Jean Coste (Lavergne)/I

La bibliothèque libre.
Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 5-11).
II  ►

I

La pendule de la première classe marque dix heures. Le directeur de l’école, M. Largue, fait un signe. Aussitôt, un élève quitte son pupitre, sort, et va mettre en branle la cloche fêlée, appendue tout près d’un couloir, sorte de boyau étroit et sans jour, par lequel l’école de garçons, sise derrière la mairie de Peyras, communique avec le dehors.

À la voix cassée de la cloche répond un brouhaha joyeux. Le bourdonnement d’une ruche en éveil court au bas de la vétusté et branlante bâtisse dont le rez-de-chaussée, en contre-bas du sol de la hauteur d’une marche, comprend quatre classes en enfilade, sans air, aux murs lépreux et écaillés par l’humidité : école bien misérable pour une petite ville de sept à huit mille habitants, en ces temps de belles constructions scolaires.

De chaque salle, après un commandement bref du maître, arrive d’abord un bruit de tables et de bancs remués, puis un traînement confus de pieds qui bientôt, au claquement de mains des instituteurs, retombent en cadence. Et, au rythme de la marche alors célèbre, le Drapeau de la France, chantée par une centaine de voix claires et aiguës, les enfants débouchent dans le passage, étroit et bordé de mûriers, qui s’étend au devant de l’école et que barre, de l’autre côté, le haut mur entourant les dépendances de la mairie. Là, les rangs se reforment, compacts, s’ébranlent de nouveau au signal et, toujours en chantant, les pieds martelant le cailloutis du sol, longent le jardin du directeur, remontent vers la cour, en contre-haut, ombragée de quelques pins élevés, et à laquelle on accède par un escalier de plusieurs marches. Un dernier signal : la troupe enfantine se disloque, se disperse dans une clameur de joie et bientôt la récréation bat son plein.

Selon son habitude, M. Largue, vieil instituteur, au visage anguleux, d’allures militaires — à cause de sa barbiche poivre et sel et de sa taille haute et raide, bien prise dans une redingote de coupe désuète — mais au regard hésitant et sournois sous le binocle, redescendit dans son jardin. Un sécateur à la main, il se mit à arracher les mauvaises herbes, qui pointaient çà et là, et à tailler les brindilles sèches et les gourmands de ses arbustes négligés pendant un mois et demi de vacances.

Les trois adjoints étaient demeurés ensemble dans la cour de récréation. Quoique un seul d’entre eux fût de service, ils continuèrent à causer, en marchant de long en large et en surveillant du coin de l’œil les jeux bruyants de leurs élèves. Bientôt, un gamin, envoyé au dehors, reparut et, tout rouge d’avoir couru, leur tendit un journal de la région. Ils s’arrêtèrent et, la feuille fraîchement imprimée ouverte à la troisième page, ils parcoururent d’un regard les colonnes de la chronique locale.

— Rien encore, — fit le plus âgé, Jean Coste, un grand et maigre garçon, très brun, louchant légèrement, mais de figure franche et sympathique. — Que diable se passe-t-il ?… Ce qu’il tarde, le mouvement, cette année… Il y a de quoi exaspérer ceux qui désirent ou craignent un changement…

— Le fait est que nous voici rentrés des vacances depuis plusieurs jours et qu’on ne se presse guère… Il est temps cependant qu’on sache à quoi s’en tenir…

— Bah ! — s’écria le troisième adjoint, d’un ton frondeur, — je sais, moi, de quoi il retourne. J’ai reçu, ce matin, une lettre d’un de mes camarades, notre collègue au chef-lieu… Eh bien ! paraît qu’il y a de la tire, cette fois. Le directeur de Meilhan prend sa retraite et le poste est très couru à cause des avantages qui y sont attachés… Comme de juste, chaque homme politique de la région a son protégé et veut mordicus qu’il soit préféré. Le député de l’arrondissement et le conseiller général du canton, chacun de son côté, ont le leur et se démènent à qui mieux mieux… Courses, démarches, recommandations n’en finissent plus… Et c’est l’inspecteur d’académie, qui, dans l’occurrence, se trouve rudement embêté pour faire ses propositions au préfet !… Contenter tous ces gens-là, c’est difficile ! On ne sait qui l’emportera, à moins qu’un troisième larron… De là le retard.

— Oh ! ça ne m’étonne guère ! — s’écria Coste. — Ce n’est plus du mérite, c’est du piston qu’il faut aujourd’hui… Aussi que d’intrigants chez nous avec de pareilles mœurs ! C’en est dégoûtant… Mais pourquoi s’obstine-t-on à nous faire nommer par le préfet, et à nous tenir par lui à la merci de certains politiciens de pacotille ?… Une vraie course au clocher que ces bons postes… Je sais bien que ce n’est pas toujours la faute de nos chefs et, tout franc, je ne voudrais pas être parfois à leur place.

— Baste ! ce qu’ils s’en fichent, au fond, nos chefs !… Ils pensent à eux, avant tout, et cherchent à plaire… Je ne vous croyais pas ces illusions-là… Mais suffit. Mon camarade ajoutait qu’en cette conjoncture l’inspecteur d’académie, excédé par toutes ces sollicitations plutôt impératives, était bel et bien décidé à prier le titulaire de garder encore son poste. Ce serait un an de gagné et d’ici là le roi, l’âne ou moi, nous mourrons, comme dit le charlatan de La Fontaine… Mais, à propos, Coste, vous ne sympathisez guère avec le père Largue. Espérez-vous toujours un déplacement ?…

— Je ne sais rien de rien… mais le bonhomme file doux avec moi depuis la rentrée… Ça ne me dit rien qui vaille… Vous savez que le singe est faux comme un jeton et qu’il ne m’aime guère, depuis que j’ai refusé d’aller, tous les soirs, lui faire sa partie de piquet, ou de tric-trac… Je crois qu’il sait quelque chose… Réflexion faite, si j’ai mon changement, ça m’est égal… Il est temps à mon âge de débuter comme titulaire dans une école de village. Il n’y a que ma femme qui m’ennuie en cela. Je ne lui ai rien dit, mais je sais que ça lui fera beaucoup de peine de quitter son pays natal… Pourtant, si une nomination me vient, elle s’y fera et, quant à ses parents, ils s’y résoudront aussi.

— Moi, — fit le second adjoint, — je ne veux pas tâter du village encore… on s’y moisit trop !

— Ni moi non plus, — appuya le troisième, — on y gagne maigre et on y est trop ennuyé…

— Vous êtes jeunes encore, vous, — dit Coste. — Que voulez-vous, on ne peut néanmoins rester adjoint toute sa vie : me voilà proche de la trentaine… Vous savez que l’inspecteur d’académie a son dada. Pour être nommé directeur d’une école importante, il faut, avec lui, avoir passé plusieurs années dans une école de village. Il n’a pas tort d’ailleurs, à mon humble avis… Aussi souhaité-je, pour mon avenir, qu’une nomination m’arrive…

À ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta.

— Le facteur ! — fit Coste, en regardant par dessus le parapet de la cour.

Déjà, M. Largue, son sécateur à la main, rejoignait le facteur. Gravement, il posa son binocle sur son grand nez recourbé et parcourut les suscriptions des lettres. Puis, avec un sourire faux et malicieux, il se dirigea vers la cour, tout en humant une prise avec un air de satisfaction. — Tenez, monsieur Coste — dit-il, après avoir fourré la tabatière dans la poche de son gilet, — tenez, un pli de l’inspection académique pour vous.

L’adjoint s’en saisit et arracha les bandes, un peu fiévreusement.

— Ça y est, — fit-il. — On m’envoie à Maleval... Ma foi, tant mieux.

— Oh ! — s’empressa d’ajouter M. Largue, — vous serez très bien pour votre début... Maleval n’est pas très loin d’ici et, en outre, il est à deux pas du chef-lieu du département... à peine trois ou quatre lieues... surtout qu’on va construire un chemin de fer d’intérêt local qui y passera et vous transportera à Montclapiers en une demi-heure.

— Quelle population ? — interrogea le deuxième adjoint.

— Trois cents habitants environ, — répondit le directeur, — peut-être plus, peut-être moins... Je connais mal ce poste et ne suis guère renseigné sur les avantages qu’on y a... Mais sûrement M. Coste aura le secrétariat de la mairie.

— Ma foi, — s’écria Coste, — là ou ailleurs, ça me laisse froid ; il faut bien débuter !

— Alors, on peut vous féliciter ? — dirent ses collègues.

— Si vous voulez.

— Ne désirez-vous pas prévenir sur-le-champ Mme Coste ? — susurra le directeur d’un air bonhomme et complaisant qui jurait avec le regard faux de son œil pétillant de joie satisfaite.

Il avait craint d’abord que l’adjoint ne se montrât mécontent de son déplacement et la tranquillité de Coste le rendait plein d’égards, contrairement à son habitude. M. Largue était enchanté de se débarrasser de lui, sans récriminations et sans fâcheries.

— Ces messieurs et moi, — reprit-il, — nous surveillerons vos élèves en votre absence... Puis, après avoir fait quelques pas pour s’éloigner, il se retourna et, aimable et prévenant :

— Mais faites mieux, monsieur Coste, — dit-il. — Passez chez M. l’inspecteur primaire — il prononça ces mots en s’inclinant avec déférence et en faisant rouler les r — et demandez-lui de vous laisser préparer votre déménagement. Vos élèves sont encore peu nombreux. En attendant l’arrivée de votre remplaçant, chacun de nous va être obligé d’en prendre une partie. Or, que ce soit dès aujourd’hui ou demain, peu importe... Vous pourrez donc dire à môssieu l’inspecteur que le service est assuré et que je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous occupiez de votre départ sans avoir à revenir en classe.

Coste remercia.

— Est-il aimable aujourd’hui, le singe ! — dit-il à voix basse à ses collègues, en leur serrant la main, pendant que le directeur s’éloignait. — On voit bien que je fiche le camp. Sûr, qu’il était renseigné ; avez-vous remarqué ses airs et ses prévenances gouailleuses ?... Ah ! l’animal ! s’il a hâte de me sentir loin, je le regrette peu, le père Largue... Je vous souhaite ses bonnes grâces...

Les adjoints sourirent.

— Oui, à condition de faire son piquet, le soir, — dit l’un... Merci, ce qu’on s’en fiche du bonhomme et de ses paroles melliflues et pédantes... Il peut nous attendre...

Coste se retira.

Plusieurs de ses élèves l’arrêtèrent, l’un demanda :

— Est-ce vrai, m’sieu, que vous partez ?

— Oui, mes amis.

En un instant, la nouvelle se répandit dans les groupes d’enfants. Mais, avec l’indifférence de leur âge et une fois leur curiosité satisfaite, ils reprirent vite leurs ébats, sans laisser même apercevoir sur leurs roses figures, animées par le jeu, un regret furtif pour ce maître qui s’en allait et qui, pourtant, depuis plus de six ans, les avait eus, à peu près tous, dans sa classe, et n’avait épargné ni ses soins, ni ses peines pour les instruire.

— Sont-ils ingrats tout de même !… pas un adieu ni un merci, de la curiosité seulement, — murmura l’adjoint, non sans un léger serrement de cœur.