure comme d’une flottante ceinture. On arrive à Baireuth par une magnifique allée de châtaigniers. Mais, à moitié chemin de l’Ermitage, à l’endroit où le sentier tourne à gauche et forme un coude, voyez-vous cette petite auberge, et devant la porte, assise sous la tonnelle, une bonne vieille femme toute cassée par l’âge, qui nous salue d’un air cordial, comme d’anciens amis, et nous invite à entrer chez elle. Faisons halte un moment. « Bonne vieille, à quoi reconnais-tu que nous n’en voulons ni à ton vin, ni à ta bière ? » Elle ne nous demanda pas si nous avions faim, si nous avions soif, et, sans rien dire, nous conduisit avec mystère jusqu’en haut de l’escalier, puis, ouvrant une petite porte, s’écria, les larmes dans les yeux, un sourire de joie et d’orgueil sur les lèvres : « Voilà sa chambre ; pendant vingt ans, j’ai vu M. Jean-Paul s’enfermer là des jours entiers à écrire ; c’est là qu’il travaillait, qu’il se perdait à travailler ! Combien de fois lui ai-je dit : Monsieur le conseiller, vous vous tuez ; au nom du ciel, ménagez-vous, votre constitution n’y tiendra pas ! Bien souvent, lorsque je venais à deux heures lui annoncer que son dîner était prêt, il ne m’entendait pas, je frappais discrètement à cette porte, point de réponse ; alors j’entrais, et le trouvais comme en délire. Ses grands yeux enflammés et rouges lui sortaient de la tête, et il me regardait long-temps avant de revenir à lui. — Bonne Rollwenzel, me disait-il enfin, encore une petite heure. Une heure après, je revenais, mais l’esprit ne voulait jamais le quitter jusqu’au soir. Puis, lorsqu’il descendait l’escalier, ses genoux fléchissaient ; il allait de travers, et, de peur d’accident, je l’accompagnai mainte fois sans qu’il s’en aperçût. Ah Dieu ! Que les hommes sont injustes ! On lui reprochait alors d’avoir trop bu ; j’entendais dire autour de moi qu’il était ivre ; ivre de travail, car le ciel m’est témoin que jamais il ne lui arrivait, en dehors des jours de gala, de boire plus d’une bouteille de roussillon. Le soir, je lui servais une cruche de bière qu’il vidait en compagnie de ses livres chéris et de sa pipe ; c’était là tout. Il ne voulait d’autre assistance que la mienne, et personne ne pouvait remplacer auprès de lui sa vieille Rollwenzel. Il faut avouer aussi que je ne me lassais pas de l’entourer de soins ; je l’envisageais comme un dieu sur la terre, et quand il eût été mon roi, mon père, mon mari et mon enfant tout ensemble, j’ignore comment j’aurais fait pour l’aimer et l’honorer davantage. Ah quel homme ! et si je n’ai pu lire ses livres, — jamais il n’en voulait avoir un seul chez lui, — je n’en ressentais pas moins de joie dans l’ame lorsque j’apprenais combien ils étaient partout lus et admirés. Il me semblait alors que j’entrais pour quelque chose dans sa gloire. Et les étrangers qui venaient nous visiter, c’étaient eux qu’il fallait entendre pour avoir une idée du conseiller ! car ici, à Baireuth, il n’ont jamais su l’estimer ce qu’il vaut ; mais à Berlin, on a fêté le jour de sa naissance, des savans et de grands personnages se sont réunis en son honneur dans une salle du palais, et ce jour-là tout le monde a bu à ma santé : c’est le conseiller lui-même qui me l’a lu dans une lettre qu’on lui écrivait de Berlin. Il m’avait promis aussi de me mettre dans son prochain ouvrage ; ce que j’en dis au moins, c’est par reconnaissance, car, s’il vivait encore, il me semble qu’un tel honneur me rendrait toute confuse. » — Nous profitâmes d’un moment où l’effusion de la bonne vieille parut se ralentir pour jeter un coup d’œil dans ce modeste cabinet d’études. Qu’on se figure une chambre étroite, basse, de la plus chétive, de la plus médiocre apparence ; une table de laque, çà et là quelques chaises, et sur les murailles deux ou trois enluminures posées sans symétrie, composaient tout l’ameublement. Et c’est dans cet obscur réduit que tu as pu trouver assez d’espace, ô noble esprit, pour évoquer des profondeurs de ton ame ce monde merveilleux dont tu aimais à t’entourer, pour élever à ta gloire ce catafalque sublime qui va de la terre, où tu reposes, jusqu’au ciel, et dont les étoiles sont comme les flambeaux ! — Nous ouvrîmes les petites fenêtres qui donnent sur la campagne, et nous eûmes aussitôt devant nos yeux le paysage le plus varié, le plus charmant qui se puisse voir ; au-dessous de nous, de vertes prairies toutes sillonnées de ruisseaux clairs dont les saules, les peupliers et les aulnes égaient le bord ; au-dessus, des plaines, des villages s’étageant avec harmonie sur les hauteurs boisées, puis une église dont le clocher couronne la montagne prochaine. Tout au fond, juste derrière la montagne, règne un pic isolé et de forme singulière qui vous promet un horizon à perte de vue. « Sur ce pic, que vous voyez là-bas, reprit la vieille, est située Neustadt : nous l’appelons Neustadt sur le Kulm ; c’est là que vivait le grand-père de M. le conseiller, c’est là que mourut son père. »

Laissons nos regards s’arrêter un moment sur ces hauteurs où le digne aïeul de notre poète exerça pendant plus de soixante ans les utiles et modestes fonctions de recteur, et vécut jusqu’à l’âge le plus avancé, en véritable patriarche, édifiant chacun par son exemple. « Tout ce qu’on sait de lui, écrit Jean-Paul, c’est qu’il fut pieux et pauvre à l’extrême. De ses nombreux enfans et petits-enfans, nous ne restons aujourd’hui que deux, et chaque fois qu’il nous arrive à l’un ou à l’autre de monter à Neustadt, les habitans nous accueillent avec toute sorte de témoignages d’affection et de reconnaissance. Il faut entendre les vieillards raconter la vie austère de ce saint homme et sa parfaite érudition ! Quelle sévérité il mettait à instruire ses élèves, et quelle bonté paternelle il avait pour eux ! On montre encore à Neustadt un petit banc derrière l’orgue où il s’agenouillait chaque dimanche, ainsi qu’une espèce de grotte qu’il avait creusée lui-même dans le roc pour y venir passer des journées entières à prier. Le crépuscule du soir était pour lui un automne quotidien pendant lequel, tout en se promenant de long en large dans sa petite classe obscure, il supputait entre deux prières la moisson de la journée et les semailles du lendemain. Son école était une prison, non pas tout-à-fait au pain et à l’eau, mais à la bière et au pain ; joignez à cela la plus parfaite sérénité, la résignation la plus douce, et vous aurez à peu près tout ce que produisait ce rectorat réuni aux places de chantre et d’organiste, car cette part du lion, ces triples fonctions accumulées sur une même tête, ne rapportaient pas plus de 150 gulden (environ 300 francs) par an. Trente-cinq ans le brave homme puisa à cette source de misère commune à tous les magisters de Baireuth, jusqu’à ce qu’à la fin, en l’année 1763, l’année même de ma naissance, il lui arriva, le 6 août, d’obtenir, grace à de hautes et singulières protections, une place des plus importantes pour laquelle il dut se décider à quitter son rectorat, sa ville natale et le Kulmberg ; or, il comptait juste soixante-seize ans quatre mois et huit jours, lorsqu’il obtint la place en question… dans le cimetière de Neustadt. Déjà vingt ans auparavant sa femme l’avait précédé à la place adjacente. Je n’avais que cinq mois lorsque mes parens m’emmenèrent avec eux à son lit de mort. Il était, au moment de mourir, vêtu de ses habits ecclésiastiques, ainsi que mon père me l’a souvent conté depuis. « Laissez, dit-il à mes parens, laissez le vieux Jacob imposer ses mains sur cet enfant et le bénir. » On m’éleva vers lui, et ses mains s’étendirent au-dessus de ma tête. Pieux aïeul ! saint homme ! bien des fois, lorsque la destinée m’a fait passer des ténèbres à la clarté du jour, de la tristesse à la sérénité, bien des fois j’ai pensé à cette main moribonde qui m’a béni, et jamais je ne cesserai de croire à sa bénédiction tant que je vivrai dans ce monde tout peuplé de miracles, dans ce monde que les esprits animent et sillonnent ; et aussi souvent que mes yeux se sont arrêtés sur cette cime bleue et ronde, aussi souvent j’ai senti descendre dans mon ame cette bénédiction de mon aïeul transfiguré, dont l’esprit immortel flotte désormais dans les vapeurs de la montagne. »

Il y a, parmi les créations de Jean-Paul, une ravissante physionomie de maître d’école de village que tout le monde sait par cœur en Allemagne, et qui rappelle trait pour trait cette excellente et sereine peinture de l’aïeul. Évidemment Maria Wuz, le paisible héros de l’idylle de Jean-Paul, descend en droite ligne du bonhomme, et le vieillard patriarcal qui compte chaque soir avec lui-même peut à bon droit revendiquer, dans la génération si nombreuse sortie de lui, cet honnête maître d’école, ce pauvre Maria Wuz, qui, en décembre, avait coutume de n’allumer sa chandelle qu’une heure après la nuit tombée, afin, disait-il, de récapituler son enfance dans l’obscurité, « et, tandis que le vent doublait sa fenêtre d’un épais rideau de neige et que le feu lui souriait par la bouche du poêle, fermait les yeux et voyait sur les prés couverts de neige son printemps flétri reverdir. »

Cependant la Rollwenzel eut bientôt interrompu notre rêverie égarée sur les traces du poète, et nous rappela des sommets du Kulmberg dans la petite chambre. « Quand je pense, poursuivit-elle, à tout ce qu’il a écrit, là, à cette place, et comme il se consumait sans relâche ! Il en aurait eu encore pour cinquante ans à écrire, il me l’a dit lui-même bien des fois, lorsque je le suppliais de se ménager et de ne pas laisser refroidir le dîner. Non vraiment, un pareil homme, on ne le verra plus, il n’était pas de ce monde. Que voulez-vous ? j’avais cette idée, moi, et je ne le lui cachais point. — Tenez, monsieur le conseiller, lui disais-je souvent, ne vous moquez pas de la vieille Rollwenzel, mais vous me faites l’effet d’une comète, d’un corps lumineux qui vient on ne sait d’où. Un jour qu’il fêtait ici l’anniversaire de sa naissance, je pensai à part moi : Rollwenzel, il convient que toi aussi tu apportes ton hommage à M. le conseiller ; et je fis écrire mon compliment sur une belle page. En se mettant à table, le conseiller trouva sous sa serviette toute sorte de félicitations et de vers imprimés ou manuscrits ; il commença à les feuilleter, mais, lorsqu’il arriva à ma pièce, un rayon de joie éclaira son visage, les larmes lui vinrent aux yeux, et, me tendant la main, il s’écria : C’est de ma bonne Rollwenzel. Digne homme ! une fleur suffisait pour le rendre heureux, une fleur, un petit oiseau ; chaque fois qu’il venait, je couvrais sa table de fleurs, et tous les matins j’attachais un bouquet à sa boutonnière. Un soir, il s’en alla et ne revint plus. J’allai le voir à la ville quinze jours avant sa mort ; il me fit asseoir auprès de lui et me demanda comment je me trouvais. — Mal, lui répondis-je, monsieur le conseiller, jusqu’à ce que vous reveniez me voir. — Mais je savais bien déjà qu’il ne reviendrait plus, et lorsque j’appris que ses oiseaux qu’il élevait dans la volière avec tant de soins étaient tous morts en deux nuits l’un après l’autre, je pensai qu’il mourrait bientôt, lui aussi. Seigneur Dieu ! vous l’avez maintenant dans votre sein ; mais quelles magnifiques funérailles ils lui ont faites ! on n’eût pas traité un margrave avec plus de pompe ; c’était un concours d’étudians et de professeurs, une file de voitures dont on n’a pas d’idée. J’avais précédé le convoi au cimetière, et, comme j’étais seule encore sur le bord de cette fosse ouverte et prête à le recevoir, je pensai en moi-même : Est-ce bien toi, Jean-Paul, qui vas descendre là ? Non, m’écriai-je presque aussitôt, ce n’est pas lui, c’est impossible ! Lorsque le cercueil fut déposé devant moi, la même idée me vint, et, je me fis la même réponse. — On prononça de beaux discours, pendant lesquels j’étais assise tout auprès de la sépulture, car on m’avait réservé une place comme si j’eusse appartenu à la famille, et, lorsque tout fut terminé, ses neveux, ses amis et toute sorte de grands personnages s’approchèrent de moi pour me serrer la main. » À ces mots, la pauvre vieille s’arrêta, les sanglots étouffaient sa voix. Que sont toutes les apologies qu’on peut faire d’un noble cœur auprès de ce culte fidèle, de cette religion de l’ame que le temps n’ébranle pas ? Digne et excellente femme ! tandis que sa douleur la tient absorbée, repassons, nous aussi, dans notre mémoire les derniers jours de la vie de l’illustre écrivain de Baireuth, et voyons se consommer cette fin paisible et résignée d’une si honnête et si laborieuse existence.

Déjà, depuis un an, l’activité littéraire de Jean-Paul avait été sensiblement ralentie par une faiblesse de l’organe visuel, qui, à force d’être négligée, finit par prendre, vers le milieu de 1824, tous les caractères de la cécité. « À partir de l’hiver dernier, écrivait-il vers cette époque au libraire Kunz à Bamberg, mes yeux (déjà depuis long-temps le gauche n’y voyait qu’à grand’peine, et, comme la plupart des critiques et gens de lettres, ne lisait des ouvrages que le titre) mes yeux se sont pris d’une haine profonde pour la lumière et d’une passion excentrique pour la nuit, qui ne manquera pas de me conduire avant peu, si cela continue, à l’orcus de la cécité, et alors adio opera omnia. On m’a beaucoup parlé ici d’un certain Puns Brunquell, fort célèbre à Bamberg par une huile de vertu miraculeuse, à ce qu’on prétend ; serez-vous assez bon pour recueillir ce qu’il y a de vrai dans ces prodiges et me l’écrire, en n’oubliant pas d’y joindre ce que les principaux médecins de Bamberg en pensent ? » Et dans une lettre du 26 novembre de la même année : « L’œil droit a si grande hâte d’imiter son voisin l’aveugle, que j’éprouve aujourd’hui toutes les difficultés du monde pour lire en plein jour avec des lunettes ; les verres de Leipzig et de Nuremberg m’assistent désormais tout autant que des béquilles cassées le pourraient faire ; j’en attends de Munich qui n’arrivent jamais. À l’heure qu’il est, de bonnes lunettes anglaises m’ouvriraient le ciel, je veux dire mes livres. L’assistance d’une main étrangère que je suis obligé d’invoquer vous prouve assez de quel prix est pour moi ce que je vous demande, en ce moment surtout que les jours et ma vue semblent se donner le mot pour décroître en même temps et conspirer contre moi. »

À cette infirmité envahissante vint se joindre, vers le commencement de 1825, un épuisement complet de toutes les forces. Jean-Paul travaillait alors à son livre sur l’immortalité de l’ame, qui parut depuis sous le titre de Selina, et s’occupait en outre d’une édition définitive de ses œuvres où la logique des faits serait substituée au hasard, où la classification méthodique remplacerait l’ordre chronologique. Une semblable tâche était déjà au-dessus de ses forces. Jean-Paul ne tarda pas à s’en apercevoir et s’adressa à son neveu Otto Spazier, qu’il fit venir de Dresde pour l’assister. « Je rêve déjà, écrivait-il vers l’automne de 1825, des jours délicieux dans votre compagnie ; le matin jusqu’à dix heures vous sera laissé pour vos études particulières, puis je vous demanderai de m’assister à rassembler les intercallations et les notes que je destine au libraire, et de me prêter, pour débrouiller le chaos de ma bibliothèque, sinon votre main, du moins votre œil ; un peu de lecture et de copie, un peu de conversation et de bonne humeur, voilà tout ce que je réclame de vous ; vous ne sauriez comprendre quel baume votre arrivée va m’apporter, tant pour mes pauvres yeux à moitié perdus que pour le reste de mon corps déjà brisé par le destin. »

En le voyant, Spazier ne put se défendre d’une émotion profonde ; il le trouva gisant sur un sofa dans sa chambre d’études toute garnie de rideaux verts, le corps affaissé, l’œil éteint, enveloppé dans une large pelisse et des coussins aux pieds. « Mon pauvre ami, s’écria Jean-Paul d’une voix pleine de larmes en lui offrant sa main, le ciel étend sur moi, pour me punir, deux verges cruelles dont l’une est un véritable knout. N’importe, puisque vous voilà, je me sens déjà mieux ; nous avons tant à parler ensemble ! » Et là-dessus il se mit à lui conter son état, ses espérances, la joie que sa venue lui causait, jusqu’au moment où sa femme, redoutant pour lui les émotions de la journée, vint l’interrompre et le forcer à prendre du repos. Dès le lendemain, Jean-Paul n’eut garde de laisser échapper l’heure du travail. Après avoir communiqué à son neveu ses plans pour la distribution et l’ordonnance générale de son œuvre, on passa à l’examen des parties. Spazier lisait à voix haute, s’arrêtant chaque fois qu’une difficulté se présentait. Les rapides progrès qu’on fit en ce genre de travail, la manière tout imprévue dont furent écartés des obstacles qui lui semblaient naguère insurmontables, vinrent distraire Jean-Paul des tristes réalités du présent, de l’inactivité déplorable où son infirmité le tenait, et le reporter au milieu des occupations intellectuelles de sa vie entière. Déjà les idées et les projets se présentaient en foule, les matériaux s’amoncelaient dans son esprit, il ne parlait plus que de faire ou refaire ; c’était comme un regain de jeunesse et d’imagination qu’il sentait en lui. L’après-midi, il passait de sa chambre dans l’appartement de sa femme, dans les premiers temps en s’appuyant sur son bâton de bois de rose, le compagnon fidèle de ses promenades, vers la fin en se faisant pousser sur un fauteuil à roues ; là commençaient d’ordinaire ses lectures favorites, tantôt la Psychologie de Herbart, tantôt les Idées de Herder, son livre accoutumé, auquel il revenait toujours, et qu’il cherchait en s’éveillant, lorsqu’après une grande contention d’esprit il s’était laissé aller un moment au sommeil. Ensuite venaient les gazettes politiques, les extraits, et ses propres observations dont il s’amusait à dicter quelques-unes dans le plus curieux mélange de sérieux et de comique. Aux heures de la lecture, qui se prolongeaient d’habitude jusqu’au soir, succédaient les heures que nous avons vues désignées par ces mots : « un peu de causerie et de bonne humeur. »

La conversation de Jean-Paul était, pour quiconque prétendait s’y livrer en conscience, un travail à suer sang et eau, un véritable casse-tête. Les idées se pressaient en lui de telle sorte que sa langue finissait par ne plus en être maîtresse, et n’avait que le temps de les traduire en images, en métaphores ; c’était une fulguration perpétuelle, un feu roulant d’éclairs qui devaient à la longue vous éblouir et produire sur votre esprit l’effet bizarre d’un kaléidoscope. Du reste, le style de Jean-Paul indiquerait au besoin, j’imagine, quel était le procédé de sa conversation. Les défauts qu’on reproche à ses livres devaient se rencontrer dans son langage en plus grand nombre sans doute. Et cette phraséologie, si luxuriante encore, si touffue, si encombrée en tous endroits d’herbes grimpantes et parasites, donnera nécessairement une assez juste idée de ce que devait être son improvisation dans ces derniers temps. À force de s’entendre répéter qu’on ne le comprenait pas, il avait fini par se décider à exposer lui-même sa pensée, par traduire en quelque sorte son image en langue vulgaire, au moyen de certaines formules explicatives qui, au dire des gens, ne laissaient pas que d’ajouter encore à l’originalité humoristique de sa conversation. — Cependant, sa vue s’affaiblissait de plus en plus, et, huit jours avant sa mort, les ténèbres l’enveloppaient complètement. Les personnes qui le fréquentaient à cette époque disent toutes qu’il supporta cette dernière épreuve avec une douce résignation, un calme, une sérénité où l’influence de la musique ne resta pas étrangère ; car, ce qu’on ignore sans doute, c’est que Jean-Paul était un pianiste distingué, et qu’il aimait passionnément l’art divin de Mozart et de Beethoven. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir son journal. J’y trouve ce passage, à la date du mois d’avril 1808 : « Rien ne m’agite et ne m’épuise comme l’improvisation au piano ; toutes les sensations émoussées, tous les esprits se réveillent alors et remontent. Ma main, ni mes yeux, ni mon cœur, ne connaissent plus de bornes. Puis je termine par une de ces phrases qu’on aime et qui vous reviennent éternellement, mais dont l’empire vous écrase. Lorsque j’improvise long-temps au piano, il m’arrive de pleurer à chaudes larmes, sans pouvoir définir à quel sujet ; la musique me pénètre à fond, et toujours plus à fond dans l’oreille et le cœur, et les larmes sont pour moi l’ivresse la plus forte, mais la plus énervante. » Parfois il s’asseyait encore au clavier, plus souvent il écoutait une voix amie qui lui chantait le Roi des Aulnes ou le lied nocturne du Chasseur, et dans ces momens de délivrance passagère l’expression du bien-être physique se répandait sur sa physionomie, si cruellement altérée. Mais le mal, pour être oublié, n’en continuait pas moins sourdement son œuvre de destruction. Les symptômes devenaient plus graves. Enfin, la paralysie des jambes gagna la poitrine et lui ôta tout à coup l’usage de la parole. Aveugle, il devenait muet, livrant ainsi de jour en jour à la mort quelque noble partie de lui-même. À cette heure, tout espoir fut perdu pour ceux qui l’entouraient ; lui seul conserva sa présence d’esprit, affirmant qu’il ne mourrait pas encore de cette fois, soit qu’il n’eût réellement pas le sentiment de sa fin prochaine, soit qu’il voulût, par un dernier effort de générosité, rassurer ceux que sa perte devait bientôt si douloureusement affecter. Le 15 novembre au matin, Spazier, entrant chez lui, trouva sa chambre vide ; Jean-Paul gisait étendu sur un sofa, dans l’appartement de sa femme. En apprenant que c’était son neveu, il voulut parler, mais en vain ; des sons inarticulés s’exhalaient seuls de ses lèvres, qu’à peine un dernier souffle animait encore.

Vers onze heures et demie du soir, les deux meilleurs amis de sa jeunesse, le sommeil et le songe, s’approchèrent de son chevet une dernière fois, comme pour prendre congé de lui ; hôtes célestes, qui arrachez l’homme expirant aux mains sanglantes de la mort, et l’emportez en vos bras maternels aux régions embaumées d’un invariable printemps ! — J’étais seul dans la chambre, je n’entendais plus rien que la respiration du malade et le tic-tac de ma montre, qui marquait ses derniers instans. La lune se levait pâle et glacée, et sur le linceul funèbre qu’elle tendait par terre le cerisier de la fenêtre dessinait un arbre avec son ombre. Çà et là glissait au firmament quelque étoile filante qui disparaissait aussitôt, comme un homme. Alors de tristes rapprochemens me vinrent à l’esprit, et je pensai qu’à cette heure, quarante ans auparavant, cette chambre, aujourd’hui morne vestibule du sépulcre, était son Élysée, et je m’attendris à l’idée que celui dont cet arbre embaumait les nuits pleines de rêves gisait là immobile, insensible, et que tout allait finir, finir à jamais ! Cependant le moribond étendit languissamment ses bras, comme pour recevoir le ciel qui menaçait de crouler, et, dans cette même minute, minuit sonna, et l’aiguille du calendrier de la pendule, qui marquait le 14, se fixa sur le 15 avec un léger cliquetis. Le torrent de la vie affluait de plus en plus vers le cerveau, il s’imaginait revenir, à vingt ans, et prenait la lune pour le soleil éclipsé par un nuage. Vers quatre heures, bien que le jour donnait en plein dans son alcôve, il ne nous voyait plus ; ses yeux regardaient fixement devant lui, et je ne sais quelle sérénité radieuse illuminait son front, fantaisies du printemps, qui jouaient avec son ame défaillante !

« Enfin, l’ange de la mort étendit ses ailes sur sa face, et remonta emportant son ame, la tige de son ame, qu’il venait d’arracher avec toutes ses racines du vase terrestre rempli de poussière organique où elle avait fleuri jusque-là. — Spectacle imposant et sublime ! La mort accomplit son œuvre en silence et travaille pour l’autre monde, cachée derrière les lugubres rideaux, tandis que nous, mortels, nous contemplons la scène d’un œil humide, mais borné. — Pauvre ami ! soupira la veuve, qui nous eût dit il y a quarante ans que tu rendrais l’ame au jour même de l’anniversaire de notre lune de miel ? Sa lune de miel recommence à cette heure, m’écriai-je, et cette fois pour ne jamais finir. »

Cette mort, que Jean-Paul donne au bienheureux Maria Wuz, dont nous parlions tout à l’heure, à cette excellente figure de maître d’école de village à laquelle le sexagénaire de Neustadt avait servi de type, cette mort fut la sienne, et la relation imaginaire devient, en changeant quelques mots, le tableau le plus vrai et le plus exact des derniers momens du philosophe de Bairenth. À force de se réfléchir dans certains personnages de son affection, il devait finir par deviner en eux sa propre mort et contempler minute par minute, dans ces espèces de miroirs magiques, jusqu’aux moindres détails de cette heure suprême, qu’on aime à laisser dans le vague. Peut-être aussi faut-il voir dans cette relation pressentie un exemple de ce don prophétique qu’il se vantait de posséder[8]. Quoi qu’il en soit, la mort du maître d’école d’Auenthal fut celle de Jean-Paul. Une fois endormi à la place où sa femme et ses neveux l’avaient déposé, ses yeux ne se rouvrirent plus. Nul soleil d’automne n’éclaira sa fin : il n’eut pas même le rayon de Jean-Jacques, lui dont le rêve était de quitter le monde par une belle journée de soleil, et qui s’écriait dans son extase platonicienne : « Mourir par un beau jour d’été, lorsque l’ame entrevoit le soleil à travers les paupières fermées et dépouille le corps flétri pour s’en aller nager dans l’océan d’azur du firmament, n’est-ce donc point là une destinée facile et bien douce ? Loin de mon ame au contraire l’idée de ne trouver que le froid et la nuit au sortir de son enveloppe encore tiède, et de tomber lentement dans le sépulcre au milieu du deuil de la nature ! »

Telle fut sa mort. — À propos de cette date du 15 novembre, je rappellerai une coïncidence singulière, un fait assez bizarre pour qu’on me permette une digression de quelques lignes.

Jean-Paul avait, comme chacun sait, le goût de la campagne[9] : il aimait la vie au grand soleil, en pleine nature. Ainsi, dans la belle saison, il lui arrivait de passer des matinées entières couché dans l’herbe, les yeux tournés vers le ciel ; puis, lorsqu’il se levait, ses regards se portaient instinctivement vers le sol, et là, en présence de cette herbe humide qui gardait l’empreinte de son corps, souvent l’idée de la fosse lui était venue, et il avait senti comme le frisson de la mort. Des impressions de ce genre se renouvelaient fréquemment ; une entre autres, qui l’affecta singulièrement, a pour date le 15 novembre 1750. Voici ce qu’il rapporte lui-même à ce sujet : « 15 novembre 1750, nuit solennelle dans mon existence ; je souhaite à tout homme un 15 novembre. Ce soir-là, j’ai franchi à pieds joints le cours des ans et me suis vu en face de mon lit de mort ; je me suis vu les bras froids et pendans, le visage dévasté par la maladie, les yeux de marbre ; j’ai entendu les hallucinations de mon propre délire pendant cette dernière nuit. Tu peux venir maintenant, nuit suprême, car, comme il m’est démontré qu’en fait de temps révolu un jour ou trente ans sont absolument la même chose, j’ai dit adieu dès cette nuit à la terre, à son ciel ; j’ai coupé les ailes à mes vœux comme à mes projets ; désormais mon cœur peut, en attendant que des pas étrangers le foulent sous la terre, s’attacher au sein d’un ami ; mes sens peuvent, d’ici au jour où quatre planches les enfermeront, goûter aux voluptés passagères de ce monde ; mais, dans ce cours trajet du berceau à la tombe, je n’oublierai jamais le 15 novembre. » — Les funérailles de Jean-Paul eurent cela de particulier, que ses œuvres y figurèrent. Pareilles à ces images de la Victoire qui précédaient et suivaient le char mortuaire des grands capitaines de l’antiquité, les créations de son génie, pleureuses immortelles, accompagnèrent le poète jusqu’au champ du repos. Au-dessus du cercueil qui renfermait sa dépouille, une main pieuse avait mis le manuscrit resté inachevé de son traité sur l’immortalité de l’ame. Voilée d’un crêpe noir, entourée d’une couronne de laurier et de symboles religieux, la précieuse relique apparaissait là comme cette épée glorieuse qu’on dépose sur le cercueil des généraux d’armées. Magistrats, professeurs, étudians, tous étaient de la fête, tous cheminaient au lugubre tintement des cloches, aux lueurs mornes des torches qui flamboyaient à travers les brumes de novembre ; car le convoi se fit sur le soir, comme c’est la coutume dans plusieurs villes d’Allemagne, et, lorsqu’on fut arrivé au cimetière, le prêtre qui officiait, voulant saluer une dernière fois celui que la terre allait ensevelir, ne sut rien trouver de plus noble et de plus beau que ces paroles empruntées à Jean-Paul lui-même : « Il n’y a qu’un esprit vain et présomptueux qui puisse prétendre ici-bas à s’isoler en lui-même, à marcher comme l’univers, solitaire et de front avec la divinité ; car un être s’est rencontré une fois qui dompta les temps par sa toute-puissance docile et se fonda une éternité qui lui est propre ; qui, tendre, épanoui, flexible comme l’héliotrope, splendide comme un soleil et doué comme lui de forces attractives, émut par ses formes sereines les peuples et les siècles et les conquit à la toute puissance éternelle ; et cet être, c’est l’esprit de mansuétude et d’amour que nous appelons Jésus-Christ. Sa venue seule indique une Providence et la représente, si lui-même il ne l’est. Une vie calme, une mort calme, furent l’unique harmonie au moyen de laquelle cet Orphée-homme, cet enchanteur sublime, disciplina les animaux féroces et convertit les rocs en cités. Et pourtant d’une si divine existence, de cette guerre de trente ans qu’il soutint contre un peuple sourd et tiraillé, quelques semaines seulement nous sont connues. Combien de ses actes et de ses paroles ne se sont point perdus avant qu’il eût été compris de ses quatre annalistes, tous si étrangers à lui de nature. Et quand nous voyons que la Providence n’a pas permis qu’un tel Socrate eût un Platon, et que du livre divin de cette existence quelques feuilles seulement nous sont parvenues, compterons-nous encore les naufrages où peuvent s’engloutir les hommes et leurs petites œuvres, et ne reconnaîtrons-nous pas au contraire dans l’épanouissement ultérieur du christianisme cette prodigalité luxuriante de l’esprit universel qui fait que tous les ans il périt plus de fleurs et de germes qu’il ne s’en développe, sans que pour cela le printemps ait jamais manqué de venir à son heure ? »

En quittant la pauvre vieille, nous nous dirigeâmes vers l’Ermitage, la tête et le cœur si remplis de Jean-Paul, qu’il nous semblait le voir cheminer au milieu de nous comme le Sauveur parmi les disciples d’Emaüs. — Dans le jardin de l’Ermitage, nous devions le retrouver encore. Comment, en effet, assister au ravissant spectacle de ces lieux de plaisance, comment s’attarder sur le bord de ces larges pièces d’eau où nagent des tritons et des nymphes avec leurs cornes jaillissantes, où de grands saules échevelés se mirent en d’inaltérables transparences, comment s’égarer dans ces taillis à perte de vue, à travers ces clairières que décorent à chaque pas des kiosques, des pagodes, des temples du soleil, sans penser à la Loge invisible, à Titan, à toutes ces descriptions où son génie s’est inspiré de ce paysage féerique, des mille enchantemens de ce Versailles ducal ? Jean-Paul fréquentait presque journellement l’Ermitage, où l’attiraient les délicates prévenances d’un de ces princes d’Allemagne si naturellement enclins à rechercher le mérite. Seulement, pendant la belle saison, chaque fois que Jean-Paul venait au château, il fallait que son chien l’y suivît. Dès le premier jour, le poète s’était expliqué nettement là-dessus avec le prince, en lui disant que sans son chien il refuserait de s’asseoir même à la table de l’empereur, et le duc, qui tenait trop à la compagnie de Jean-Paul pour ne pas lui passer ses fantaisies humoristiques, ne manquait jamais d’inviter le chien.

Notre matinée avait été un pèlerinage à travers la vie de Jean-Paul. Sur le soir, nous nous acheminâmes vers sa tombe. Reposes-tu donc là, Jean-Paul ? Cette question, que la bonne vieille s’était faite, chacun de nous se la rappela à cette heure, et nous répondîmes tous : Non ! Et cependant autour de cette tombe, fermée il y a déjà près de vingt ans, plane encore cette lugubre et douloureuse impression de la mort qui s’élève des récentes sépultures, ce deuil sombre et mélancolique qui vous charge le cœur de larmes et l’incline vers la terre, lorsqu’il voudrait ouvrir ses ailes pour s’envoler à Dieu. Je ne sais si on l’a remarqué, mais, en présence des sépultures sur lesquelles des siècles ont passé, les impressions qu’on éprouve sont tout autres. Là, du moins, il semble que la mort ait dépouillé son caractère humain, ses conditions terrestres. Telle qu’elle nous apparaît alors, elle a subi sa période de gloire, de transformation ; les couronnes dont le temps a semé ces marbres, les voiles épais dont il les enveloppe, nous empêchent de voir ce je ne sais quoi de hideux, ce ramassis d’ossemens et de poussière, dont l’idée nous glace et nous attriste lorsqu’il s’agit d’un être que nous avons aimé ou seulement connu. — Jean-Paul repose là, juste à côté de son fils, qui l’avait précédé de quelques années. Tous deux dorment sous le même sol ; un acacia, qui date vraisemblablement de la mort du fils, couvre de son ombre les deux cercueils, dont un tertre de gazon vert indique la place. À l’entour, on voit un jardinet, où croissent çà et là quelques rosiers d’assez chétive apparence, et qu’une haie de tournesols enferme. Le fossoyeur nous dit qu’on s’occupait d’un monument : c’étaient des fleurs qu’il fallait lui donner : Manibus lilia plenis ; jamais le vers du poète latin n’eut une application plus légitime : des fleurs à lui qui les aimait tant, à lui qui, sur le froid sépulcre de la terre, est venu élever comme un Himalaya de fleurs dont la cime plonge jusque dans les espaces de l’éternité !

Notre pèlerinage était achevé. Partis de son berceau, nous avions touché sa tombe. Le terme une fois atteint, notre petit groupe se dispersa, celui-ci pour aller rejoindre les jeunes princes de Saxe-Altenburg, celui-là pour retourner bien vite à ses chères études de botanique, et moi, resté seul, je profitai du sentiment où je me trouvais pour lire Jean-Paul et le relire, et m’aventurer aussi loin que possible à travers le chaos souvent sublime de cette imagination incomparable. Des études que je fis alors résultèrent pour moi certaines impressions que j’essaierai de reproduire dans un prochain article, où, mettant de côté toute partie biographique et pittoresque, j’aurai à tâche de ne plus m’occuper que de l’écrivain.


Henri Blaze.
  1. L’étudian Karl Sand, qui assassina Kotzebue à Manheim le 23 mars 1819.
  2. Résidences d’été des princes souverains de Saxe-Weimar.
  3. Schneeberg, montagne de neige.
  4. Ochsen-kopf, tête de bœuf.
  5. « Varron porte à trente mille le nombre des divinités païennes. »

    (Note de Jean-Paul.)

  6. Fameux peintre sur porcelaine.
  7. « Selon Buffon, la division des phalanges indique une intelligence facile ; de là vient que le poisson dépourvu de membres est si stupide. »

    (Note de Jean-Paul.)

  8. Un peu au-dessous de cette seconde vue morale que lui suggérait son esprit d’analyse et d’observation, il s’en était déclaré dès long-temps une autre moins sérieuse et qui donna lieu plus d’une fois à d’excellentes boutades : je veux parler de cette singulière manie qu’il avait de vouloir distribuer des oracles en matière de temps et de saisons, de cette humeur drôlatique qu’il dépensait en toute sorte de petits livres et d’almanachs du genre de celui-ci, par exemple : Saturnales concernant la planète supérieure dont l’influence doit régir l’année 1818. Du reste, ces velléités astrologiques lui tenaient si fort au cœur, qu’il en semait volontiers sa correspondance, et il n’est pas rare de lui voir terminer une lettre écrite d’un bout à l’autre du style le plus élevé par quelque post-scriptum digne de Mathieu Laensberg. J’ouvre au hasard sa correspondance ; et je trouve ce passage au bas d’une lettre philosophique qu’il écrivait à Jacobi (avril 1814) : « Tu peux en croire ton prophète ; le printemps, cette année, sera tiède et bleu ; annonce-le de ma part à ton ame ; si ton ame a quelque raison de se méfier de son corps ; tu vas te raviver pour bien vivre. »
  9. « Les trois choses que j’aime le plus au monde, répétait-il souvent en plaisantant, ce sont les fleurs, les montagnes et la bière, et toutes les trois commencent par un B : Blume, Berge, Bier. »